Mémoire et Histoire de la langue française. A propos de Villers-Cotterêts.

Le président de la République française Emmanuel Macron a inauguré le 30 octobre 2023 la Cité internationale de la langue française – Château de Villers-Cotterêts, celle-ci ouvrant au public le 1er novembre. Le président de la République a prononcé à cette occasion un discours qui n’a guère fait l’unanimité en raison d’un certain nombre d’assertions politiquement clivantes. Le président de la République n’a pas moins cédé à telle ou telle idée saugrenue, comme lorsqu’il a assuré que « tous les grands discours de décolonisation [ont été] pensés, écrits et dits en français ». Le président Macron décidait ainsi, probablement par méconnaissance personnelle et des rédacteurs de son discours, de passer à la trappe les discours prononcés en langues autochtones, les discours prononcés en arabe, les discours prononcés en anglais.

Le président de la République s’est en revanche tenu relativement à distance de deux vulgates mémorielles sur la langue française : l’une veut que les Serments de Strasbourg soient l’acte de naissance de la langue française ; l’autre veut que l’ordonnance de Villers-Cotterêts soit l’acte de naissance du français comme « langue officielle » en France. L’histoire politique et légale de la langue française commence bien avant l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Et cette ordonnance ne serait pas célébrée – seulement depuis le 19e siècle – si de nombreux textes postérieurs n’avaient pas voulu, d’une part, en rendre l’application effective partout en France, d’autre part, n’avaient pas imposé l’usage du français dans de nombreux autres cadres de la communication institutionnelle et sociale. Ci-après nos développements dans La Langue française et la loi relatifs à ces questions. On trouvera ensuite une liste simplifiée des textes qui ont fait l’histoire politique et légale de la langue française en France[1] jusqu’à la Révolution. Cette liste s’arrête à la Révolution dans la mesure où, pour l’essentiel, l’histoire politique et légale de la langue française sur le siècle après la Révolution se confond assez largement avec celle de l’instruction publique et des programmes scolaires.

« (…) 

Serments de Strasbourg

Historiens, linguistes et grammairiens peuvent toujours assurer que les Serments de Strasbourg du 14 février 842 ne sont pas tout à fait l’« acte de naissance » de la langue française, la croyance inverse ne se perpétue pas moins. Pascal Quignard n’est certes pas le premier à exalter cette croyance[2] :

« Début février 842, les deux armées victorieuses lors de la bataille de Fontenoy se retrouvent à Strasbourg dans un froid glacial, où elles s’établissent, l’une sur la rive de l’Ill, l’autre sur la rive du Rhin.

À mi-chemin, dans la plaine glacée, le vendredi 14 février, à la fin de la matinée, les deux rois et les chefs – les ducs des tribus – portent solennellement un serment de paix entre eux et concluent devant Dieu un pacte d’entraide – maléficiante, sacrée – contre Lothaire.

C’est alors que, le vendredi 14 février 842, à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se lève sur leurs lèvres.

On appelle cela le français.

Ce qu’on désigne de nos jours par « serments de Strasbourg » étaient appelés par les évêques et les pères abbés, en langue latine, les « sacrements d’Argentaria ».

C’est Nithard lui-même qui précise, dans son Historia, que la cité d’Argentaria, sur l’Ill, est « maintenant appelée par la plupart de ses habitants Strasbourg » (nunc Strazburg vulgo dicitur).

 Rares les sociétés qui connaissent l’instant de bascule du symbolique : la date de naissance de leur langue, les circonstances, le lieu, temps qu’il faisait »[3].

La bataille dont parle Pascal Quignard est celle Fontenoy-en-Puisaye le 25 juin 841. Les armées victorieuses sont celles de Louis le Germanique et de Charles le Chauve (petit-fils de Charlemagne), alliés contre leur frère aîné et empereur, Lothaire Ier. Tous trois petits-fils de Charlemagne et fils de Louis le Pieux, les deux premiers, à la mort de leur père, contestèrent à leur frère Lothaire Ier la qualité de suzerain. Le traité de Verdun d’août 843 scelle, consécutivement à leur conflit, le morcellement de l’Empire carolingien, même si Lothaire Ier conserve sa qualité d’Empereur. Nithard, lui aussi petit-fils de Charlemagne, Comte-Abbé de l’abbaye royale de Saint-Riquier, rédigea les fameux Serments[4] − que Louis le Germanique prononça en langue romane (pour ainsi dire « l’ancêtre du français ») et Charles le Chauve en langue tudesque (pour ainsi dire « l’ancêtre de l’allemand »). D’autres dissonances existent entre l’histoire et le « roman national » de la langue français, celle par exemple sur la continuité formelle et plastique du français. Étienne Dumont a pu faire remarquer à cet égard que « le moyen français n’est qu’une étape intermédiaire entre l’ancien français et le français moderne dont il est la forme archaïque. P. Guiraud, dans son ouvrage sur le moyen français, montre que la langue de Joinville (Histoire de Saint-Louis, 1305-1309) et celle de Froissart (Chroniques, 1370-1400) n’ont à peu près rien de commun et qu’en revanche ce dernier écrit tout à fait comme Brantôme (Recueil des dames illustres, 1600-1610). C’est dire que, dès le début de la guerre de Cent Ans, la langue française a pris sa forme moderne. Si elle est encore un peu embarrassée et flottante, elle le restera jusqu’à la réforme classique du début du XVIIe siècle. Il faut donc faire une différence entre le Moyen âge linguistique, qui se termine en 1340, et le Moyen âge culturel qui, en France, s’étend jusqu’au milieu du XVIe siècle »[5].

La langue française a été un objet hautement juridique entre la deuxième moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe, puis pendant la séquence allant de la Révolution à la fin du Premier ministre. L’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot se singularise précisément par l’intérêt et l’importance qu’elle accorde aux nombreux textes juridiques datés de cette double période. La nouvelle ère de production intensive de textes juridiques relatifs à la langue française commencée dans les années 1960 est d’autant plus distinctive qu’elle voit la France se doter pour la première fois d’un énoncé constitutionnel désignant le français comme langue nationale et langue officielle. 

Villers-Cotterêts, lieu de mémoire

« Cette langue, a écrit Merlin de Douai, aujourd’hui si correcte, si claire, si riche des productions de nos plus illustres écrivains, que toute l’Europe a adoptée pour ses actes diplomatiques, et que tout étranger, tant soit peu instruit, tient à honneur de savoir comme sa Langue maternelle, il a été un temps où elle était en quelque sorte, dédaignée par nos magistrats et par nos jurisconsultes, qui se faisaient gloire, les uns de rendre leurs jugements, les autres d’écrire leurs mémoires et leurs consultations, en latin. C’est à Louis XII qu’est dû le premier effort du gouvernement pour faire cesser cet usage d’autant plus étrange qu’on ne parlait alors au palais qu’un latin barbare »[6]. De fait, l’ordonnance de Villers-Cotterêts a été précédée par une ordonnance de 1510 par laquelle Louis XII décida, au détriment du latin, que les actes et documents des procédures criminelles devaient être établis en « vulgaire et langage du pays ». Au demeurant, l’ordonnance de Moulins de 1490, dont l’article 101 était dirigé contre le latin mais n’était applicable qu’en Languedoc, prescrivait l’enregistrement des dépositions des témoins « en langage français ou maternel, tels que lesdits témoins puissent entendre leurs dépositions ».

La prudence est de mise lorsqu’il s’agit de parler de l’ordonnance de Villers-Cotterêts sur le fait de la justice, la police et les finances tant la date et la portée de ce texte sont l’objet d’importants débats historiographiques. De cette ordonnance il est souvent dit qu’elle fut édictée par François Ier en avril 1539. Or d’autres sources datent sa signature du 18 ou du 19 août 1539 et un éminent auteur soutient que le texte « paraît » le 15 août 1539[7]. Ces contradictions ont une explication rationnelle pour une période où le Roi est régulièrement en déplacement et qu’il signe les actes là où il se trouve au moment où ils lui sont présentés. Des traces de son enregistrement sont néanmoins établies pour le parlement d’Aix en octobre 1539 et pour le parlement de Toulouse en novembre 1539.

L’ordonnance de Villers-Cotterêts a donc exigé des notaires l’usage de la « langue vulgaire des contractants ». Quant aux célèbres articles 110 et 111 de l’ordonnance, ils posent le principe de la rédaction en « langage maternel franç[a]is et non autrement » des actes publics, spécialement des décisions de justice. Les voici dans leur rédaction apparemment d’époque et tels que reproduits par Ferdinand Brunot  dans son Histoire de la langue française :

Article 110. « Et afin qu’il n’y ait cause de douter sur l’intelligence desdits arrests, nous voulons et ordonnons qu’ils soient faits et escrits si clairement, qu’il n’y ait ne puisse auoir aucune ambiguïté ou incertitude, ne lieu à demander interprétation ».

Article 111. « Et pour ce que de telles choses sont souuent aduenues sur l’intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d’ores en auant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souueraines et autres subalternes et inferieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternel françois et non autrement » ;

L’importance juridique et politique accordée par le « roman national » à l’ordonnance de Villers-Cotterêts est néanmoins relativisée par l’historiographie contemporaine de ce texte ou de la politique linguistique de l’Ancien régime sous différents aspects : la question de l’équivalence linguistique entre le « langage maternel françois » désigné par l’ordonnance et la langue française, la question du caractère pionnier ou non de ce texte dans la « politique linguistique » de la monarchie,  la conception ou non de ce texte dans une perspective politique monolinguistique, son degré d’application effective[8]. D’ailleurs, plusieurs textes prescrivant l’emploi de la langue française en matière d’actes publics sont postérieurs à l’ordonnance de 1539. Tel est le cas de l’article 35 de l’ordonnance dite de Roussillon prise par Charles IX en janvier 1563 : « Les vérifications de nos cours de parlements sur nos édits, ordonnances ou lettres patentes, et les réponses sur requêtes, seront dorénavant faites en langage français, et non en latin, comme ci-devant on avait accoutumé faire en notre cour de Parlement à Paris ; ce que voulons et entendons être pareillement gardé par nos procureurs généraux ». Tel est encore le cas de l’ordonnance royale de janvier 1629 dont l’article 27 impose l’usage du français pour les actes, sentences et conclusions des juridictions ecclésiastiques, à l’exception de ceux qui avaient vocation à être expédiés à Rome. Les idiomes locaux furent quant à eux désignés comme repoussoir lorsque la rédaction en français des actes publics fut exigée dans le Béarn (1621), en Flandre (1684), en Alsace (1685), en Roussillon (1700, 1753) ». (…) »

L’histoire politique et juridique de la langue française en France des Serments de Strasbourg à la Révolution (dates et références)

On reproduit ici en substance le travail de bénédictin auquel s’est livré M. Rémi Rouquette dans sa thèse de doctorat Le régime juridique des langues en France, Thèse de doctorat en droit, Université de Paris X, 1987. Comme cette thèse de doctorat n’a pas été publiée, le recensement des textes de droit qui ont fait l’histoire politique et légale de la langue française en France fait par M. Rouquette n’est guère connu par les historiens ou par les linguistes.

842. Serments de Strasbourg

1481. Edit du duc de Lorraine rendant obligatoire et exclusif l’usage du français ou du latin dans les procédures judiciaires

1490 (28 décembre). Ordonnance royale (Charles VIII) relative au « Règlement de justice au pays de Languedoc ». Cette ordonnance impose l’usage du « langage françois ou maternel ».

1510 (juin). Ordonnance royale (Louis XII) relative à la « réformation de la justice ». L’article 47 de l’ordonnance dispose que « dans les pays de droit écrit, les enquêtes se feront en langue vulgaire ».

1531. Lettres patentes de François Ier. Elles décident qu’en Languedoc « les contrats seront en langue vulgaire des contractants ».

1533. Lettres patentes de François Ier « enjoignant aux notaires de passer et écrire tous les contrats dans la langue vulgaire des contractants ».

1535. Edit de Joinville supprimant l’autonomie de la Provence

1535. Ordonnance de François Ier d’Is-sur-Thille sur la réformation de la justice en Provence. « Les procez criminels, et lesdites enquêtes en quelque matière que ce soit , seront faits en françois, ou à tout le moins en vulgaire du pays ».

10 août 1539.  Ordonnance de Villers-Cotterêts, articles 110 et 111

1563 (janvier). Ordonnance du Chancelier de L’Hospital sur la justice et la police du royaume. « Les vérifications de nos cours de parlement sur nos édits, ordonnnances ou lettres-patentes, et les réponses sur resquestes, seront faites dorénavant en langage françois et non en latin » (article 35).

11 octobre 1620. Edit de création du parlement de Pau (par suite de l’édit d’octobre 1607 de réunion du Béarn à la France) imposant l’usage exclusif du français

1624. Faculté légale de soutenir des thèses en français

1629 (janvier). Ordonnance imposant l’usage du français devant les tribunaux ecclésiastiques (article 27).

26 mai 1633. Lettres de Colbert en justice l’usage du français en Flandre.

22 février 1635, Publication par Richelieu des Statuts de l’Académie française

1648 (octobre). Traité de Westphalie plaçant l’Alsace sous l’autorité de la France

1657. Ordonnance créant le Conseil souverain d’Alsace

7 novembre 1659. Traité des Pyrénées

1661 (juillet) Lettres-patentes de Louis XIV (Lorraine)

1663 (mai). Lettre royale aux magistrats de Dunkerque

Traité d’Aix-la-Chapelle réunissant à la France certaines parties de la Flandre

1670 (août). Ordonnance criminelle sur le droit à interprète

31 mai 1702. Arrêt du Conseil du roi rendant obligatoire la rédaction en français des actes de l’état civil.

30 mai 1752. Règlements pour l’Académie française

11 janvier 1790. Décret sur les traductions.

2 octobre 1790.  Décret instituant la lecture en français des textes officiels à la fin de la messe dominicale

10 septembre 1791. Rapport de Talleyrand

1792. Annexion du pays niçois

4 décembre 1792. Décret sur les traductions

26 vendémiaire an II (17 octobre 1793). Décret de la Convention disposant que « dans toutes les parties de la République française, l’enseignement ne se fait qu’en langue française ».

30 vendémiaire an II (21 octobre 1793). Décret de la Convention disposant que « Les enfants apprennent à parler, lire, écrire la langue française » (article 3)

5 brumaire an II (26 octobre 1793). Décret de la Convention sur l’obligation d’enseigner en français.

21 nivôse an II (10 janvier 1794). Le français devient obligatoire pour les inscriptions sur les monuments.

8 pluviôse an II (27 janvier 1794).  Rapport Barère

16 prairial an II. Rapport Grégoire

2 thermidor an II (20 juillet 1794). Décret sur la langue des actes

16 fructidor an II (5 septembre 1794). Suspension du décret du 2 thermidor an II (20 juillet 1794).

27 brumaire an III (17 novembre 1794). Décret Lakanal (articles 2 et 3)

17 ventôse an III (7 mars 1795). Décret de la Convention supprimant les collèges et les remplaçant par les écoles centrales

3 brumaire an IV (25 octobre 1795). Loi Daunou (article 5 sur l’enseignement en français non adopté)

19 brumaire an VI (9 novembre 1797). Décret faisant du français la langue du culte catholique

1er frimaire an VIII (22 novembre 1799). Arrêté du préfet de police relatif à la protection de la langue française.

24 prairial an XI (13 juin 1803). Arrêté obligeant à la rédaction en français des actes publics.

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[1] De très nombreux textes ont par ailleurs été pris sur l’usage du français dans différents territoires occupés ou colonisés par la France.

[2] Paul-Marie Coûteaux n’est pas moins élégiaque dans être et parler Français, Paris, Perrin, 2006, p. 13-18.

[3] Pascal Quignard, Les larmes, Paris, Grasset, 2016, p. 122-123.

[4] Il fit également le récit de cet épisode historique dans son Histoire des fils de Louis le Pieux (841-843) : traduit et édité par Philippe Lauer, Paris, Honoré Champion, 1926, Paris, Les Belles Lettres, 2012 – traduit par François Guizot, édité par Yves Germain et Éric de Bussac, Clermont-Ferrand, Paléo, 2009 (et 2014). Sur Nithard, voir de Pascal Quignard, op. cit., p. 13 et suiv. ainsi que de Bernard Cerquiglini, « Tombeau de Nithard », in catalogue de l’exposition L’Europe avant l’Europe-les Carolingiens, Abbaye de Saint-Riquier, 2014, p 86-94.

[5] étienne Dumont, La francophonie par les textes, Vanves, EDICEF, 1992, p. 58-59.

[6] Merlin de Douai, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, tome 16, 5e édition, 1826, p. 393.

[7]  F. Brunot, Histoire de la langue française. Des origines à 1900, tome II, Le Seizième siècle, Paris, Librairie Armand Colin, 2e édition, 1927, p. 30.

[8] H. Peyre, La Royauté et les langues provinciales, Paris, Presses Modernes, 1933 ; P. Cohen, « L’imaginaire d’une langue nationale : l’État, les langues et l’invention du mythe de l’ordonnance de Villers-Cotterêts à l’époque moderne en France », Histoire Épistémologie Langage, 2003,  vol. 25, n° 1, Politiques linguistiques 2/2, p. 19-69.

Thomas Paine, penseur et défenseur des droits humains

Peu connu en France, Thomas Paine fut pourtant député de la Révolution française et ardent défenseur des droits de l’homme. Après avoir été parmi les organisateurs de l’Indépendance américaine en 1776, il a rejoint Paris pour défendre, par la plume et par le verbe, les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité, et leur inscription juridique dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Guidé par sa confiance dans l’humanité, il condamne dans ses ouvrages la corruption et le pouvoir héréditaire. Il y développe l’idée d’une connaissance universelle émancipatrice.

Thomas Paine

Le présent recueil contient les deux textes fondamentaux de Thomas Paine sur les droits de l’homme. Il est introduit par Peter Linebaugh, historien spécialiste des communs. Pour compléter la documentation, nous y avons joint la Déclaration universelle des droits humains de 1948, et la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges. Deux petits essais permettent une mise en perspective de l’héritage et du génie visionnaire de Thomas Paine, et une découverte de sa biographie rocambolesque.

« Anglais de naissance français par décret américain d’adoption », telle pourrait être la courte biographie de Thomas Paine. Ayant participé aux grands événements de la période révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, Thomas Paine a écrit de nombreux ouvrages populaires, dont les deux partie de Droits de l’Homme reproduites ici..

Cet ouvrage est le fruit du travail des étudiantes du Master Édition, mémoire des textes de l’université de Caen, sous la direction de Nicolas Taffin, qui y enseigne l’édition.

L’étonnement que la Révolution française a causé dans toute l’Europe doit être considéré sous deux points de vue différents : d’abord, en tant que cette révolution affecte les habitants des pays étrangers ; secondement, en tant qu’elle affecte les gouvernements de ces mêmes pays.

La cause du peuple français est celle de toute l’Europe, ou plutôt celle du monde entier ; mais les gouvernements de tous les pays ne lui sont aucunement favorables. Il est à propos de ne jamais perdre de vue cette distinction. Il ne faut point confondre les peuples avec leurs gouvernements, et particulièrement le peuple anglais avec son gouvernement.

[…]

Tandis que la Déclaration des droits était en agitation à l’Assemblée nationale, quelques-uns de ses membres remarquèrent que si on publiait une déclaration de droits, il fallait qu’elle fût accompagnée d’une déclaration de devoirs. Cette observation annonce de la réflexion : ils n’erraient cependant que parce qu’ils ne réfléchissaient pas assez profondément. Une déclaration de droits est aussi une déclaration de devoirs réciproques. Ce qui est mon droit comme homme, est également le droit d’un autre homme ; et il est de mon devoir de lui garantir le sien comme de posséder le mien.

Thomas Paine

Lire un extrait

Complainte sur la langue française. Le « jargon parlementaire » selon Louis Barthou, 1923.

Nombreux sont ceux qui se désolent de nos jours de l’affaiblissement et de l’appauvrissement de la langue parlée par les élites politiques françaises. La question n’a cependant pas encore été sérieusement décantée, d’une manière qui aille au-delà du stéréotype selon lequel « le niveau baisse » (*)(**)(***)(****) et dont les critères sont idéologiques ou arbitraires (1). Il faudrait plutôt regarder, par exemple : — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et l’industrie contemporaine des fautes d’orthographe, de grammaire, de syntaxe, de vocabulaire ; — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et la sociologie plus « démocratique » des élus politiques (dans un contexte où les parcours militants sont plus importants dans les investitures partisanes que des titres de notabilité) ; — la résonance sur la langue parlée et écrite par nos élites de la technique et de l’expertise caractéristiques des décisions publiques dans des sociétés complexes comme le sont les sociétés contemporaines. Même la question spécifique de l’éloquence politique demande à être historicisée (ce qui est depuis longtemps le cas de l’éloquence judiciaire), comme doit l’être toute pratique sociale.

La lecture de ce texte de Louis Barthou, extrait de son livre Le Politique, paru en 1923 (p. 79 et suiv.), accrédite ces réflexions : si Barthou a pu se lamenter il y a un siècle dans des termes comparables à des critiques d’aujourd’hui, et sachant que nous sommes portés à considérer son époque comme étant l’âge d’or de l’éloquence politique, c’est que le discours du « c’était mieux avant » est simpliste.

Les développements de Louis Barthou qui précèdent cet extrait ne vont pas moins dans le sens de cette conclusion. En proposant tout un ensemble de « préceptes » pour réussir un discours politique et parlementaire, l’Académicien dit en creux que les piètres orateurs sont alors nombreux dans les deux enceintes parlementaires. D’autre part, qui voudrait de nos jours appliquer certains des « préceptes » de Louis Barthou court le risque de passer pour ridicule, affecté ou verbeux, au grand plaisir railleur des humoristes, des médias audiovisuels et des réseaux sociaux.

L’Académie compte quatre membres au Parlement. Seraient-ils plus nombreux qu’ils auraient de la peine à enrayer la décadence du français dont la tribune, qui subit l’action extérieure, offre de trop pénibles symptômes. La guerre a bouleversé la langue plus qu’elle ne l’a enrichie, cette « vieille et admirable » langue dont Renan disait qu’on « ne la trouve pauvre que quand on ne la sait pas ». Au Parlement, on ne la sait pas moins qu’ailleurs, mais je crains bien qu’on ne la sache pas davantage. Les sénateurs et les députés apportent avec eux l’air, le ton et les mots du dehors : ils sont en tout des « représentants ». Aussi les audaces de la tribune ne sont pas d’hier. Il y a quelque vingt ans, un ministre, dont j’aime mieux oublier le nom, connut un jour de célébrité pour cette phrase, qui trahissait à la fois son indignation et la grammaire : « Nous vivons sous le régime de l’inexactitude de la position de la question. » M. Dufaure, qui depuis fut académicien, avait fait mieux : il avait, en 1848, laissé tomber de la tribune cette « pierre précieuse » que Victor Hugo a enchâssée, avec quelques autres du même prix, dans ses prodigieuses Choses Vues :

« Nous n’avons pas eu l’idée d’avoir la pensée de rien faire qui pût nous faire supposer l’intention d’avoir, du plus loin possible, la pensée de faire planer la souveraineté du fait dans les considérations qui militent en faveur de la souveraineté du droit. »

Je crois bien que c’est un modèle du genre, un modèle à ne pas suivre dans un genre qu’il ne faut pas imiter. Il y eut des Très bien ! Très bien !

Mais il peut arriver, par contre, que l’on connaisse un mauvais accueil pour une expression exacte :

« M. LÉON FAUCHER. — Les ouvriers réclament l’abrègement… »

L’Assemblée murmure. M. Faucher s’aperçoit qu’il parle français ; il se reprend et fait un quasi-barbarisme :

«… l’abréviation des heures de travail. »

L’Assemblée est satisfaite.

La contagion gagne les meilleurs. N’est-il pas arrivé à Victor Hugo de dire, de son propre aveu, à propos de la peine de mort : « Vous ou vos successeurs l’aboliront demain. »

Trente ans après, la décadence s’était accentuée.

Jacques Boulenger a consacré à « la Grande Pitié de la Langue Française » trois articles de L’Opinion (23 mars, 30 mars, 13 avril 1923), où il analyse avec beaucoup de force les déformations qu’elle a subies. Le Parlement y trouve son compte. M. Jacques Boulenger attribue la plupart de ces incorrections au désir, qu’avaient déjà les tribuns des premières assemblées révolutionnaires, de parler un langage noble et « habillé » pour entraîner la foule, à la façon des uniformes chamarrés qui exercent un prestige collectif. Cette appréciation n’est pas absolument vraie. Il y a, évidemment, des orateurs dont le jargon est fait de prétention et de solennité. Mais combien d’autres ne parlent que le français qu’ils savent, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas le français ! Victor Hugo ne pourrait pas ramasser aujourd’hui toutes les « pierres précieuses » qui tombent de la tribune : il n’y aurait plus des écrins assez grands pour les contenir. En voulez-vous quelques-unes ?

« Pour révolutionner la crise des denrées de remplacement déficitaires, il faut pratiquer un recours systématique à des modalités progressives de compartimentement et de contingentement. »

Un ministre parle :

« Vous me demandez d’envisager la question au point de vue de l’évasion possible de ce bétail. Je suis tout à fait d’avis que le gouvernement est disposé à mettre la main sur le bétail de façon qu’il ne puisse pas s’évader »

Quand le gouvernement met ainsi à mal la langue française, il ne faut pas s’étonner qu’un député propose « pour les incorporés un classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité réelle » ; ou qu’un autre dise : « J’insiste beaucoup pour que le Parlement prenne en considération les désirs que je formule, et qui tendent au maintien de l’état de choses actuel en ce qui concerne le maintien de la taxe de luxe » ; ou qu’on entende cette déclaration : « Ces faits ne forment pas une diversion et je ne chercherai pas dans un subterfuge un refuge commode ni un abri momentané. »

De tels exemples, recueillis par M. Jacques Boulenger, ne sont rien à côté de ce que l’avenir nous réserve. J’attends, pour ma part, cette phrase, inévitable :

« Je demande à ce que M. le ministre de l’Agriculture cause de suite au ministre du Commerce pour connexer et solutionner le contingentement et le compartimentement des blés. »

Qu’y faire ? Il y a des rappels au règlement : peut-on instituer des rappels à la langue ? C’est un vice-président de la Chambre qui a prononcé cette phrase :

« Il a paru difficile que les boissons ne soient pas également taxées… Il s’agissait de savoir si un effort ne doit pas leur être demandé. »

Quis custodiet ipsos custodes ?

(1) Cette référence sert souvent à se désoler de ce que les acteurs politiques ne font pas ce qui aurait les faveurs « décisionnistes » du locuteur. D’autre part, elle brasse souvent une vision théologique de la politique qui voudrait que chaque sujet fût l’occasion de convoquer de grands principes ou des élaborations théoriques, rien moins qu’une « vision », comme au temps de Jaurès ou de Clemenceau où il s’agissait de consolider la République, de créer des institutions libérales, d’amorcer l’Etat social, de prévenir ou préparer la guerre, etc. En troisième lieu, cette référence brasse souvent une nostalgie du « chef », du « leader charismatique », de « l’homme providentiel », soit des « qualités » qui sont généralement l’interface de crises graves (les IIIe et les IVe Républiques en ont davantage connues que la Ve République).

Apologie de la langue française. Hommage de René Viviani à Sarah Bernhardt (1914)

Sarah Bernhardt fut admise dans l’ordre de la Légion d’honneur le 8 janvier 1914. À 70 ans, tout de même. Afin de marquer l’événement, le journaliste et critique Adolphe Brisson organisa en son honneur le 27 février 1914, un Hommage des poètes. Le Tout-Paris assista à l’événement : « M. Jean Richepin, le général Florentin, grand chancelier de la Légion d’honneur, Mmes Paul Deschanel, Viviani, Delcassé, Klotz, René Renoult, Faure, J. Richepin ; M. Jacquier, sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts ; MM. Maurice Faure, Léon Bérard, anciens ministres ; M. et Mme Henri Lavedan, M. Paul Hervieu, M. Jules Lemaître, M. Brieux, de l’Académie française; les ministres du Portugal et du Brésil, le comte Primoli, des littérateurs, des artistes, l’élite du Paris intellectuel… ». Entre deux musiques de scène, des poètes défilèrent afin de dire des poèmes originaux en hommage. Des comédiens ne jouèrent pas moins des extraits de pièces interprétées par Sarah Bernhardt. Cette sauterie fut inaugurée par un discours de René Viviani, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts, et de Jean Richepin de l’Académie française sur les services rendus à la langue française par la grande comédienne.

Discours de René Viviani

Mesdames, Messieurs,

Le décret qui portait nomination de Mme Sarah Bernhardt dans l’ordre de la Légion d’honneur contenait naturellement, pour la justification de sa légalité, la signature de M. le président de la République et la mienne. Je dois dire que si ces deux signatures se sont trouvées aisément réunies, c’est parce qu’une ancienne préméditation présidait depuis longtemps à leur rencontre. En effet, au mois de -décembre dernier, exactement au cours d’un banquet où nous fêtions ensemble le cinquantenaire de l’Ecole des Beaux-Arts, comme j’étais assis auprès de M. le président de la République, je m’ouvris à lui de l’ardent désir qui m’animait de présenter à la Grande Chancellerie une candidature aimée. Non seulement M. le président de la République a encouragé mon initiative, mais il s’y est associé, et je l’ai entendu, parlant de vous, un jour, devant moi, Madame, se faire avec une émotion contenue l’incomparable avocat de votre noble cause.

Je n’accomplis donc qu’un acte de justice en me retournant, dès mes premières paroles, vers le chef de l’Etat qui, ne pouvant assister à cette fête, s’y est si gracieusement associé (Applaudissements.), en me retournant vers lui, pour lui apporter nos remerciements émus, nos saluts respectueux, pour m’incliner aussi devant le grand homme de lettres dont toute la vie atteste qu’il n’est pas vrai que la politique soit une maîtresse jalouse capable de détourner nos cœurs et nos esprits du culte de la beauté. (Applaudissements.)

Et maintenant, Madame, voulez-vous me permettre de vous dire que si j’ai éprouvé une grande fierté, si je bénis la fortune heureuse qui m’a permis, en attachant mon nom au vôtre, presque en me cachant derrière, de détourner à mon profit un peu de votre gloire, tout de même vous m’avez donné un cruel embarras ?

Un ministre ne remplit pas sa tâche tout entière lorsqu’il transmet à la Grande Chancellerie le dossier d’un candidat. Il faut encore qu’il y inscrive les titres dont ce candidat sera paré et par lesquels il sera défendu au jour de l’épreuve. Or, combien de lignes aurais-je dû inscrire dans les colonnes du Journal Officiel si j’avais voulu rappeler, dans leur noblesse et dans leur ampleur, tous les services que vous avez rendus à l’art et, à travers l’art, à la France. (Applaudissements.)

Voulez-vous m’autoriser, Madame, à dépouiller publiquement votre dossier et à faire connaître, sous une forme très laconique, les deux seuls titres que j’ai invoqués pour vous ? Voici, puisque, paraît-il, vous deviez être présentée, comment vous avez été présentée :

« Mme Sarah Bernhardt, infirmière des ambulances militaires pendant la guerre de 1870. » (Vifs applaudissements.)

« Mme Sarah Bernhardt a répandu la langue française dans le monde entier. » (Vifs applaudissements.)

Si j’ai fait, Madame, se rejoindre ces deux faits dissemblables, si j’ai renoué, pour ainsi ; dire, deux moments de votre vie, c’est parce qu’il m’a plu de montrer, à la lueur d’une glorieuse synthèse, que le génie trouve presque toujours sa source dans la bonté.

Ainsi, à l’heure où se levait votre jeunesse enchantée, déjà saluée par cette gloire qui vous fut toujours une compagne fidèle, un jour vous vous êtes écartée des fictions du théâtre, vous vous êtes rapprochée de la réalité, vous vous êtes penchée sur les vaincus, vous avez pleuré sur leurs misères et vous avez saigné de leurs blessures. Et puis, le grand devoir accompli, comme toutes les Françaises, comme tous les Français le feront, vous avez repris votre route vers le labeur. C’est alors que vous avez émerveillé cette capitale universelle du goût. C’est alors que vous avez entrepris à travers la France, à travers le monde, ces pèlerinages artistiques dont chacun fut pour vous un triomphe, dont chacun fut un succès et un profit moral pour notre pays.

Vous avez répandu dans le monde entier la langue française, c’est-à-dire que vous avez fait resplendir ce pur joyau qui, depuis des siècles, est façonné par des ouvriers immortels, c’est-à-dire que vous en avez fait éclater les richesses devant l’étranger, que vous avez fait apparaître devant eux toutes ses facettes étincelantes. Vous avez répandu dans le monde entier la langue française, c’est-à-dire qu’à travers elle vous avez fait aimer les nobles idées dont elle est le symbole, tandis que de votre, voix inimitable vous faisiez retentir la musique qui est pour ainsi dire cachée dans chacun de ses mots. (Applaudissements.)

Il y a longtemps, Madame, qu’un jour, en vous entendant, j’ai appris, sous l’action de votre voix, à méconnaître la formule au nom de laquelle on proclame que la musique commence où la parole finit. La musique commence où la parole finit ! Certes, je ne suis pas là pour m’élever contre la musique : ce ne serait ni le jour, ni le lieu ; je risquerais de provoquer un mouvement de grève dans une partie, du Conservatoire, et puis je ne peux pas oublier que parmi les quatre théâtres subventionnés qui sont remis à ma garde, il en est deux qui sont subventionnés au titre lyrique. D’ailleurs, je dois payer ma dette de gratitude à la musique, celle que contractent tous les hommes qui, au terme d’une rude journée de labeur, ont trouvé, dans les joies dont elle dispose, l’émerveillement de l’esprit et quelquefois le repos du cœur. Mais quelle délicatesse et quelle ardente musique, vous le savez bien, Madame, mieux que moi, jaillit de notre langue lorsque les images et les rimes ont été frappées par de grands poètes et par de grands écrivains. N’est-ce pas le bruit d’une armure froissée dans la bataille qui résonne, — je vous demande pardon, même vis-à-vis de vous, je revendique la liberté de mes opinions, — qui résonne à certaines… tragédies de Corneille ? (Applaudissements.)

Et cette même langue, lorsqu’elle parle par notre Racine, n’est-elle pas une musique ineffable, nuancée de tons les sentiments qui se soulèvent dans le cœur humain ? Avec Rousseau, le plus grand poète de la prose, se sont incorporées à la langue française toutes les symphonies triomphales de la nature. Et, au début du dix-neuvième siècle, lorsque se fut apaisé le grand tumulte militaire qui, pendant vingt-cinq ans, avait tout recouvert du bruit de ses fanfares, à quelle musique est-ce que nos pères ont prêté l’oreille ? Ecoutez. C’est la clameur du vent et le murmure des flots rythmés avec Chateaubriand ; c’est le chant plaintif qui s’élève des bords du lac où rêva Lamartine ; c’est la même langue qui, avec Victor Hugo, retentit comme le tonnerre après nous avoir éblouis comme la foudre. (Applaudissements.)

Ah ! vous applaudissez ! Ce n’est pas moi que vous applaudissez, c’est cette langue admirable, langue de la poésie et du droit, de la science et des lettres, de la philosophie, de la diplomatie, langue capable d’ajouter à la parure de la chimère en même temps qu’à la précision de la réalité. (Applaudissements.)

Tout ce qu’elle roule en elle depuis cinq siècles, tout ce qu’elle entraîne avec elle comme un grand fleuve sonore et éclatant, qui respecterait ses digues, toutes ces richesses anciennes, toutes ces richesses qui se renouvellent, tout cela devant des foules extasiées et terrifiées, Vous l’avez jeté, Madame, de votre voix mélodieuse et grave, courroucée ou attendrie, tragique ou câline, vous l’avez jeté de cette voix d’or inimitable, Vous qui fûtes la plus farouche des Phèdre, la plus douloureuse des Hermione, la plus tendre des Bérénice; vous qui, en même temps que vous étiez la plus passionnée des amantes d’Hernani, avez dessiné devant vous la pure, la fine, la mélancolique silhouette de Maria de Neubourg, au même instant où, par amour pour Hamlet, sans doute, vous vous apprêtiez à faire resplendir sur le front tragique de Lorenzaccio le sublime conflit de la pensée et de l’action. (Applaudissements.)

D’ailleurs, si, comme une souveraine qui se promène dans ses Etats, vous vous êtes promenée à travers le monde, si vous avez soulevé l’admiration du monde, ce n’est pas uniquement parce qu’il a frissonné aux accents de votre voix. Vous avez représenté les plus grands personnages de la littérature et de l’histoire, pour cela vous les avez haussés jusqu’à vous. Et c’est cette action continue, c’est cette émotion qui provient à la fois du mouvement et de l’immobilité, ce sont ces yeux qui rayonnent ou qui s’éteignent, ce sont ces lèvres qui frémissent, ce sont ces silences tragiques où, lorsque la parole s’arrête, votre grande âme, comme un instrument qu’on ne peut pas briser, continue à palpiter, c’est par tout cela, Madame, que vous nous avez tous conquis. (Vifs applaudissements.)

D’ailleurs, c’est le fait unique du génie de rassembler dans des sentiments identiques ceux que la vie sépare, et les pauvres et les riches, et les êtres dotés d’une haute culture et ceux qui en sont déshérités, mais qui trouvent dans les traditions de notre race l’amour, le culte et le goût de la beauté.

Vous avez conquis l’élite et vous avez conquis la foule. Vous avez conquis l’élite quelquefois sceptique, je puis le dire, quoiqu’elle ait ici de nombreux et de gracieux représentants, l’élite rebelle quelquefois à l’émotion et que j’accuserais volontiers de laisser s’atténuer, sous le poids d’une haute culture, les facultés admiratives de l’être. Et vous avez conquis la foule, cette foule qui, tous les soirs, Madame, vous regarde avec des larmes dans les yeux; cette foule pour laquelle une fiction de théâtre est la récompense d’une semaine de labeur; cette foule qui, loyalement toujours, se donne tout entière; cette foule qui n’est pas là, ce soir, présente dans cette salle, dans cette salle où s’entrecroisent tous les feux de la lumière, de la jeunesse et de la beauté, mais dont la pensée vous accompagne et qui, parce qu’elle a reçu de vous des émotions la fois douces et puissantes, vous garde, vous le savez bien, un éternel et un reconnaissant souvenir.

J’ai fini, Madame. Il ne me reste plus qu’à saluer en vous l’art immortel et souverain, celui dont vous servez la grandeur depuis tant d’années par un labeur obstiné qui a multiplié les dons de votre noble nature.

Je le salue aussi, cet art, ici, dans son centre ordinaire, dans cette salle coquette, trop petite pour rassembler tous vos admirateurs, où tout à l’heure nous fûmes reçus avec une affabilité touchante, et par M. Adolphe Brisson, et par la femme d’élite qui, une fois de plus, par l’organisation de cette fête splendide, a montré que les grandes pensées viennent du coeur. (Vifs applaudissements.)

Et je salue à travers vous les poètes et les écrivains, les auteurs, les artistes glorieux qui forment autour de vous un cortège fraternel assez rapproché de vous pour que vous sentiez venir la chaleur de leur affection, assez éloigné aussi pour que, comme il convient, vous apparaissiez en pleine lumière, isolée sur votre piédestal en cette journée à la fois exquise et mémorable, en cette journée, Madame, qui n’appartient qu’à vous. (Longs applaudissements.)

Discours de Jean Richepin

Monsieur le ministre,

Je suis, à la fois, extrêmement ému, troublé, plein de fierté et plein de joie, en essayant de remplir la tâche qui n’est plus une tâche, mais qui est devenue véritablement une volupté par les émotions que vous venez de me faire ressentir. Je viens simplement vous dire merci, au nom d’abord de mes frères, les poètes, qui vont tout à l’heure mettre aux pieds de Mme Sarah Bernhardt leurs hommages comme s’ils les offraient à notre Muse vivante. (Applaudissements.)

Je vous dirai merci en même temps au nom des artistes qui vont interpréter ces hommages devant la reine de leur art, et, en même temps, au nom de l’Université des Annales, où cette reine du théâtre vient de se révéler l’impératrice de la conférence. (Vifs applaudissements.)

Je vous remercierai aussi et surtout au nom de toutes ses admiratrices, de tous ses admirateurs, non seulement présents dans cette salle, mais répandus dans Paris, dans la France, dans le monde entier. (Applaudissements.)

Je vous remercierai encore, Monsieur le ministre, non seulement du beau geste que vous avez fait, du noble et généreux geste auquel a voulu s’associer M. le président de la République, d’avoir enfin, à toutes les fleurs qui ferment le bouquet de la gloire de Sarah Bernhardt, ajouté la seule petite fleur qui lui manquait, à laquelle elle tenait par-dessus tout, cette fleur où on voit le rouge de toutes les passions qu’elle a fait saigner en jouant nos grands auteurs s’unir à la lumière étincelante, éblouissante de l’étoile de son pays. (Vifs applaudissements.)

Vous me permettrez, en quelques mots très brefs, de vous remercier particulièrement de quelque chose qui vaut presque plus que votre geste : c’est du commentaire dont vous venez de le souligner, c’est de cet admirable discours où nous autres, tous, ici, les artistes, les orateurs, les poètes, nous avons pu prendre une leçon de celui qui est vraiment le grand-maître de l’Université française. (Vifs applaudissements.) Car si nous savions déjà la plupart des raisons que vous avez données, il en est une qu’aucun de nous n’avait su trouver. Oui, il est vrai que Sarah Bernhardt, par la seule vertu de sa voix, a répandu notre influence, notre action, notre gloire. Je l’avais remarqué plusieurs fois, en passant dans des pays où j’arrivais sur ses traces glorieuses, après elle… Je voyais des gens qui m’en parlaient avec enthousiasme, en me disant :

— Je ne sais pas le français ; mais, quand elle parle, il me semble que je sens passer l’âme de la France ! (Applaudissements.)

C’est précisément cela que vous avez dit : Sarah Bernhardt colporte dans l’univers, non pas uniquement l’idée, la pensée, le cerveau de la France, mais la musique de notre langue, cette musique que souvent on lui conteste. On compare la langue française à d’autres langues plus rudes ou plus sonores, qui ont des consonnes plus accentuées, plus violentes, ou des voyelles plus chantantes, plus musicales. Non ! la nôtre, sur les lèvres de la grande artiste, a toutes ces voyelles, elle a toutes ces consonnes, et elle a en plus la douceur, la finesse, la fluidité de notre ciel. La musique de notre langue est pareille au ciel de France, et la seule voix qui l’ait partout répandue, c’est la voix de Sarah Bernhardt. J’arrêterai là ce remerciement qui ne veut pas être un discours, qui, d’ailleurs, ne le pourrait pas et n’essaiera pas de l’être après vous, Monsieur le ministre. J’arrêterai ce remerciement en laissant la place et la parole à mes frères les poètes, à nos autres frères les artistes. C’est la seule voix qu’il faille entendre ici après la vôtre, la seule voix capable d’honorer une femme qui est à la fois un être de génie et de cœur, un être de légende et de rêve. Que de poètes rêveront sur elle, écriront des drames, des vers, des odes sur elle ! Ce sont eux qui doivent la célébrer, puisqu’elle a été l’incarnation de ce qu’il y a de plus doux au monde : le doux parler de notre douce France. (Longs applaudissements.)

Langue française. Histoire. Les décrets de la Convention et les rapports de Barère et de l’abbé Grégoire

Le Rapport du Comité de salut public sur les idiomes est présenté par Barère devant la Convention le 27 janvier 1794 dans le cadre de la discussion du décret du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) qui a prévu de faire établir dans chaque commune des instituteurs chargés d’enseigner le français. « Parmi les idiomes anciens, welches, gascons, celtiques, wisigoths, phocéens ou orientaux, soutient Barère, qui forment quelques nuances dans les communications des divers citoyens et des pays formant le territoire de la République, nous avons observé (et les rapports des représentants se réunissent sur ce point avec ceux des divers agents envoyés dans les départements) que l’idiome appelé bas-breton, l’idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France ».

Le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française est présenté à la Convention nationale le 4 juin 1794 par l’abbé Grégoire en prologue de la discussion de la future loi du 2 thermidor an II (20 juillet 1794). Ce rapport est au fond assez ressemblant de celui de Barère par ses développements particulièrement acrimonieux à l’égard d’« idiomes » jugés médiocres au plan plastique et intellectuel, par sa justification du projet d’universalisation de la langue française par le refus du « fédéralisme », par l’ambition d’une République « une et indivisible », par son aspiration à voir la langue française devenir une « langue universelle, [parce que] langue des peuples », selon la formule de Barère.

 

Langue française. Histoire. Joseph de Mourcin et les Serments de Strasbourg (842)

Les Serments de Strasbourg sont le premier texte connu en roman, ce dernier étant analysé comme étant l’ancêtre du français. « À peine issue du latin au IXe siècle, peut-on désormais lire couramment, la langue française fut écrite, dans un contexte éminent et à des fins politiques (Serments de Strasbourg, 842) ; c’est singulièrement tôt. Un petit-fils de Charlemagne, prince diplomate, guerrier latiniste, eut l’idée de son usage écrit ; Nithard est l’inventeur de la langue française. Il en fut aussi le premier écrivain : la littérature en français est née de son chagrin. L’essor du français et de ses Lettres doit donc beaucoup à Nithard, envers qui les siècles se sont montrés ingrats avec constance » (Bernard Cerquiglini, L’Invention de Nithard, Editions de minuit, 2018).

Bien que cette présentation soit discutée par des linguistes, des historiens et des historiens du droit, elle rend néanmoins compte de ce que ce document a quitté depuis quelques années la littérature savante (notamment l’historiographie de la langue française) pour faire partie de la mémoire de la langue française, voire de la culture générale. Ce cheminement doit notamment à Joseph de Mourcin (1784-1856), un authentique savant périgourdin. Bien que docteur en droit, c’est plutôt en tant qu’helléniste que de Mourcin fut consacré par ses pairs et ses contemporains. Le juriste et helléniste s’est avisé de ce que les Serments de Strasbourg  semblaient ne pas être connus des acteurs de la discussion linguistique sous la Révolution, le Consulat et l’Empire. Aussi leur consacra-t-il une étude  en 1815 une étude qui aida à leur « visibilisation ». A partir de l’œuvre de Nithard, il en proposa une traduction en français, avec des notes grammaticales et critiques, des observations sur les langues romane et francique.

« Depuis la renaissance des lettres, écrit-il, plusieurs savants se sont livrés avec succès à l’étude du moyen âge ; mais, toujours occupés des monuments latins, presque tous ont dédaigné le langage rustique (lingua rustica velromana), que nos pères ont parlé pendant plus de huit siècles, et qu’on doit regarder comme le passage de la langue de Virgile à celle de Racine et de Fénelon. À peine quelques hommes ont daigné le suivre dans ses changements continuels ; aussi on voit les autres errer à chaque pas, soit qu’ils veuillent traduire ce langage qu’ils n’entendent point, soit qu’ils traitent de l’origine de notre langue actuelle ou de sa grammaire.

Je n’entrerai point ici dans de longs détails pour prouver son utilité ; les esprits sages savent l’apprécier : je me bornerai à faire connaître d’une manière exacte le plus ancien monument que nous ayons dans cette langue : je veux parler des serments que Louis-le-Germanique et l’armée de Charles-le-Chauve prêtèrent à Strasbourg en 842. Les mêmes serments furent faits en langue francique par Charles et l’armée de Louis. Je les rapporterai aussi : ils me serviront à expliquer les premiers, dont ils ne sont que la copie. D’ailleurs, comme les uns et les autres ont toujours été mal lus et mal entendus, je crois utile de remettre, autant qu’il sera possible, dans son intégrité cet ancien et précieux monument (1).

Publié par Bodin en 1578, ce fragment de notre ancienne littérature a été cité et commenté depuis par un grand nombre de savants. Fréher est le premier qui en a donné une dissertation ; elle parut au commencement du XVIIe siècle, et se trouve dans le Rerum germanicarum aliquot Scriptores. C’est la seule qu’on puisse citer jusqu’à l’année 1751, que Bonamy fit de ces serments le sujet d’un long et intéressant mémoire ; mais peu familiarisé avec les principes de la langue romane, cet académicien distingué n’a pas même su toujours profiter des leçons de ceux qui l’avaient précédé.

J’ai donc cru pouvoir remettre l’ouvrage sur le métier ; j’ai revu le manuscrit, je l’ai collationné avec grand soin , et y après en avoir fait la traduction, j’ai donné la valeur, la prononciation et l’étymologie de chaque mot ; ce qui m’a conduit à plusieurs règles générales sur la grammaire et la formation de notre vieux langage. J’ai été souvent minutieux ; mais j’ai dû l’être pour combattre l’erreur, et j’ose espérer que ce faible travail ne sera pas sans utilité.

Je saisis cette occasion pour témoigner ma reconnaissance à messieurs les conservateurs de la Bibliothèque du Roi, qui ont bien voulu me confier avec la plus grande obligeance les ouvrages dont j’avois besoin. Je dois aussi des remerciements à mon savant confrère M. de Roquefort, pour avoir bien voulu mettre à ma disposition la planche du spécimen dont il avait orné son glossaire, et me permettre d’y faire les changements que je croyais convenables.

(…)

Poussé par l’ambition, l’empereur Lothaire cherchait tous les moyens de déposséder ses frères et d’accroître son autorité, lorsque Charles, roi de France, et Louis, roi de Germanie, sentirent enfin la nécessité de se liguer contre leur ennemi commun. Ils gagnèrent sur lui la célèbre bataille de Fontenay ; mais, comme ils usèrent avec trop de modération de la victoire, il ne perdit pas de vue ses projets ; il se disposait encore à les attaquer. C’est alors qu’ils crurent devoir cimenter leur alliance.

Après avoir opéré leur jonction à Strasbourg, ils se promirent mutuellement de rester étroitement unis, et d’employer toutes leurs forces contre Lothaire: mais afin que les peuples ne doutassent pas de la sincérité de cette union, et pour avoir eux-mêmes moins de moyens de rompre leur alliance, ils résolurent de se prêter serment en présence de l’armée. D’abord chacun d’eux harangue ses soldats, leur expose ses griefs contre Lothaire, et les motifs de l’alliance qu’il va contracter ; ensuite il leur déclare que si jamais, ce qui à Dieu ne plaise, il violait sa promesse, il les absout de la foi et de l’obéissance qu’ils lui ont jurées. Ces discours finis, ils font leur serment, Louis en langue romane, pour être entendu des sujets de Charles, et Charles en langue francique pour l’être de ceux de Louis ».

*

(1) Nithard nous a conservé ces serments dans les deux langues. Malheureusement on ne les trouve que dans un seul manuscrit. Ce manuscrit est à la Bibliothèque du Roi, sous le n° 1964. Jadis il faisait partie de celle du Vatican. Le n° 419 n’est qu’une copie de celui-ci, faite dans le XVe siècle. La place des serments y est laissée en blanc.

Référence : Serments prêtés à Strasbourg en 842 par Charles-le-Chauve, Louis-le-Germanique, et leurs armées respectives . Extraits de Nithard, manusc. de la Bibl. du Roi, n° 1964 ; traduits en françois, avec des notes grammaticales et critiques, des observations sur les langues romane et francique, et un specimen du manuscrit, par M. de Mourcin, Paris, Didot l’aîné, 1815.

 

 

 

Race et médecine. Sur une controverse française

Les usages raciaux et racistes historiques de la médecine sont substantiellement documentés. Dans la période contemporaine, la convocation la plus controversée de la race dans la médecine remonte à 2005 avec l’approbation par la Food and Drug Administration (FDA) du premier médicament, le BiDil, avec une indication spécifique du groupe racial de destination. Le BiDil combine deux génériques anciennement reconnus comme étant bénéfiques pour les patients souffrant d’insuffisance cardiaque, quelle que soit leur race ou leur origine ethnique. Or, ses fabricants réussirent à profiter de la législation américaine sur les brevets en exploitant la race afin d’obtenir un avantage commercial et réglementaire. Le débat fut homérique dans l’opinion publique américaine comme parmi les professionnels de santé sans que cette indication raciale ne soit retirée depuis.

Le buzz français d’août 2022

En France, c’est une vidéo publiée le 2 août 2022 par Brut, soit une interview de Miguel Shema, étudiant en 2e année de médecine, et par ailleurs activiste politique, qui fit polémique. L’étudiant y disserte sur « des préjugés et des pratiques racistes dans l’univers médical » en se prévalant de « trois exemples de pratiques racistes » (la non-considération de la spécificité des « peaux noires », des pratiques liées à la croyance dans une propension de patients « maghrébins » à exagérer la douleur, le surdosage pour les patients noirs des antipsychotiques). Les conclusions de Miguel Shema étaient en réalité ses prémisses : le « racisme médical tue », « c’est qu’en fait, on ne s’intéresse qu’à la santé des Blancs ».

Cette déclamation visuelle est assortie de liens, non pas à des travaux publiés dans des revues de référence, mais à une « enquête » sur « le racisme dans le football » et à une déclaration de l’acteur Joaquin Phoenix, lors de sa réception en 2020 du prix du meilleur acteur aux Bafta, à propos du « racisme dans le cinéma ». On ne sait pas trop pourquoi ces références (quel football ? Pourquoi seulement lui et pas un autre sport ? le « cinéma » est-il réductible au cinéma hollywoodien ?) mais par leur nature, elles suggèrent que ce que dit Miguel Shema a été édité en tant qu’éditorial sur le « racisme » (institutionnel ou structurel, sans précision à cet égard).

La prémisse-conclusion de Miguel Shema repose sur des allégations pouvant toutes se prêter à une vérifiabilité, à la faveur d’enquêtes demandant de nombreux scrupules méthodologiques. Or sa vidéo ne cite pas des enquêtes sociologiques signifiantes ayant vérifié ses allégations. Si de telles enquêtes n’existent pas, l’explication n’est pas légale puisqu’elles ne sont pas empêchées par l’interdit légal des statistiques ethniques ou raciales.

Le jeune étudiant en médecine (ni dermatologue, ni sociologue, donc) est si pressé de conclure qu’il commet des raccourcis, par exemple lorsqu’il affirme, ex cathedra, que la symptomatologie des « peaux noires », d’une part, est différente de celle des « peaux blanches » (à l’écouter, cette différence est générale et absolue) et, d’autre part, n’est pas documentée par la littérature médicale. Il y a cependant de quoi le contredire sur ces deux points, en convoquant notamment les deux auteurs (J.-J. Morand, E. Lightburne) en 2009 de « Dermatologie des peaux génétiquement hyperpigmentées (dites « peaux noires ») » :

« L’individualisation, au sein d’un traité de dermatologie, de l’approche clinique en fonction de la couleur de la peau des malades peut sembler évidente, indispensable ne serait-ce que d’un point de vue sémiologique ; elle peut apparaître tout autant discutable en raison des difficultés de définition du champ d’étude et des multiples confusions à connotation raciste dont l’Histoire témoigne. D’une part il est désormais établi que la pigmentation cutanée est génétiquement programmée, probablement sous la pression de sélection, durant des millénaires, du rayonnement solaire fonction de la zone géographique [1], mais le phénotype qui en découle ne permet pas de définir a posteriori des populations « raciales » homogènes [2]. D’autre part, du fait des migrations de populations et du métissage ainsi qu’en raison des modifications acquises de la pigmentation, notamment par l’exposition solaire, il existe un véritable continuum entre la peau dite « blanche » et la peau « noire » [3]. De même, on observe sur le plan phanérien une grande diversité pilaire et s’il est juste de noter que la plupart des individus à cheveux crépus sont hyperpigmentés, l’inverse n’est pas vrai, notamment en Asie et en Amérique du Sud. Néanmoins pour enseigner il faut simplifier et la présentation des extrêmes permet ainsi de mieux percevoir les divers aspects de la dermatologie dite « ethnique » [4-6]. Les travaux publiés sur la peau noire sont pour la plupart réalisés sur de faibles effectifs, sont en outre peu nombreux comme si, malgré le fait que la population pigmentée soit bien représentée à l’échelle mondiale, les instituts de recherche et l’industrie pharmaceutique avaient un peu délaissé la question. Désormais, notamment du fait d’enjeux économiques, il y a un intérêt grandissant pour la cosmétologie des peaux génétiquement pigmentées et des cheveux crépus, notamment aux États-Unis et en Europe ».

Entre problèmes de méthode et problèmes de fond

À travers les nombreuses références auxquelles elle renvoie, cette étude montre que la question des « peaux noires » est loin d’être un impensé médical depuis au moins trente ans. Sinon certains médecins de certains hôpitaux, à Paris tout au moins, ne seraient-ils pas spécialement recommandés en la matière (Hôpital Saint Louis – Hôpital Bichat – Hôpital Henri Mondor – Centre Sabouraud – Centre Médical Europe – Centre Médical Opéra, etc.).

L’étude de J.-J. Morand et d’E. Lightburne montre également, explicitement ou implicitement, que cette question n’échappe pas à certains enjeux décisifs dans le champ médical pour toutes les pathologies : celui de la spécialisation médicale ou hospitalière ; celui de la hiérarchie des disciplines hospitalières. Deux enjeux ataviques de lutte de pouvoir. Miguel Shema a donc présumé connaître l’institution médicale dans sa globalité (comme le font, il est vrai, tous les acteurs sociaux à propos des institutions dans lesquelles ils travaillent).

Sur la question des « peaux noires », Miguel Shema n’a pas seulement péché par méconnaissance ou par idéologie. Il a dramatiquement ajouté à une emphase déjà prospère chez beaucoup de Noirs sur la différence entre les « peaux noires » et les « peaux blanches ». Or cette emphase peut entretenir en retour une obsession raciale et parasiter la relation médicale (en plaçant le médecin dans une sorte d’obligation de circonvenir « racialement » une pathologie). Cette emphase est la catapulte des nombreuses marques de produits cosmétiques pour « peaux noires », des piliers du marketing ethnique qui aiment à se définir comme « laboratoires » afin de créer l’illusion d’une « scientificité » des produits qu’ils commercialisent.

Miguel Shema montre, à son corps défendant, les scrupules extrêmes qu’appelle toute référence à la race en matière médicale puisque, d’un côté, il fait grief aux soignants de ne pas en tenir compte (les « peaux noires ») et, de l’autre, il leur fait grief d’en tenir compte faussement et sur la seule foi de leurs préjugés et croyances (les patients « maghrébrins » et les patients « Noirs » recevant des prescriptions de psychotropes).

Au demeurant, ce ne sont pas seulement des préjugés et des croyances qui peuvent porter des soignants à convoquer faussement la race, ça peut être la médecine elle-même, cette situation étant particulièrement visible aux Etats-Unis. Ainsi, les enfants noirs étaient moins susceptibles de contracter une infection des voies urinaires, a fait valoir pendant un certain temps le consensus médical (américain) avant que ce consensus s’accorde plutôt à trouver une explication du risque de contracter une infection urinaire chez les enfants par leurs antécédents de fièvre et d’infections. Autre exemple : le consensus médical n’a pas moins voulu pendant un certain temps que les femmes noires aient une disposition plus faible à réussir à accoucher par voie naturelle après un accouchement par césarienne.

Plus généralement, les algorithmes raciaux sont l’une des pratiques médicales les plus généralisées aux Etats-Unis en matière de diabète et de dons d’organes, spécialement en matière de greffes de reins. Ils revendiquent pour eux la science qui fait valoir par exemple que comparés aux donneurs blancs et hispaniques, et bien que leur proportion soit limitée, les donneurs de reins d’« ascendance africaine récente » ne présentent pas moins un risque plus élevé de développer une insuffisance rénale en raison de leur don. Ces algorithmes raciaux se prêtent néanmoins à un vif débat médical et éthique.

Il serait intéressant de voir, ce qui dépasse le cadre d’une note comme celle-ci, comment sont reçus en France par les professionnels de santé des recherches, des discours et des pratiques médicaux à l’étranger qui convoquent la race (les adhésions ou les rejets et leurs modalités, les indifférences et les ignorances et leurs motivations, etc.).

Une question de fond en suspens

L’ethnicité ou la race comptent-ils dans la fabrication sociale des diagnostics et des parcours de soin en France ? Voici comment on peut reformuler, en termes proprement sociologiques, la question soulevée par Miguel Shema. Il répond en substance oui, sans démontrer sa réponse. Certains autres ont répondu non, sans plus de démonstration, comme Vincent Lautard dans Marianne. Sa réponse se limite à disqualifier les exemples donnés par l’étudiant en médecine ou à donner valeur probante à sa propre expérience, présupposant ainsi tout à la fois que non seulement lui-même est colorblind mais qu’en plus il sait en toute occasion identifier ceux qui ne le sont pas. Au demeurant, il y a une ambiguïté foncière dans une tribune qui parle au nom de « la médecine » : soit c’est le caractère « scientifique » (réel ou supposé) de la relation médicale qui empêche des préjugés et des stéréotypes de race de corrompre cette relation, alors tel devrait être le cas partout dans le monde et depuis toujours ; soit c’est quelque chose de spécifiquement français, en soi ou dans le cadre de la relation médicale, qui préserve les soignants des préjugés et des stéréotypes de race et d’ethnicité. Ce quelque chose n’est pas identifié par Vincent Lautard.

Le débat initié par Miguel Shelma ne permet donc pas de répondre à la question de savoir si l’ethnicité ou la race comptent, positivement/négativement, dans la fabrication sociale des diagnostics et des parcours de soin en France. Cette question fait néanmoins sens au moins en tant qu’hypothèse de recherche. Après tout, l’on ne voit pas pourquoi alors que l’hypothèse selon laquelle des facteurs tels que le sexe et la classe sociale jouent dans la fabrication sociale des diagnostics et des parcours de soin en France a pu être légitime puis vérifiée, l’hypothèse de la race et de l’ethnicité ne le pourrait pas.

Ce que montre la controverse Shema/Lautard c’est que l’intérêt que les acteurs du débat public trouvent à cette question dépend d’abord de leur positionnement politique à propos du fameux « universalisme républicain » et de sa fameuse « indifférence à la race ». Avec l’Amérique, voire les « pays anglo-saxons », en arrière-plan : Miguel Shema importe (mal et sans la médiation de travaux) des répertoires (balisés) dans les pays anglo-saxons. Vincent Lautard l’a bien compris et s’est empressé de tenir la dragée haute à « l’ennemi américain ».

Chose lue. Anthony Guyon : Histoire des Tirailleurs Sénégalais. De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours, Perrin, 2022.

La première histoire globale d’un corps d’armée mythique.
Créé par décret impérial en juillet 1857, le premier bataillon de tirailleurs n’a de sénégalais que le nom : en effet, ce corps de militaires constitué au sein de l’empire colonial français regroupe en réalité toute la « force noire » – c’est-à-dire les soldats africains de couleur qui se battent pour la France.
Si les études portant sur le rôle des tirailleurs sénégalais dans les deux conflits mondiaux sont légion, rares sont les ouvrages qui retracent toute leur histoire, de la création de ce corps au XIXe siècle à sa dissolution en 1960. S’intéressant aux trajectoires collectives comme aux destins individuels (le militant Lamine Senghor, le résistant Addi Bâ ou encore le Français libre Georges Koudoukou), Anthony Guyon propose ici la première synthèse globale sur le sujet. Il revient sur les moments de gloire de cette armée – comme la défense de Reims en 1918, la bataille de Bir Hakeim en 1942 ou l’opération Anvil en 1944 –, autant que sur les tragédies qui jalonnent également son parcours (citons notamment les terribles massacres commis par la Wehrmacht à leur encontre lors de la campagne de France).
Loin des habituels clichés qui font que, aujourd’hui encore, l’iconographie dégradante incarnée par « Y’a bon Banania » demeure l’un des premiers éléments associés à l’identité des tirailleurs sénégalais, cet ouvrage à la fois complet et accessible illustre toute la complexité de leur position à mi-chemin entre les sociétés coloniales et l’autorité métropolitaine. À mettre entre toutes les mains.

CNews/Fox News. À propos d’une comparaison française.

La comparaison entre CNews et Fox News traverse pratiquement toutes les références critiques dont la chaîne du groupe Bolloré fait l’objet dans le débat public français(1) (2) (3)(4). Du moins depuis que CNews a cessé de faire à peu près la même chose que BFM TV. Ce changement ne fut d’ailleurs pas concomitant à sa substitution en février 2017 à I-Télé. Dans sa version originelle, CNews continuait d’être identifiée à l’information en continu ainsi qu’à des interviews d’acteurs politiques. Et si le journaliste Pascal Praud était déjà de cette première version, et quand bien même conviait-il déjà certains chroniqueurs réputés « très à droite », le compagnonnage incandescent du rappeur Rost et les chroniques sémiolinguistiques et politistes de Clément Viktorovitch sont ce qui donnait alors du relief à L’Heure des Pros.

CNews propose désormais, à partir de 9h, une succession de plateaux de débats d’autant plus répétitifs que les thèmes, tirés de l’« actualité », en sont les mêmes tout au long de la journée et que les thèses des participants sont d’autant plus prévisibles qu’il s’agit pour beaucoup d’entre eux d’intervenants récurrents.

D’un point de vue légal, ce changement par CNews de son offre ne se prête à aucune objection, contrairement à ce que certains ont pu prétendre. En effet, en disposant que des « chaînes d’information » peuvent être accréditées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), la loi n’est pas allée jusqu’à dire ce que devait être une chaîne d’information. Et le CSA n’a jamais cherché à suppléer au silence de la loi. La convention qu’il a conclue avec CNews stipule simplement, comme celles des autres chaînes d’information, que « le service est consacré à l’information. Il offre un programme réactualisé en temps réel couvrant tous les domaines de l’actualité ». Pour ainsi dire, la loi ne connaît que des « chaînes d’information », libre aux éditeurs d’emprunter le modèle qui leur convient, celui de l’information en continu ou tout autre. Car, contrairement à une croyance répandue, la notion de « programme réactualisé en temps réel » ne désigne pas « l’information en continu », ce dont BFM TV par exemple apporte la preuve avec ses documentaires (« Booba, enquête sur un Bad boy », « Charles, le prince maudit »…).

CNews a changé son offre éditoriale sous un second aspect, celui qui est précisément inflammatoire et qui la rapproche, en effet, de Fox News. Si l’on veut être objectif, l’on dirait que CNews a élargi son « marché des idées » à des opinions réputées caractéristiques de la « droite de la droite » ou de l’« extrême droite ». Cette présentation est contestable dans la mesure où l’expression « extrême droite » sourd généralement d’un opprobre visant les acteurs (citoyens, partis, élus, journalistes) affublés de cette qualification, ce que les intéressés savent d’ailleurs bien, d’où leur refus systématique d’être ainsi présentés. Il reste que les plateaux de CNews comptent parmi leurs intervenants permanents ou récurrents des commentateurs qui sont qualifiés par leurs adversaires comme étant d’« extrême droite », soit à raison de leurs affiliations professionnelles (Charlotte d’Ornellas, journaliste à Valeurs Actuelles, Gabrielle Cluzel, rédactrice en chef de Boulevard Voltaire) ou partisanes (tel(le) membre ou ancien(ne) membre du Rassemblement national), soit à raison des opinions qu’ils professent sur l’immigration, sur la sécurité, sur l’Union européenne ou la supranationalité (Charlotte d’Ornellas, tel membre ou ancien membre du Rassemblement national, les journalistes Ivan Rioufol ou Éric Zemmour).

Cette originalité de la chaîne est d’autant plus étincelante que, par ailleurs, nombre de présentateurs vedettes (Pascal Praud, Laurence Ferrari, Sonia Mabrouk…) revendiquent plus ou moins, comme ceux de Fox News, le fait de poser des questions jugées comme étant « de droite » (et donc de sous-tendre des réponses « de droite »). Ce n’est pas leur faire un procès d’intention que de dire qu’ils mènent une lutte idéologique à l’intérieur du journalisme (politique), ce dont ils conviennent implicitement en se prévalant du refus du « politiquement correct ». Implicitement ou explicitement, ils suggèrent à tout le moins que le pluralisme s’applique autant aux réponses qu’aux questions. Alors que cette évidence était admise dans la presse écrite (chacun peut observer qu’un même acteur politique ne se prête pas aux mêmes questions dans Le Figaro et dans Libération), une croyance partagée par beaucoup (journalistes, politiques, citoyens) veut qu’à la radio ou à la télévision, les intervieweurs sont ou doivent être « neutres ». Il s’agit d’une croyance dans la mesure où il est difficile sur un enjeu de valeurs, de préférences (ce qui est précisément l’ordinaire de la politique), de poser une question qui ne charrie pas des présupposés.

Les modèles éditoriaux de Fox News et de CNews sont comparables, sans être identiques, ni pouvoir être identiques, pour des raisons légales. En effet, CNews est soumise à une police légale exercée par le CSA qui est sans équivalent aux États-Unis. Cette police légale a une première dimension, qui consiste en une « obligation de maîtrise de l’antenne » dont certains éléments ou certaines conséquences seraient jugés contraires à la liberté d’expression et à la Constitution américaine – le fameux « Premier Amendement ». CNews peut se voir infliger des sanctions pour avoir laissé tenir sur son antenne des discours incitant non seulement à des actions illicites mais également à des « comportements dangereux » ou « inciviques », quand bien même ces actions seraient-elles licites.

CNews n’est pas non plus dans la même situation que Fox News s’agissant des discours incitant à la discrimination à raison de la race, du sexe, de l’origine, de l’orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité. En premier lieu, alors que la chaîne française est soumise à un interdit légal sanctionné par le CSA et les tribunaux correctionnels, Fox News exerce plutôt en la matière un autocontrôle. Avec ce paradoxe : CNews, en moins de deux ans, a accumulé plus de polémiques et de sanctions à propos de discours discriminatoires que Fox News en dix ans. Ce paradoxe est trompeur car – et c’est la seconde différence ici – certaines opinions exposées et exposables sur Fox News sont socialement admises aux États-Unis en tant qu’elles relèvent de la liberté d’expression alors qu’en France elles en sont exclues, du moins dans les médias audiovisuels.

La seconde raison légale qui limite la comparaison entre les deux chaînes tient à l’inexistence aux États-Unis d’une réglementation du pluralisme politique dans les médias audiovisuels. Il n’en a pas toujours été ainsi, compte tenu de la combinaison entre l’influence prêtée à la radio puis à la télévision et les suspicions ou les récriminations sur le caractère partisan de certaines radios. Ainsi, dans les années 1930, le très susceptible Franklin Delano Roosevelt obtint de la FCC qu’elle décide qu’une « une radio vraiment libre ne peut pas être utilisée pour défendre les causes du titulaire de l’autorisation de diffusion. Elle ne peut pas être utilisée pour soutenir des principes qu’il considère le plus favorablement. En bref, le radiodiffuseur ne peut pas être un militant ». Cette règle, restée à l’histoire sous le nom de Mayflower Doctrine, était assortie d’une sanction radicale : la perte de l’autorisation de diffusion.

Abandonnant la Mayflower Doctrine en 1949 sous la pression des propriétaires de radios, la FCC ne leur fit pas moins valoir que ceux des titulaires d’une autorisation de diffusion qui éditorialisent sont « dans l’obligation de s’assurer de ce que les points de vue opposés seront également présentés ». Ce fut la première formulation légale de ce qui s’appellera à partir de 1963 la Fairness Doctrine, lorsque la FCC précisa que les radios et les télévisions devaient « offrir une possibilité raisonnable de discuter de points de vue contradictoires sur des questions d’importance public ».

Ni la Mayflower Doctrine, ni la Fairness Doctrine n’ont été des évidences au regard de la Constitution américaine et du Premier Amendement. Pour cause, elles consistaient en une immixtion des pouvoirs publics dans le contenu des discours édités par des supports n’appartenant pas à des institutions publiques. Les juges n’y ont consenti qu’en raison de la rareté des fréquences et donc de l’impossibilité pour quiconque le voudrait de développer sa propre radio et donc son propre discours. On notera encore que ces deux doctrines ont préférentiellement été portées et appliquées par les démocrates, en réaction aux succès de radios conservatrices. Tel fut le cas sous Franklin D. Roosevelt, et avec une violence institutionnelle particulière sous John Kennedy.

En 1987, anticipant l’abandon de la Fairness Doctrine par la FCC, les démocrates adoptèrent une loi la reprenant à son compte. Le président Ronald Reagan opposa son véto à cette loi en se prévalant de ce qu’elle violait le Premier Amendement. «  L’histoire a montré, ajoutait-il, que les dangers d’une presse trop timide ou partiale ne peuvent être évités par une réglementation bureaucratique, mais uniquement par la liberté et la concurrence que le Premier amendement cherchait à garantir ». Quelques temps après, la FCC faisait siennes les vues du président Reagan en abandonnant la Fairness DoctrineFox News naîtra près de dix ans plus tard, en 1996.

CNews est contrainte par une Fairness Doctrine à la française du fait d’une réglementation du « pluralisme des courants de pensée et d’opinion » à la radio et à la télévision, aussi bien hors que pendant des périodes électorales. Cela a par exemple valu à la chaîne un rappel à l’ordre du CSA en juin 2021 pour avoir accordé un temps d’antenne notablement plus important à un candidat du Rassemblement national aux élections régionales, l’ancien journaliste Philippe Ballard, par rapport aux candidats des formations politiques concurrentes.

L’intérêt accordé par la presse à la mise en demeure du CSA passe pourtant à côté de l’essentiel, qui est que CNews a pris la mesure de la faille béante de la Fairness Doctrine française. En effet, la réglementation française est définie (et l’a toujours été) par rapport aux discours de locuteurs institutionnels, soit : d’une part le président de la République et les membres du gouvernement ; d’autre part, et selon les termes contemporains du CSA, les « partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale (au regard) des éléments de leur représentativité, notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus qui s’y rattachent, l’importance des groupes au Parlement et les indications de sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national ».

On est ici en présence de l’une des illustrations du caractère aristocratique de la conception française de la liberté d’expression (elle a historiquement été pensée comme un attribut des compétiteurs politiques et de la presse) à la différence de la conception individualiste américaine. Il n’est pas indifférent à cet égard que cette réglementation n’envisage que le « pluralisme politique » ou les « courants d’expression » – et non le « pluralisme idéologique ». Cette réglementation présuppose une position matricielle des organisations politiques dans la fabrique des idées et des opinions politiques que contredit frontalement l’affirmation contemporaine de Think Tanks ou d’ONG activistes et la « démocratisation » de l’essayisme politique. Elle ne présuppose pas moins une cohérence et une stabilité dogmatique des organisations politiques que peuvent contredire les chassés-croisés dogmatiques ou des syncrétismes politiques.

Il reste que CNews, en composant considérablement ses plateaux de journalistes, d’essayistes, d’activistes non encartés, bouscule cette règle du jeu articulée au statut institutionnel du locuteur dans la compétition politique et électorale. Or, il n’est pas aisé au CSA de fixer une nouvelle règle du jeu sans le préalable d’un changement de la loi régissant l’audiovisuel, puisque c’est bien la loi et le Conseil constitutionnel qui, en amont, ont canonisé la référence aux partis politiques, aux détenteurs de mandats politiques, aux syndicats.

CNews n’a donc pas intérêt à voir Éric Zemmour devenir candidat à l’élection présidentielle – comme l’intention lui en est prêtée. Ipso facto, la chaîne serait contrainte de mettre fin au dispositif oraculaire dont il bénéficie et auquel la chaîne doit d’avoir drainé de nouveaux téléspectateurs entre 19 h et 20 h. Rien ne garantit à CNews qu’au milieu de plusieurs compétiteurs politiques, Éric Zemmour continuerait d’apparaître sous les traits d’une certaine urbanité, ou ne serait pas régulièrement contredit sur ses références savantes souvent très discutables, ou ne verrait pas sa rhétorique de l’évidence sévèrement contredite. Cette double contradiction ne lui est aujourd’hui apportée qu’en dehors de l’émission Face à l’Info, dans la presse écrite ou sur Internet.

En un peu moins de trois ans, CNews s’est installée dans le même statut symbolique que Fox News. Celui d’une chaîne dont les professionnels des médias et les citoyens les plus investis dans la politique parlent beaucoup alors que le nombre de ses téléspectateurs est assez faible rapporté à l’ensemble de la population ou à la population en âge de voter (un peu moins de 3 millions pour Fox News pour une population de 327 millions d’habitants, autour de 700.000 téléspectateurs pour CNews pour une population de 67 millions de personnes). Les deux chaînes charrient également des récits journalistiques concurrents et concomitants sur la bienveillance dont elles bénéficieraient de la part du « pouvoir » et leurs tensions réelles ou supposées avec le même pouvoir. Enfin, les deux chaînes se voient prêter péremptoirement une influence « politique » et/ou « électorale ». Or, celle de Fox News n’a pas empêché des investitures républicaines de candidats n’ayant pas les faveurs des propriétaires de la chaîne (John McCain ou Mitt Romney), l’élection et la réélection de Barack Obama, celle de Joe Biden, celle de majorités démocrates au Congrès. Et, tous les travaux disponibles concluent que la dynamique de Donald Trump en 2016 doit davantage aux médias sociaux qu’à Fox News.

La télévision est un « média d’habitude » : on y regarde tendanciellement les mêmes programmes. Une récente étude IFOP pour Le Point l’a rappelé, en montrant que l’écrasante majorité des téléspectateurs français n’avait jamais regardé les émissions de Cyril Hanouna sur C 8. Les nombreux articles de presse relatifs à l’« influence » politique de l’intéressé et/ou de ses émissions participent donc d’une « bulle spéculative » partagée par les professionnels des médias et ceux de la politique – au prix d’un renoncement à toute sociologie des médias et de la politique. Les téléspectateurs de Fox News et de CNews sont donc des habitués, contrairement à ce que voudraient faire croire la communication de ces chaînes, à savoir qu’il y aurait une rotation quotidienne ou périodique de leurs téléspectateurs qui leur permet, in fine, de toucher un public plus large que leur nombre horaire de téléspectateurs. Si l’on ajoute à cela le fait que l’audience la plus viscérale de Fox News et de CNews est constituée de personnes adhérant préalablement à leur texture idéologique, il faut bien considérer que ces deux chaînes n’ont en elles-mêmes d’importance que dans le jeu politique à droite. Ce qui, certes, n’interdit pas à ceux qui sont hostiles aux idées auxquelles elle donne une visibilité de les combattre. Il est néanmoins remarquable qu’aucun opérateur audiovisuel n’a conçu d’être une symétrie leftiste (« gauchiste ») de Fox News. Il est peu vraisemblable qu’il en soit autrement en France, à la faveur d’un basculement sinistrogyre de BFM TV ou de LCI.

Parler est-ce apprendre à penser ?

Chaque langue porterait en elle une culture, une vision du monde, une façon de raisonner… Pourtant cette « relativité linguistique », dite aussi « hypothèse de Sapir-Whorf », est loin d’être aussi radicale.

Moins on a de vocabulaire, moins on a de concepts pour réfléchir, suggérait l’écrivain Georges Orwell dans 1984. Dans ce roman, un État totalitaire impose à ses sujets une réduction de leur lexique à quelques mots pratiques pour la vie de tous les jours, une « novlangue » simpliste, les rendant incapables de saisir les nuances de la pensée et de raisonner. Aujourd’hui encore, cette idée pousse des parents, des professionnels de l’éducation ou encore des politiques à établir un lien de cause à effet entre le nombre de mots appris par un enfant et son niveau d’intelligence. Elle suggère aussi que les représentations mentales d’une personne seraient conditionnées par le lexique de sa langue natale : on verrait différemment les choses à travers le prisme du français, du danois, du wolof ou encore du quechua…

Lire la suite de l’article de Fabien Trécourt