A-t-on le droit d’offenser ?

« Offenser », « caricaturer », « blasphémer » sont autant de mots qui servent à désigner des violences du langage (discours ou images). Toutefois, dans les débats lointains ou contemporains sur la « liberté d’offenser », le « droit à la caricature », le « droit au blasphème », il est rarement question de toutes les violences du langage. La diffamation par exemple n’est de nos jours universellement sanctionnée ‒ par le droit pénal ou par le droit civil, selon les états ‒ que pour autant qu’une allégation, non seulement est fausse, mais en plus porte atteinte à l’honneur ou à la considération du diffamé, autrement dit de … l’offensé. En sens inverse, les débats sur la « liberté d’offenser » s’intéressent aux discours et aux images obscènes  alors que ces derniers n’ont pas la dimension vexatoire vis-à-vis d’une personne ou d’un groupe de personnes qui est supposée caractériser littéralement une offense. C’est donc de manière souvent implicite mais néanmoins stipulative que la question « a-t-on le droit d’offenser » est rapportée aux discours et aux images stigmatisants, méprisants, avilissants ou incitant à la haine de certaines personnes à raison de leur croyance religieuse ou à raison de leur appartenance ethno-raciale, de leur nationalité, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur handicap.

En théorie, l’on devrait pouvoir répartir les Etats entre deux catégories selon que leur droit postule ou non que la « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Par hypothèse, ce postulat interdit toute police légale des discours ou des images « offensants ». Tel est le cas aux Etats-Unis suivant l’interprétation donnée du Premier Amendement de la Constitution par la Cour suprême : en substance, une immixtion des pouvoirs publics dans le contenu d’un discours n’est admissible que si ce discours est performatif (par exemple une « incitation imminente à la commission d’une action illégale ») ou est exprimé dans des conditions de nature à troubler la paix publique (une manifestation avec des hauts parleurs à minuit). La conception américaine garantit donc formellement le droit de brûler le drapeau américain, le droit de proférer des discours racistes ou antisémites, le droit de manifester en tant que Ku Klux Klan, le droit de brûler des exemplaires du Coran, le droit d’éditer une vidéo hostile à l’Islam (Innocence of Muslims), etc. La réponse américaine a « philosophiquement » ceci de particulier qu’elle s’est significativement émancipée de la pensée de John Stuart Mill pour développer une justification renouvelée de la liberté d’expression par la recherche de la vérité, la recherche du progrès, la garantie de la démocratie, trois idéaux qui seraient compromis si l’état pouvait décider d’abstraire certaines idées ou opinions du jugement de chacun.

La réponse formelle de l’ordre juridique américain n’est cependant pas incompatible avec la possibilité pour le corps social de condamner moralement, voire d’inhiber des images ou des discours « offensants ». Cette condamnation morale peut même prendre des formes juridiques avec la rupture de relations contractuelles avec l’auteur(e) d’un discours ou d’une image jugé(e) offensant(e), qu’il s’agisse d’un contrat privé comme dans le cas d’un partenaire d’affaires ou d’un salarié licencié, ou d’un « contrat de fonction publique » dans le cas d’un fonctionnaire. La question judiciaire n’est alors pas ici la liberté d’expression mais le fait de savoir si la rupture repose sur un motif contractuel explicite ou implicite.

La réponse américaine ne s’oppose pas pour autant à une réponse concurrente qui regrouperait le reste du monde, puisque quelque chose doit bien distinguer sur cette question des démocraties libérales telles que les démocraties européennes d’autres régimes politiques (les régimes autoritaires, les états théocratiques). D’une certaine manière, c’est afin de rendre compte de cette dernière différence plutôt que de celle qui sépare les Européens des Américains que la Cour européenne des droits de l’Homme dit elle aussi, bien après les juridictions américaines, que « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Or telle qu’elle a été codifiée par la même Cour, la réponse européenne consiste en deux exclusions de principe du bénéfice de la liberté d’expression de certains discours et images : d’une part les discours et les images racistes, antisémites, sexistes, homophobes, négationnistes de la Shoah ; d’autre part les discours et les images incompatibles avec le « droit au respect des convictions religieuses » des croyants.

La première exclusion n’est pas complètement transposée dans les droits des Etats membres du Conseil de l’Europe puisque certains d’entre eux ne sanctionnent toujours pas le sexisme, l’homophobie ou la négation de la Shoah. Quant à la deuxième exclusion, elle a une signification précise : elle ne protège pas la religion en tant que telle (comme dans le blasphème historique) mais l’exercice de la liberté de religion. L’idée est que des discours ou des images dirigé(e)s contre une conviction religieuse peuvent avoir un effet réfrigérant sur l’exercice de la liberté de religion par les croyants concernés. Il s’agit donc d’une exclusion de caractère « laïque », à la manière de la loi pénale française relative à l’injure, à la diffamation ou à l’incitation à la haine religieuse. Cette exclusion sécularise donc bon gré mal gré la référence au « blasphème » qui peut survivre dans certains droits des états européens (par exemple en Alsace-Moselle) et relativise les oppositions pouvant exister entre états européens (ceux à religion(s) officielle(s) et ceux sans religion(s) officielle(s), ceux à forte pratique religieuse et ceux à faible pratique religieuse).

La question de savoir si l’on a le droit « d’offenser » n’est donc pas traitée en tant que telle par le droit européen qui s’en remet aux juges pour décider, au cas par cas, si un discours ou une image entre ou non dans le champ des deux exclusions du bénéfice de la liberté d’expression qu’il prévoit. Or si cet exercice de qualification judiciaire est simple dans certains cas, il l’est moins dans de très nombreux autres cas où il faut aux juges dégager la signification « objectivement offensante » du discours ou de l’image litigieux, pour ne punir que les cas où de « mauvais penchants » sont à l’œuvre, y compris derrière des formulations sibyllines ou interrogatives, derrière la caricature, derrière l’humour. Autrement dit, le juge doit faire le départ entre ce qui serait une contribution à un « débat d’intérêt public » ou un questionnement historique, philosophique, sociologique, économique et ce qui serait un mauvais penchant. L’affaire des « caricatures de Mahomet » témoigne de la difficulté de cet exercice à un double titre. En premier lieu, suivant la logique « laïque » du droit européen, le tribunal de grande instance de Paris (2007) a refusé de prendre en considération le fait que la représentation du Prophète est interdite dans l’Islam, sachant néanmoins que cet interdit n’est pas « négociable » pour beaucoup de croyants à travers le monde. D’autre part, si le tribunal a relaxé Charlie Hebdo, c’est sans rallier à sa décision tous ceux qui étaient convaincus de ce que la publication de ces caricatures reposait sur de mauvais penchants, sur une « islamophobie ».

 

Les lois anti-charia et la Constitution américaine

Il a pu être soutenu qu’il existe aux États-Unis un « contexte juridique de relative tolérance voire d’indifférence à l’égard de l’islam »(*). Cette proposition est induite par la focale choisie par son auteure, soit le « filage » de débats ayant pour échelle le niveau national américain et la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis. En réalité l’islam est l’objet dans la société américaine contemporaine de préventions qui doivent beaucoup au souvenir des événements du 11 septembre 2001, combiné à l’existence contemporaine d’un terrorisme domestique aux États-Unis(*). Au nombre des manifestations de ces préventions(*), il y a donc également le rejet dont la Charia fait l’objet dans une partie de l’opinion ou par certains législateurs et juges, à mesure de l’existence réputée grandissante aux États-Unis de personnes ou d’organisations (*) qui, non seulement sont favorables à la Charia, mais encore œuvrent à sa promotion dans le contexte américain, voire à l’élimination des normes étatiques jugées par eux contraires à la Charia.
Le 2 novembre 2010, les citoyens de l’Oklahoma ont approuvé à 70,08 % de « Oui » une proposition référendaire (State Question 755 encore appelée Save Our State Amendment) portant révision de la Constitution de l’État (Art. VII, section 1)(*) et qui prévoyait nouvellement que les juridictions de l’État ne devront statuer qu’au regard de la Constitution fédérale, de la Constitution de l’État, des lois et règlements fédéraux, de la Common Law, des lois et règlements de l’État, le cas échéant des lois et règlements des autres États de la fédération américaine. Surtout, ici était le cœur de cette initiative constitutionnelle, il était dit que les juridictions de l’Oklahoma ne tiendraient pas compte « des préceptes juridiques d’autres nations et d’autres cultures », ni du droit international, ni de la Charia. Alors que différents autres États (l’Arizona, la Floride, la Caroline du Sud, l’Utah, l’Indiana, le Texas, le Tennessee) s’étaient préparés à une initiative comparable, leur volonté fut inhibée par le blocage temporaire de l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions par la cour fédérale pour le district Ouest de l’Oklahoma (9 novembre 2010), au motif pris de sa violation de la Constitution fédérale. Statuant nouvellement le 15 août 2013, la même cour fédérale de district et le même juge décidèrent du blocage définitif des nouvelles dispositions adoptées par les citoyens de l’Oklahoma (*).
Les initiatives législatives anti-Charia intéressent directement le constitutionnalisme et le pluralisme juridique dans la mesure où l’une des grandes questions éprouvées par les droits constitutionnels et infra-constitutionnels des ordres juridiques « occidentaux » est celle de l’étendue de la reconnaissance qu’ils doivent accorder aux « différences culturelles » ou à la « diversité culturelle », à moins pour eux de cesser d’être des ordres juridiques libéraux-pluralistes(*).

« Conservatism After Christianity. A new survey reveals the Republican Party’s religious divide »

One of the many paradoxes of the Trump era is that our unusual president couldn’t have been elected, and couldn’t survive politically today, without the support of religious conservatives … but at the same time his ascent was intimately connected to the secularization of conservatism, and his style gives us a taste of what to expect from a post-religious right.

The second point was clear during the Republican primaries, when the most reliable churchgoers tended to prefer Ted Cruz but the more secular part of the party was more Trumpist. But it was obscured in the general election, and since, by the fact that evangelical voters especially rallied to Trump and have generally stood by him.

Now, though, a new survey reveals the extent to which a basic religious division still exists within Trump’s Republican Party. The churchgoers who ultimately voted for Trump over Clinton still tend to hold different views than his more secular supporters, and the more religious part of the G.O.P. is still the less Trumpist portion — meaning less populist on economics, but also less authoritarian and tribal on race and identity.

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Ross Douthat, « Conservatism After Christianity. A new survey reveals the Republican Party’s religious divide », The New York Times, 15 sept. 2018.

« Let’s bring back the Sabbath as a radical act against the always-on economy »

As a boy in late-1940s Memphis, my dad got a nickel every Friday evening to come by the home of a Russian Jewish immigrant named Harry Levenson and turn on his lights, since the Torah forbids lighting a fire in your home on the Sabbath. My father would wonder, however, if he were somehow sinning. The fourth commandment says that on the Sabbath “you shall not do any work–you, your son or your daughter, your male or female slave, your livestock, or the alien resident in your towns.” Was my dad Levenson’s slave? If so, how come he could turn on Levenson’s lights? Were they both going to hell?

“Remember the Sabbath day, and keep it holy.” The commandment smacks of obsolete puritanism–the shuttered liquor store, the check sitting in a darkened post office. We usually encounter the Sabbath as an inconvenience, or at best a nice idea increasingly at odds with reality. But observing this weekly day of rest can actually be a radical act. Indeed, what makes it so obsolete and impractical is precisely what makes it so dangerous.

When taken seriously, the Sabbath has the power to restructure not only the calendar but also the entire political economy. In place of an economy built upon the profit motive–the ever-present need for more, in fact the need for there to never be enough–the Sabbath puts forward an economy built upon the belief that there is enough. But few who observe the Sabbath are willing to consider its full implications, and therefore few who do not observe it have reason to find any value in it.

The Sabbath’s radicalism should be no surprise given the fact that it originated among a community of former slaves. The 10 Commandments constituted a manifesto against the regime that they had recently escaped, and rebellion against that regime was at the heart of their god’s identity, as attested to in the first commandment: “I am the Lord your God, who brought you out of the land of Egypt, out of the house of slavery.” When the ancient Israelites swore to worship only one god, they understood this to mean, in part, they owed no fealty to the pharaoh or any other emperor.

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William R. Black, « Let’s bring back the Sabbath as a radical act against the always-on economy », Fast Company, 14 sept. 2018.

 

Evangélisme. « What it’s like growing up in the evangelical purity movement » (Elle, 11 sept. 2018).

A Q&A with Linda Kay Klein, the author of the new book ‘Pure: Inside the Evangelical Movement that Shamed a Generation of Young Women and How I Broke Free.’

« In the evangelical community, an ‘impure’ girl or woman isn’t just seen as damaged; she’s considered dangerous, » Linda Kay Klein writes in her new book Pure: Inside the Evangelical Movement that Shamed a Generation of Young Women and How I Broke Free. Over the course of over a decade, Klein—who grew up evangelical in the 1990s—spoke with dozens of women, including many from her own youth group, about how their upbringing shaped their beliefs about gender and sex.

Purity teachings are so powerful, she found, that even women who have disavowed them or left the church often struggle to have sex, let alone enjoy it. One woman Klein interviewed wound up in the emergency room, hyperventilating and covered in mysterious welts, after losing her virginity in her thirties. Another, who had a lifelong habit of hitting herself in the vagina whenever she felt « something tingle, » found sex so awkward and painful that she and her husband were celibate for years. Here, Klein talks to ELLE.com about purity culture and its lifelong effect on women.

What is « purity culture? »

Linda Kay Klein: Women and girls are fully defined by one thing about them, which is the community’s perception of their « sexual purity. » They can be considered less pure based on their own sexual thoughts and feelings, but also based on men and boys’ sexual thoughts and behaviors toward them. Women and girls are seen as the keepers of sexual purity, so if men and boys are taking sexual action or having sexual thoughts about them, questions will be asked, like, « What was the girl wearing? Was she flirting? »

WOMEN AND GIRLS ARE FULLY DEFINED BY ONE THING ABOUT THEM, WHICH IS THE COMMUNITY’S PERCEPTION OF THEIR « SEXUAL PURITY. »

Another major component of purity culture is the expectation that people will adhere to very strict gender stereotypes. The primary gender teaching for most evangelical churches is called « complementarianism. » Men are expected to be strong, masculine leaders, and women are expected to be soft, feminine supporters. The idea is that, as long as both the man and the woman maintain their adherence to these expectations, everything will turn out great. If either of those gender expectations ends up being disrupted—if the man is the follower, if the woman is the leader—then the whole ethic starts to get shaky.

How are the values of purity culture imparted?

One example is « object lessons. » Many object lessons revolve around food. There’s one where the woman at the front of the room holds up an Oreo cookie and says, « Who wants this? » All the kids raise their hands. And then she says, « We’re going to pass this Oreo around the room, and I want each of you to spit on it or to throw it on the ground. » When it comes back to the front of the room, she holds it up again and says, « Okay, now who wants this Oreo? » And nobody raises their hand. It becomes this analogy: The untouched cookie is the virgin and the cookie that has been spit on or dropped by everybody in the room is somebody with sexual experience, who will never be wanted again.

But the majority of the messaging is what I would call covert messaging. People get covert messages from the very earliest years. It’s embedded into the stories that are told. It’s embedded into how you’re treated. It’s embedded into how you see other people treated. It’s in the air.

Why do some women say they are « dating Jesus »? What does that mean?

It looks different for each woman who does it. For many, they focus the attention that might have normally gone into men on their relationship with Jesus. Instead of going on a date, they’re going to read the Bible or meditate and pray. For others, it becomes more obsessive—people are actually thinking about going on dates with Jesus. There’s someone who says, « I’m gonna go to Barnes & Noble and browse books in the Christian living section with Jesus. » Others are getting dressed up.

I started out thinking it sounded really irregular and strange, but the more I talked to my friends who were doing it, the more I thought, « You’re focusing on yourselves and your spiritual lives and that’s beautiful. » This is in a community where you’re raised to believe that the most important thing is to get married and have kids and put your energy into your husband and kids, so that they can be happy and have a good relationship with God.

Even the women who did everything they thought they were supposed to do, who waited until they were married, still had a lot of issues when they became sexually active.

You hit the biggest challenge on the head right there. The purity culture not only teaches that you need to be utterly non-sexual before marriage, but that after marriage, you need to become extremely sexual. You need to be able to meet all of your husband’s wants and needs. If you can’t, that is seen as potentially dangerous—he could end up cheating, he could end up leaving. It’s presented as an equation: If you’re non-sexual before marriage, then you’ll have a perfect sexual life after.

But people don’t have a light switch. You can’t have internalized all of this deep sexual shame your entire life and then all of a sudden snap your fingers. You are taught to experience shame in association with your sexuality. Those neural circuits are fired together so often that eventually, just a thought about sex will automatically fire that shame neural circuit. Releasing all of that shame takes a tremendous amount of hard work. They need to deconstruct what they were taught, and rewire the brain to no longer see sexuality and spirituality as mutually exclusive.

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Judaïsme orthodoxe hassidique. De l’« intérêt de l’enfant » en cas de divorce pour incompatibilité de mœurs (Weisberger v. Weisberger, 2017).

Le judaïsme orthodoxe (ou ultra-orthodoxe comme l’est le hassidisme) fait advenir devant les juridictions civiles américaines un certain nombre de litiges mettant en balance la liberté de religion et un ou plusieurs autres droits ou intérêts protégés. Il en a été ainsi de la « controverse de la circoncision » ou des litiges relatifs à l’Eruv. Tel n’est pas moins le cas avec l’affaire Weisberger v. Weisberger jugée en 2017 par la cour d’appel de l’État de New York.

Naftali H. Weisberger et Chava Weisberger se sont mariés en 2002 alors qu’ils étaient à peine âgés de 20 ans et après avoir fait connaissance chez un shadchan(intermédiaire en mariages juifs) de la petite ville de Monsey, soit une ville de l’État de New York où est installée une importante communauté juive orthodoxe et où leurs familles respectives appartenaient à l’Emunas Yisroel, une branche du judaïsme orthodoxe hassidique.

Après leur mariage, Naftali et Chava Weisberger s’installèrent à Boro Park, un quartier de Brooklyn, de manière à permettre à l’époux de poursuivre ses études religieuses. Aussi Naftali Weisberger quittait-il le domicile conjugal chaque matin pour ne rentrer que le soir, les enfants étant couchés. Le couple eut trois enfants (un garçon et deux filles), qu’ils élevèrent initialement dans le strict respect des croyances et des rites hassidiques. Dans cette mesure, le domicile familial était « strictement casher », les uns et les autres ne s’exprimaient qu’en yiddish, ne dérogeaient jamais à l’observation de shabbat et ne s’habillaient qu’en vêtements traditionnels, la conviction de Naftali Weisberger étant inébranlable que le hassidisme interdisait de porter des T-shirts ou des shorts, de la même manière qu’il interdisait de couper les cheveux des garçons avant qu’ils n’aient atteint l’âge de trois ans. Autant d’interdits auxquels s’ajoutait celui de toute présence de la télévision ou d’internet à la maison.

Le mariage de Naftali et de Chava Weisberger péréclite en 2003 lorsque l’épouse confie à son époux son « indisposition à des relations sexuelles avec des hommes ». Le couple conçut d’abord de faire appel à un thérapeute et à un rabbin. Et, bien que Naftali Weisberger ait fait part à son épouse de ce qu’il consentait à lui accorder un Get (un divorce juif), ils se résolurent à sauver les apparences à travers un compromis aux termes duquel Chava Weisberger n’était tenue d’agir et d’apparaître selon les règles du hassidisme que lorsqu’elle était à la maison, au milieu des deux familles ou dans leurs sociabilités respectives.

En 2008, le couple se décide à un nouveau compromis, plus formel, puisqu’il consista à introduire dans leur contrat de mariage des stipulations consignant les « accommodements » auxquels l’un et l’autre s’obligeait, aussi bien dans « l’intérêt des enfants » que dans l’intérêt de « l’honneur » du père auprès de la communauté orthodoxe en général et de la communauté hassidique en particulier. Ainsi, la résidence principale des enfants serait le domicile de la mère, le père aurait d’abord droit à deux heures de visite par semaine, puis à trois heures de visite par semaine de son fils lorsque ce dernier aurait eu huit ans et ce dans l’intérêt de ses études religieuses, le père n’avait pas moins droit à une visite hebdomadaire au titre de shabbat, entre le vendredi soir et le samedi soir, ainsi que deux semaines de garde consécutives durant l’été. Quant aux gardes pendant les vacances et les jours fériés, elles devaient obéir à un principe d’alternance.

Le 6 mars 2009, le couple Weisberger divorce. Un mois plus tard, Naftali Weisberger épouse une autre femme, avec laquelle il eut immédiatement de nouveaux enfants. Dans la foulée de ce nouveau mariage, il ne consentit plus, pendant dix-huit mois, à recevoir chez lui les enfants nés de son premier mariage, ni même à leur rendre la visite hebdomadaire liée à shabbat. Ses relations avec sa première épouse se détériorèrent encore plus à partir de 2012, après que Naftali Weisberger apprit que son ex-épouse fréquentait désormais un transsexuel. Ses enfants ne lui firent pas moins savoir que seul un paravent séparait leur chambre de celle du couple formé par sa mère, que l’ami de celle-ci s’obligeait à être présent lorsqu’ils prenaient leur bain et les instruisait des différentes ressources sexuelles du corps humain. Naftali Wisberger ne fut pas moins contrarié d’apprendre que son ex-épouse habillait désormais leurs enfants de manière « laïque », qu’elle avait fait couper les payos du garçon, qu’elle les avait inscrits dans des écoles dans lesquelles l’on parlait l’anglais, qu’elle ne leur faisait plus faire leurs prières ni manger casher, qu’ils regardaient désormais des films, « y compris des films sur Noël », qu’ils chassaient même des œufs de Pâques « comme les autres enfants », qu’ils avaient pu lire des livres dans lesquels les enfants avaient deux pères, ainsi que des livres avec des récits sur l’homosexualité.

Naftali Weisberger voulut donc un nouvel accord avec son ex-épouse relativement aux enfants. Il saisit la justice à cette fin, en invoquant un changement de circonstances dû au passage de la mère d’un strict mode de vie orthodoxe hassidique à un mode de vie plus « progressiste » et « séculier » qui, tout en étant juif, ne faisait plus de la religion un facteur primordial dans la détermination de la garde des enfants. Aussi demanda-t-il au juge de lui accorder la garde exclusive des enfants (autrement dit un transfert de leur résidence) sous réserve d’un droit de visite limité de la mère, de lui accorder le pouvoir exclusif de décision sur les questions relatives à la santé des enfants (questions médicales, soins dentaires, santé mentale, etc.), de rendre effectives les stipulations de l’accord initial relatives à l’obligation pour la mère de respecter les règles et les rites hassidiques dans toutes les circonstances où les enfants étaient sous la garde de leur mère. La mère répliqua en demandant pour sa part la modification des clauses religieuses de l’accord de 2008, notamment celles relatives aux visites et à la garde des enfants pendant les vacances : elle souhaitait voir le tribunal décider que le père ne pourrait plus avoir de droit de visite que pour toutes les fêtes juives et qu’il ne pourrait plus avoir de garde que pendant deux semaines au cours des vacances d’été ; elle aurait pour sa part un droit de visite pendant tous les congés scolaires non-religieux, sauf pendant les deux semaines d’été réservées au père.

La juridiction de première instance accéda à l’essentiel des demandes du père, en se prévalant de ce que les parties s’étaient mises d’accord en 2008 pour que la mère, lorsque les enfants étaient sous sa garde, les élève selon les croyances et les rites hassidiques. Ce qui revenait à dire que la mère ne pouvait se prévaloir de sa prise de distance vis-à-vis du judaïsme orthodoxe et de son changement d’orientation sexuelle pour revenir sur son acceptation initiale d’élever les enfants dans le respect des convictions et des rites hassidiques.

Saisie par la mère, la cour d’appel conclut le 16 août 2017 qu’il y avait bien eu un changement de circonstances justifiant le réexamen de la situation des enfants en matière de visite et garde parentales, mais elle considéra que dans sa détermination de l’« intérêt de l’enfant », le premier juge, avait accordé plus d’importance à la religion qu’il n’aurait fallu et ne s’était pas montré aveugle à l’orientation sexuelle de la mère, alors que d’une part, l’orientation sexuelle des parents doit être exclue de ces questions et que, d’autre part, les facteurs d’admissibilité par le juge d’un changement des règles de garde parentale au regard de l’« intérêt de l’enfant » devaient tenir principalement à des considérations telles que la qualité de l’« environnement domiciliaire » hypothétique, l’aptitude du parent vouée à avoir la garde de pourvoir au « développement émotionnel et intellectuel de l’enfant ». Vraisemblablement la cour d’appel savait-elle que dans ce type de débats, il est régulièrement allégué que l’« identité religieuse » dans laquelle les enfants sont nés est une composante de leur « développement émotionnel » (voir, mutatis mutandis, en matière de circoncision religieuse, l’« intérêt supérieur de l’enfant » à hériter d’un important marqueur de l’identité « culturelle » de ses parents), au point que le droit des parents à voir leurs enfants être « instruits » dans le respect de leurs convictions religieuses à eux parents est consacré par des instruments internationaux. Aussi la cour d’appel poursuit-elle en faisant valoir que sa préférence pour des critères d’évaluation de l’intérêt de l’enfant que l’on peut qualifier de laïques ne voulait pas dire qu’il serait idéal que les enfants fussent « complètement détachés de la foi dans laquelle ils sont nés et ont grandi ».

De cette dialectique quelque peu sommaire, la cour d’appel conclut qu’il était dans l’intérêt des enfants Weisberger… de bénéficier d’un statu quo quant à l’importance du hassidisme dans leur éducation, puisque tel est le contexte dans lequel ils ont grandi (fréquentation d’écoles et de sociabilités hassidiques, relations familiales hassidiques…). Ce qui … ne revenait pas à accorder au père la garde des enfants, comme en avait décidé la juridiction de première instance, mais à obliger la mère à respecter les choix du père en matière d’éducation des enfants, à leur faire respecter les règles du hassidisme lorsqu’ils sont sous son autorité ou à travers des écoles revendiquant cette affiliation religieuse, à leur offrir un hébergement et une alimentation casher. C’est plutôt d’abord le droit de visite du père que la cour d’appel élargit quelque peu (les enfants seraient sous sa garde pendant les « vacances juives », sans que la cour précise s’il s’agissait aussi bien des vacances majeures [Pourim, Pessah, Chavouot, Tisha Beav, Rosh Hachana, Yom Kippour, Souccot, Sim’hat Torah, Hanoucca…] que des vacances mineures (*)) ainsi que son droit de garde résiduel (deux semaines consécutives pendant les vacances d’été).

Il resta à la cour d’appel, dans le style ecclésial caractéristique du langage des juridictions chargées des affaires familiales, de conjurer les parents Weisberger de ne pas laisser se développer chez leurs enfants de mauvais affects pour l’un ou l’autre de leurs géniteurs.

24 juin 2018.

(*) Etant par ailleurs admis que le judaïsme lui-même distingue entre fêtes (et donc vacances) « toraïques » et fêtes (et donc vacances) « rabbiniques ».

Lire la décision Weisberger v. Weisberger