Léon Gambetta à la barre. L’affaire Challemel-Lacour contre « La France nouvelle » (1879)

Léon Gambetta fut une figure majeure de la République des avocats, parce qu’il était à la fois un acteur politique de premier plan, une dignité juridique intellectuelle du barreau, une éminence du barreau littéraire. Ces deux statuts et qualités se superposent dans la plaidoirie qu’il prononça en janvier 1879 lors du procès pour diffamation engagé par Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, futur ambassadeur en Suisse et au Royaume-Uni, futur Académicien.

Louis-Eugène Cognot, en qualité de gérant du journal la France nouvelle, avait publié dans le numéro des 29-30 décembre 1878 de ce journal un premier article intitulé : « Est-ce un autre Jacotin ? ». Dans cet article il était dit « qu’un sénateur bien connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait été surpris trichant au jeu ». Dans le numéro du 31 décembre 1878 du même journal, Louis-Eugène Cognot publia un deuxième article intitulé : « Oui ou non », qui reproduisait et commentait la nouvelle, inexacte, donnée par les Tablettes d’un Spectateur, selon laquelle le parquet avait engagé des poursuites contre la personne concernée dans le précédent article. Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, s’étant reconnu dans ces articles porta plainte pour diffamation contre le gérant du journal et l’auteur des articles, Jean-Louis-Adrien Maggiolo, rédacteur en chef du journal la France nouvelle. Les deux furent renvoyés devant le tribunal correctionnel, Paul-Armand Challemel-Lacour se constituant partie civile.

Les juges conclurent que le sénateur avait bel et bien été diffamé, l’intention de nuire étant manifeste et « résult[ant] du but même des articles poursuivis, c’est-à-dire le dénigrement calculé d’un adversaire politique », ainsi que « des circonstances mêmes de la publication, laquelle a été faite sans renseignements et sans contrôle ». La rétractation faite par le journal (postérieurement à la plainte et au commencement des poursuites) n’y changeait rien. Les juges considérèrent en outre qu’en annonçant que des poursuites étaient exercées par le parquet, le gérant et le journaliste avaient commis le délit de publication d’une nouvelle fausse faite de mauvaise foi. La 10ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine, sur les réquisitions de Edmond-Victor Lefranc, substitut au procureur de la République, et après avoir entendu le journaliste, Me de Villebois, son avocat, l’avocat du sénateur, Me Gambetta, condamna le gérant et M. Maggiolo chacun à 2,000 francs d’amende, tous les deux solidairement à 10,000 fr de dommages-intérêts envers M. Challemel-Lacour et à l’insertion du jugement dans la France nouvelle et dans vingt journaux de Paris ou des départements sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser 200 francs. La Cour d’appel de Paris adoucit la sanction en ne condamnant les prévenus qu’à 4,000 francs de dommages-intérêts et à dix insertions dans la France nouvelle et neuf autres journaux.

Plaidoirie de Léon Gambetta pour Paul-Armand Challemel-Lacour

Messieurs,

J’ai pensé, comme vous l’expliquait tout à l’heure mon ami et mon collaborateur, M. Challemel-Lacour, qu’il y a des heures pleines de tristesse et d’amertume, mais qui cependant apportent avec elles une certaine consolation, où il est utile et bon de se souvenir que l’on n’a pas cessé d’appartenir à la profession et à l’ordre des avocats et où l’on peut, si éloigné qu’on en soit par ses occupations et par le genre de vie auquel on a voué son existence, revêtir cette robe et venir devant vous avec confiance, soutenir et réclamer son droit. Je désire donc vous présenter ce que je considère, Messieurs, non pas comme un plaidoyer; je ne viens pas même, comme le disait l’homme éminent qui parlait tout à l’heure, lui apporter le secours d’une parole dont vous avez pu juger qu’il n’avait certes pas besoin ; mais me voici à cette barre entraîné par le sentiment très profond que j’ai que les mœurs publiques ne peuvent pas se passer à un certain moment de la protection de la justice et qu’il y a dans la défense des libertés les plus nécessaires, et notamment de la liberté de la presse, une part qui revient à la magistrature : je veux parler de la protection et des garanties qui doivent être acquises à la vie privée, à l’honneur personnel, à la légitime considération des citoyens et des hommes publics. Car, Messieurs, encore bien que livrés à tous les orages de la vie publique, à toutes les discussions et à toutes les disputes de la politique, ces hommes n’en ont pas moins le droit et le devoir de revendiquer à leur jour et à leur heure, l’honneur, la probité et la moralité de leur vie.

C’est pour remplir ce devoir, c’est pour exercer ce droit que je suis à cette barre.

J’y suis venu, il faut bien le dire aussi, parce qu’il m’était doux d’assister un ami, celui qui, entre tous, dans les rangs de ce parti qui cessera bientôt, je l’espère, de s’appeler un parti, ce qui est toujours un mot étroit et exclusif, pour s’appeler la France — celui qui, entre tous, dis-je, dans les rangs de ce parti tient une place qu’il a faite volontairement trop modeste et dont tout le monde connaît et apprécie l’honneur, la vaillance et la parfaite dignité de la vie.

Messieurs,

On a pu longtemps nous outrager et nous injurier, – et l’on sait si la liste est longue des injures que nous subissons depuis huit ans ! — mais ce qu’on peut supporter pour soi-même, il y a des révoltes dans le cœur et des indignations qui ne permettent pas de le subir pour ses amis. Aussi bien d’ailleurs, dans le procès qu’il nous a paru bon d’intenter aujourd’hui, on ne trouve pas seulement une calomnie, une diffamation particulière à l’adresse d’un homme, il y a tout un système qui enfin se révèle, que je tiens à vous dénoncer et dont je veux vous faire voir et toucher tout le mécanisme, afin que vous interveniez avec l’autorité qui vous appartient et que vous disiez s’il est possible de laisser plus longtemps, en ne montrant que de l’indifférence ou en ne faisant que des protestations énervées, un pareil système entre les mains d’inconnus et d’anonymes, — car je connais l’homme qui est devant vous, il revendique une responsabilité, mais je crois qu’il ne me démentira pas quand je dirai qu’il ne la porte pas tout entière, qu’il subit la situation qui lui est faite, et enfin qu’il est, peut-être sans qu’il le sache entièrement, l’agent d’une officine de calomnies que ce procès va révéler au grand public.

Messieurs,

Il existe un journal ou plutôt une correspondance qui a pour nom les Tablettes d’un spectateur et qui s’est fait mettre à l’abri de certaines responsabilités en invoquant un caractère équivoque. Cette correspondance lance dans la circulation, avec une habileté, avec une perfidie que vous apprécierez tout à l’heure, Messieurs, une rumeur diffamatoire qui ne blesse personne, qui n’est tout d’abord qu’un bruit vague, indéfini, sans précision, sans application.

Mais, à côté et au-dessous de cet organe hybride des initiateurs de la calomnie qu’il s’agit de propager, il y a une presse active et nombreuse, répartie par régions, qui a pour mission de recevoir, d’accueillir, de réchauffer, de développer, de préciser ces germes de diffamation et de leur donner toute leur nuisance.

Ainsi, on commence par dire qu’un scandale s’est produit dans un cercle de la rive gauche de la Seine, qu’un sénateur de la gauche a été l’objet d’une mesure d’exclusion pour avoir-manqué aux lois de la délicatesse. Ce premier bruit circule et fait son chemin. La France nouvelle arrive alors et prend cette nouvelle, elle l’apprécie et lui donne toute sa valeur en servant certains calculs.

Messieurs,

Il faut que je dise ces choses et ce point est loin d’être indifférent. En M. Challemel-Lacour ce n’est pas le républicain, l’adversaire politique qu’on a voulu atteindre ce jour-là.

On aurait pu lancer cette nouvelle il y a trois mois, on aurait pu la lancer dans trois mois : à coup sûr elle n’aurait pas eu plus de fondement avant qu’après. Pourquoi donc l’a-t-on lancée à cette époque précise de l’année ? Pourquoi a-t-on choisi ce moment et quelles sont les circonstances au milieu desquelles cette fausse et absurde nouvelle s’est produite ? Je vais vous le dire.

Challemel-Lacour se trouve, au moment précis où nous sommes, dans une situation particulière au point de vue d’un procès qu’il soutient depuis très longtemps déjà contre les revendications d’une congrégation religieuse du département du Rhône. Dans cette affaire, déjà ancienne, et quant aux responsabilités dont il est l’objet à celle heure, M. Challemel-Lacour n’a fait que déférer aux ordres du gouvernement dont il était l’agent. A l’occasion de ce procès, il a supporté pendant longtemps de la part d’adversaires politiques toutes sortes de réclamations mal fondées, d’articulations fausses, de vexations et d’avanies.

Mais enfin il y a toujours un jour pour la justice. On a commencé par gagner le procès fait à M. Challemel-Lacour, puis on l’a perdu. On l’avait gagné devant la première juridiction, on l’a perdu, sinon tout à fait, au moins à moitié, devant une juridiction supérieure. L’État, lorsqu’il était aux mains des adversaires de M. Challemel-Lacour, avait décliné l’obligation de couvrir celui qui avait été son fonctionnaire et son agent : l’État ayant changé de mains, cette obligation a été reconnue et, aujourd’hui, on est devant la cour de Dijon dans de tout autres conditions pour soutenir le procès (1).

Messieurs,

C’est le moment précis où nous sommes, et non pas un autre, que l’officine dont je parlais tout à l’heure a choisi pour mettre en circulation le bruit diffamatoire dont nous nous plaignons. Il s’agit d’entretenir certaines causes de défiance et d’hostilité contre la personne de M. Challemel-Lacour ; il s’agit de maintenir autour de lui une certaine atmosphère de discrédit ; il s’agit surtout, en soulevant une question de moralité et de délicatesse, d’informer par avance la valeur des témoignages qui lui seront apportés à Dijon.

C’est à ce moment précis que la calomnie prend naissance, c’est à ce moment que la France nouvelle la recueille. Messieurs, certainement ce n’était pas à l’adresse des lecteurs de Paris, ce n’était pas même pour les grands journaux de Paris que ce bruit calomnieux était lancé. Non, La France nouvelle, — franchement, Messieurs, il n’y a pas à lut souhaiter un long avenir si elle se propose d’introduire de pareilles nouveautés dans nos mœurs publiques, — la France nouvelle a une clientèle particulière, une clientèle provinciale, elle a des lecteurs spéciaux qui ne sont pas précisément dans le monde républicain ni libéral, et l’on espère que cette calomnie, charriée par des canaux mystérieux qu’on connaît bien et que je ne veux pas préciser, fera son chemin et qu’elle parviendra ainsi jusqu’à l’oreille de ceux de qui l’on veut qu’elle soit connue à Dijon.

Voilà pourquoi, Messieurs, cette fausse nouvelle a été mise en circulation à cette époque. Ce n’est pas tout. M. Challemel-Lacour, à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans la vie publique, dans les lettres, dans le domaine de la philosophie, a démontré sa supériorité, la haute culture de son esprit, et ses aptitudes variées. Il est l’honneur de notre parti ; il peut compter, Messieurs, sans que personne puisse en être offensé, parmi les premiers orateurs du Sénat ; comme il s’est trouvé à la hauteur des plus difficiles et des plus nobles tâches, on a songé à lui pour occuper un poste éminent, et on parle de confier à cet homme digne entre tous une part de la représentation de la France au dehors. C’est à ce moment précis, Messieurs, qu’il convient de lancer une de ces infamies qu’on ne peut même pas discuter parce que les susceptibilités les plus légitimes révoltent la pudeur de celui qu’on s’est efforcé d’atteindre, parce qu’il devient aussi embarrassant de se défendre que de garder le silence. Car, Messieurs, c’est là l’effet de ce genre de calomnies particulières qui ne .touchent pas aux actes de la vie publique et parlementaire et qui, par leur bassesse même, peuvent circuler facilement par l’intermédiaire de toutes les personnes qui en auront de près ou de loin quelque connaissance ; ne suffit-il pas, sans lire la France nouvelle que ceux qui l’ont lue colportent la calomnie, que ceux qui l’ont entendue la propagent à leur tour, dans des journaux, dans des lettres privées, pour qu’elle passe la frontière et qu’elle aille impressionner les membres du corps diplomatique dans lequel doit entrer M. Challemel-Lacour ? Et s’il vient à représenter le gouvernement de la France, il se créera autour de lui une sorte de courant d’inquiétude et de malaise. Le soupçon, la défiance se peignent sur les physionomies ; on regarde l’homme calomnié, on l’observe, mais on s’éloigne de lui et il ne peut même pas demander des explications publiques ; il a été frappé sûrement, mais par derrière.

Messieurs,

Il est absolument impossible de se soustraire aux conséquences d’une calomnie de ce genre. Faudra-t-il voyager en tenant à la main le jugement que nous allons obtenir ? Ce sont là les vrais coups, perfides et meurtriers, ce sont les coups de la faction qui inspire le journal la France nouvelle. On se met à plusieurs pour commanditer la calomnie ; il y a des tontines en France pour ce genre d’exploitation ; à Lyon, à Paris, à Marseille, et dans d’autres villes, des fabriques sont tenues par les Basiles modernes qui distillent le poison et le venin. Messieurs, ce n’est pas celui-ci qui a fabriqué la calomnie dont nous nous plaignons, ce sont ceux qui se cachent derrière lui.

Voilà la vérité. Il y a sept ans que cela dure ; il y a sept ans que nous méprisons les injures et les outrages; mais les temps sont changés; on peut supporter bien des choses quand on est à l’état de lutte et d’opposition ; mais il ne convient pas à ceux qui siègent dans les conseils de la France, qui peuvent être appelés à la représenter, il ne leur convient pas, non pas seulement pour eux, mais pour le pays, en acceptant des fonctions au dehors, d’oublier qu’ils ont le devoir de garantir leur réputation et leur honneur en poursuivant ces misérables pratiques.

C’est ici que commence votre rôle, Messieurs. Oui, nous aurions beau ajouter un dédain de plus à nos dédains, cela ne suffirait plus : nous devons avoir une autre préoccupation, et ce n’est pas seulement pour nous et dans notre intérêt personnel que nous paraissons ici ; c’est pour obéir à un sentiment plus élevé de la justice. Nous ne pouvons pas confondre la justice politique et la justice qui étend sa protection sur tous les citoyens. La justice nous doit sa protection, à nous que l’on outrage et que l’on diffame ; elle ne la doit pas seulement à nous mais à tout le monde ; nous la réclamons comme tout le monde. Car que va-t-il se passer ? Avant peu le parti républicain dont tous les jours on étend les rangs, dont la sphère d’action s’agrandit incessamment, où les recrues les plus éminentes et les plus vaillantes entrent librement, — le parti républicain se confondra avec la nation, et il arrivera, si vous ne protégez pas efficacement l’honneur et la réputation des personnes, tout le monde se sentant à la merci du premier venu, de deux choses l’une: ou nous verrons naître des mœurs horribles qui donneront à chacun de nous la tentation de se protéger soi-même par la brutalité et la violence, ou bien nous donnerons le spectacle d’une société où la loi est devenue impuissante, la magistrature débile en face des citoyens exaspérés ; où les armes remplaceront la raison, où la liberté de discussion, la liberté de la presse elle-même, qui a des limites nécessaires, dans le respect des personnes, dans l’inviolabilité de la conscience individuelle, seront sans protection. Ces limites nécessaires, il n’appartient à personne autant qu’à nous, Messieurs, de les poser et de les faire respecter et, si vous ne les posez pas, si vous ne vous faites pas ici les véritables défenseurs de la presse, après avoir perdu les mœurs, on perdra la liberté.

C’est pour cette raison qu’il m’a semblé que je ne sortais pas tout à fait de mes habitudes et de mes occupations de tous les jours en venant à cette barre vous demander une répression sévère, en tant que répression civile, car il faut bien le dire, s’il peut y avoir un encouragement certain aux bassesses, aux infamies, aux outrages de ce qu’on a appelé avec raison la presse immonde, ce serait assurément son impunité.

Vous savez maintenant pourquoi, on a pendant quelques jours, reproduit avec insistance cette calomnie ; pourquoi le troisième jour, on a été jusqu’à nier qu’on ferait un procès, pourquoi aujourd’hui, on présente des excuses à M. Challemel-Lacour. Oh ! Messieurs, c’est bien simple : c’est qu’on s’était habitué à l’impassibilité de M. Challemel-Lacour et de ses amis ; c’est qu’on avait compté sur leur indifférence traditionnelle, et c’est ainsi que l’on avait cru possible de spéculer encore une fois sur l’impunité ; mais cette spéculation devait avorter, parce que les circonstances dans lesquelles la calomnie s’est produite sont de nature à mettre en évidence la bonne foi et le calcul qui se cachaient derrière la calomnie.

Que vous reste-t-il à faire, Messieurs ? à prononcer une condamnation, comme on en prononce en cette matière ? Devez-vous accorder de ces dommages-intérêts que j’appelle, permettez-moi le mot, insuffisants, pour ne rien dire de plus, car si je voulais dire le mot qui est au fond de ma pensée je dirais des dommages-intérêts dérisoires ? Non, Messieurs, ce n’est pas là ce que vous avez à faire. Ou il faut dire qu’il n’y a pas de répression, ou il faut frapper d’une façon véritablement virile et efficace. Frappez comme frappent les magistrats anglais. Messieurs, si le pays est entré véritablement en possession, non seulement de la théorie, mais de la pratique de la liberté de la presse, si cette liberté est défendue avec une égale passion par les hommes qui sont au pouvoir et par l’opposition, par les ministres et par les journalistes, par ceux qui se plaignent du gouvernement comme par ceux qui le défendent, c’est que le domaine de la vie privée, c’est que l’honneur des particuliers a rencontré, non pas dans des peines d’incarcération, non pas dans des peines purement physiques et corporelles, mais dans la répression pécuniaire, de sérieuses garanties et une véritable sanction. Messieurs, quand on fait ce métier-là, comme ce n’est pas pour l’honneur, c’est pour l’argent. Si vous voulez frapper à l’endroit sensible, mettez à la raison ceux qui s’associent et se cotisent pour calomnier, à beaux deniers comptants, la réputation des honnêtes gens. Si vous voulez que les mœurs ne dégénèrent pas, que la liberté de la presse ne soit pas flétrie, que, sans distinction de couleur, les luttes, les discussions et les controverses soient nobles et fécondes, quand vous aurez devant vous ces hommes, ce n’est pas à Sainte-Pélagie qu’il faut les envoyer, c’est à la bourse qu’il faut les frapper, car c’est là qu’ils sont sensibles.

Messieurs,

Je vous demande de constituer un précédent, de créer une nouvelle manière de défendre la liberté de la presse et l’honneur des individus, parce que, je le dis et je le répète, si vous n’intervenez pas dans ce sens, toutes autres répressions seront inefficaces. C’est pour cela que nous demandons dans nos conclusions, avec la reproduction de votre jugement dans un certain nombre de journaux, nous demandons, non pas pour la forme, non pas en nous servant d’un chiffre indéterminé ou déterminé à la légère et sans y avoir réfléchi, nous demandons 10,000 fr. de dommages-intérêts. Il ne m’appartient pas de dire ce qui sera fait de cette somme, mais ce qui m’appartient c’est d’attirer toute l’attention des hommes, de former la conviction des juges qui m’écoutent sur la nécessité et sur la sagesse d’une répression dont l’effet serait certain. Soyez bien pénétrés de cette vérité que l’on ne vous demandera la réparation de l’honneur et du dommage qui découle de cette sorte de piraterie et de banditisme par le journalisme, qu’on ne pourra avoir confiance en vous que lorsque, ne vous contentant pas de répressions physiques et corporelles, mais prenant le journal dans ses œuvres vives – car ce ne sont pas ces hommes que vous atteindrez, ils sont des agents, des prête-nom, des hommes à la solde, — vous frapperez l’association tout entière, quand vous arrêterez son œuvre de diffamation.

Messieurs,

Si vous avez confiance dans la sincérité de mes paroles à cette barre, croyez bien que ce sont les véritables auteurs de la calomnie que vous frapperez quand vous frapperez dans leur bourse les propriétaires du journal.

Je vous demande donc 10,000 francs de dommages et intérêts. Il s’agit peut-être d’innover dans les habitudes de la magistrature, mais je vous adjure, comme tout à l’heure, de porter vos regards sur un pays voisin, de vous inspirer des règles qui y sont suivies et d’en faire l’essai à la France. On a essayé des condamnations à huit, dix, quinze jours, un ou deux mois de prison ; ces mesures n’ont pas été efficaces : elles n’ont pas empêché de gréer des brûlots de presse et de les jeter dans la circulation. Les amateurs de ces bateaux-corsaires savent tarifer ce que coûtera un procès à leur journal ; on calcule d’avance, dans ce monde, ce que vaut la réputation de tel ou tel qu’on s’apprête à salir. On va plus loin : on fait figurer les condamnations que l’on encourt aux frais généraux de cette commandite ignoble, et l’on y comprend l’indemnité qu’il faudra accorder au gérant. Tous ces chiffres figurent dans des inventaires déguisés. Eli bien, Messieurs, c’est au cœur de cette organisation qu’il faut frapper, et le cœur c’est l’argent.

Il me reste maintenant à vous mettre sous les yeux la prose qui est déférée à votre justice. Voici ce qui paraissait dans le numéro du 29 décembre, — je ne commenterai pas, — vous jugerez de la moralité de ces articles par le style :

Depuis plusieurs jours on chuchote, on parle à voix basse dans le monde politique, d’une seconde édition revue et augmentée de l’affaire Jacotin.

Un autre sénateur, bien plus connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation, dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait, dit-on, été surpris, trichant au jeu dans un cercle de la rive gauche.

On comprend ce qu’une telle accusation portée à la légère aurait de grave ou d’injuste. Quelques journaux se sont déjà permis de désigner ce personnage, primitivement candidat à une ambassade pour la légation d’Athènes. Assurément, l’allusion était méchante et nous la blâmons. Mais un peu de lumière serait nécessaire pour le Sénat et pour le sénateur.

A-t-il été chassé du cercle, convaincu du délit susnommé ?

Est-il, pour ces faits, appelé devant la justice, comme l’égalité des citoyens devant la loi, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme de 89 et dans la constitution semblerait l’exiger ?

Respectueusement, chapeau bas, nous nous permettons de demander : Combien jusqu’ici avez-vous, parmi nous, trouvé de tricheurs.

D’autre part, on lisait dans les Tablettes d’un spectateur citées par la France nouvelle :

Nous avions annoncé qu’un homme qui occupait dans le monde parlementaire et républicain une situation élevée avait manqué aux lois de l’honneur dans un cercle de la rive à gauche ; nous apprenons que le parquet, saisi de l’affaire, va ordonner des poursuites contre lui.

Voici la citation des Tablettes d’un spectateur.

Voici maintenant le commentaire de la France nouvelle :

Réellement il serait temps d’en finir. Oui ou non est-il coupable ?

S’il l’est qu’attendez-vous pour l’abandonner au sort qu’il a mérité !

S’il ne l’est pas, comment vous, ses amis, ses coreligionnaires, ses associés, laissez-vous peser sur lui un soupçon colporté de bouche en bouche depuis plus de quinze jours !

De toutes façons, le silence de la République française est une injustice commise envers lui ou en faveur de lui.

C’est ce silence que j’ai voulu rompre pour ma part en venant à cette barre ; mais il ne vous échappera pas que rien n’était plus fidèle que la description que je faisais tout à l’heure des relations qui existent entre les Tablettes d’un spectateur et le journal la France nouvelle.

Je passe au troisième et quatrième article.

La Petite République française a répondu comme il convenait. Voici maintenant la réplique de la France nouvelle ; vous allez voir avec quelle perfidie ces messieurs, après avoir lancé la calomnie, cherchent à battre en retraite en se ménageant une échappatoire devant vous :

La Petite République Française, consacre deux colonnes et demie en tête de sa première page à injurier la France Nouvelle. Nous ne la suivrons pas sur le terrain des gros mots, n’ayant pas un vocabulaire pareil au sien.

Laissant de côté les épithètes grossières et les indignations de commande, nous nous bornerons à dire qu’elle fait aujourd’hui-line déclaration qui eût été très utile depuis pris de quinze jours.

Le bruit courait qu’un scandale de jeu était arrivé dans un cercle de la rive gauche ; un sénateur républicain aurait été, disait-on, surpris trichant, et on prononçait partout le nom de Challemel-Lacour.

Vous remarquerez tout à l’heure qu’on discute dans le camp de nos adversaires, sur le point de savoir si le premier article désignait bien M. Challemel-Lacour.

Ainsi, on prétend que ces lignes pouvaient s’adresser à un autre que M. Challemel-Lacour.

C’est alors que sans prononcer un nom, nous avons demandé, comme c’était notre droit, pourquoi les journaux républicains n’opposaient pas un démenti formel à ces rumeurs devenues publiques, on avait même dit que des poursuites étaient commencées.

Loyalement, à deux reprises, nous avons posé cette question ! Est-ce vrai, est-ce faux.

Ainsi tout à coup, ces messieurs sont pris d’un accès de loyauté. Ik publient que dans un cercle de la rive gauche, un sénateur a été chassé comme escroc et filou, et ils passent leur temps à épuiser leur loyauté à le dire. Le tribunal pensera ce qu’il voudra de cette façon d’entendre la loyauté, mais nous n’avons pas, ces messieurs et nous, la même façon de l’envisager.

Il y a ici quelque chose de bizarre. Ordinairement lorsqu’on met une calomnie en circulation, on a toujours le soin de chercher un point de départ, un prétexte ; il y a comme un support quelconque sur lequel on fait reposer la calomnie. Ainsi, par exemple, on commence par dire : Dans un cercle de la rive gauche une scène s’est produite et on a expulsé quelqu’un. C’est là ce que j’appelle un point de départ. Eh bien, Messieurs, nous avons eu la curiosité d’aller aux informations ; nous avons demandé aux personnes dont c’est la fonction de s’enquérir de ces sortes d’affaires, de nous dire si sur la rive gauche dans les cercles qui ne sont pas très nombreux, il y avait eu un incident de cette nature. On nous a répondu que dans les deux cercles situés sur la rive gauche, il ne s’était passé aucun fait semblable, que jamais on n’avait entendu dire, d’abord que M. Challemel-Lacour en fit partie, mais même qu’aucun sénateur de gauche ou de droite eût été l’objet d’une mesure de discipline quelconque.

De sorte que vous avez, Messieurs, à juger une calomnie inventée de toutes pièces, et que pour retourner le proverbe, il n’y a pas l’ombre de feu sous cette fumée.

Le journal n’en reproduit pas moins toutes ces infamies et on y mêle la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, préoccupation bien digne de cette feuille de talons rouges. Mais l’heure arrive où l’on sent que l’indifférence, que le dédain des hommes de la République française vont cesser. En effet, la Petite République française annonçait que M. ChalIemel-Lacour allait faire un procès. Alors on s’exprime ainsi :

Nous n’avons encore reçu aucun papier timbré et cela nous étonnerait d’en recevoir.

Quel plaisir M. Challemel-Lacour aurait-il à perdre ce procès ?

Pensez-vous qu’on puisse pousser plus loin l’impertinence ?

Nous ne l’avons pas accusé, nous avons relevé après d’autres un bruit public, et nous avons posé dans la plénitude de notre droit, une question.

Ni les injures de ces gens-là ne nous atteignent, ni leurs menaces ne nous intimident.

Cela durera jusqu’au prochain numéro, car le procès est instant et alors voici ce qu’on lit :

Nous devons à nos lecteurs quelques explications sur le procès qui est intenté actuellement à la France nouvelle à la requête de M. Challemel-Lacour, sénateur.

Mercredi dernier, notre gérant, M. Eugène CognaI, a reçu assignation à comparaître devant M. le juge d’instruction Cartier.

Comme avant tout il nous importait que la parfaite bonne foi et la scrupuleuse loyauté de la rédaction ne puissent être l’objet d’un doute, même de la part de nos adversaires, nous avons réclamé de partager la poursuite.

Le parquet nous l’a accordé, nous avons à notre tour comparu devant M. le juge d’instruction. Nous avons eu l’honneur de lui répéter ce que savent déjà tous ceux qui nous lisent : la France nouvelle ne saurait vouloir diffamer personne.

Un bruit plus que fâcheux courait Paris ; on attribuait à un sénateur de la gauche un acte indélicat.

On dépeignait ce sénateur, on précisait jusque dans les moindres détails sa figure politique, on le distinguait par son talent et on insistait surtout sur la proximité de son élevation à un poste diplomatique, de sorte que ce n’était pas ce sénateur de la gauche, comme vous le dites in extremis, c’était bien M. Challemel-Lacour.

Plusieurs journaux en avaient parlé ; aucun des amis politiques du sénateur n’avait par un démenti arrêté le chemin que faisait cette calomnie.

Si elle faisait du chemin, elle doit vous être reconnaissante, car vous êtes le propagateur.

Nous sommes alors intervenus ; à deux reprises nous avons réclamé la lumière, dans son intérêt comme dans l’intérêt de la vérité.

Nous n’avons ni nommé ni désigné un adversaire que nous pourrions combattre avec énergie sur le terrain politique, mais dont rien ne nous autorisait à incriminer l’intégrité privée.

Challemel-Lacour, d’ailleurs, il ne nous en coûte pas de le dire, est un républicain d’ancienne date, il n’a jamais varié, il a subi la persécution pour ses opinions ; cela – nous eût commandé envers lui un certain respect que nous ne refusons jamais à la fidélité, même mal placée.

Il a été victime d’une odieuse calomnie, nous n’en doutons pas ; nous tenons à le dire et à le répéter tout haut : il n’est et n’a jamais été un joueur, rien ne saurait permettre à ses ennemis même de le mésestimer.

Eh bien, voilà ce qu’il fallait écrire le premier jour, quand vous lisiez avec tant d’attention les Tablettes d’un Spectateur.

Il me parait inutile de continuer plus longtemps ces lectures. Je ne les ai laites que pour obéir aux règles de notre ordre qui exigent que l’on fasse la démonstration, même quand la lumière est déjà faite.

Il me reste à terminer ces explications en vous suppliant, Messieurs, de vous mettre non pas en face des personnes que vous avez devant vous, mais au point de vue de la situation générale des rapports qui existent entre les journaux, les polémistes et les hommes publics, et d’exercer là ce qu’il y a peut-être de plus noble et de plus élevé dans votre fonction de juges, d’intervenir pour agir sur les mœurs publiques, pour leur imprimer une direction plus digne, plus juste, plus correcte et, s’il faut tout dire, pour faire véritablement un travail de moralisation politique et sociale. A qui nous adresserons-nous, lorsque nous penserons avoir le devoir, l’obligation d’arrêter la propagation d’une infamie par la presse ?

Vous savez bien que, les uns comme les autres, nous ne lisons pas toutes les feuilles qui paraissent, qu’il y a des contrées qui veulent certains journaux et d’autres qui ne veulent pas certains autres ; que le monde particulier auquel s’adresse un certain genre de journalisme est un monde où l’on trouve des âmes extrêmement timorées, délicates, ombrageuses qui considéreraient comme une faute, comme une défaillance de prendre connaissance d’une réfutation qui aurait paru dans un autre journal que le leur ; et qui restent ainsi fidèles à l’opinion qui les pervertit à leur insu par une longue et persévérante propagande de la diatribe et de la calomnie.

Ces personnes n’accordent ni crédit ni confiance aux réfutations des intéressés : elles s’obstinent, elles s’acharnent à considérer le journal qu’on leur glisse comme une sorte de papier sacré, authentique, contre lequel elles ne peuvent pas se révolter. C’est ce monde particulier sur lequel on agit, qu’on entretient et qu’on courbe constamment sous le joug des calomnies gratuites, des invectives et des paroles injurieuses ; c’est ce monde que nous voudrions à notre tour visiter. Pouvons-nous le faire, si n’intervient pas, quand le droit est outragé, quand l’honneur est méconnu, quand nous avons pour nous la loi, — si n’intervient pas le concours de la magistrature chargée de la faire respecter ? Ne pouvons-nous pas vous demander de nous donner, à eux et à nous, à tous, une règle et une protection ? De votre côté, pouvez-vous le faire autrement qu’en rendant un jugement qui inaugurera sérieusement, efficacement, la répression des atteintes contre l’honneur des personnes ?

Messieurs,

Vous ne pourrez frapper vivement l’opinion, vous ne pourrez déterminer la prudence chez les uns, la confiance chez les autres, et la clarté chez vous qu’en rendant un jugement qui s’élèvera au-dessus des individualités, qui dominera les misères qui s’étalent aujourd’hui devant vous, qui remontera jusqu’aux causes générales, jusqu’aux principes sacrés qu’il s’agit de protéger et de défendre et qui inaugurera la reprise des anciennes traditions communes à la magistrature et au barreau et résumées dans l’admirable devise : Sub lege libertas.

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(1) Une allusion au fait que Paul-Armand Challemel-Lacour, délégué à Lyon en 1870-1871, avait transformé en caserne un établissement des Frères de la Doctrine Chrétienne qui réclamèrent et demandèrent des dommages-intérêts devant les tribunaux. Paul-Armand Challemel-Lacour et la municipalité de Lyon furent condamnés à payer aux Frères 97,000 fr. à titre de dommages-intérêts pour le préjudice causé.

CNews/Fox News. À propos d’une comparaison française.

La comparaison entre CNews et Fox News traverse pratiquement toutes les références critiques dont la chaîne du groupe Bolloré fait l’objet dans le débat public français(1) (2) (3)(4). Du moins depuis que CNews a cessé de faire à peu près la même chose que BFM TV. Ce changement ne fut d’ailleurs pas concomitant à sa substitution en février 2017 à I-Télé. Dans sa version originelle, CNews continuait d’être identifiée à l’information en continu ainsi qu’à des interviews d’acteurs politiques. Et si le journaliste Pascal Praud était déjà de cette première version, et quand bien même conviait-il déjà certains chroniqueurs réputés « très à droite », le compagnonnage incandescent du rappeur Rost et les chroniques sémiolinguistiques et politistes de Clément Viktorovitch sont ce qui donnait alors du relief à L’Heure des Pros.

CNews propose désormais, à partir de 9h, une succession de plateaux de débats d’autant plus répétitifs que les thèmes, tirés de l’« actualité », en sont les mêmes tout au long de la journée et que les thèses des participants sont d’autant plus prévisibles qu’il s’agit pour beaucoup d’entre eux d’intervenants récurrents.

D’un point de vue légal, ce changement par CNews de son offre ne se prête à aucune objection, contrairement à ce que certains ont pu prétendre. En effet, en disposant que des « chaînes d’information » peuvent être accréditées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), la loi n’est pas allée jusqu’à dire ce que devait être une chaîne d’information. Et le CSA n’a jamais cherché à suppléer au silence de la loi. La convention qu’il a conclue avec CNews stipule simplement, comme celles des autres chaînes d’information, que « le service est consacré à l’information. Il offre un programme réactualisé en temps réel couvrant tous les domaines de l’actualité ». Pour ainsi dire, la loi ne connaît que des « chaînes d’information », libre aux éditeurs d’emprunter le modèle qui leur convient, celui de l’information en continu ou tout autre. Car, contrairement à une croyance répandue, la notion de « programme réactualisé en temps réel » ne désigne pas « l’information en continu », ce dont BFM TV par exemple apporte la preuve avec ses documentaires (« Booba, enquête sur un Bad boy », « Charles, le prince maudit »…).

CNews a changé son offre éditoriale sous un second aspect, celui qui est précisément inflammatoire et qui la rapproche, en effet, de Fox News. Si l’on veut être objectif, l’on dirait que CNews a élargi son « marché des idées » à des opinions réputées caractéristiques de la « droite de la droite » ou de l’« extrême droite ». Cette présentation est contestable dans la mesure où l’expression « extrême droite » sourd généralement d’un opprobre visant les acteurs (citoyens, partis, élus, journalistes) affublés de cette qualification, ce que les intéressés savent d’ailleurs bien, d’où leur refus systématique d’être ainsi présentés. Il reste que les plateaux de CNews comptent parmi leurs intervenants permanents ou récurrents des commentateurs qui sont qualifiés par leurs adversaires comme étant d’« extrême droite », soit à raison de leurs affiliations professionnelles (Charlotte d’Ornellas, journaliste à Valeurs Actuelles, Gabrielle Cluzel, rédactrice en chef de Boulevard Voltaire) ou partisanes (tel(le) membre ou ancien(ne) membre du Rassemblement national), soit à raison des opinions qu’ils professent sur l’immigration, sur la sécurité, sur l’Union européenne ou la supranationalité (Charlotte d’Ornellas, tel membre ou ancien membre du Rassemblement national, les journalistes Ivan Rioufol ou Éric Zemmour).

Cette originalité de la chaîne est d’autant plus étincelante que, par ailleurs, nombre de présentateurs vedettes (Pascal Praud, Laurence Ferrari, Sonia Mabrouk…) revendiquent plus ou moins, comme ceux de Fox News, le fait de poser des questions jugées comme étant « de droite » (et donc de sous-tendre des réponses « de droite »). Ce n’est pas leur faire un procès d’intention que de dire qu’ils mènent une lutte idéologique à l’intérieur du journalisme (politique), ce dont ils conviennent implicitement en se prévalant du refus du « politiquement correct ». Implicitement ou explicitement, ils suggèrent à tout le moins que le pluralisme s’applique autant aux réponses qu’aux questions. Alors que cette évidence était admise dans la presse écrite (chacun peut observer qu’un même acteur politique ne se prête pas aux mêmes questions dans Le Figaro et dans Libération), une croyance partagée par beaucoup (journalistes, politiques, citoyens) veut qu’à la radio ou à la télévision, les intervieweurs sont ou doivent être « neutres ». Il s’agit d’une croyance dans la mesure où il est difficile sur un enjeu de valeurs, de préférences (ce qui est précisément l’ordinaire de la politique), de poser une question qui ne charrie pas des présupposés.

Les modèles éditoriaux de Fox News et de CNews sont comparables, sans être identiques, ni pouvoir être identiques, pour des raisons légales. En effet, CNews est soumise à une police légale exercée par le CSA qui est sans équivalent aux États-Unis. Cette police légale a une première dimension, qui consiste en une « obligation de maîtrise de l’antenne » dont certains éléments ou certaines conséquences seraient jugés contraires à la liberté d’expression et à la Constitution américaine – le fameux « Premier Amendement ». CNews peut se voir infliger des sanctions pour avoir laissé tenir sur son antenne des discours incitant non seulement à des actions illicites mais également à des « comportements dangereux » ou « inciviques », quand bien même ces actions seraient-elles licites.

CNews n’est pas non plus dans la même situation que Fox News s’agissant des discours incitant à la discrimination à raison de la race, du sexe, de l’origine, de l’orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité. En premier lieu, alors que la chaîne française est soumise à un interdit légal sanctionné par le CSA et les tribunaux correctionnels, Fox News exerce plutôt en la matière un autocontrôle. Avec ce paradoxe : CNews, en moins de deux ans, a accumulé plus de polémiques et de sanctions à propos de discours discriminatoires que Fox News en dix ans. Ce paradoxe est trompeur car – et c’est la seconde différence ici – certaines opinions exposées et exposables sur Fox News sont socialement admises aux États-Unis en tant qu’elles relèvent de la liberté d’expression alors qu’en France elles en sont exclues, du moins dans les médias audiovisuels.

La seconde raison légale qui limite la comparaison entre les deux chaînes tient à l’inexistence aux États-Unis d’une réglementation du pluralisme politique dans les médias audiovisuels. Il n’en a pas toujours été ainsi, compte tenu de la combinaison entre l’influence prêtée à la radio puis à la télévision et les suspicions ou les récriminations sur le caractère partisan de certaines radios. Ainsi, dans les années 1930, le très susceptible Franklin Delano Roosevelt obtint de la FCC qu’elle décide qu’une « une radio vraiment libre ne peut pas être utilisée pour défendre les causes du titulaire de l’autorisation de diffusion. Elle ne peut pas être utilisée pour soutenir des principes qu’il considère le plus favorablement. En bref, le radiodiffuseur ne peut pas être un militant ». Cette règle, restée à l’histoire sous le nom de Mayflower Doctrine, était assortie d’une sanction radicale : la perte de l’autorisation de diffusion.

Abandonnant la Mayflower Doctrine en 1949 sous la pression des propriétaires de radios, la FCC ne leur fit pas moins valoir que ceux des titulaires d’une autorisation de diffusion qui éditorialisent sont « dans l’obligation de s’assurer de ce que les points de vue opposés seront également présentés ». Ce fut la première formulation légale de ce qui s’appellera à partir de 1963 la Fairness Doctrine, lorsque la FCC précisa que les radios et les télévisions devaient « offrir une possibilité raisonnable de discuter de points de vue contradictoires sur des questions d’importance public ».

Ni la Mayflower Doctrine, ni la Fairness Doctrine n’ont été des évidences au regard de la Constitution américaine et du Premier Amendement. Pour cause, elles consistaient en une immixtion des pouvoirs publics dans le contenu des discours édités par des supports n’appartenant pas à des institutions publiques. Les juges n’y ont consenti qu’en raison de la rareté des fréquences et donc de l’impossibilité pour quiconque le voudrait de développer sa propre radio et donc son propre discours. On notera encore que ces deux doctrines ont préférentiellement été portées et appliquées par les démocrates, en réaction aux succès de radios conservatrices. Tel fut le cas sous Franklin D. Roosevelt, et avec une violence institutionnelle particulière sous John Kennedy.

En 1987, anticipant l’abandon de la Fairness Doctrine par la FCC, les démocrates adoptèrent une loi la reprenant à son compte. Le président Ronald Reagan opposa son véto à cette loi en se prévalant de ce qu’elle violait le Premier Amendement. «  L’histoire a montré, ajoutait-il, que les dangers d’une presse trop timide ou partiale ne peuvent être évités par une réglementation bureaucratique, mais uniquement par la liberté et la concurrence que le Premier amendement cherchait à garantir ». Quelques temps après, la FCC faisait siennes les vues du président Reagan en abandonnant la Fairness DoctrineFox News naîtra près de dix ans plus tard, en 1996.

CNews est contrainte par une Fairness Doctrine à la française du fait d’une réglementation du « pluralisme des courants de pensée et d’opinion » à la radio et à la télévision, aussi bien hors que pendant des périodes électorales. Cela a par exemple valu à la chaîne un rappel à l’ordre du CSA en juin 2021 pour avoir accordé un temps d’antenne notablement plus important à un candidat du Rassemblement national aux élections régionales, l’ancien journaliste Philippe Ballard, par rapport aux candidats des formations politiques concurrentes.

L’intérêt accordé par la presse à la mise en demeure du CSA passe pourtant à côté de l’essentiel, qui est que CNews a pris la mesure de la faille béante de la Fairness Doctrine française. En effet, la réglementation française est définie (et l’a toujours été) par rapport aux discours de locuteurs institutionnels, soit : d’une part le président de la République et les membres du gouvernement ; d’autre part, et selon les termes contemporains du CSA, les « partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale (au regard) des éléments de leur représentativité, notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus qui s’y rattachent, l’importance des groupes au Parlement et les indications de sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national ».

On est ici en présence de l’une des illustrations du caractère aristocratique de la conception française de la liberté d’expression (elle a historiquement été pensée comme un attribut des compétiteurs politiques et de la presse) à la différence de la conception individualiste américaine. Il n’est pas indifférent à cet égard que cette réglementation n’envisage que le « pluralisme politique » ou les « courants d’expression » – et non le « pluralisme idéologique ». Cette réglementation présuppose une position matricielle des organisations politiques dans la fabrique des idées et des opinions politiques que contredit frontalement l’affirmation contemporaine de Think Tanks ou d’ONG activistes et la « démocratisation » de l’essayisme politique. Elle ne présuppose pas moins une cohérence et une stabilité dogmatique des organisations politiques que peuvent contredire les chassés-croisés dogmatiques ou des syncrétismes politiques.

Il reste que CNews, en composant considérablement ses plateaux de journalistes, d’essayistes, d’activistes non encartés, bouscule cette règle du jeu articulée au statut institutionnel du locuteur dans la compétition politique et électorale. Or, il n’est pas aisé au CSA de fixer une nouvelle règle du jeu sans le préalable d’un changement de la loi régissant l’audiovisuel, puisque c’est bien la loi et le Conseil constitutionnel qui, en amont, ont canonisé la référence aux partis politiques, aux détenteurs de mandats politiques, aux syndicats.

CNews n’a donc pas intérêt à voir Éric Zemmour devenir candidat à l’élection présidentielle – comme l’intention lui en est prêtée. Ipso facto, la chaîne serait contrainte de mettre fin au dispositif oraculaire dont il bénéficie et auquel la chaîne doit d’avoir drainé de nouveaux téléspectateurs entre 19 h et 20 h. Rien ne garantit à CNews qu’au milieu de plusieurs compétiteurs politiques, Éric Zemmour continuerait d’apparaître sous les traits d’une certaine urbanité, ou ne serait pas régulièrement contredit sur ses références savantes souvent très discutables, ou ne verrait pas sa rhétorique de l’évidence sévèrement contredite. Cette double contradiction ne lui est aujourd’hui apportée qu’en dehors de l’émission Face à l’Info, dans la presse écrite ou sur Internet.

En un peu moins de trois ans, CNews s’est installée dans le même statut symbolique que Fox News. Celui d’une chaîne dont les professionnels des médias et les citoyens les plus investis dans la politique parlent beaucoup alors que le nombre de ses téléspectateurs est assez faible rapporté à l’ensemble de la population ou à la population en âge de voter (un peu moins de 3 millions pour Fox News pour une population de 327 millions d’habitants, autour de 700.000 téléspectateurs pour CNews pour une population de 67 millions de personnes). Les deux chaînes charrient également des récits journalistiques concurrents et concomitants sur la bienveillance dont elles bénéficieraient de la part du « pouvoir » et leurs tensions réelles ou supposées avec le même pouvoir. Enfin, les deux chaînes se voient prêter péremptoirement une influence « politique » et/ou « électorale ». Or, celle de Fox News n’a pas empêché des investitures républicaines de candidats n’ayant pas les faveurs des propriétaires de la chaîne (John McCain ou Mitt Romney), l’élection et la réélection de Barack Obama, celle de Joe Biden, celle de majorités démocrates au Congrès. Et, tous les travaux disponibles concluent que la dynamique de Donald Trump en 2016 doit davantage aux médias sociaux qu’à Fox News.

La télévision est un « média d’habitude » : on y regarde tendanciellement les mêmes programmes. Une récente étude IFOP pour Le Point l’a rappelé, en montrant que l’écrasante majorité des téléspectateurs français n’avait jamais regardé les émissions de Cyril Hanouna sur C 8. Les nombreux articles de presse relatifs à l’« influence » politique de l’intéressé et/ou de ses émissions participent donc d’une « bulle spéculative » partagée par les professionnels des médias et ceux de la politique – au prix d’un renoncement à toute sociologie des médias et de la politique. Les téléspectateurs de Fox News et de CNews sont donc des habitués, contrairement à ce que voudraient faire croire la communication de ces chaînes, à savoir qu’il y aurait une rotation quotidienne ou périodique de leurs téléspectateurs qui leur permet, in fine, de toucher un public plus large que leur nombre horaire de téléspectateurs. Si l’on ajoute à cela le fait que l’audience la plus viscérale de Fox News et de CNews est constituée de personnes adhérant préalablement à leur texture idéologique, il faut bien considérer que ces deux chaînes n’ont en elles-mêmes d’importance que dans le jeu politique à droite. Ce qui, certes, n’interdit pas à ceux qui sont hostiles aux idées auxquelles elle donne une visibilité de les combattre. Il est néanmoins remarquable qu’aucun opérateur audiovisuel n’a conçu d’être une symétrie leftiste (« gauchiste ») de Fox News. Il est peu vraisemblable qu’il en soit autrement en France, à la faveur d’un basculement sinistrogyre de BFM TV ou de LCI.

Francophonie. Speaking Frankly ; Parlez-vous français ? But Why Bother ?(*)

Dans la La langue française et la loi, il n’est pas moins question de la Francophonie en tant que grand complexe politico-bureaucratique, et jusque y compris les polémiques contemporaines sur l’adhésion d’Etats tels que… l’Arabie saoudite ou le Qatar. Il n’est pas moins question de la francophonie comme catégorie légalo-administrative en France même, et jusque y compris aux débats sur la question de savoir s’il devrait s’agir d’une dépendance du ministère de la Culture ou plutôt du ministère des Affaires étrangères.
Quant aux Etats-Unis, ils ont partie liée avec l’histoire légale de la langue française à deux titres principaux, déclinés dans l’ouvrage. En premier lieu, leur rôle et leur place dans la guerre de 1914 sont déterminants dans la désignation de la langue anglaise comme langue concurrente du français aux négociations et pour le traité de Versailles . Comme le montrent les archives rapportées dans l’ouvrage, cette équivalence, que l’on a vite fait de prêter à l’américanophile Georges Clemenceau, contraria ou choqua beaucoup, depuis des écrivains jusqu’au président Poincaré, en passant par l’Académie française. Au motif que la langue française était l’unique langue diplomatique depuis, supposément, le traité de Rastatt de 1714 (cette datation de la préséance diplomatique française est néanmoins discutable, pour les raisons exposées dans l’ouvrage). En second lieu, les Etats-Unis sont le repoussoir des discours critiques de l’invasion de la langue anglaise (comme celui de René Étiemble dans son fameux Parlez-vous franglais  ? paru en 1964) et des premières propositions d’intervention législative dans les années 1960 en vue de « défendre la langue française ».
En regardant les choses de plus près, l’on voit qu’en réalité l’inquiétude française sur l’avenir international du français naît à la fin du XIXe siècle, et d’abord dans une peur équivalente de la puissance nouvelle de l’Allemagne (certains imaginent alors que l’allemand était voué à dépasser l’anglais, le français ou l’espagnol) et de l’Amérique (c’est son addition à l’Angleterre qui est alors en sous-texte des discours dépréciatifs de la langue anglaise).

Francisque Sarcey, « Le Français à l’étranger », Les Annales politiques et littéraires, 6 mars 1898, p. 146-147.

Vous savez sans doute que Boston passe pour être la ville d’Amérique la plus éprise de littérature et de beaux-arts. La connaissance de notre langue y est, plus que partout ailleurs aux États-Unis, répandue dans la bonne compagnie. Il y a deux ans, quelques amis de la langue française se réunirent et posèrent les bases d’un Cercle qui aurait pour nom : l’« Alliance française ». Ce Cercle fut constitué vers la fin de novembre 1897. Il se compose de cent membres ; et la première condition pour en faire partie est de savoir notre langue. Le Cercle but d’offrir à ses membres un moyen « social » de s’exercer dans cette langue : ils écoutent une conférence faite en français ; par un Français, et se livrent ensuite à une conversation, d’où est exclu tout mot qui n’est pas français. Ils se proposent de vivre la langue.

Je reçois, sur cette institution, une lettre des plus curieuses d’un de nos compatriotes, qui est membre de ce Cercle. Ils ne sont qu’une dizaine de Français sur cent. Les autres sont Américaines.

Après m’avoir parlé du but que les fondateurs du cercle veulent atteindre, il ajoute :

« Nous en avons un autre qui, pour nous, est plus important : oui, sans doute, nous désirons propager le goût de notre langue, mais, ce que nous souhaitons avant tout et d’un cœur bien passionné, c’est de relever dans ce pays-ci le prestige de la France, de faire comprendre et apprécier notre admirable littérature ; de faire aimer ou tout au mois de faire juger plus sainement les mœurs généreuses et les qualités chevalesresques de notre nation.

La tâche n’est pas facile, je vous prie de le croire. Depuis la funeste guerre de 1870, les Allemands ont conquis en Amérique, grâce au prestige de la victoire, grâce aussi à l’effroyable pullulement de la race, une prépondérance, au détriment de la France.

Ah ! c’est qu’aussi tous les Allemands d’Amérique ont pris part à cette lutte contre notre influence. Ils ont travaillé ferme à répandre leur langue ; ils ont fait de leur mieux valoir la prétendue supériorité de la littérature allemande, des mœurs allemandes, tandis que les Français, pauvre et infime minorité, isolés les uns des autres, sans aucune aide de leurs frères de France, s’abandonnaient au découragement, et, jour à jour, battaient en retraite devant l’envahisseur.

Lorsque, il y a douze ans, je vins pour la première fois en Amérique, la langue étrangère qui jouissait alors de la faveur publique était l’allemand ; la littérature en vogue, la littérature allemande ; la musique que l’on portait aux nues, la musique allemande ; et de tout ainsi.

Le français, en revanche, était négligé ; la musique française tombée dans le mépris ; et quant à notre littérature, elle était si bien mise à l’index qu’il est né de cette proscription une locution idiomatique : on appelle tout livre immoral, qu’il soit français ou non, peu importe ! French novel : roman français.

Je vous assure que la tâche a été et qu’elle est encore rude, pour nous autres Français qui luttons toujours. La chose triste à dire, c’est que les plus grands obstacles à notre réussite nous viennent de la France même et des Français. Nous avons à lutter contre l’impression fâcheuse laissée par un nombre malheureusement trop grand de chevaliers d’industrie français qui ne parcourent l’Amérique que pour l’écumer ; contre les répugnances soulevées par cette littérature de sentiments impudiques et de langage malpropre, que, bien des fois, j’ai eu le plaisir de vous voir flétrir dans vos chroniques.

Mais le pire de tout, c’est de voir la haine et la calomnie à l’ordre du jour en France. Comment pouvons-nous faire aimer la France, quand, chaque jour, une partie de la nation accuse l’autre d’être composée de voleurs, de vendus et de fripouilles, et que l’autre répond du même style. Vous n’êtes pas sans savoir quel le mal est toujours cru plus aisément que le bien. Toutes ces ignobles calomnies sont acceptées comme argent comptant.

Qu’arrive-t-il ? C’est que tous les journaux étrangers se plaisent à dénigrer et à vilipender notre pauvre pays. Ils disent de lui qu’il est tombé au dernier degré de l’abjection et de la pourriture. Lisez plutôt l’article que je vous envoie. Il est du correspondant du Boston Herald à Londres. Il est ignoble ; c’est un tissu de mensonges et d’infamies.

Ah ! que j’eusse avec plaisir coupé les oreilles au drôle qui l’a écrit. Mais, au fond, la faute n’en est-elle pas à ces Français de France qui, par intérêt de parti ou même sincèrement, attirent l’attention sur nos scandales. Deux cent mille Américains ont lu cet article ; cent cinquante mille l’ont pris pour l’expression de la vérité.

La création du Cercle de l’Alliance française est le résultat de longs et constants efforts. Quelques amis et moi nous sommes arrivés à éveiller à Boston un vif intérêt pour la langue et la littérature françaises. Le Cercle n’est que pour Boston, il est vrai ; mais au point de vue littéraire, Boston est la principale ville d’Amérique et son influence se fait sentir dans tous les autres États. »

Ainsi me parle un de nos compatriotes, M. Camille Thurwanger, qui est un des membres du Cercle de Boston et qui en est le président pour l’exercice 1897-1898.

D’autres efforts sont faits en Amérique et ceux-là par des Américains, pour propager aux États-Unis le goût de la littérature. Vous avez pu lire dans les feuilles publiques que M. René Doumic va partir, ce mois même, pour aller là-bas faire une série de dix « lectures », — nous disons, nous, de dix conférences sur l’histoire du romantisme. Il y est appelé par le Cercle français de l’Université de Haward [sic]. Ce Cercle existe déjà depuis 1886, et il compte aujourd’hui plus de cent membres, qui parlent le français, comme s’ils étaient nés en Touraine.

Depuis l’année 1891, on joue chaque année, sur le théâtre du Cercle, des pièces empruntées soit au répertoire de Molière, comme les Précieuses ridicules et le Malade imaginaire, soit à celui de Labiche, comme la Poudre aux yeux. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les pièces sont interprétées en français. Cette année, on a joué le Médecin malgré lui. L’année dernière, M. Brunetière, au cours de sa tournée de conférences en Amérique, est venu rendre visite à l’Université de Haward [sic], et il a été nommé membre honoraire du Cercle.

Il paraît que le voyage de M. Paul Bourget en Amérique et son livre si curieux, Outre-Mer, ont fait beaucoup pour la propagande en faveur d’échanges intellectuels réguliers entre la France et l’Amérique.

On a songé à créer entre les Universités américaines et les centres littéraires français un lien permanent. Rien ne se fait sans argent.

Par bonheur, le Cercle français de l’Université de Haward [sic] avait pour président M. James Hyde, qui est un des étudiants de cette Université. M. James Hyde est le fils du directeur d’une des plus grandes Compagnies d’assurances américaines, l’Equitable, de New York. Il a offert, cette année, pour ses étrennes, au Cercle français, un capital de 150,000 francs, destiné à permettre l’organisation de conférences publiques annuelles sur la littérature, l’art ou l’histoire de la France ; ces conférences doivent toujours être confiées à un Français.

Ce sont justement ces conférences que M. René Doumic est chargé d’inaugurer.

Plût à Dieu qu’il y eût parmi les fils des directeurs des Compagnies d’assurances américaines ou parmi ceux des grands financiers des États-Unis quelques hommes aussi amoureux de notre art, de notre littérature, aussi épris de la France que le jeune homme à qui nous conserverons dans notre cœur un souvenir reconnaissant.

Et nous, ne ferons-nous rien pour rendre plus faciles et plus étroites ces relations qu’il nous serait si utile d’entretenir avec les États-Unis.

Les Américains et surtout les Américaines se donnent beaucoup de mal pour apprendre notre langue. Apprenons l’anglais.

Adolphe Brisson vous a déjà parlé de cette admirable méthode Berlitz à l’aide de laquelle M. Collonge et ses collaborateurs mettent en quelques mois un Français en état de parler et de comprendre n’importe quelle langue étrangère. J’ai vu, de mes yeux vu, je vois encore chaque jour des résultats étonnants de cette méthode. Ah ! si j’étais moins vieux !

Étienne Lamy (de l’Académie française), « La langue française », Les Annales politiques et littéraires, 13 octobre 1912, p. 319.

M. Etienne Lamy est allé porter au Canada la bonne parole. Il avait choisi le plus beau des sujets : l’éloge de la langue française… Un accueil émouvant a été fait à ce morceau achevé, qui n’est pas seulement un éloquent discours, mais un acte. Nos frères d’outre-mer n’oublieront point ce que leur a dit l’« ambassadeur de l’Académie »… Et ces pensées, et ce langage n’auront pas moins d’écho ici que là-bas.

APRÈS le quinzième siècle, les humanistes, qui renaissaient Grecs et Romains, tentèrent de transformer le français en une langue pédantesque par une invasion de vocables et de tours étrangers, et faillirent ensevelir sa beauté vivante sous les beautés mortes de l’antiquité. Notre sève robuste résista : jamais plus de mouvement, d’originalité, de surabondance ne marque l’influence du génie populaire sur la littérature. Cette fécondité risquait même d’étouffer le goût sous son fouillis luxuriant, lorsque, au seizième siècle, le français devient la langue légale par l’ordonnance de Villers-Cotterêts. La royauté, à ce moment, peut disposer du langage, parce qu’elle est devenue la maîtresse non seulement d’un État, mais d’une société. La royauté continue ce magistère en fondant l’Académie française, c’est-à-dire en confiant à une compagnie d’écrivains la charge de veiller sur cette langue. L’Académie sera un Conseil de révision pour les mots : ceux qu’elle tiendra bons pour le service seront inscrits par elle dans le « dictionnaire de l’usage ». Un des premiers écrivains qui aient exercé cet office, Vaugelas, rappelait le double caractère, de notre langue, quand, il définissait l’usage « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps ».

Alors, viennent les classiques jardiniers qui, au moment où tout se régularisait dans l’État, tracent dans cette végétation spontanée leurs allées à la française. L’art, à son tour, envahissait trop, la nature. Sous Louis XIV, la Cour a attiré tout ce qui dans la nation s’élève, la France se vide de ses élites pour Versailles, et l’éclat qu’elles projettent sur la couronne semble rayonner de la couronne même. Le monarque paraît n’usurper sur personne quand il dit : « L’État, c’est moi », et choisit pour emblème le soleil. Le péril de cette magnificence solitaire serait que, trop, majestueuse, elle devînt gênante pour les jours ouvrables de la vie et imposât trop silence à la voix du peuple.

Mais, au dix-huitième siècle, le soleil s’abaisse, la joie d’admirer finit, la lassitude d’obéir commence. L’opposition n’a pas de place à Versailles, ville de la Cour, mais se retrouve chez elle à Paris, ville de la Fronde. Bien avant le pouvoir politique, l’influence littéraire a ses journées des 5 et 6 octobre, est ramenée de Versailles à Paris, et ce sont les salons qui donnent la mode à la Cour. A Paris, l’élite de ceux qui parlent et écrivent fixe la langue dans la capitale du peuple par qui et pour qui la langue lest faite. Ces salons prétendraient, à leur tour, devenir les seuls arbitres du langage. Les lettres et la science sont non seulement la gloire, mais la mode de l’époque, et toutes les modes exagèrent. Les grammairiens veulent soumettre « les fantaisies de l’usage » aux raideurs d’une syntaxe toute logique. Les savants renchérissent sur l’exactitude. Pour être précise, la langue se coupe les ailes, s’abstrait, se dessèche. Mais le peuple, qui n’a plus de place, la prend toute par la Révolution. Aux régularités minutieuses du lexique et du laboratoire succèdent les rumeurs puissantes et capricieuses de la place publique.

L’enthousiasme d’un espoir universel rend l’éloquence au verbe anémié dans sa clarté sans chaleur. Puis, comme la félicité publique fuit devant les paroles qui l’appellent, il faut surmener l’espoir pour le soutenir. Dans les tragédies de la liberté et dans les apothéoses de la gloire, l’imagination populaire prend l’habitude du démesuré, oublie le naturel pour une façon de parler et d’écrire pompeuse, théâtrale, et qui, pour atteindre au sublime, touche au ridicule. Tout se répare et se renouvelle au dix-neuvième siècle, par une réaction de réalité. Au milieu d’événements ramenés aux proportions ordinaires, l’homme, las des crédulités aux formules abstraites, se tourne vers ce qui trompe le moins, la nature. Il la regarde en lui et hors de lui ; il explore deux immensités : son cœur et le monde. La langue se dépouille, à la fois, de la maigreur didactique et de l’enflure déclamatoire. Elle ajoute à ses dons anciens une sensibilité experte) à s’analyser et scrupuleuse de se peindre telle qu’elle est, une richesse renouvelée de sensations et d’images, une âpreté de mélancolie et Une profondeur de lyrisme en apparence.

Jamais, donc, n’a manqué à notre langue ni la source toujours jaillissante de l’imagination nationale, ni la digue intellectuelle qui filtre le flot pour en recueillir la pureté. Cette collaboration séculaire de, la multitude et de l’élite, œuvre où chacun travaille pour tous, a fait la langue une et indivisible. Plus absconse et scientifique, plus conforme aux préciosités d’une aristocratie, elle fût descendue malaisément jusqu’aux multitudes et peut-être, scindée en deux dialectes l’un savant, l’autre vulgaire, la parole faite pour unir tous ceux de la race les aurait tenus divisés. Œuvre de tous, expression de l’unité nationale, la langue n’a pas cessé de fortifier en France une âme et un génie communs.

M. Etienne Lamy, s’adressant aux Canadiens, conclut ainsi :

Vous n’avez jamais cessé de garder intactes les mœurs, la foi et la langue que ; vous avez reçues du passé. Ces traditions, seul trésor que vous ayez porté de l’ancienne patrie dans la nouvelle, ont maintenu la sagesse dans votre volonté et l’ordre dans votre action. Vous aviez à accomplir une tâche immense : peupler et cultiver Un continent. Vous la poursuivez en paix sous un pouvoir d’autant plus respecté que vous ne lui demandez pas de remplacer soudain et d’autorité les œuvres de l’effort personnel et du temps.

Vous regardez n’est pas pour nous seulement une joie, mais un exemple. Vous êtes nos frères, mais mieux préservés que nous des expériences où s’égarent les énergies. Tandis que nous parcourions nos destinées comme l’enfant prodigue, vous êtes restés dans la maison paternelle et nous goûtons son charme en y étant reçus par vous. Nous y voyons quelles vertus conservent une race. Vous êtes ce que nous avons été, nous apprenons de vous à redevenir ce que vous êtes. La France, en voulant se faire nouvelle, s’est vieillie. En ne vous détachant pas de vos traditions, vous avez perpétué votre jeunesse. Tandis que, chez nous, les vivants ont parfois semé la mort, vos morts vous ont gardé le secret de la vie. Et notre commun langage est beau dans votre bouche, parce que tout y est sain : les mots et les pensées.

Canada, petite colonie d’hier, nation d’aujourd’hui, empire de demain ; Canada séparé de la France avant que la France se séparât de son passé et qui as gardé la plénitude de notre vie ancienne ; Canada terre de fécondité, fertile en blé, fertile en hommes, fertile en avenir, qui multiplies par un travail solidaire les moissons dans tes plaines et les enfants dans tes foyers et qui, dans les solitudes immenses où se perdaient tes. premiers explorateurs, verras un jour ta race à l’étroit ; Canada, terre de constance qui as affermi la sagesse de tes mœurs et de tes lois sur ta foi catholique et tiens pour ta plus précieuse liberté d’être soumis à un maître surhumain ; Canada qui as trouvé dans la fidélité la récompense et offres au monde le modèle d’une société où les vertus privées et les vertus publiques rendent hommage à Dieu ; Canada, la France t’aime, t’admire et te salue.

Henry Gaillard de Champris, Professeur à l’Université Laval, Québec, Canada. Du « Canadian French » – 25 janvier 1925.

« Avec quelle fidélité, intelligente et pieuse, les Canadiens conservent les traditions françaises, un petit livre nous en apporte une nouvelle preuve, et bien touchante.

Le titre en est modeste : Zigzags autour de nos Parlers ; le sous-titre, plus modeste encore : Simples Notes. En réalité, c’est un recueil singulièrement précieux.

Dans les milieux anglais ou anglicisants des Etats-Unis et même du Canada, on affecte volontiers quelque dédain pour le français des Canadiens. Ce n’est pas, décident ces superbes, du Parisian French, c’est du Canadian French. Vous voyez la différence et la moue qui la rend sensible.

D’autre part, des puristes — notre auteur dit poliment des surpuristes — suspectent volontiers d’origine anglaise tel mot, telle locution peu familiers à leur oreille délicate.

Contre ce mépris et contre cet ostracisme, M. L.-P. Geoffrion, secrétaire de la Société du Parler Français de Québec, a entrepris une lutte tranquille, mais persévérante.

Fort de l’expérience personnelle qu’il doit à ses origines paysannes, instruit, par l’étude prolongée, méthodique et passionnée de tous les dictionnaires, lexiques et glossaires, de toutes les grammaires, de tous les traités, de tous les précis, de tous les essais, qui depuis trois siècles ont été consacrés au français moderne, au français ancien, aux dialectes, aux provincialismes, aux patois, riche d’innombrables lectures, M. Geoffrion restitue aux mots, aux expressions jugés bâtards ou barbares leur véritable état civil et, du coup, leur dignité.

Si, vous promenant dans les rues de Québec, vous voyez à la devanture d’un commerçant l’annonce alléchante d’un gros « bargain », vous vous indignerez ou vous vous attristerez, suivant votre humeur, de cet anglicisme provocant. — Voire ! dira M. Geoffrion, avec son œil malicieux et son petit sourire de côté.

Et il vous expliquera que, comme tant d’autres, l’anglicisme bargain n’est qu’un gallicisme démarqué. Comme le verbe « barguigner » veut dire « marchander », les vieux substantifs français « bargain, bargaine » désignaient un marché avantageux, une bonne affaire, une occasion. On comprend que ces mots aient plu à nos amis les Anglais, bons commerçants. Mais n’ayons pas l’air de leur emprunter, une fois de plus, ce que nous leur avons d’abord donné.

Et ne nous scandalisons pas si, dans les familles les plus pieuses, les plus patriarcales de la campagne canadienne, le fils le plus respectueux se félicite d’avoir, le 1er janvier, reçu a le torchon paternel ». Il veut dire la bénédiction paternelle, et il le dit sans irrévérence aucune.

— Pourtant, direz-vous…

Oui, pourtant. Ou, plutôt, en effet.

Torchon a, dans le parler populaire, un synonyme : guipon. Or, guipon, c’est goupillon. Le goupillon, c’est, à l’église, l’instrument de la bénédiction. Par une métonymie fréquente, le nom de l’instrument a désigné l’action elle-même : goupillon a signifié bénédiction ; ce sens est passé à son équivalent : guipon et de celui-ci à son synonyme : torchon.

À vrai dire, M. Geoffrion, modeste et probe, ne propose là qu’une hypothèse.

Mais n’est-elle pas aussi vraisemblable qu’ingénieuse ?

En tout cas, elle révèle la méthode de M. Geoffrion. Si celui-ci n’ignore rien de la science des mots, il connaît encore mieux leur vie. Et non seulement il sait comment ils évoluent dans leur prononciation (pione pour pivoine), leur orthographe (avouene pour avoine) et leur sens, mais il sait quels rapports étroits les unissent, et dans il eut origine et dans leurs transformations, à la vie des hommes. Cet historien des mots est un historien des coutumes et des mœurs. D’où des croquis, esquisses et tableautins qui ressuscitent pour nous la vie de nos ancêtres et de ceux qui les perpétuent ici.

Lisez, par exemple, le joli développement sur les mots biger, bicher, et sur les exigences angevines en matière de bise (pages 60-61).

Le livre savant de M. Geoffrion est donc plein d’agrément.

Spirituel comme pas un, l’auteur décoche à ses adversaires de petits traits nonchalants et cruels. À ceux qui trouvent malséant qu’un juge « monte sur le banc », il réplique qu’un roi monte bien sur le trône. Ou bien, à propos du mot gosser, il explique joliment que si les écoliers se contentent de gosser (taillader) les tables, les jeunes gens aiment mieux gosser les filles (se gausser d’elles), et que dans les ménages un peu somnolents on ne peut plus que gosser des copeaux pour raviver le feu.

Sensible à la beauté d’un paysage, il cite, à propos de « clair d’étoiles », une page délicieuse du juge Adjutor Rivard, maître conteur.

Gourmet, il se délecte de cette locution trois fois savoureuse : « Graisser une beurrée avec des confitures. » Discutant du mot beigne, pris pour beignet, il apporte une recette digne de Vatel, et il nous apprend en quoi un croquignole canadien diffère d’une croquignole française.

Grammaire et poésie, grammaire et friandise. La formule n’est-elle pas nouvelle et jolie ?

Mais à insister sur le charme du livre, je risque d’en affaiblir le caractère principal, qui est d’un livre de science. La compétence me manque pour l’apprécier comme tel. Mais je crois pouvoir être tranquille sur le jugement des spécialistes. Un profane ne pouvait que proposer aux profanes un plaisir délicat un français du Canada ne pouvait que signaler ce que ce petit livre canadien révèle d’amour intelligent pour la langue française. »

(*) Jacques Steinberg, « Speaking Frankly ; Parlez-vous français ? But Why Bother ? », The New York Times, 27 décembre 1998.

Journalisme et liberté d’expression au prisme de la prééminence du droit

 Il est entendu qu’« il y a dans le monde occidental une légende dorée de la liberté d’expression »[1]. Aussi compte-t-on de moins en moins de personnes – exception faite des juges concernés et de juristes pointilleux – pour se remémorer précisément les termes de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme :

« Article 10 – Liberté d’expression

Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Les discours ordinaires – et quelquefois aussi ceux de certains plaideurs – préfèrent en effet s’abstraire de l’énonciation dialectique et juridique de l’article 10 de la Convention pour lui préférer l’énonciation allégorique et philosophique promue par la Cour européenne des droits de l’homme depuis Handyside c. Royaume-Uni :

« La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. (…) Elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de “société démocratique”. »

La fixation contemporaine sur cet énoncé d’Handyside c. Royaume-Uni a quelque chose de paradoxal[2], puisque cette fixation favorise ici ou là l’imputation à la Cour européenne d’une conception de la liberté d’expression qui est plutôt exclusivement celle de la Cour suprême des États-Unis. L’on peut en effet soutenir, à titre heuristique tout au moins, qu’autant la liberté d’expression est un « bien sacré » dans la jurisprudence de la Cour suprême, autant la Cour européenne en fait plutôt un « bien précieux »[3]. Et on mesurera l’écart qu’il y a entre ce « sacré » et ce « précieux » lorsqu’il aura été rappelé que les « discours de haine » (discours racistes, discours xénophobes, etc.) sont protégés aux États-Unis alors que leur prohibition est validée et même encouragée par la Cour européenne des droits de l’homme[4].

Surtout, la substitution courante de l’énoncé d’Handyside c. Royaume-Uni aux mots mêmes de l’article 10 de la Convention européenne a l’inconvénient intellectuel majeur de relativiser, voire de faire oublier, d’une part les effets d’écriture du paragraphe 1er de l’article 10, d’autre part, les contraintes argumentatives induites dans le contentieux de la liberté d’expression par le paragraphe 2 du même article. Les effets d’écriture du paragraphe 1er de l’article 10 de la Convention européenne procèdent de la triple distinction faite par ce paragraphe : la distinction entre la « liberté d’opinion » et la « liberté de communiquer et de recevoir des informations et des idées » ; la distinction entre la « liberté de communiquer » et la « liberté de recevoir » des informations et des idées ; la distinction entre les « informations » et les « idées ». Chacune de ces trois distinctions posées par le texte lui-même a déjà eu une portée normative[5] et est encore susceptible de féconder de nouvelles conséquences juridiques. L’on notera simplement que dans sa valorisation de la troisième distinction – celle entre les « informations » et les « idées »[6] – la Cour européenne des droits de l’homme a implicitement mais nécessairement pris le parti de la controverse immémoriale sur la communicabilité entre les jugements de fait et les jugements de valeur[7].

De l’articulation des limites de la liberté d’expression autour d’une « clause des devoirs et des responsabilités » (article 10 paragraphe 2), on sait qu’elle est d’autant plus remarquable que cette clause est absente des autres articles de la Convention qui ont la même structure narrative que l’article 10, soit les articles 8, 9 et 11. Il reste que le paragraphe 2 de l’article 10 admet des polices des discours dont la nature est extrêmement variée[8]  mais dont la régularité est suspendue à un certain nombre de tests : test des motifs légitimes ; test de la légalité ; test de la proportionnalité[9].

Ce n’est pas tant cette affirmation des conditions de limitation de la liberté d’expression qui est remarquable mais plutôt le fait que les élaborations argumentatives qu’induit nécessairement le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention sont moins « admises » ou « comprises » (pas seulement par des non-juristes) en matière de liberté d’expression que lorsque ces élaborations se rapportent à d’autres droits garantis par la Convention : qu’il s’agisse des élaborations sociologiques ou de psychologie sociale (pour dire par exemple si une police des discours est toujours pertinente au regard de l’évolution des mœurs et des représentations), des élaborations politiques (pour dire par exemple si un discours ou une œuvre contribue ou non à un « débat d’intérêt public » ou à un « débat d’intérêt général ») ou même des élaborations esthétiques (pour dire par exemple si l’on est en présence de la part de provocation dont les juges considèrent qu’elle peut participer de l’acte littéraire ou artistique). Cette distance cognitive à l’égard des contraintes argumentatives de l’article 10 paragraphe 2 de la Convention tient peut-être au fait que les sensibilités contemporaines acceptent moins en matière de liberté d’expression ce qui est néanmoins vérifié avec d’autres droits : le pouvoir du juge de placer le curseur entre l’admissible et l’inadmissible.

Les contributions réunies dans le présent volume se tiennent donc à distance de la légende dorée de la liberté d’expression pour s’approprier prosaïquement cette liberté en tant que catégorie juridique, c’est-à-dire en tant qu’objet contentieux complexe. Cette démarche s’est imposée d’autant plus aisément que l’objet spécifique de ces contributions – le journalisme – est lui-même auréolé d’une légende dorée dont témoigne, notamment, une qualification courante de « quatrième pouvoir ». Pour vouloir dire l’importance particulière du journalisme (et plus généralement de la presse) dans la société démocratique, cette qualification fait néanmoins fi de ce que les théories de la « séparation des pouvoirs » sont des métaphores anthropomorphiques tendant à définir le meilleur aménagement des fonctions juridiques de l’État (fonction constitutionnelle, fonction législative, fonction juridictionnelle, fonction administrative), c’est-à-dire des classes d’actes juridiques (actes constitutionnels, actes législatifs, actes juridictionnels, actes administratifs), susceptibles d’être produits par… les organes de l’État.

La Cour européenne des droits de l’homme n’est d’ailleurs pas la dernière à s’approprier cette légende dorée en subsumant régulièrement le journalisme sous des hyperboles. La plus notoire de ces hyperboles est celle consistant à imputer aux journalistes une mission de « chiens de garde » de la démocratie[10]. S’il est vrai que cette qualification est indifférente à certaines réfutations dont l’idée même d’un lien de consubstantialité entre le journalisme et la démocratie fait l’objet[11], l’on voudra plutôt insister sur le fait que la qualification des journalistes ou de la presse en « chiens de garde » de la démocratie est d’autant moins utile à la Cour européenne pour légitimer les protections par elle accordées au journalisme[12] qu’elle est problématique à plusieurs égards.

En premier lieu, autant l’anglicisme watchdog que la Cour reprend ainsi à son compte est, à la limite, signifiant et valorisant dans le contexte anglo-américain, autant cette métaphore canine constitue un stéréotype négatif dans la culture politique française où elle évoque spontanément un célèbre essai critique (à l’égard des penseurs de son époque) de l’écrivain et philosophe Paul Nizan[13]. Cela est si vrai que l’un des moments de référence d’une critique politique « radicale » du journalisme et des médias apparue en France autour des années 2000 a consisté en un ouvrage, Les nouveaux chiens de garde, écrit précisément par un journaliste ayant par le passé préfacé l’ouvrage de Paul Nizan[14].

Plus fondamentalement, la doctrine des « chiens de garde » souffre de la faiblesse (relative) de participer d’une vision holiste du journalisme, sans que l’on sache si la Cour européenne des droits de l’homme, en s’appropriant ainsi l’idée que « tout est politique », se représente de la même manière au regard de l’exigence démocratique : le journalisme politique ou le journalisme économique d’une part, le journalisme mondain, le journalisme sportif ou le journalisme people d’autre part[15]. Au demeurant, la doctrine des « chiens de garde » « positionne » en quelque sorte les journalistes en instance de surplomb extérieure à la démocratie et aux autres pouvoirs sociaux, alors que les journalistes eux-mêmes constituent un pouvoir social. Cette observation vaut d’ailleurs aussi pour l’extension par la Cour de ce label de « chiens de garde » à d’autres pouvoirs sociaux, en l’occurrence des organisations non gouvernementales[16]. L’on ne s’explique au demeurant pas que la Cour n’ait pas éprouvé sa rhétorique des « chiens de garde » au bénéfice des juges, alors que le paradigme de la « démocratie par le droit », dont la Cour elle-même est le produit, fait du juge le « gardien des promesses démocratiques »[17]. Il reste qu’en bonne logique libérale, il ne saurait y avoir de « chiens de garde », de quelque nature que ce soit, puisque tout pouvoir social doit être limité. C’est tout le sens, s’agissant spécialement des pouvoirs publics, de la doctrine des « freins et des contrepoids » (checks and balances), qui permet classiquement de dépasser la question « qui gardera les gardiens [de la démocratie] ? ».

Prévenu des aléas ou de la faible exigibilité juridique de tout discours allégorique en matière de liberté d’expression en général et de liberté d’expression journalistique en particulier, l’on ne doit pas moins l’être de la très grande diversité des pratiques journalistiques[18], de l’inscription de ces pratiques dans des cultures nationales[19], de la forte structuration de ces pratiques par des mythes et des représentations professionnels[20]. Toutes choses qu’il est difficile de réduire à une définition formelle du journalisme comme activité consistant (simplement) à « informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné »[21]. Cette définition professionnaliste[22] et teintée d’un idéal de neutralité et d’objectivité[23] est très partielle dans la mesure où elle ne s’approprie pas les genres journalistiques consistant plutôt en du commentaire (éditoriaux, chroniques, dessins, critique, etc.) ou en de la prescription (publications « militantes ») ; et elle est quelque peu contradictoire avec cette autre proposition de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle « la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même [sic] de provocation »[24].

La question « Les médias sous contrôle judiciaire » [25] n’est donc pas celle qui mobilise les travaux réunis dans le présent volume. Telle qu’elle est formulée, cette question suggère déjà un évitement des conditions d’une compréhension renouvelée de la liberté d’expression, et nécessairement de la liberté d’expression journalistique. Ces conditions ont été exposées précisément dans une remarquable synthèse par l’un des plus fins penseurs français de la liberté d’expression, Jean Morange (La liberté d’expression, Bruxelles, Bruylant, 2009), à travers deux propositions, l’une négative, l’autre positive. La proposition négative est celle par laquelle l’éminent juriste s’est éloigné d’une manière usuelle de parler de la liberté d’expression : « L’approche dominante de la liberté d’expression dans les démocraties libérales est ambiguë, écrit-il. Elle est apparemment, dans le discours politique, très globale. La liberté d’expression transcenderait les supports qu’elle utilise. Et pourtant, dans la réalité juridique, ce sont souvent eux qui déterminent la portée et les modalités de mise en œuvre de celle-ci. Ceci tient, probablement, à ce que l’on n’a pas suffisamment établi de liens logiques entre l’essence même de la liberté d’expression et les canaux qu’elle utilise. On n’a pas suffisamment analysé les répercussions directes des nouveaux médias sur l’impact de la liberté elle-même. » La proposition positive de Jean Morange consistait en cette idée qu’il faut prendre au sérieux la « complexité de la liberté d’expression » une complexité intellectuelle dont le droit résonne, au point que « l’on peut finir par se demander si cette liberté, en tant que telle, a encore une signification et une portée spécifique en droit ou si elle ne fait que recouvrir un ensemble de libertés régies par des règles sensiblement distinctes ».

En choisissant une autre « focale » que celle proposée à travers la question « les médias sous contrôle judiciaire ? » l’on s’évite certains autres biais : celui qui consiste à réduire l’enjeu général de la régulation juridique des « médias » (lequel, entre autres objets, intéresse par ailleurs la question des concentrations des entreprises de presse et de communication audiovisuelle) au problème spécifique de la police des discours journalistiques et même plutôt à quelques aspects de cette police ; celui qui consiste à présupposer la possibilité de faire échapper une activité sociale à l’emprise du droit et au contrôle des juges ; celui qui consiste à voir dans toute intervention juridique un recul de la liberté plutôt que de s’approprier le grand principe libéral qui veut que ce soit « la liberté qui opprime et la loi qui libère » ; celui d’une appropriation d’une vulgate (très française) sur la « judiciarisation » de la société. Le parti alternatif suivi consiste donc plutôt à rendre compte de la complexité et de la difficulté de la « fabrique » juridique de la liberté d’expression journalistique.

*

[1] Pierre-François Docquir, Variables et variations de la liberté d’expression en Europe et aux États-Unis, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et Justice », 2007, p. 19.

[2] Voy. Pascal Mbongo, « Démocratie des identités et police des discours », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 1er avril 2009, p. 403-423 ; « La banalisation du concept de censure », Pouvoirs, septembre 2009, p. 17-30.

[3] Élisabeth Zoller, « La liberté d’expression. « Bien précieux » en Europe, « bien sacré aux États-Unis » », in La liberté d’expression aux États-Unis et en Europe (sous la direction d’Élisabeth Zoller), Paris, Dalloz, 2008, p. 1-7.

[4] Voy. notamment : Jean-François Flauss, « La Cour européenne des droits de l’homme et la liberté d’expression », in La liberté d’expression aux États-Unis et en Europe (sous la direction d’Élisabeth Zoller), op. cit., p. 124-136.

[5] Voy. sur ce point Jean-Loup Charrier, Code de la Convention européenne des droits de l’homme, Paris, Litec, 2005, p. 184-190.

[6] La Cour fait valoir notamment que « si la matérialité des premiers [les jugements de fait] peut se prouver, les seconds [les jugements de valeur] ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (…). Or, pour les jugements de valeur, cette exigence est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention » (Voy. notamment : Cour eur. droits de l’homme, 8 juillet 1986, Lingens c. Autriche ; Cour eur. droits de l’homme, 28 septembre 1999, Dalban c. Roumanie).

[7] Dans cette controverse remontant au moins à David Hume, trois thèses sont disponibles : celle qui soutient une coupure radicale entre les jugements de valeur et les jugements de fait (voy. par exemple d’André Comte-Sponville, Valeur et vérité. Études cyniques, Paris, PUF, 1994) ; celle qui fait valoir l’existence d’une grande similitude entre les jugements de fait et les jugements de valeur et une possible objectivation des jugements de valeur (voy. par exemple de Raymond Boudon, Le Juste et le Vrai, Paris, Fayard, 1995) ; celle qui soutient la possibilité de passerelles entre jugements de valeur et jugements de fait (voy. par exemple de Jean-Pierre Changeux, Fondements naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, 1993).

[8] Les « formalités », les « conditions », les « restrictions » ou les « sanctions » en question peuvent consister en des peines pénales, en des interdictions de publier, en des réparations civiles, en des confiscations, etc.

[9] Jean-Loup Charrier, op. cit., p. 191-192.

[10] Entres autres références : Cour eur. droits de l’homme, 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c. Islande ; Cour eur. droits de l’homme, 20 mai 1999, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège ; Cour eur. droits de l’homme, 7 novembre 2006,  Mamère c. France ; Cour eur. droits de l’homme, 14 février 2008, July et SARL Libération c. France.

[11] Sur cette discussion, voy. notamment de Jack Shafer les deux notes célèbres qu’il a publiées sur slate.com (traduction et publication françaises par slate.fr) : « La démocratie a-t-elle vraiment besoin du journalisme ? » – « Les journaux ne font pas la démocratie. Il est temps d’en finir avec cette idée ! ».  Sources : http://www.slate.fr/story/9991/la-democratie-t-elle-vraiment-besoin-du-journalisme – http://www.slate.fr/story/2881/les-journaux-antis%C3%A8che-de-la-d%C3%A9mocratie

[12] « Au sein de la Cour européenne », écrit Jean-François Flauss, « la protection valorisée (et à valoriser) de la liberté d’expression journalistique n’a jamais été véritablement, en tant que telle, mise en cause. En revanche, le degré même de cette valorisation a été constamment un sujet de désaccord » (op. cit., p. 115).

[13] Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1932.

[14] Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1997.

[15] Sur la manière dont le droit français pour sa part évite de faire une hiérarchie statutaire entre « journalistes professionnels », voy. notre contribution au présent volume : « Une catégorie juridique impériale du droit français : la notion de « journaliste professionnel«  ».

[16] Cour eur. droits de l’homme, 27 mai 2004, Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie (à propos d’associations de défense de l’environnement) ; Cour eur. droits de l’homme, 14 avril 2009, Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie (à propos d’associations de défense des droits de l’homme et de promotion de l’État de droit).

[17] Sur cette question centrale de la philosophie politique et juridique, voy. notamment de Philippe Raynaud, Le juge et le philosophe. Essais sur le nouvel âge du droit, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2008.

[18] Voy. par exemple la distinction faite par Érik Neveu entre les « journalistes assis » et les « journalistes debout » (Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La découverte, 2001). Voy. également : Cyril Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Éditions Métaillé, 2000 ; Coll., Le journalisme, CNRS éditions, coll. « Les essentiels d’Hermès », 2009.

[19] Cyril Lemieux, « De certaines différences internationales en matière de pratiques journalistiques : Comment les décrire ? Comment les expliquer ?», in Jean-Baptiste Legavre (dir.), La presse écrite : objet(s) délaissé(s) ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 29-51.

[20] Jacques Le Bohec, Les Mythes professionnels des journalistes, Paris, L’Harmattan, 2000.

[21] Entre autres arrêts : Cour eur. droits de l’homme, 29 mars 2001, Thoma c. Luxembourg ; Cour eur. droits de l’homme, 30 mars 2004, Radio France et autres c. France ; Cour eur. droits de l’homme, 18 février 2010, Taffin et Contribuables Associés c. France.

[22] Sur le contentieux (français) du journalisme « amateur », voy. la contribution de Lucien Castex dans le présent ouvrage.

[23] Sur cet idéal, voy. Cyril Lemieux (éd.), La subjectivité journalistique. Onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information, Paris, EHESS, Coll. « Cas de figure », 2010.

[24] Cour eur. droits de l’homme, 20 mai 1999, Bladet Tromsø et Stensaas ; Cour eur. droits de l’homme, 17 décembre 2004, Pedersen et Baadsgaard ; Cour eur. droits de l’homme, 20 novembre 2008, Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c. France.

[25] Collectif, Les médias sous contrôle judiciaire ?, Paris, PUF, coll. « Politique d’aujourd’hui », 2007.

 

Le « journaliste professionnel », une catégorie légale très française

Une historiographie courante des médias en France tend à ramener l’histoire juridico-politique du journalisme à l’histoire juridico-politique de la presse[1] et donc à considérer les grands moments de la réglementation de la presse, que ces moments aillent dans le sens du libéralisme ou qu’ils aient consisté en un refus du libéralisme, comme autant de moments de réglementation du journalisme. Cette assimilation a pour elle la définition usuelle du journaliste comme étant « celui qui fait, publie un journal » – définition au regard de laquelle il apparaît que « Th. Renaudot fut le premier journaliste français » – ou toute « personne qui collabore à la rédaction d’un journal » (Petit Robert).

Cette assimilation se heurte néanmoins en droit à un fait : pour avoir toujours été très présente dans le débat politique, la notion de journaliste n’est pas vraiment une catégorie légale en France avant le vingtième siècle, c’est-à-dire avant la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes (« loi Brachard ») ; d’où son absence des tables des recueils de législation et de jurisprudence du XVIIIème siècle et du XIXème siècle (en l’occurrence le Recueil Duvergier), d’où son absence de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse[2].

C’est donc dans le contexte d’une réflexion et d’une action intéressant les conditions de travail et de vie des journalistes, autrement dit par le prisme de la question sociale[3], qu’intervient la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes. La question d’une définition légale du journalisme se pose ainsi dans un contexte de renouvellement des supports et de professionnalisation des pratiques : s’agissant des supports, si la presse écrite existe alors depuis près de trois siècles, la radio pour sa part est en plein essor, et la télévision en est à ses débuts ; quant à la professionnalisation des pratiques, elle est témoignée par une forte intégration bureaucratique des entreprises (hiérarchisation des fonctions et spécialisation des tâches), par l’apparition des premières organisations professionnelles et syndicales (la naissance du Syndicat national des journalistes date de 1918), par la promotion des premiers codes de déontologie (la première « charte des devoirs professionnels des journalistes français » date de 1918), des premières écoles professionnelles (l’École de Journalisme de Dick May date de 1899).

La loi Brachard consacre donc explicitement et formellement le « journaliste » ou, plus exactement, le « journaliste professionnel »[4] en ces termes :

« Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France, ou dans une agence française d’informations, et qui en tire le principal des ressources nécessaires à son existence.

Le correspondant, qu’il travaille sur le territoire français ou à l’étranger, est un journaliste professionnel, s’il reçoit des appointements fixes et remplit les conditions prévues au paragraphe précédent.

Sont assimilés aux journalistes professionnels, les collaborateurs directs de la rédaction : rédacteurs-traducteurs, sténographes-rédacteurs, rédacteurs-réviseurs, reporters-dessinateurs, reporters-photographes, à l’exclusion des agents de publicité, et de tous ceux qui n’apportent, à un titre quelconque, qu’une collaboration occasionnelle. »

Définissant ainsi le journalisme pour la première fois, le législateur crée en même temps la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), chargée de délivrer la « carte de presse » aux « journalistes professionnels » tels que définis par la loi. Par suite de la loi, les relations entre journalistes et employeurs furent codifiées en 1937 par l’adoption de la Convention collective nationale des journalistes[5].

L’invention législative de 1935 est remarquable par sa stabilité. Si elle a été amendée par les lois du 13 décembre 1956, du 2 janvier 1973 ainsi que par la loi du 4 juillet 1974 (« loi Cressard ») qui a fait bénéficier aux « pigistes » les droits accordés aux « journalistes professionnels », les éléments-clés de labellisation du « journaliste professionnel » qu’elle a posée n’ont jamais été remis en cause : une pratique du journalisme en tant que savoir-faire spécifique ; l’exercice pour le compte d’une structure entrepreunariale (éditeur d’une publication, agence de presse, etc.) ; une pratique gratifiée d’une rétribution significative (critère des ressources procurée). Au demeurant, les dispositions afférentes de l’ancien code du travail ont été reprises à l’identique dans le nouveau code du travail, la définition du « journaliste professionnel » en particulier basculant telle quelle de l’article 761-2 de l’ancien code aux articles L. 7111-3 à L. 7111-5 du nouveau code du travail[6].

Cette stabilité est d’autant plus remarquable que le système de la loi Brachard, d’une part, dédouble la compétence juridictionnelle en matière de labellisation journalistique et, d’autre part, induit une herméneutique délicate du critère reconnaissance des « journalistes professionnels » tenant à la pratique d’un savoir-faire spécifique.

I. Le dualisme juridictionnel en matière de labellisation journalistique

La multiplication récente d’occurrences de la notion de « journaliste » dans le droit français prête souvent à un contresens dans les articles de presse ou dans la doctrine juridique lorsqu’il est dit qu’il s’agit d’autant de « définitions » des journalistes ou que telle loi a « réglé » le problème de la définition du journaliste en droit français. Ce contresens découle de la confusion entre les contextes normatifs et procéduraux labellisants du « journaliste professionnel » de ceux qui ne le sont pas.

A. La répartition du contentieux de la reconnaissance entre la juridiction administration et la juridiction judiciaire

La définition légale du « journaliste professionnel » se prête à deux types de contentieux : le contentieux devant les juridictions judiciaires de la violation par l’employeur des droits sociaux attachés à la qualité de « journaliste professionnel » ; le contentieux devant le Conseil d’État des décisions de la Commission de la Carte d’identité des journalistes professionnels[7], autrement dit le contentieux des décisions négatives de l’autorité administrative[8] et compétente depuis pour délivrer la « carte de presse » – la carte professionnelle du « journaliste professionnel »[9].

Ce « dualisme juridictionnel » ne pose pas de problèmes pour deux raisons : d’une part la possession ou la non-possession de la « carte de presse » délivrée par la Commission compétente est indifférente aux juridictions judiciaires (en leurs formations sociales) lorsqu’elles statuent sur les droits sociaux des « journalistes professionnels » au sens de la loi[10] ou, plus exactement, la circonstance que l’on ne soit pas titulaire de la « carte de presse » ne fait pas nécessairement conclure les juridictions judiciaires à l’inapplicabilité des droits sociaux dévolus aux « journalistes professionnels » par le code du travail ; d’autre part, dans l’exercice de leurs compétences respectives, le Conseil d’État et les juridictions judiciaires ont des interprétations assez concordantes des critères légaux.

De fait le contentieux de la « carte de presse » devant le Conseil d’État est particulièrement faible (à peine une vingtaine d’arrêts du Conseil d’État répertoriés depuis le début des années 1980) rapporté à la progression significative des demandes[11]. Certains professionnels voudront considérer que l’explication de la faiblesse de ce contentieux est liée au libéralisme de la Commission[12]. Plus sûrement, cette faiblesse doit à la subsomption durable dans le champ d’application de la loi des collaborateurs directs de la rédaction, des rédacteurs-traducteurs, des sténographes-rédacteurs, des rédacteurs-réviseurs, des reporters-dessinateurs, des reporters-photographes. Et l’incorporation des « pigistes » en 1974 dans le champ d’application de la définition légale n’a pas moins fait disparaître une source traditionnelle de contentieux. Il en va de même de l’incorporation dans le champ d’application de la loi de journalistes salariés des entreprises de communication audiovisuelle au sens de la loi du 29 juillet 1982, celle des « entreprises de production » – soit les « entreprises audiovisuelles ayant pour activité la création d’œuvres audiovisuelles destinées à être diffusées dans le public même lorsque les entreprises en question ne diffusent pas directement les œuvres qu’elles produisent »[13] – celle encore des « journalistes exerçant leur profession dans une ou plusieurs entreprises de communication au public par voie électronique »[14].

Une autre explication rationnelle de la faiblesse de ce contentieux tient à l’existence d’un certain nombre d’incompatibilités légales avec la qualité de « journaliste professionnel », soit l’incompatibilité qui frappe les publicitaires, les chargés de relations publiques et les attachés de presse[15], les agents publics (fonctionnaires ou contractuels)[16]. Enfin, le maillage du territoire par de nombreuses écoles professionnelles « dispensant un cursus de formation reconnu par la Convention Collective Nationale des Journalistes » (une quinzaine aujourd’hui), en installant une sorte de présomption d’aptitude en faveur de nombre d’entrants dans la profession (en tout cas parmi les plus jeunes générations de journalistes), a lui aussi facilité le travail d’adoubement de la Commission.

B. Les contextes procéduraux non-labellisants

Ce sont deux occurrences récentes de la notion de « journaliste » dans le droit français – le droit de la propriété intellectuelle et le contentieux de l’exploitation des œuvres des journalistes d’une part, la procédure pénale et la protection de sources des journalistes d’autre part – dont il faut dire pourquoi elles sont « accessoires » par rapport au point fixe définitionnel que représentent les dispositions de la loi Brachard.

1. Le contentieux de l’exploitation des œuvres des journalistes

L’article 20 de la loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet (« loi Hadopi ») introduit en effet dans le code de la propriété intellectuelle une section 6 relative au « droit d’exploitation des œuvres des journalistes » (articles L. 132-35 à L. 132-45 du code la propriété intellectuelle) qui s’est proposée de résoudre un conflit durable entre les journalistes salariés pour l’essentiel [lesquels, lorsque leurs articles ont les propriétés d’une « œuvre originale » prétendant à la protection du droit d’auteur, voudraient voir rémunérées leurs réutilisations] et leurs employeurs [lesquels, en tant qu’ils sont propriétaires ou gérants d’une « œuvre collective » au sens du code de la propriété intellectuelle qu’est une publication, voulaient aller au-delà des dérogations que cette qualité d’« œuvre collective » autorisait déjà pour l’étendre aux réutilisations des articles de leurs journalistes].

C’est donc nécessairement à des « journalistes professionnels » au sens du code du travail que la loi du 12 juin 2009 s’intéresse (d’où la référence qu’elle fait au code du travail) mais pas à tous « les journalistes professionnels » puisque, précisément, c’est en fonction de la nature du lien contractuel entre le « journaliste professionnel » et l’employeur, de la nature même de l’employeur (éditeurs de presse et de services de communication en ligne), de l’importance économique que représente pour le « journaliste professionnel » ses productions, de la nature des réutilisations du travail journalistique, qu’est définie par la loi la rémunération spécifique sous forme de droits d’auteur ou de salaires de ces réutilisations[17].

2. Le contentieux du secret des sources

Il n’y a pas davantage de confusion ou de substitution dans la définition légale du « journaliste professionnel » du fait de la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes[18]. C’est un contre-sens juridique que de prétendre que cette loi ferait désormais coexister en France plusieurs catégories de journalistes. La loi du 4 janvier 2010 est moins intéressée à définir le « journalisme » ou le « journaliste » qu’à caractériser (au-delà des journalistes professionnels » au sens du code du travail) le champ d’application des protections qu’elle organise : les « journalistes professionnels » proprement dits ; les directeurs de la publication ; toute personne qui concourt directement au recueil d’informations et à leur diffusion au public, et ce quelques soient les ressources qu’elle en tire et qu’il s’agisse ou non de son activité principale[19]. Ici aussi, la définition légale du « journaliste professionnel » reste un invariant à partir duquel le législateur part pour concevoir une garantie effective de la liberté journalistique qui tienne compte par ailleurs du caractère d’« œuvre collective » de l’offre éditoriale d’une entreprise de presse, d’une entreprise de communication audiovisuelle[20] ou d’une entreprise de communication au public par voie électronique[21].

II. Le journalisme comme savoir faire intellectuel spécifique

Sans prétendre vouloir donner à son énoncé les caractères d’une théorie générale, le Conseil d’État a pu soutenir que « peut seule être regardée comme un journaliste, au sens et pour l’application des articles 761-1 et suivants du code du travail et, en particulier, pour la délivrance de la carte d’identité professionnelle instituée par l’article L. 761-15, la personne qui, soit par la rédaction d’articles d’actualité générale ou sur des sujets spécialisés et, notamment, professionnels, soit par la conception, la réalisation ou la présentation d’émissions d’information, apporte une contribution intellectuelle ou de création à l’entreprise à laquelle elle apporte son concours »[22]. Plus fondamentalement, le juge dit pouvoir autonomiser un savoir-faire journalistique et substantialiser « l’actualité » dont les journalistes sont supposés rendre compte.

A. La doctrine juridique du savoir-faire journalistique

Le savoir-faire auquel les organes juridiques (la Commission, le Conseil d’État, les juridictions judiciaires) d’application de la « loi Brachard » se réfèrent est (évidemment) extérieur à toute considération déontologique ou éthique ou de police des discours journalistiques (injures, diffamations, offenses, atteinte à la vie privée, atteinte à la présomption d’innocence). Ce savoir-faire renvoie plutôt à une tentative de substantialisation et d’objectivation de l’exercice journalistique.

Dans un cas où il s’était agi de dire si les contributions d’historiens professionnels à une publication de presse leur permettaient de prétendre au label de « journaliste professionnel », le Conseil d’État a répondu qu’il fallait tenir compte de la manière dont les thèmes abordés par ces historiens sont « traités dans les publications en cause »[23]. Le Conseil d’État suggère ainsi qu’il existe des méthodes spécifiques du journalisme distinctes, par exemple de celles des historiens, autrement dit un savoir-faire proprement journalistique. Si cette distinction faite par le juge dit quelque chose du développement d’écoles de journalisme vouées à la transmission de techniques professionnelles[24], la portée générale que lui donne le Conseil d’État – la distinction du « journalisme » au sein des « travailleurs du savoir » utilisant la plume (ou le verbe) – est néanmoins discutable pour des raisons qui tiennent : pour une part aux champs réputés voisins du journalisme parmi les professions intellectuelles qui ont en commun avec lui de pratiquer l’écriture (les sciences humaines et sociales en général et l’Histoire en particulier, les écrivains) ; pour une autre part au champ journalistique lui-même.

D’un côté, cette distinction fait abstraction de ce qu’il existe des pratiques discursives dans les sciences humaines et sociales (spécialement parmi les sociologues et parmi les historiens en particulier) que certains autres spécialistes de ces savoirs considèrent pour leur part comme relevant du « journalisme », soit parce que les objets au centre de ces pratiques discursives sont considérés par eux comme n’étant pas des objets pertinents[25], soit parce que ces pratiques ne satisferaient pas aux « canons » ou à certaines exigences méthodologiques[26]. A quoi il faut d’ailleurs ajouter la réduction pure et simple de la connaissance historique à un genre littéraire et narratif parmi d’autres (une réduction pratiquée notamment par les tenants du Linguistic Turn en histoire). Quant à la distinction suggérée par le Conseil d’État entre un savoir faire journalistique et un savoir faire littéraire, elle peut être hypothéquée par : l’existence de productions journalistiques parvenues à la dignité littéraire[27] ; l’existence – plus fréquente il est vrai – de productions en matière de roman ou de récit dont le label littéraire est contesté au profit d’un label journalistique ; l’originalité statutaire au sein du journalisme du journalisme économique, et plus encore, du journalisme scientifique[28] ; l’antériorité dans le journalisme du Storytelling[29] et la prospérité du New Journalism, du Literary Journalism ou du Narrative Journalism.

D’un autre côté, l’appréhension holiste du savoir-faire des journalistes qui est derrière la distinction entre ce savoir-faire et celui de certains autres « travailleurs du savoir » fait abstraction de l’extrême diversification et division des tâches à l’intérieur de la profession[30] et de ce qu’il existe des pratiques discursives en matière de journalisme (que celles-ci soient le fait de journalistes diplômés d’écoles professionnelles ou non) que certains journalistes pour leur part peuvent considérer comme ne relevant pas « vraiment » du « journalisme » (l’éditorial, la tribune, le journalisme « people », et même le Gonzo Journalism[31]).

B. L’« actualité » comme standard qualifiant

Être « journaliste professionnel » au sens de la loi française suppose donc également d’avoir comme matériau « l’actualité ». C’est ainsi, par exemple, qu’un dessinateur illustrant de manière pertinente un « fait d’actualité » pourra être qualifié de journaliste au sens de la loi, mais pas l’illustrateur en bandes dessinées d’œuvres de fiction[32].

En 1996, le Conseil d’État a par ailleurs conclu à la légalité du refus de la « carte de presse » à un demandeur qui excipait de ses fonctions de responsable de la rédaction dans une publication périodique éditée par une société exploitant une chaîne de télévision et destinée d’une part à faire connaître à la presse les programmes de cette chaîne, d’autre part à être diffusée à l’intérieur des services de la société[33]. En substance le Conseil d’État aura considéré qu’un travail rédactionnel de type promotionnel ne peut prétendre au label d’activité de « journaliste professionnel » au sens de la loi[34]. L’arrêt Mme Eyraud de 1997 ne mérite pas moins d’être cité puisque le Conseil d’État y a fait valoir qu’une personne employée en qualité d’illustrateur par une revue pouvait se voir reconnaître la qualité de reporter-dessinateur et donc de « journaliste professionnel » au sens de la loi si les illustrations qui lui sont confiées présentent « un caractère suffisant de rapport avec l’actualité »[35].

Cette mobilisation du concept « d’actualité » ou de « fait d’actualité » est remarquable par son décalage avec la référence anglo-américaine aux « news » ; elle suggère au fond un évitement de la notion d’« information » bien que celle-ci soit plus convenue dans les textes juridiques portant définition de la liberté de la presse, des privilèges statutaires et des immunités afférentes. Cette préférence des organes juridiques pour le critère tiré de « l’actualité » plutôt que celui tiré de « l’information » n’est pas innocente puisque dans le premier cas l’on est en présence d’une notion relativement neutre renvoyant à tout fait ayant un caractère d’immédiateté, (que son objet soit politique, économique, sportif, sociétal, culturel, religieux, un fait divers et qu’il puisse prétendre ou non à la qualification d’« événement ») alors que dans le second l’on est en présence d’une notion ayant une forte charge axiologique et symbolique parce que renvoyant à la recherche de la vérité, à la recherche du progrès humain, à l’éthique de la démocratie. De fait, le critère tiré du traitement de « l’actualité » permet d’inclure dans le « journalisme professionnel », par exemple, le traitement de la vie privée des célébrités et autres personnes publiques (« presse people », « presse mondaine », « presse à scandale », « presse de caniveau ») sans formaliser ou expliciter juridiquement le privilège symbolique et/ou moral attaché en France comme ailleurs à certains objets journalistiques et spécialement à la « politique ».

*

Tout porte ainsi à penser que la définition légale du « journaliste professionnel » posée en France depuis 1935 a encore de beaux jours devant elle, ce pour deux raisons au moins. D’un côté, cette définition a pour elle sa force d’absorption dans l’État social de tous les « auteurs » des médias traitant de « l’actualité », soumis à un lien de subordination par rapport à un employeur et vivant plus ou moins de leur écriture[36], ce qui est tout sauf le cas, par exemple, des blogueurs ou de ceux des journalistes qui choisissent le statut d’« auto-entrepreneur » [37]. De l’autre côté, cette définition n’est pas incommodante : ni pour les entreprises légales de définition de facilités financières, administratives ou fiscales (aides publiques à la presse et aux services d’information en ligne) ; ni pour les entreprises légales de définition de privilèges ou d’immunités (secret des sources[38]) ; ni pour les polices légales du discours, puisqu’il n’y a pas en droit français (ni ailleurs) d’exception journalistique ou d’excuse journalistique à l’intérieur des sanctions des abus de la liberté d’expression[39].

La définition légale du « journaliste professionnel » codifiée au code du travail n’est pas non plus incommodante pour une éventuelle entreprise de définition d’une police professionnelle. La véritable difficulté juridique inhérente à la création d’un « code de déontologie »[40] et d’un organe d’autorégulation n’est pas tant de concevoir leur champ d’application ou de compétence ratione personae, soit une question qui a exagérément occupé le débat français en raison d’une comparaison avec la situation de ceux des ordres professionnels attachés aux professions dont l’accès est absolument conditionné par la détention d’un diplôme spécifique (architectes, avocats, médecins, experts-comptables). Or ce rapprochement est tout sauf utile : d’abord parce qu’une instance d’autorégulation peut exister en dehors des professions dont l’accès est conditionné par la détention d’un titre spécifique[41]; surtout parce que si, comme prévu, l’on adosse le code de déontologie des journalistes à une convention collective des journalistes qui elle-même renvoie à la définition du « journaliste professionnel » donnée par le code du travail, la question du champ d’application ratione personae de ce nouveau texte serait nécessairement, mais implicitement, tranchée. Le véritable défi juridique dans l’entreprise contemporaine de définition d’une police professionnelle est donc ailleurs. Il est plutôt dans la substantialisation de la faute déontologique et dans l’articulation entre le déontologique dévolu à la commission envisagée, le pouvoir disciplinaire propre à l’employeur du « journaliste professionnel » (pouvoir exercé sous le contrôle du juge du travail), le pouvoir répressif dévolu au juge civil et au juge pénal en cas de disfonctionnements sanctionnés par la loi civile et/ou pénale[42].

[1] Voy. notamment : Pierre Albert, La presse française, Paris, La documentation française, coll. « Les études », 2008 ; Ch. Delporte, Les journalistes en France, 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1999 ; Géraldine Muhlmann, Une histoire politique du journalisme (XIXème-XXème siècle), Paris, PUF, 2004 (réédition : Points, 2007) ; Michel Mathien, Les journalistes. Histoire, pratique et enjeux, Paris, Ellipses, 2007.

[2] Cette inexistence légale (formelle), le rapporteur de la proposition de loi relative au statut professionnel des journalistes dont est née la loi du 29 mars 1935 en convenait d’ailleurs. Voy. le Rapport fait au nom de la commission du travail chargée d’examiner la proposition de loi de M. Henri Guernut et plusieurs de ses collègues relative au statut professionnel des journalistes, par M. Brachard, député : document parlementaire n° 4516, Chambre des députés, quinzième législature, session de 1935, Annexe au procès-verbal de la séance du 22 janvier 1935.

[3] Voy. à ce propos : Christian Delporte, op. cit. ; Patrick Éveno, Histoire de la protection sociale de la presse, Paris, Jacob-Duvernets Éditions, 2009. Il est d’ailleurs remarquable qu’à la Chambre des députés, ce soit la commission du travail qui ait été chargée d’examiner le texte dont est issu la loi du 29 mars 1935.

[4] Les dispositions de la loi Brachard avaient substantialisé une section spéciale III intitulée « Des journalistes professionnels » que ledit texte a ajouté au chapitre 2 du livre Ier (titre II) du Code du travail de l’époque.

[5] Convention adoptée le 23 novembre 1937. En l’état c’est la convention collective nationale des journalistes datée du 1er novembre 1976, refondue le 27 octobre 1987 et étendue par arrêté ministériel le 2 février 1988 qui est applicable.

[6] La circonstance que la convention collective nationale des journalistes se contente de renvoyer à la loi s’agissant de son propre champ d’application n’a guère d’importance en droit puisque cette convention ne peut pas, en tout état de cause, être en deça de la loi.

[7] Créée par la loi du 29 mars 1935, la Commission de la Carte d’identité des journalistes professionnels  statue d’abord en « Commission de première instance » puis en « Commission supérieure ».

[8] On notera que le Conseil d’État a jugé que la Commission supérieure, lorsqu’elle statue sur les refus de carte d’identité de journaliste professionnel, ne prend pas de décision de caractère juridictionnel (Conseil d’État, 10 juin 1994, Duriez-Costes, tables, p. 1094). La Commission est donc une autorité administrative qui n’est cependant guère citée dans les répertoires des « autorités administratives indépendantes ».

[9] On lira avec intérêt l’article en ligne de Denis Ruellan, « Expansion ou dilution du journalisme » ? (Source : http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2005/Ruellan/index.php).

[10] Cour de cassation, chambre sociale, 1er avril 1992, Bull. civ. V, n° 221 ; D. 1992. IR. 157 ; CSB 1992. 137, A 25. Il convient néanmoins de noter que l’article 6 de la convention collective des journalistes fait de la « carte de presse » un élément de la sécurité juridique des « journalistes professionnels » en disposant qu’« aucune entreprise visée par la présente convention ne pourra employer pendant plus de trois mois des journalistes professionnels et assimilés qui ne seraient pas titulaires de la carte professionnelle de l’année en cours ou pour lesquels cette carte n’aurait pas été demandée ». C’est la même exigence de sécurité juridique qui fait par exemple démarrer à la première délivrance de la carte le délai d’ancienneté nécessaire au calcul de certaines primes (articles 23 et 24 de la Convention collective). La « carte de presse » emporte également d’autres avantages et facilités (réductions fiscales, gratuité de certains lieux et manifestations culturels, etc.).

[11] http://www.ccijp.net/article-33-cartes-attribuees.html

[12] Il est vrai que des polémiques, assez circonscrites au demeurant, ont pu agrémenter telle ou telle dévolution de la carte à une personnalité non diplômée d’une École de journalisme.

[13] Conseil d’État, 5 avril 2002, RJS 2002. 683, n° 909.

[14] Article L. 7111-5 du code du travail. Cette précision législative annihile un malentendu. En effet, de ce que le Conseil d’État avait validé une décision de refus de la carte de la presse par la CCIJP à des rédacteurs sur Internet, on a pu se poser la question : « les rédacteurs de sites internet peuvent-ils bénéficier de la carte de presse ? » (Frédéric Rolin, note sous Conseil d’État, 6ème et première sections réunies, 26 juillet 2007, M A, Légipresse, 1er janvier 2008, n° 248, p. 14 -16. Or le problème n’était pas qu’il s’agisse de rédacteurs de sites internet mais d’un site internet créé par un établissement public, la Cité des sciences et de l’industrie, en vue de la valorisation de ses expositions. C’est donc le fait que le rôle et l’activité du site en question « se confondent avec ceux de l’établissement public », qui a été déterminant et non la circonstance qu’il s’agisse « en soi », si l’on ose dire, d’un site internet.

[15] Article 3 de l’arrêté du 23 octobre 1964 portant définition des professions de conseiller en relations publiques et d’attaché de presse (Journal officiel, 1e novembre 1964, p. 9801).

[16] Conseil d’État, 30 mai 1986, Mme Moglia, p. 155. Le Conseil d’État a jugé qu’un agent public contractuel de la ville de Lyon, affecté à temps plein à des tâches de journaliste au sein de publications municipales, n’a pas pour autant la qualité de « journaliste professionnel » au sens de la loi.

[17] Sur les prescriptions de ce texte, voy. spécialement d’Emmanuel Derieux et d’Agnès Granchet, Lutte contre le téléchargement illégal. Lois DADVSI et HADOPI, Paris, Lamy, 2010, p. 154-165.

[18] Sur ce texte, voy. notre contribution au présent ouvrage : « Secret des sources des journalistiques, légistique et appréciation souveraine des juges ».

[19] Article 2, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi n°2010-1 du 4 janvier 2010, relative à la protection du secret des sources des journalistes.

[20] Article 93 de la loi du 29 juillet 1982.

[21] Article L7111-5 du Code du travail.

[22] Conseil d’État, 20 avril 2005, Saborit, Tables, p. 1007 (Voy. également : Cour d’appel de Paris, 7 avril 1960, JCP, 1960, II, n°11600). Le Conseil a inféré de sa proposition que le label légal ne s’appliquait donc pas à une personne « qui n’apporte, notamment dans un reportage audiovisuel, qu’une contribution technique, alors même que celle-ci comporte, pour la bonne exécution du travail, certains choix et ne se borne pas à une pure exécution ».

[23] Conseil d’État, Bludzien, 22 mai 1992, n° 99402, tables, p. 1188.

[24] Des techniques dont l’existence – s’agissant en particulier des techniques d’écriture – est témoignée notamment par l’existence d’une offre de manuels et guides. Voy. notamment : Yves agnès, manuel du journalisme. Écrire pour le journal, paris, la découverte, coll. « repères », 2002 ; Jean-François Bège, Manuel de la rédaction : les techniques journalistiques de base, Paris, CFPJ Éditions 2007 ; Jean-Luc martin-lagardette, Le guide de l’écriture journalistique, Paris, Éditions La découverte, 7ème édition, 2009 ; Jacques mouriquand, L’écriture journalistique, PUF, coll. « que sais-je » ?, 3ème édition, 2005.

[25] Voy. par exemple à ce propos la controverse historiographique sur la question de savoir si l’« Histoire du temps présent » était bien de l’Histoire ou plutôt du journalisme. Voy. de la même manière les controverses suscitées par la « sociologie de l’intimité ». Voy. plus généralement : Vincent Goulet et Philippe Ponet, « Journalistes et sociologues. Retour sur des luttes pour « écrire le social » », Questions de communication, 2009, n° 16, p. 7-26.

[26] Voy. par exemple en France les relations « distantes » entre les historiens universitaires et les historiens « grand public » (Jacques Bainville ou André Maurois hier, Max Gallo aujourd’hui), que les premiers analysent plutôt comme étant, au mieux des « essayistes », au pire des journalistes.

[27] Entre autres figures de référence de cette « traversée des frontières », l’on peut citer Albert Londres, Joseph Kessel, les précurseurs de la Beat Generation (William Burroughs, Allen Ginsberg et Jack Kerouac), Colette ou, plus récemment, Ryszard Kapuscinski.

[28] Sur cette originalité, voy. notamment : Françoise Tristani-Potteaux, Les journalistes scientifiques. Médiateurs des savoirs, Paris, Économica, coll. « Médias Poche », 1997.

[29] Sur le storytelling comme « vieille méthode journalistique » et sur les limites de l’ouvrage (Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2008) qui a popularisé cette expression en France en en faisant un paradigme d’interprétation de la politique contemporaine, voy. A. Weinberg, « Le storytelling, une arme de distraction massive », Sciences humaines, n° 209, novembre 2009, p. 34.

[30] Voy. notamment : Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2004 ; Collectif, Les Journalistes français à l’aube de l’an 2000, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2001.

[31] Sur le Gonzo journalism, on lira notamment la biographie de l’une de ses plus grandes figures, Hunter S. thompson : William Mckeen, Hunter S. Thompson. Journaliste et hors-la-loi (traduction française), Paris, Éditions Tristram, 2010.

[32] Cour de cassation, chambre sociale, 4 juin 1987, Domenech, n°83-41138.

[33] Conseil d’État, 21 octobre 1996, Mme Fouillaud, tables 1064.

[34] Dans le même sens, voy. Conseil d’État, 22 juin 2001, Lahache, Tables p. 1076 ; voy. Conseil d’État, 24 octobre 2001, Mme Chenot-Jeandot, Rec. 490 : le fait d’illustrer la présentation des programmes figurant dans les magazines adressées aux abonnés de Canal + et de Canal Satellite ne présente pas le caractère d’une activité de journaliste professionnel car l’objet en est d’assurer la promotion des programmes de ces chaînes.

[35] Conseil d’État, 24 octobre 1997, Mme Eyraud, Rec. 373.

[36] Voy. supra l’articulation autour de cette définition des dispositions de la loi Hadopi I relatives au droit d’exploitation des œuvres des journalistes. C’est une autre question que de savoir si les droits de rétribution accordés par les dispositions introduites dans le code de la propriété intellectuelle sont satisfaisants ou non.

[37] Cette notion désigne en réalité le statut de « l’entrepreneur individuel » qui a été créé par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 portant modernisation de l’économie et qui est entré en application le 1er janvier 2009. Voy. Xavier Ternisien, « Les jeunes journalistes sont contraints de s’adapter dans une presse en pleine crise », Le Monde, 26 mai 2010.

[38] Voy. supra l’articulation autour de cette définition des dispositions de la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes.

[39] En matière de diffamation par exemple, l’« excuse de bonne foi » ou l’« exception de vérité des faits allégués » n’est pas circonscrite aux seules allégations litigieuses des journalistes. De la même manière le critère exonératoire de responsabilité pénale ou civile tiré par la Cour européenne des droits de l’homme de la contribution au « débat d’intérêt général » d’allégations litigieuses sur le terrain de l’injure, de la diffamation, de l’atteinte au droit à la vie privée, n’est pas circonscrit aux seules allégations avancées par des journalistes.

[40] Dans le prolongement des États généraux de la presse (2008-2009), un « comité des sages » présidé par Bruno Frappat (la « commission Frappat ») a été réuni par les pouvoirs publics afin de rédiger un « code de déontologie » ayant vocation à être introduit dans la convention collective des journalistes. Le « Projet de code de déontologie des journalistes » de la Commission Frappat a été présenté le 20 octobre 2009 et proposé à la négociation des partenaires sociaux.

[41] Voy. plus loin les chapitres sur l’autorégulation au Royaume-Uni ou au Québec.

[42] Sur les possibilités de concurrence et de complémentarité des énonciations déontologiques et des exigences légalo-judiciaires au Canada, voy. plus loin de Marc-François Bernier : « L’appropriation par les tribunaux civils canadiens des règles déontologiques dans les procès en diffamation dirigés contre les journalistes ».

Qu’est-ce qu’une « information » au sens du « droit à l’information » ?

Et si la catégorie la plus prestigieuse du droit des médias – la notion d’information – était elle-même un standard ? L’on est tenté de répondre par l’affirmative par le fait qu’il n’en existe aucune définition, ni légale, ni jurisprudentielle, lors même que les occurrences juridico-légales[1] en sont nombreuses, qu’il s’agisse des textes relatifs à l’Agence France-Presse[2], des textes régissant les subventions, les aides fiscales ou postales accordées aux « publications périodiques » ou aux sites Internet[3] ou des textes régissant les entreprises de communication audiovisuelle[4]. Quant à la doctrine juridique[5], si elle traite constamment de la « liberté d’information », du « droit à l’information » ou du « droit de l’information », c’est toujours sans envisager la question de savoir ce qu’est une information[6]. Cette question est d’autant plus difficile qu’elle engage hypothétiquement à de nombreuses distinctions langagières ou parmi les classes de discours et d’images dont les médias sont le support : la distinction entre « l’information » et « l’information des lecteurs (des téléspectateurs ou des internautes) »[7] ; la distinction entre « l’information » et la « communication »[8] ; la distinction entre l’« information », l’« opinion » et l’« idée »[9] ; la distinction entre « l’information », le « divertissement », la « variété »[10]. C’est dire si, au moins dans le contexte du droit des médias, une définition réelle de la notion d’information est proprement impossible. L’on doit donc se satisfaire d’une définition nominale, qui consiste à considérer qu’une information est une donnée ou une allégation éditée par un service de presse ou de communication et n’ayant pas été disqualifiée par une autorité de régulation ou par un juge en tant qu’elle serait légalement fausse[11] ou indicible[12].

Cette définition demande à être précisée. En premier lieu, si elle est indifférente à la division du champ médiatique entre des « professionnels de la communication », des « animateurs », des « rédacteurs amateurs » et des « journalistes », c’est pour cette raison que d’un point de vue légal ce n’est précisément pas « l’information » qui caractérise l’originalité statutaire du journaliste (ou du « journaliste professionnel » au sens du droit français), mais le traitement de l’« actualité » ou des « nouvelles » (news) – autrement dit un type d’informations – et même, plus exactement, certaines manières de traiter de celles des informations qui substantialisent l’« actualité » ou les « nouvelles ». Ce fait est vérifiable dans la rédaction de nombreux textes juridiques : les textes et la jurisprudence administrative relatifs à la dévolution de la carte de presse aux « journalistes »[13]; la définition du « service de presse en ligne » par l’article 1er de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse[14] ; les textes, la doctrine de la Commission paritaire des publications et agences de presse et la jurisprudence administrative relatifs à l’éligibilité aux aides publiques à la presse. S’agissant de ce dernier point en particulier, on notera que si traditionnellement, le fait pour une publication périodique d’avoir un contenu présentant « un caractère d’information politique et générale » était l’une des conditions d’éligibilité à ces aides publiques, les termes de cette condition d’éligibilité ont été redéfinis de manière remarquable par le décret n° 2007-734 du 7 mai 2007 modifiant les articles 72 et 73 de l’annexe III au code général des impôts et le décret n° 2007-787 du 9 mai 2007 modifiant certaines dispositions du code des postes et des communications électroniques. Il est plutôt désormais question des « journaux et écrits périodiques présentant un lien direct avec l’actualité, apprécié au regard de l’objet de la publication et présentant un apport éditorial significatif (…) », et remplissant par ailleurs d’autres conditions, dont celle d’avoir « un caractère d’intérêt général quant à la diffusion de la pensée : instruction, éducation, information, récréation du public »[15].

La définition de l’information qui vient d’être proposée, en retenant comme critère l’existence d’une donnée ou d’une allégation, pose par ailleurs la question de savoir s’il peut y avoir de l’information dans des images[16], plus exactement dans des images qui ne sont pas porteuses en elles-mêmes d’une ou de plusieurs allégations[17] – ce qui est le cas de la quasi-intégralité des images contemporaines. Pour ainsi dire, et en dehors de tout débat entre iconophilie et iconophobie : est-ce l’assassinat de John Kennedy à Dallas qui « fait » information ou bien cette qualité est-elle imputable à telle ou telle image de cet assassinat ? Est-ce l’assassinat du préfet Érignac en Corse qui « fait » information ou bien cette qualité est-elle imputable à telle image du préfet gisant ensanglantée sur une rue ? Sont-ce les attentats du 11 septembre qui « font » information ou bien cette qualité est-elle imputable à tout ou partie des milliers d’images disponibles sur ledit événement ? Si l’on répond par la négative à la question de savoir si une simple image peut, non pas seulement « vouloir dire quelque chose » ou « parler »[18] mais contenir une allégation, il faut alors au juriste analyser juridiquement[19] la subsomption des images dans la « liberté de l’information » ou dans le « droit à l’information ». Sous bénéfice d’inventaire, on suggèrera que cette subsomption cesse peut-être d’être juridiquement paradoxale si l’on accepte l’idée qu’il s’agit d’une fiction juridique et que, loin de ne connaître que des standards juridiques, le droit des médias éprouve précisément aussi… des fictions juridiques.

[1] Voir l’entrée « Information » du Dictionnaire de droit des médias d’Emmanuel Derieux (Éditions Victoires, 2004, p. 192-193).

[2] L’AFP a ainsi pour objet : « 1° De rechercher, tant en France et dans l’ensemble de l’Union française qu’à l’étranger, les éléments d’une information complète et objective ;  2° De mettre contre payement cette information à la disposition des usagers » (article 1er de la loi n° 57-32 du 10 janvier 1957 portant statut de l’agence France-Presse).

[3] Voir les articles D. 18 du code des postes et communications électroniques et 72 de l’annexe III au code général des impôts.

[4] La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication compte de très nombreuses occurrences de la notion, à propos notamment des sujétions en matière de pluralisme, de « programmes d’information », de publicité ou de parrainage, de limitation des concentrations.

[5] Voir par exemple : E. Dreyer, Droit de l’information. Responsabilité pénale des médias, Litec, 2002 ; A. Guedj, Liberté et responsabilité du journaliste dans l’ordre juridique européen et international, Bruylant, 2003 ; D. de Bellescize, L. Franceschini, Droit de la communication, PUF, 2005 ; B. Beignier, B. de Lamy, E. Dreyer (dir.), Traité de droit de la presse et des médias, Litec, 2009 ; E. Derieux et A. Granchet, Le droit des médias, Dalloz, 2010.

[6] L’étude que la Cour de cassation a consacrée en 2010 au Droit de savoir (cette étude, qui porte en quelque sorte sur la transparence en droit privé français, ne s’approprie donc pas le droit des médias en tant que tel), s’articule autour de la notion d’information mais sans qu’elle n’e propose non plus initialement une définition (Cour de cassation, Rapport 2010, La documentation française, 2011). Une place à part est à faire à l’« Ébauche d’une théorie juridique de l’information » publiée en 1984 par Pierre Catala (Recueil Dalloz, 1984, p. 97-104), même si sa réponse à la question qu’il s’est posée « Qu’est-ce donc que l’information ? » est ou bien lexicologique, ou bien, comme il reconnaît lui-même, d’une « grande généralité sémantique » (« l’information est un message quelconque ») (p. 98). Et que la réflexion de P. Catala est principalement déterminée par le développement de l’informatique.

[7] Dans le premier cas, les propriétés de « l’information » sont, pour ainsi dire, intrinsèques ; dans l’autre elles sont relationnelles.

[8] Cette distinction est structurante des représentations professionnelles qui traversent la partie du champ journalistique qui voit dans la « communication » des individus et des institutions ou des organisations (publiques ou privées) le repoussoir absolu. Cette distinction est également constitutive des « sciences de l’information et de la communication » sans que la « communication » n’y soit nécessairement assortie d’une représentation négative. Voir par exemple l’ambition développée par D. Wolton de « renverser le stéréotype dominant et [de] montrer pourquoi le vrai défi [contemporain] concerne davantage la communication que l’information » (D. Wolton, Informer n’est pas communiquer, CNRS Éditions, 2009, p. 11).

[9] La distinction entre « informations » et « idées » est faite par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

[10] Cette distinction est structurante de la régulation de la communication audiovisuelle (radios, télévision). On s’est interrogé par ailleurs sur le fait de savoir si non seulement cette distinction n’était pas en elle-même un arbitraire légal et si elle était toujours exigible empiriquement, compte tenu de la porosité contemporaine entre les différentes catégories de programmes audiovisuels (exception faite peut-être de la diffusion des films) dont rend par exemple compte le concept d’infotainment et la substitution progressive dans les textes de référence et les conventions signées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel avec les chaînes du concept d’« honnêteté des programmes » au concept de l’« honnêteté de l’information » (voir P. Mbongo, La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011).

[11] L’on pense ici à la répression administrative, civile ou pénale des « fausses nouvelles », des « diffamations », des publicités « fausses » ou « de nature à induire en erreur » (etc.), sachant par ailleurs que la « vérité légale » a ses propres critères de certification.

[12] L’on pense ici aux polices juridiques des injures, des outrages, des offenses, des atteintes à la vie privée, des atteintes à la présomption d’innocence, des atteintes aux secrets étatiques, des incitations et des provocations à certains agissements, etc.

[13] Nous nous permettons de renvoyer ici à notre étude : « Une catégorie impériale du droit français : la notion de journaliste professionnel », in La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, op. cit., p. 25-41.

[14] Dans sa rédaction issue de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 (art. 27), cet article dispose notamment : « (…) On entend par service de presse en ligne tout service de communication au public en ligne édité à titre professionnel par une personne physique ou morale qui a la maîtrise éditoriale de son contenu, consistant en la production et la mise à disposition du public d’un contenu original, d’intérêt général, renouvelé régulièrement, composé d’informations présentant un lien avec l’actualité et ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique, qui ne constitue pas un outil de promotion ou un accessoire d’une activité industrielle ou commerciale.

Un décret précise les conditions dans lesquelles un service de presse en ligne peut être reconnu, en vue notamment de bénéficier des avantages qui s’y attachent. Pour les services de presse en ligne présentant un caractère d’information politique et générale, cette reconnaissance implique l’emploi, à titre régulier, d’au moins un journaliste professionnel au sens de l’article L. 7111-3 du code du travail ».

[15]  Articles D. 18 du code des postes et communications électroniques et 72 de l’annexe III au code général des impôts.

[16] La notion d’image est moins aisée à définir que ne le suggère son usage généralisé. « Une définition restreinte et classique », écrit Nicolas Journet, « nous invite à exiger que l’image manifeste un degré minimum de deux propriétés : celle de représenter quelque chose d’autre qu’elle-même (un vrai chandelier n’est pas une image de chandelier) et celle de présenter un minimum de similitude ou de relation indicielle avec l’objet ou l’idée désignés, l’une n’excluant pas l’autre. Mais (…) l’image est aussi symbolique. De manière plus large, n’importe quel espace renfermant des signes plastiques interprétables est une image. Inversement, toute icône peut présenter des propriétés plastiques signifiantes » (N. Journet, « Comment définir l’image ? », Sciences humaines, hors série n° 43, décembre 2003/janvier-février 2004, p. 23).

[17] Ce qui est le cas d’une image contenant un message codé.

[18] Autrement dit avoir un ou plusieurs sens.

[19]  C’est-à-dire au-delà de l’évidence sociologique du « règne » contemporain des images.

Source : in La régulation des médias et ses standards juridiques, Mare et Martin, 2011, p. 181-186.

Histoire des libertés. La présidence de François Mitterrand

Dans son rapport aux libertés fondamentales, François Mitterrand se distingue significativement de ses prédécesseurs et de ses successeurs sous la Ve République par le fait que sa biographie ‒ au-delà de la fréquentation par l’intéressé de cercles et de manifestations de la « droite de la droite » avant-guerre[1]  ‒ est infiniment plus articulée à ces questions que celles des autres présidents de la République.

François Mitterrand est diplômé en droit (1934-1939). L’on peut faire l’hypothèse qu’ayant fréquenté la faculté de droit avant-guerre, il y a été socialisé à certains questionnements ou à des réflexions de nature plus ou moins savante sur les « libertés publiques », comme on disait à l’époque[2]. En revanche, François Mitterrand a plutôt été membre du Barreau de Paris qu’il n’a été…  avocat. Peut-être l’inscription au Barreau de Paris était-elle la seule possibilité qui s’offrait alors à qui ne se sentait pas une disposition particulière pour la magistrature ou le notariat[3].

François Mitterrand a plus sûrement exercé de très nombreuses fonctions politiques dans le contexte desquelles la référence aux « libertés publiques » fut centrale à différents égards[4]. En tant que député de la Nièvre (1946-1958), il fut membre de la commission de la presse, secrétaire d’État à la présidence du Conseil chargé de l’information  dans le cabinet André Marie (26 juillet 1948-5 septembre 1948), Secrétaire d’état à la vice-présidence du Conseil dans le deuxième cabinet Robert Schuman (5 septembre 1948-11 septembre 1948), Secrétaire d’État à la Présidence du Conseil dans le premier cabinet Henri Queuille (11 septembre 1948-28 octobre 1949), membre de la commission de l’Intérieur (27 janvier 1956-31 janvier 1956), ministre d’État, garde des sceaux chargé de la Justice  dans le cabinet Guy Mollet (1er février 1956-13 juin 1957). Sénateur de la Nièvre (1959-1962), il fut membre de la commission des affaires étrangères et il fit l’expérience de la levée de son immunité parlementaire le 25 novembre 1959 dans l’affaire de l’Observatoire. Député de la Nièvre (1962-1981), il siégea à la commission des lois jusqu’en 1973 puis à celle des Affaires étrangères jusqu’en 1980.

Surtout, François Mitterrand a accédé à la présidence de la République en 1981 avec une propriété plus distinctive encore : il est le seul président de la République ayant promu une vision dogmatique, systématique des libertés avant son élection. Cette vision dogmatique a eu pour moment intellectuel de référence le Comité d’étude et de réflexion pour une Charte des libertés et des droits fondamentaux qu’il met en place en 1975[5], un comité que présidait Robert Badinter et qui comptait d’autres professeurs de droit comme lui, des avocats, des magistrats. Cette vision dogmatique des libertés a été traduite dans celles des 110 propositions de 1981 et dans ceux des développements du programme législatif du parti socialiste qui se rapportaient aux libertés.

La question que l’on voudrait envisager est celle de la résonance législative (ou réglementaire), sous la double présidence de François Mitterrand, de cette apparente doctrine des libertés. Cette manière d’envisager les choses a au moins une justification formelle (la compétence primaire de la loi en matière de « garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques », art. 34 Const.) et elle exclut du champ de l’étude la jurisprudence luxuriante du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l’Homme, de la Cour de cassation ou du Conseil d’état, puisque par définition, cette jurisprudence n’est pas imputable au président de la République ou à une majorité parlementaire. La thèse que l’on se propose de défendre est la suivante : même si, en effet, il y eut, l’abolition de la peine de mort (1981), la « dépénalisation de l’homosexualité » (1982) ou les lois Auroux, vue de manière plus globale, la politique législative des gouvernements de gauche sous la double présidence de François Mitterrand n’a pas été révolutionnaire par rapport à ce que Pierre Rosanvallon appelle l’« illibéralisme » français[6]. On voudra vérifier cette thèse en mettant en évidence, s’agissant du libéralisme institutionnel, l’absence dans les décisions prises pendant ces années d’une vision cohérente des freins et des contrepoids (I) et, s’agissant du pluralisme, la perpétuation du magistère de l’état sur la communication sociale (II).

Absence d’une vision cohérente des freins et des contrepoids

Lorsque François Mitterrand arrive au pouvoir en 1981, le système institutionnel français est confronté à deux défis au regard des standards de la prééminence du droit déjà promus par le Conseil de l’Europe : l’absence d’un véritable tiers-pouvoir (A), la très grande autonomie du pouvoir policier (B).

La question du tiers-pouvoir des juges

Entre 1981 et 1995, le système juridictionnel français s’est considérablement « approfondi », avec le développement considérable d’une jurisprudence du Conseil Constitutionnel relative aux libertés et aux droits fondamentaux ou l’inscription des juridictions françaises dans un système de normes plus complexe et surplombé par des normes constitutionnelles ou d’origine externe qui accroissent nécessairement le pouvoir de ces juridictions.

Exception faite de la suppression de la Cour de sûreté de l’État[7] et de la compétence en temps de paix des juridictions militaires[8], l’« approfondissement » du système juridictionnel français doit ainsi pour une très large part à des facteurs extérieurs à une décision des organes politiques élus. En effet, la rampe de lancement du Conseil constitutionnel a été installée dans les années 1970. Quant à l’acceptation par la France des instruments internationaux et européens relatifs aux libertés et aux droits fondamentaux, son assise dans le champ politique s’élargit dans les mêmes années 1970. Il est vrai cependant que cette tendance ne trouve son point d’orgue que dans les trois premières années de la présidence de François Mitterrand, avec : l’acceptation du droit de recours individuel devant la défunte commission européenne des droits de l’Homme (1981) ; l’acceptation du recours individuel devant le comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (1982) ; la déclaration française de mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies du 9 septembre 1975 sur la protection des personnes contre la torture, les peines et les traitements cruels, inhumains et dégradations (1982) ; la ratification de la Convention européenne relative à la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données personnelles (1982) ; la ratification du premier protocole au pacte international relatif aux droits civils et politiques (1983) ; la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1983). Cette pleine inscription de la France dans la protection internationale des libertés et des droits ne s’est pas toujours faite sans ambiguïtés, comme le montre, par exemple, le fait que, dans le même temps, les réserves françaises à la CESDH ou aux pactes des Nations unies de 1966 n’avaient pas été levées. C’est que, en effet, ces initiatives étaient plutôt souvent perçues par le Gouvernement comme autant de « gestes symboliques » dont il n’attendait pas qu’ils affectent les pratiques françaises mais qu’ils consolident la politique extérieure de la France, notamment les condamnations françaises des violations des libertés et des droits commises à l’étranger[9].

L’« approfondissement » du système juridictionnel français n’est cependant pas allé jusqu’à une remise en cause radicale de la subordination du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif. De manière constante entre 1958 et 1981, François Mitterrand, et avec lui toute la gauche parlementaire, a mis en cause la partialité des recrutements judiciaires, la partialité des nominations et des avancements, la pratique de sanctions arbitraires, les compromissions du Conseil supérieur de la magistrature. Dans sa dimension constitutionnelle, cette question intéressait le Titre VIII de la Constitution (« De l’autorité judiciaire ») et spécialement les articles 64 et 65 dont la rédaction était la suivante en 1981 :

Article 64

Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature.

Une loi organique porte statut des magistrats.

Les magistrats du siège sont inamovibles.

Article 65

Le Conseil supérieur de la magistrature est présidé par le Président de la République. Le ministre de la justice en est le vice-président de droit. Il peut suppléer le Président de la République.

Le ministre de la justice en est le vice-président de droit. Il peut suppléer le Président de la République.

Le Conseil supérieur comprend en outre neuf membres désignés par le Président de la République dans les conditions fixées par une loi organique.

Le Conseil supérieur de la magistrature fait des propositions pour les nominations des magistrats du siège à la Cour de cassation et pour celles de premier président de cour d’appel. Il donne son avis dans les conditions fixées par une loi organique sur les propositions du ministre de la justice relatives aux nominations des autres magistrats du siège. Il est consulté sur les grâces dans les conditions fixées par une loi organique.

Le Conseil supérieur de la magistrature statue comme conseil de discipline des magistrats du siège. Il est alors présidé par le premier président de la Cour de cassation.

Dans ses 110 propositions en vue de l’élection présidentielle en 1981, François Mitterrand écrivait seulement : « L’indépendance de la magistrature sera assurée par la réforme du Conseil supérieur de la magistrature ». Les critiques plus générales et substantielles de la gauche contre le statut formel de la magistrature et les pratiques prêtées aux gouvernements de droite n’ont cependant pas concrétisé une politique d’émancipation du pouvoir judiciaire après l’alternance de 1981, par crainte du « corporatisme judiciaire » et de la « politisation de la justice ». Cette double crainte est balisée par deux moments notables entre 1981 et 1993[10].

Le premier de ces moments fut l’installation le 25 janvier 1982 par le garde des Sceaux Robert Badinter d’une « commission de réforme du Conseil supérieur de la magistrature et du statut de la magistrature ». La réflexion de cette commission fut d’autant plus laborieuse qu’il lui fallait tenir compte des divergences profondes entre les organisations professionnelles des magistrats ainsi que des propositions réformistes formulées avant l’alternance par François Mitterrand et par le parti socialiste. Au demeurant, le Gouvernement avait cru devoir faire savoir que les conclusions de la commission « ne sauraient [l’]engager »[11]. Et, après que le rapport de la commission fut enfin remis en avril 1983 ‒ soit avec un an de retard sur l’agenda prévisionnel ‒ le Gouvernement conçut de consulter les magistrats sur ses propositions. Les divergences des magistrats sur la configuration idéale de leur corps furent suffisamment manifestes pour qu’il parût évident au Gouvernement qu’une réforme consensuelle était proprement inconcevable[12]. En plus de l’évidence que la révision constitutionnelle nécessitée par certaines demandes du corps judiciaire et par certaines propositions du parti socialiste avant l’alternance n’avait guère de chances, avec un Sénat à droite, de réunir 3/5e des suffrages exprimés dans un congrès du parlement à Versailles.

Le deuxième moment formel d’expression d’une crainte du « corporatisme judiciaire » et de la « politisation des juges » fut l’échec du réformisme judiciaire du ministre de la Justice Pierre Arpaillange (1988-1990), dans des conditions plus ou moins comparables à l’échec du réformisme judiciaire de Robert Badinter sous le premier septennat de François Mitterrand. L’ambition réformiste prêtée à Pierre Arpaillange à sa nomination comme garde des Sceaux du premier gouvernement de Michel Rocard devait en réalité davantage à sa qualité de magistrat et à sa réputation de juriste libéral qu’à l’existence d’une doctrine claire et précise du président de la République réélu, du nouveau premier ministre ou même du nouveau garde des Sceaux sur une éventuelle réforme judiciaire. Aussi Pierre Arpaillange conçut-il à son tour de faire « réfléchir » une commission sur la réforme souhaitable du Conseil supérieur de la magistrature et du statut de la magistrature (nominations, avancements, discipline). Cette réflexion fut confiée à la « commission permanente d’études » du ministère de la Justice. Celle-ci perdit en chemin son crédit en raison du départ de l’Union syndicale des magistrats, un départ justifié par l’absence de garanties expresses du chef de l’État en faveur de l’initiative constitutionnelle nécessaire à la réforme judiciaire souhaitée par l’organisation professionnelle.

C’est François Mitterrand lui-même qui finit par expliciter sa défiance à l’égard du « corporatisme » et de la « politisation » à l’occasion d’une allocution prononcée devant la Cour de cassation le 30 novembre 1990 dans le cadre des festivités marquant le bicentenaire de la Cour :

« On discute beaucoup du Conseil supérieur de la magistrature. J’ai moi-même, naguère, pris part à cette controverse, et l’on me renvoie de temps à autre ‒ c’est de bonne guerre ‒ à mon engagement de 1981, rédigé en ces termes : ‟l’indépendance de la magistrature sera assurée par la réforme du Conseil supérieur de la magistrature”, formule brève et même, je l’admets, un  peu courte, mais je n’ai rien à y redire. Faut-il recourir pour cela au grand appareil de la révision constitutionnelle ? Certains le souhaitent qui voudraient rompre tout lien avec le chef de l’État.

L’article 64 de la Constitution dit en effet : ‟Le président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire”. Et qu’il est ‟assisté par le Conseil supérieur de la magistrature”. Mais alors, je vous le demande, qui serait le garant de votre indépendance dans notre République ? Les organisations professionnelles et syndicales ? La corporation ? Sous le prétexte de protéger les magistrats contre les abus éventuels du pouvoir politique, toujours soumis au contrôle du Parlement et de l’opinion publique, on instaurerait l’emprise sur la magistrature des pouvoirs irresponsables… Plus sage, il me semble serait de modifier la loi organique du 22 décembre 1958 »[13].

Les préventions exprimées en 1990 par François Mitterrand sont en réalité déjà caractéristiques des programmes de la gauche dans les années 1970, au point que les visages du Conseil supérieur de la magistrature étaient remarquablement variables d’un programme à un autre et qu’un non-dit traverse cette production : l’adhésion de la gauche à la subordination des magistrats du parquet au pouvoir exécutif. Ce non-dit fut lui aussi explicité par François Mitterrand dans la même allocution du 30 novembre 1990 :

« Ceux qui, hors de la magistrature, par ignorance ou par sectarisme, contestent par exemple le rôle du parquet devraient apprendre ou réapprendre que selon notre tradition très ancienne d’avant la Révolution française, c’est le pouvoir exécutif chargé de l’ordre public qui a, naturellement, la responsabilité des poursuites et que cette tradition existe dans bien d’autres démocraties et ce, dans le cadre de dispositions qui chez nous, laissent au parquet une grande marge d’appréciation. Nous ne reviendrons pas là-dessus ».

De fait, ni la loi organique du 25 février 1992 modifiant l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, ni la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 portant révision de la Constitution du 4 octobre 1958 et modifiant ses titres VIII, IX, X et XVIII (réforme du Conseil supérieur de la magistrature) ne mirent en cause la subordination des magistrats du parquet au pouvoir exécutif. Cette question ne devient un aspect du réformisme judiciaire de la gauche qu’au tournant des années 2000, à la faveur de pressions politiques (une demande pressante d’organisations professionnelles des magistrats et de la presse) et de facteurs juridiques (l’évidence de la nécessité d’une révision constitutionnelle pour ce faire[14], les arrêts Medvedyev et autres c. France (29 mars 2010) et Moulin c. France (23 novembre 2010) de la Cour européenne des droits de l’Homme concluant que le parquet français ne saurait être analysé comme étant une « autorité judiciaire » au sens de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme).

La question du pouvoir policier

La question du pouvoir policier et de sa libéralisation fut particulièrement importante dans le débat public français des années 1960-1970.

Cette importance devait, concurremment, à des considérations factuelles et à des considérations idéologiques. Au nombre des considérations factuelles, l’on peut ranger : ‒ la guerre d’Algérie et la critique des « crimes d’état » commis dans ce contexte ; ‒ l’effervescence politique portée dans les années 1960 et 1970 par des radicalismes de droite et de gauche et dont la loi « anti-casseurs »[15] fut l’une des réponses formelles des pouvoirs publics ; ‒ la confrontation entre le thème de la « sécurité » porté par la droite et celui du « sentiment d’insécurité » porté par la gauche[16] et la résonance de cette opposition en matière de politique pénale, de contrôles d’identité de police administrative, d’éloignement des étrangers du territoire. Deux considérations « idéologiques » justifiaient par ailleurs l’importance à gauche de cette question. Il s’agit, d’une part, de la critique marxiste des institutions policières[17] dont certains à gauche se revendiquaient et, d’autre part, du soupçon à gauche d’un « noyautage fasciste » des institutions policières.

Entre 1981 et 1995, la question du pouvoir policier et de sa libéralisation n’est plus seulement un marqueur entre droite et gauche, elle devient un objet de dissensus au sein même de la gauche, voire au sein même du parti socialiste. Ce dissensus interne au parti socialiste aura eu plusieurs moments de référence, à commencer par l’enterrement du rapport Belorgey sur la réforme de la police (1982-1983)[18]. En substance, ce sont trois enjeux que recouvre la question du pouvoir policier et de sa libéralisation : la définition du périmètre policier légitime, la limitation des prérogatives policières, le refus de l’autonomie policière.

Le périmètre policier légitime

L’on peut filer la politique législative (ou l’absence de politique législative) de François Mitterrand sur l’enjeu du périmètre policier en envisageant la question de la mission policière de conservation des biens et des personnes et la question des « polices parallèles ».

Conservation des biens et des personnes. Formellement, les activités policières de conservation des biens et des personnes sont une composante des objectifs de valeur constitutionnelle de « sauvegarde de l’ordre public » et de « recherche des auteurs des infractions ». Ces activités sont néanmoins balisées par différents droits et libertés garantis aussi bien au plan constitutionnel que par des instruments internationaux ou européens : l’interdiction des accusations, des arrestations et détentions arbitraires, la légalité des délits et des peines, la stricte et évidente nécessité des peines, la non-rétroactivité de la loi pénale et la présomption d’innocence.

La politique législative de François Mitterrand dans cette matière était supposée se traduire par une modernisation et une libéralisation substantielle du droit pénal. Cette ambition ne fut menée à son terme qu’après une longue et laborieuse maturation politique et parlementaire. La primo-initiative du nouveau Code pénal de 1992[19] et la philosophie durable de cette réforme ont été définis en réalité par Robert Badinter avec le projet de loi portant réforme du Code pénal déposé au Parlement en 1986. L’exposé des motifs du texte préparé par Robert Badinter confirmait la nécessité d’une nouvelle législation pénale[20] à travers sa description des défauts du Code pénal alors en vigueur :

« *Archaïque par les survivances qu’il comporte. Ainsi le vagabondage et la mendicité constituent-ils encore dans notre code pénal des infractions punies de peines sévères d’emprisonnement. Et le prêtre qui célèbre des mariages religieux sans mariage civil préalable encourt vingt ans de détention criminelle!

* Inadapté aux exigences de notre société. Ainsi les agents économiques essentiels, les sociétés, échappent-elles à toute sanction pénale pour les infractions qu’elles commettent notamment dans le domaine industriel ou en matière de législation du travail.

* Contradictoire si l’on compare certaines dispositions. Dans la hiérarchie des peines du code pénal, les infractions les plus graves sont des crimes punis de réclusion, les moins graves des délits punis d’emprisonnement. Or, aujourd’hui, le trafic de stupéfiants est un délit passible d’une peine de vingt années d’emprisonnement. En revanche, l’abus de confiance commis par un notaire est un crime passible de dix années de réclusion. À la faveur des modifications législatives successives, la hiérarchie pénale a perdu sa cohérence.

* Incomplet, car une grande partie des textes de droit pénal ne figure plus dans le code pénal, mais dans des lois spéciales multiples, difficiles parfois à connaître, ce qui nuit à l’harmonie et à la clarté juridique du droit pénal »[21].

Pour autant, ni le projet Badinter, ni le Code pénal de 1992, ne furent univoquement libéraux car si ces textes participaient de la philosophie pénale ayant fécondé au fil du temps une individualisation et une humanisation des peines, ils ne s’appropriaient pas moins la tendance moderne et contemporaine à la « prolifération des incriminations » à la faveur de nouvelles sensibilités sociales (sécurité, environnement, santé) ou de nouveaux objets sociaux (sport, nouvelles technologies, etc.).

Les « polices parallèles ». La mise en cause de ce qu’il appelle lui-même les « polices parallèles » a été récurrente dans la réflexion politique de François Mitterrand avant son arrivée au pouvoir.

Cette condamnation pouvait désigner, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les « polices privées » qui commencent alors de prospérer. L’encadrement des activités privées de sécurité par la loi du 12 juillet 1983 se fait alors très loin des débats des années 2000 sur la question de savoir si ces activités constituent ou non une « privatisation d’une fonction régalienne de l’état »[22].

La condamnation des « polices parallèles » était spécialement dirigée contre des pratiques d’institutions policières ayant une existence légale[23]. Les « services secrets » français ‒ le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE)[24] ‒ furent ainsi analysés comme une « police parallèle », notamment pour avoir enlevé en février 1963 à Munich et livré à la police française d’une manière peu orthodoxe l’un des responsables de l’OAS, le colonel Antoine Argoud[25], et pour n’avoir pas empêché les services secrets marocains d’enlever à Paris l’opposant Mehdi Ben Barka[26]. Quant aux Renseignements généraux ‒ une administration policière dont les prémisses remontent au XIXe siècle[27] ‒, ils ne furent pas moins qualifiés de « police parallèle », au point que leur « suppression » comptait au nombre des engagements du parti socialiste avant l’alternance.

Après l’alternance, seul le contre-espionnage français fut « réformé »  avec la création en lieu et place du SDECE d’une Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) dont la définition des missions n’était pas moins générale et imprécise que celle des missions de la précédente structure. Le décret du 2 avril 1982 portant création et fixant les attributions de la Direction générale de la sécurité extérieure voulait en effet que cette direction « placée sous l’autorité d’un directeur général relevant directement du ministre de la défense et nommé par décret en conseil des ministres » ait pour mission « au profit du Gouvernement [sic] et en collaboration étroite avec les autres organismes concernés », de « rechercher et d’exploiter les renseignements intéressant la sécurité de la France, ainsi que de détecter et d’entraver, hors du territoire national, les activités d’espionnage dirigées contre les intérêts français afin d’en prévenir les conséquences ». L’affaire du Rainbow Warrior (10 juillet 1985) avait tôt fait de montrer que le décret du 2 avril 1982 en lui-même n’avait pas changé le périmètre ou les méthodes du contre-espionnage français.

À l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, la Direction centrale des renseignements généraux de la Direction générale de la police nationale et les renseignements généraux de la préfecture de Police (Paris) étaient formellement chargés d’une mission d’« information politique, sociale et économique » et d’une mission de surveillance des courses et des jeux. Les mises en cause de cette structure du ministère de l’Intérieur n’ont cependant jamais porté que sur sa mission d’« information générale » du Gouvernement. Ces critiques puisaient à deux considérations : d’une part, la surveillance et/ou l’« infiltration » par les Renseignements généraux des organisations politiques « républicaines » ‒ et non pas des seules organisations « extrémistes » ou « radicales » ‒ ou d’acteurs politiques plus ou moins connus, était analysée comme une « atteinte du pouvoir » à la liberté des partis politiques[28] ; d’autre part, les « remontées » vers le pouvoir politique parisien, via les préfets, de l’« information générale » recueillie localement par les Renseignements généraux, étaient perçues comme un avantage pour les élus politiques de la majorité dans la compétition électorale, puisque, par hypothèse, le Gouvernement pouvait ajuster sa politique aux attentes locales spécifiques saisies par les Renseignements généraux.

La suppression des Renseignements généraux ne fut cependant pas même envisagée sous la présidence de François Mitterrand[29]. Et il a fallu deux « affaires » ‒ l’affaire du pasteur Doucé (1990) et l’affaire de l’« espionnage » du Conseil national du parti socialiste par les Renseignements généraux (1994)[30] ‒ pour voir des textes successifs essayer de « moraliser » les activités de cette dépendance du ministère de l’Intérieur, en donnant une base textuelle à certains fichiers automatisés des Renseignements généraux qui contenaient des informations interdites à la collecte par la loi Informatique et libertés de 1978 (1990-1991), en la dispensant du suivi des partis politiques « républicains » et en l’engageant à un plus important investissement sur des formes de contestation sociale susceptibles d’avoir des conséquences en matière d’ordre public, sur les violences urbaines, sur la criminalité économique, sur les « sectes », sur les « groupements ésotériques ».

Quelles limites pour les prérogatives policières ?

L’ambition d’une limitation des prérogatives policières et d’un contrôle effectif des activités policières a été revendiquée par François Mitterrand, et plus généralement par la gauche, à la faveur d’un certain nombre de débats et textes législatifs antérieurs à l’alternance. Ces débats et ces textes se rapportaient pour certains d’entre eux à certaines mesures policières restrictives de liberté (le contrôle et la régulation des circulations des marchandises et des personnes, les écoutes téléphoniques) et pour certains autres à certaines mesures privatives de liberté et à la nécessité d’un « habeas corpus à la française » (la garde à vue, la détention provisoire[31]).

Contrôle et régulation des circulations des marchandises et des personnes. Cet aspect du pouvoir policier fut caractérisé par un renoncement marquant : la non-abrogation du décret du 1er février 1792 sur les passeports, soit le texte (législatif) qui fonde depuis très longtemps les immixtions de l’administration dans la liberté de circulation des citoyens en dehors de la France[32].

Les contrôles d’identité de police administrative furent l’objet d’un conflit mémorable entre le garde des sceaux Robert Badinter et le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre dans le contexte du débat politique et parlementaire relatif à l’abrogation (totale ou partielle) de la loi « sécurité et liberté »[33]. L’abrogation partielle de ce texte par la loi du 10 juin 1983 laissa donc exister ‒ certes au prix de « précisions » législatives successives et de « cadrages » de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel » dirigés contre les contrôles arbitraires ou discriminatoires ‒ des contrôles d’identité de police administrative.

La police de la circulation des étrangers non-européens connut pour sa part un double statu quo. En premier lieu, la présidence de François Mitterrand ne remit pas en cause le principe de la souveraineté de l’état pour définir les conditions de l’admission ou de l’éloignement des étrangers. Pour ainsi dire, un droit de migrer ne fut pas consacré. En deuxième lieu, si François Mitterrand et les gouvernements de gauche des années 1981-1986 refusaient, s’agissant des étrangers, la superposition du contrôle d’identité et du contrôle de la régularité du séjour, ils ne revinrent pas en 1988 sur cette superposition qui avait entre-temps été introduite dans le droit par le gouvernement et la majorité de cohabitation (1986-1988).

Écoutes téléphoniques. S’il est vrai que les écoutes téléphoniques[34] firent l’objet d’un texte ‒ la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques ‒, il n’est pas moins vrai que la genèse de ce texte ne témoigne pas d’un très grand libéralisme puisque cette loi intervient dix ans après l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir et neuf ans après le rapport sur les écoutes téléphoniques élaboré par une commission présidée par le premier président de la Cour de cassation, Robert Schmelck (1982)[35]. D’autre part, la loi de 1991 fut en réalité la « réception » formelle de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme pour défaut de « base légale » des écoutes téléphoniques administratives ou judiciaires (Kruslin et Huvig c. France, 24 avril 1990) : elle fut donc le produit d’une contrainte extérieure. Surtout, la loi du 10 juillet 1991 ne saurait être considérée comme une amnistie symbolique des écoutes téléphoniques illégales pratiquées tous azimuts entre 1982 et 1986 par la « cellule anti-terroriste de l’Elysée » contre des personnalités du monde de la presse, du monde du spectacle, de la politique, voire des avocats. Aussi bien le tribunal correctionnel (2005) que la Cour d’appel de Paris (2007), à l’appui de leur condamnation des acteurs principaux de ces écoutes, établirent que ces écoutes ne pouvaient pas se réclamer de la protection des intérêts fondamentaux de la nation ou de l’état, puisqu’elles participaient d’une volonté de protéger le chef de l’état de révélations sur sa vie personnelle (l’existence d’une fille naturelle).

L’habeas corpus « à la française ». La référence à un habeas corpus à la française, y compris dans sa profonde ambiguïté, n’est pas plus spécifique à la gauche que circonscrite aux années 1970[36]. Or c’est plutôt la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes (« Loi Guigou ») ‒ son champ était infiniment plus large que les mesures privatives de liberté avant le jugement pénal ‒ que tout autre texte daté de la double présidence de François Mitterrand[37] qui a aura constitué le texte de référence du libéralisme en la matière de la gauche au pouvoir. À cette précision près que ce libéralisme fut lui aussi mis en œuvre sous une forte contrainte extérieure, celle d’une Cour européenne des droits de l’Homme qui, par exemple, dans un remarqué arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992 (donc en pleine présidence de François Mitterrand), a condamné la France pour la violation par une garde à vue des articles 5 § 3, 3 (traitements inhumains et dégradants) et 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme[38].

Refus et acceptation de l’autonomie policière

La question de la soumission de la police au droit va se présenter dans les années 1980-1990 sous l’angle d’une définition, en assortiment de la loi, de principes déontologiques ou éthiques exigibles des forces publiques de sécurité. Cette question, qui est déjà envisagée en 1982 par le Rapport Belorgey, commence de se poser seulement à la toute fin des années 1970, à travers notamment la Déclaration sur la police adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 1979. La loi du 7 août 1985 relative à la modernisation de la police nationale a accédé facilement à cette préoccupation en enjoignant au Gouvernement d’édicter « avant le 31 décembre 1985, par décret en Conseil d’État, un code de déontologie de la police nationale » (art. 4). Cette demande fut satisfaite par le décret du 18 mars 1986 portant code de déontologie de la police nationale. Toutefois, si ce code n’a pas été remis en question par les gouvernements et les majorités ultérieurs, tel ne fut en revanche pas le cas de l’« autorité administrative indépendante » préposée au contrôle externe de la police nationale[39] : le Conseil supérieur de l’activité de la police créé par la gauche … seulement en 1993 (décret du 16 février 1993) est immédiatement supprimé par le Gouvernement d’édouard Balladur (décret du 7 mai 1993) puis remplacé par un Haut conseil de déontologie de la police nationale (décret du 9 septembre 1993)[40].

Perpétuation du magistère de l’Etat sur la communication sociale

« Érigé en tuteur de la société, l’état a toujours prétendu jouer [en France] le rôle d’intercesseur, de médiateur, mais aussi de superviseur de toute communication sociale, au nom des intérêts généraux de la collectivité : c’est par lui qu’il revient de faire circuler l’information à travers la société »[41]. Cette caractéristique fondamentale de la culture politique française, qui voudrait voir l’État avoir la maîtrise de toutes les institutions sociales investies dans ce que François Dubet appelle « le travail sur autrui » (l’école, la justice, les médias), est clairement vérifiable dans la « libéralisation des ondes » en France, dans la « querelle scolaire » de 1984 et dans la production normative relative aux polices des discours et des images datée des années 1981-1995.

L’indépendance et le pluralisme des médias

Deux lois sur la presse ont ponctué la première présidence de François Mitterrand : celle du 23 octobre 1984 relative aux entreprises de presse et celle du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse. Le premier de ces textes fut l’œuvre de la majorité socialiste et du Gouvernement de Pierre Mauroy, le second ‒ qui a abrogé celui de 1984 ‒ fut l’œuvre d’une majorité de « cohabitation » de droite et du Gouvernement de Jacques Chirac mais n’a pas été abrogé par la gauche sous la deuxième présidence de François Mitterrand, ni d’ailleurs plus tard. Et chacun de ces deux textes a eu pour objet de définir des règles relatives à la transparence de la propriété des publications de presse, ainsi que des règles limitatives des concentrations des entreprises de presse.

Il a été dit à l’époque que le premier de ces textes était une « loi anti-Hersant » lorsque le second était une « loi Hersant », parce que Robert Hersant ‒ le propriétaire du groupe de presse (le Groupe Hersant) le plus concerné par ces textes en raison de ses acquisitions successives de journaux et de sa position dominante ‒ était de droite, et que le vaisseau amiral du groupe (Le Figaro) était lui aussi d’une sensibilité de droite. Il ne reste pas moins que les philosophies des deux textes furent diamétralement opposées, et qu’en particulier, le « refus des puissances d’argent » qui a inspiré la loi de 1984 ‒ dans un emprunt idéologique explicite aux rédacteurs des ordonnances sur la presse de la Libération (celles des 22 et 26 août 1944) ‒ a été déterminé par le postulat d’une opposition par nature entre le pluralisme et les concentrations en matière de presse. Le parti socialiste avait pourtant été avisé des limites de ce postulat, voire de sa contre-productivité au regard de l’objectif même de pluralisme de la presse, par un rapport rédigé pour le Conseil économique et social en 1979 par le professeur Georges Vedel[42]. Le rapport Vedel expliquait ainsi que le pluralisme « n’est pas l’envers de la concentration » puisque si « toute suppression d’un titre, pure et simple ou par absorption, est à la fois concentration et régression du pluralisme », l’on ne pouvait cependant pas dire que « le maintien, voire la création d’un titre [a] la signification inverse », cette création pouvant correspondre à une « occupation de terrain » tout sauf intéressée par le pluralisme.

Le programme législatif de François Mitterrand en matière de communication audiovisuelle ne fut pas moins contrarié par ce fonds commun de culture politique partagé par la droite et par la gauche (sauf peut-être dans la période 1986-1988) qui fait que ce sont principalement des préventions qui substantialisent la législation applicable en France à la radio et à la télévision : préventions à l’égard des « puissances d’argent » ; crainte du pouvoir réel ou supposé de la radio et de la télévision et de ses effets pathologiques (réels ou supposés) ; crainte de l’abêtissement des individus par les divertissements audiovisuels[43].

Ces craintes retentirent sur la politique législative de François Mitterrand de différentes manières, loin de la mythologie sur « la libéralisation des ondes » par la gauche. Ainsi, la loi du 9 novembre 1981 « portant dérogation au monopole de l’État », comme son nom l’indique d’ailleurs, n’est pas une loi créant le pluralisme externe en matière de communication audiovisuelle en France, mais une loi qui se propose de pérenniser le monopole public en matière de radio et de télévision, la brèche ouverte dans ce monopole étant simplement en faveur des radios associatives (nouvelle expression d’un refus des « puissances d’argent »). La loi de 1981 ne « tint » pas un an puisque la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, en se substituant à elle, a élargi les possibilités de création et d’émission de « radios libres », dans un contexte (non pris en compte en 1981) où leur installation locale était facilitée par l’abaissement du coût des équipements, où les réseaux (câble, satellites, télématique) et les supports (magnétoscopes, vidéodisques) de communication se développaient, où la mondialisation de la communication prenait son essor avec le développement des satellites de diffusion directe. Les craintes de la gauche en 1981-1982 ne furent d’ailleurs pas levées par la loi Léotard de 1986 mais plutôt relativisées à la lumière des transformations techniques et économiques du secteur audiovisuel : en 1982 comme en 1986, le législateur conçoit donc à la fois des règles garantissant l’équité concurrentielle entre les opérateurs[44], des règles garantissant une police des discours et des images, des obligations positives à caractère culturel pour les opérateurs (quotas de production, quotas de diffusion, qualité des programmes)[45]. Il reste que, dès la loi du 29 juillet 1982, la conception française de la liberté de la communication audiovisuelle est fixée autour de trois principes : la différenciation statutaire de la communication audiovisuelle au sein de la liberté de la communication ; la différenciation statutaire de l’« information » au sein de la « communication » ; l’existence d’une autorité indépendante chargée de garantir le système.

La naissance du pluralisme externe en matière de communication audiovisuelle ne s’est pas caractérisée seulement par une succession de lois séparées les unes les autres de deux ans à peine, voire d’un an (1982, 1984, 1985, 1986, 1989), mais également par l’importance des ingérences formelles[46] ou informelles[47] du pouvoir politique dans l’organisation de ce pluralisme externe, à l’abri d’« autorités administratives indépendantes » pourtant vouées à la « garantie » de la liberté de la communication et à la « régulation » de l’audiovisuel[48].

La « querelle scolaire »

Le projet de loi « relatif aux rapports entre l’État, les communes, les départements, les régions et les établissements d’enseignement privés » (« projet de loi Savary »[49]) retiré en 1984 à la suite d’importantes manifestations de défense de l’« école libre »[50] n’a finalement été qu’une caisse de résonance de l’ambiguïté initiale des 110 propositions pour la France de François Mitterrand[51] :

« Un grand service public, unifié et laïque de l’éducation nationale sera constitué. Sa mise en place sera négociée sans spoliation ni monopole. Les contrats d’association d’établissements privés, conclus par les municipalités, seront respectés. Des conseils de gestion démocratiques seront créés aux différents niveaux »[52].

L’historiographie de François Mitterrand et de la gauche plus généralement convient de ce que cette proposition, et avec elle la révision de la loi Debré modifiée du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’état et les établissements d’enseignement privés, ne comptait pas au nombre des éléments de la doxa du parti socialiste auxquels François Mitterrand pouvait s’identifier personnellement : la Convention des institutions républicaines qu’il présidait alors au moment du Congrès d’Épinay d’« unification des différentes familles socialistes » (1971) ne revendiquait pas la création d’un SPULEN[53], à la différence d’autres « familles socialistes » comme le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES) de Jean-Pierre Chevènement. François Mitterrand s’est donc plutôt rallié à l’idée du SPULEN, pour des raisons qui, pour certains de ses biographes, devaient à la nécessité d’un accord politique avec Jean-Pierre Chevènement ‒ figure de proue de l’une des six motions défendues au Congrès d’Épinay ‒ en vue de la création à la fois d’une alliance majoritaire dans le nouveau parti socialiste et de la désignation de François Mitterrand comme « Premier secrétaire » de la nouvelle formation politique.

Formellement, le projet Savary se proposait de revenir sur la loi du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’état et les établissements d’enseignement privés (« loi Debré ») à travers quatre groupes de règles : des conditions de fond et de procédure (pour le moins complexes) d’admissibilité d’établissements d’enseignement privés à un contrat d’association avec l’état ; des règles redéfinissant les modalités du financement public des écoles privées sous contrat d’une manière supposée garantir que les établissements publics ne soient pas « lésés » (celles des communes intéressées à ne pas financer des établissements privés auraient bénéficié d’une dispense légale à cette fin) ; des règles relatives au rattachement des établissements privés sous contrat à une nouvelle personne morale de droit public (un « établissement d’intérêt public ») chargée de la concertation entre les différents acteurs du nouveau système relationnel entre personnes publiques et établissements privés sous contrat, de la collecte et de l’affectation des ressources destinées aux établissement d’enseignement privés ; des règles nouvelles sur le statut des personnels des établissements privés sous contrat.

L’échec du projet Savary en 1984 est remarquable à différents égards. D’abord en raison des circonstances politiques extrêmement laborieuses de la préparation même du texte, entre les pressions de certains milieux « laïques » (la Ligue de l’enseignement ou la Fédération de l’éducation nationale) qui redoutaient un renoncement de la nouvelle majorité et la résistance des milieux catholiques à la perspective (réelle ou imaginée) d’une disparition des subventions publiques aux écoles privées et/ou d’une intégration des maîtres de l’enseignement privé dans le secteur public[54]. D’autre part, la discussion parlementaire du projet de loi a mis en évidence différentes lignes de partage au sein même de la gauche : lorsque les communistes revendiquaient clairement leur double refus de tout financement des collectivités territoriales pour les écoles privées et de la titularisation des maîtres de l’enseignement privé telle que prévue par le texte, les socialistes pour leur part se déployaient sur un large spectre allant de l’adhésion au projet de loi jusqu’à la préférence pour un statu quo[55]. En troisième lieu, les circonstances politiques de l’échec en lui-même ont ceci de particulier que c’est l’opinion publique, à travers d’imposantes manifestations tout au long du premier semestre 1984 (Lyon, Versailles) ‒ jusqu’à celle qui réunit environ 1.300.000 personnes à Paris le 24 juin 1984 ‒ qui fit « plier le pouvoir », et qu’elle le fit sur un thème jusqu’alors très identifié à la gauche : la « défense des libertés ».

Cet opprobre ‒ l’idée d’une gauche « liberticide » ‒ fut perçu comme tel par François Mitterrand pour que sa « réplique » ait consisté en un « référendum sur le référendum » : puisque l’opposition appelait à un référendum sur le projet de loi Savary, François Mitterrand, sur le conseil de Michel Charasse (de l’avis général), crut devoir faire remarquer que ce référendum n’était possible qu’à la condition d’une révision préalable de l’article 11 de la Constitution qui incorpore les « libertés publiques » dans le champ d’application du référendum législatif. D’où le dépôt d’un projet de loi constitutionnelle « portant révision de l’article 11 de la Constitution pour permettre aux Français de se prononcer par référendum sur les garanties fondamentales en matière de libertés publiques ». Un texte dont l’exposé des motifs ne disait cependant rien du caractère circonstanciel et instrumental [56]. De manière comparablement circonstancielle et instrumentale, le Sénat, majoritairement à droite, aura revendiqué une dignité de « gardien des libertés » pour faire échec à la révision constitutionnelle envisagée par François Mitterrand.

Il reste que, sur le fond, le projet Savary se prêtait à une authentique discussion sur sa compatibilité ou son incompatibilité avec la liberté de l’enseignement, une discussion que son retrait a dispensé le Conseil constitutionnel de trancher. Les partisans du texte faisaient valoir que la liberté de l’enseignement n’était pas mise en cause dès lors que les établissements d’enseignement privés n’étaient pas empêchés d’exister. Les adversaires du texte soutenaient pour leur part que cette liberté était mise en cause à travers les nombreuses sujétions attachées au contrat d’association ‒ ces sujétions étant réputées annihiler la « liberté pédagogique » des établissements sous contrat et par voie de conséquence la « liberté de choix » des parents ‒ et par l’absence de garanties du « caractère propre » de ceux des établissements d’enseignement privés ayant un caractère confessionnel[57] qui auraient passé un contrat d’association avec l’état, soit une atteinte à la « liberté de conscience des maîtres et des enfants »[58].

Si le Conseil constitutionnel a par la suite fait siens les arguments promus par l’opposition en 1984, ce n’est cependant pas toujours avec la portée normative que la droite en espérait. Ainsi, lorsque le Conseil constitutionnel fut saisi de la « loi d’apaisement » voulue par le Gouvernement de Laurent Fabius ‒ la loi du 25 janvier 1985 modifiant et complétant la loi du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l’État et les collectivités territoriales (« loi Chevènement ») ‒ il ne vit pas de violation de la « liberté de choix » des parents ‒ l’expression n’est pas utilisée par le Conseil ‒ dans le fait pour le législateur de subordonner l’aide financière de l’État aux établissements d’enseignement privés à la condition que les maîtres soient nommés par accord entre l’État et la direction de l’établissement privé[59]. D’autre part, après avoir posé que la reconnaissance du caractère propre des établissements d’enseignement privés « n’est que la mise en œuvre du principe de la liberté d’enseignement, qui a valeur constitutionnelle », le Conseil constitutionnel crut devoir ajouter que l’obligation faite aux maîtres de respecter le caractère propre de leur établissement « ne peut être interprétée comme permettant qu’il soit porté atteinte à la liberté de conscience des maîtres, qui a valeur constitutionnelle » mais leur « impose » néanmoins « d’observer dans leur enseignement un devoir de réserve »[60]. Enfin, lorsque la droite conçut en 1993 de réviser la loi Falloux, le Conseil constitutionnel lui objecta que les aides des collectivités territoriales aux établissements d’enseignement privés devaient, par ailleurs, veiller au respect du principe d’égalité entre les établissements d’enseignement privés sous contrat se trouvant dans des situations comparables et « éviter que des établissements d’enseignement privés puissent se trouver placés dans une situation plus favorable que celle des établissements d’enseignement publics, compte tenu des charges et des obligations de ces derniers »[61].

Survivance et renouvellement des polices des discours et des images

Pour avoir été des « marqueurs » de la gauche dans les années 1960 et 1970, les manifestations, les pétitions, les tribunes contre la « censure » n’ont en réalité jamais suggéré que la gauche au pouvoir substituerait à la conception traditionnellement élitaire de la liberté d’expression en France[62] une conception plus libérale[63], quand bien même cette nouvelle conception n’irait pas jusqu’à une imitation de la conception américaine. Comme la critique de la « censure » ne définit pas une conception particulière de la liberté d’expression, deux polices des discours et des images datées de la période 1981-1995 se sont à leur tour prêtées à cette critique : d’une part l’interdiction de toute propagande ou publicité directe ou indirecte en faveur du tabac par la loi du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme (« Loi évin ») ; d’autre part, l’incrimination pénale du négationnisme par la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (« loi Gayssot »)[64]. Surtout, il faut comprendre ainsi pourquoi aucune des quatre polices administratives ou pénales des discours et des images qui se sont prêtées avant 1981 à d’importantes contestations, spécialement lorsque le Gouvernement estimait devoir les exercer ‒ la police des publications « dangereuses pour la jeunesse », la « censure cinématographique », la police des publications, le délit d’offense au chef de l’état ‒ ne fut supprimée pendant les quatorze années de présidence de François Mitterrand.

L’article 14 de la loi du 10 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse habilite le ministre de l’Intérieur à interdire : ‒ de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique, ou de la place faite au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine raciale, à l’incitation, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ; ‒ d’exposer ces publications à la vue du public en quelque lieu que ce soit, et notamment à l’extérieur ou à l’intérieur des magasins ou des kiosques, et de faire pour elles de la publicité par la voie d’affiches ; ‒ d’effectuer, en faveur de ces publications, de la publicité au moyen de prospectus, d’annonces ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou d’émissions radiodiffusées ou télévisées[65]. L’existence de cette police n’a cependant pas été remise en cause par la gauche au pouvoir. Et c’est même plutôt de manière consensuelle que son champ d’application a été élargi aux publications faisant de la place à la discrimination ou à la haine raciale. Toutefois, l’application de l’article 14 de la loi de 1949 fut relativement moins contestée dans les années 1980-1990[66] qu’elle ne le fut dans les années 1960-1970[67] et de nombreuses interdictions prononcées avant l’arrivée de la gauche au pouvoir furent levées au profit notamment d’Histoire d’O de Pauline Réage, d’Emmanuelle prêtée à Emmanuelle Arsan, des œuvres de Sade, d’Henry Miller, etc[68].

Depuis sa codification en 1956 par le Code de l’industrie cinématographique (art. 19 à 22) et sa modification par la loi du 30 décembre 1975 (loi de finances pour 1976, art. 11 et 12), la police administrative spéciale du cinéma (le « visa d’exploitation ») ne fut pas moins contestée dans son principe autant que dans ses applications avant 1981. Ce n’est cependant qu’à la faveur de polémiques déclenchées par certains avis de la Commission de classification que le ministre de la culture, de la communication, des grands travaux et du Bicentenaire, Jack Lang, conçut de redéfinir les règles de la classification cinématographique en faisant prendre le décret du 23 février 1990. Les avis de la Commission et les décisions du ministre chargé de la culture consistaient désormais en : ‒ un visa autorisant pour tous publics la représentation de l’œuvre  cinématographique ; ‒ un visa comportant l’interdiction de la représentation aux mineurs de douze ans ; ‒ un visa comportant l’interdiction de la représentation aux mineurs de seize ans ; ‒ une interdiction totale de l’œuvre cinématographique[69]. Le décret Lang n’empêcha d’ailleurs pas de nouvelles polémiques à la suite des avis de la Commission de classification et/ou de décisions du ministre chargé de la culture. Au point qu’un nouveau décret fut pris en 2001 par un gouvernement de gauche mais sous la présidence de Jacques Chirac[70]. Ce texte n’a d’ailleurs pas spécialement créé de nouveaux niveaux de classification mais plutôt exigé une majorité des deux tiers des membres présents de la Commission pour un avis favorable à un visa comportant l’interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans, à une inscription de l’œuvre cinématographique sur les listes prévues aux articles 11 et 12 de la loi du 30 décembre 1975 entraînant l’interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans, ou à une interdiction totale de l’œuvre cinématographique.

La troisième police des discours ou des images contestée avant 1981, dans son principe comme dans ses applications, était celle des publications étrangères telle qu’elle ressortait alors, depuis un décret-loi du 6 mai 1939, de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. En vertu de ce texte, le ministre de l’Intérieur avait le pouvoir d’interdire « la circulation, la distribution ou la mise en vente en France des journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés en langue étrangère ». Au surplus, le ministre de l’Intérieur pouvait prononcer cette interdiction à l’encontre des « journaux et écrits de provenance étrangère rédigés en langue française, imprimés à l’étranger ou en France ». La violation de l’interdiction administrative était sanctionnée pénalement mais aussi par des saisies administratives des exemplaires et des reproductions de journaux et écrits interdits ainsi que de « ceux qui en reprennent la publication sous un titre différent »[71]. La non-abrogation par les majorités successives de la police des publications étrangères reçut durablement le soutien du Conseil d’Etat qui, encore dans son arrêt Association Ekin du 9 juillet 1997, faisait valoir que le pouvoir exercé par le ministre de l’Intérieur en vertu de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 n’était pas incompatible avec les stipulations combinées des articles 10 et 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme, alors même que ce pouvoir ne s’appliquait qu’aux seules publications étrangères. La Cour européenne des droits de l’Homme infirma l’analyse du Conseil d’État en faisant valoir en particulier que « si la situation très particulière régnant en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, pouvait justifier un contrôle renforcé des publications étrangères, il apparaît difficilement soutenable qu’un tel régime discriminatoire à l’encontre de ce type de publications soit toujours en vigueur »[72]. L’abrogation pure et simple de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 attendra le décret  du 4 octobre 2004, que le Gouvernement de l’époque ne prit qu’après que le Conseil d’état lui avait adressé une injonction dans ce sens[73].

Le délit d’offense au chef de l’Etat de l’ancien article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse occupe à lui seul un chapitre entier du Coup d’État permanent de François Mitterrand (1964), avec des lignes introductives dans un style inimitablement « mitterrandien » :

« L’Histoire retiendra peut-être le nom de ceux qui ont, un moment, menacé le consulat du général de Gaulle en retournant contre lui les armes dont, sous sa haute autorité et pour son plus grand profit, ils s’étaient précédemment et victorieusement servis pour abattre la IVe République : le putsch et le complot. Mais elle commettrait une injustice si aux noms de Challe et de Salan, de Jouhaud et d’Argoud, de Bidault et de Soustelle elle n’ajoutait pas celui de Vicari. Vicari ? Pourquoi Vicari ? Qui est Vicari ? Questions légitimes puisque nos gazettes  ont négligé de l’apprendre aux Français. Et il est vrai que si le garde des Sceaux à qui rien n’échappe dans son zèle inquisitorial n’avait pas extrait le sieur Vicari de la masse obscure des citoyens qui vont et qui viennent, qui parient au tiercé, qui, à la télévision, ne ratent pas une arrivée d’étape du Tour de France, qui baguenaudent au passage du spectacle ambulant et quasi permanent qu’offre gratis le chef de l’état à nos  chères provinces, l’oubli aurait définitivement enseveli et la mémoire du personnage dont je répète, pour qu’on le sache bien, qu’il s’appelle Vicari et le souvenir de l’acte dont Vicari fut l’auteur »[74].

Vicari avait en effet été condamné à 1000 francs d’amende pour offense à chef de l’État et port d’arme prohibé, l’offense ayant consisté à « crier ‟hou hou” et (à) siffler lors du passage de la voiture présidentielle qui conduisait le chef de l’état à l’Arc de Triomphe, pour la cérémonie du 11 novembre 1962 »[75]. Le même événement valut à un autre prévenu, du nom de Castaing, d’être condamné par la même juridiction à 500 francs d’amende pour avoir « crié ‟à la retraite !” alors que la voiture du chef de l’état passait devant lui, avenue des Champs-Elysées ». L’histoire politique et judiciaire de l’ancien article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a été suffisamment rapportée[76] pour qu’il suffise de dire que si des poursuites pénales sur ce chef ne furent pas engagées sous François Mitterrand, l’abrogation formelle du texte ne fut pas non plus proposée par l’un de ses gouvernements, de droite ou de gauche[77].

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La première production dogmatique du parti socialiste après la fin du deuxième septennat de François Mitterrand intervient très peu de temps après l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République avec le « Texte d’orientation » présenté à la Convention nationale de la Villette des 29-30 juin 1996[78]. Ce document peut être lu de deux manières. L’on peut y voir un bilan critique des inactions en matière de libertés entre 1981 et 1995 ou un recyclage de figures devenues rituelles dans le discours des libertés de la gauche depuis la fin des années 1960. Il y est en effet question d’élaborer une « Charte des droits et des libertés », d’abroger l’article 16 de la Constitution, de remplacer le Médiateur de la République par un « défenseur des droits du peuple » (sic), de réformer le Conseil supérieur de la magistrature, de conjurer l’influence des « intérêts privés » sur les médias. L’on était donc toujours dans une sorte de libéralisme parlementaire, un libéralisme dans lequel les libertés sont « octroyées ». Un peu comme si le parti socialiste ne s’était pas avisé de ce que les demandes de droits et de libertés émanaient d’individus (et non du « peuple »), que ces droits et libertés avaient nécessairement aussi une « dimension horizontale », que les demandes de droits et de libertés étaient plus communément adressées aux juges, sous le magistère notamment de la Cour européenne des droits de l’Homme. Pour ainsi dire, en 1996 encore, le parti socialiste ne s’est toujours pas projeté dans le libéralisme des juges. On le voit très clairement dans le fait que son « Texte d’orientation » de 1996 ne milite pas spécialement en faveur de l’introduction en France d’une « exception d’inconstitutionnalité » (soit un équivalent de la future « question prioritaire de constitutionnalité ») alors que cette procédure avait fait l’objet en vain de deux initiatives constitutionnelles sous le second septennat de François Mitterrand[79]. Même si le document de 1996 comptait un élément de rupture en étant le premier texte du parti socialiste, sinon l’un des tout premiers, à promouvoir la suppression du lien de subordination des magistrats du parquet au pouvoir exécutif, c’était néanmoins sans considération de différentes réformes judiciaires jugées conséquentes ou connexes dans une perspective authentiquement libérale : la suppression du juge d’instruction, le rattachement de la police judiciaire à la justice ou la création d’un corps de police judiciaire propre à la justice, la protection effective du droit à l’avocat pour les personnes faisant l’objet d’une mesure policière de privation de liberté, la reconnaissance du droit au silence et la prohibition de l’auto-incrimination dans les procédures pénales, la création d’un juge des libertés et de la détention…

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[1] L’on a préféré l’expression « droite de la droite » pour cette raison que l’affiliation de François Mitterrand à « l’extrême droite » avant-guerre est discutée, en particulier parce que si son appartenance aux Croix-de-Feu est établie (l’organisation naît en 1934 et devient le Parti social français en 1936),  le caractère « fasciste » ou d’« extrême droite » de cette organisation est réfutée par certains historiens (voir par exemple Michel Winock, François Mitterrand, Gallimard, 2015, p. 30-31). « Dans les écrits qui restent de lui », écrit Michel Winock, « dans ses fréquentations, dans les témoignages de ses contemporains, tout invite à situer François Mitterrand politiquement à droite. Non pas à l’extrême droite comme des adversaires se sont plu à le dire » (Michel Winock, op. cit., p. 33).

[2] La controverse sur la valeur juridique ou métajuridique de la Déclaration de 1789, la « controverse 1901 » entre Boutmy et Jellinek, la controverse sur l’état légal et l’état de droit. En tout cas, l’on trouve chez François Mitterrand beaucoup de « signes culturels » caractéristiques du « savoir juridique des docteurs en droit », autrement dit d’un intellectualisme juridique, à commencer par de nombreuses sollicitations ou citations de professeurs de droit.

[3] Les biographes de François Mitterrand expédient tous cette question, faute de s’être intéressés aux archives du Barreau de Paris (sur son inscription, son « exercice professionnel » comme on dit au Barreau, etc.) ou aux archives judiciaires (pour une recension de toutes les affaires sur lesquelles il a travaillé). Faute aussi d’avoir pris la mesure de la séduction que pouvait exercer à l’époque la « République des avocats » chez des diplômés en droit passionnés de politique (Gilles Le Béguec, La République des avocats, Armand Colin, 2003). « Les quatre premières années passées dans la capitale », lit-on néanmoins sur le site de l’Institut François Mitterrand, « sont des années d’études. Il s’inscrit pour cela à la faculté de droit – cette éloquence qu’il a pu constater l’a sans doute convaincu d’être avocat – mais aussi en sciences politiques, preuve qu’il ne limitait pas ses ambitions » (http://www.mitterrand.org/1934-1939-Les-annees-de-formation.html)…

[4] L’on sait moins en quoi ont consisté exactement les responsabilités de François Mitterrand sous le Gouvernement provisoire de la République française. Il y a été membre du 1er cabinet Charles De Gaulle (10 septembre 1944-21 novembre 1945), du 2e cabinet Charles De Gaulle (21 novembre 1945-26 janvier 1946), du cabinet Félix Gouin (26 janvier 1946-24 juin 1946), du cabinet Léon Blum (16 décembre 1946-22 janvier 1947).

[5] Les membres du Comité d’étude et de réflexion pour une Charte des libertés étaient : Élisabeth Badinter – Édouard Baldo – Hubert Beuve-Méry – Pierre Birnbaum – Michel Blum – François Chatelet – Claude-Albert Colliard – Jean-Claude Colliard – Jean-Pierre Cot – Jean-Claude Danmanville – Yve Daram – Michel Deguy – Eugène Descamps – David Desrameaux – Pasteur André Dumas – Josy Eisenberg – Elisabeth de Fontenay – Christian Gavalda – Claude Germon – Michel Gentot – Jean Gicquel – Benoîte Groult – Francis Hamon – Charles Hernu – Daniel Jacoby – Michel Jeol – Yve Jouffa – Jack Lang – R. P. Philippe Laroche – Emmanuel Le Roy Ladurie – Père Pierre-André Liège – André Lwoff – Arnaud Lyon-Caen – Pierre Lyon-Caen – Claude Manceron – Pierre Marcilhacy – Gilles Martinet – Henri Mercillon – Jean-Pierre Michel – Paul Milliez – Pierre Nicolay – Bernard Picinbono – Nicole Questiaux – Jacques Ribs – Philippe Robert – Jacques Robert – Michel Rocard – Yvette Roudy – Charles Salzmann – Maurice Seveno – Simone Souchi – Jean Terquem – Gérard Timsit – Michel Troper – Céline Wiener. Le Comité de rédaction du comité comprenait : Jacques Attali – Jean-Denis Bredin – Régis Debray – Laurent Fabius – Roger-Gérard Schwartzenberg – Michel Serres.

Le rapport de ce Comité est publié avec une préface de François Mitterrand qui précisait que ce document « n’est pas et ne saurait être la Charte des libertés. Il n’est pas davantage la doctrine ou le programme du parti socialiste » (Libertés, Libertés, Gallimard, 1976). Deux propositions de loi constitutionnelle accompagnent en 1975 le travail du Comité : une proposition de loi constitutionnelle « relative à l’élaboration et à l’adoption d’une Charte des libertés annexée au préambule de la Constitution » est l’œuvre du parti socialiste ; une proposition de loi constitutionnelle portant déclaration des libertés est pour sa part l’œuvre du parti communiste, et ses 89 articles se répartissent entre des « libertés individuelles et collectives », des « droits économiques et sociaux », des « droits à la culture et à l’information », des « droits politiques et à l’information », des « droits politiques et institutions », des garanties judiciaires.

[6] « On appellera ‟illibérale” une culture politique qui disqualifie en son principe la vision libérale. Il ne s’agit donc pas seulement de stigmatiser ce qui constituerait des entorses commises aux droits des personnes, marquant un écart plus ou moins dissimulé entre une pratique et une norme proclamée. Le problème est plus profondément de comprendre une étrangeté constitutive » (« Fondements et problèmes de l’‟illibéralisme” français », communication à l’Académie des sciences morales et politiques, 15 janvier 2001 : en ligne).

[7] Loi n° 81-737 du 4 août 1981 portant suppression de la Cour de sûreté de l’État.

[8] Loi n°82-621 du 21 juillet 1982 relative à l’instruction et au jugement des infractions en matière militaire et de sûreté de l’État.

[9] Ce poids des préoccupations diplomatiques est flagrant dans l’acceptation française du recours individuel devant le Comité des nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale. Cette acceptation a été expressément présentée par les pouvoirs publics comme étant une sorte de titre moral à critiquer l’Apartheid.

[10] Pour de plus amples développements sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, L’Harmattan, 1999, p. 159-214.

[11] Robert Badinter, allocution prononcée le 25 juin 1982 devant le congrès de l’Union syndicale des magistrats, Le Monde, 29 juin 1982.

[12] La consultation eut lieu entre le 31 juin et le 30 novembre 1983 et 4156 magistrats (sur 5522) y firent valoir leur point de vue.

[13] Le Monde, 2 décembre 1990.

[14] On se permet de renvoyer sur ce point à nos études : « L’originalité statutaire des magistrats du Parquet et la Constitution », Pouvoirs, n° 2005/4, n° 115, p. 167-176 » ; « Justice et politique. Nouvelles réflexions sur le statut du Parquet », Gazette du Palais, 19–21 décembre 2004, p. 2–6. Voir également : Louis Favoreu, « Brèves observations sur la situation du Parquet au regard de la Constitution », Rev. sc. crim., octobre-décembre, 1994, p. 679 et s..

[15] La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 83-94.

[16] Voir notre étude : « La « sécurité », brève histoire française d’un camaïeu », in Sécurité, Libertés et Légistique. Autour du Code de la sécurité intérieure (en co-direction avec X. Latour), L’Harmattan,, 2012, p. 13-23. Sur la « découverte de la pression sécuritaire » par la gauche dans les années 1981-1983, voir La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 221-224.

[17] Ces institutions étant perçues comme des instruments de domination de la classe ouvrière.

[18] Jean-Michel Belorgey, La Police au rapport. études sur la police, Presses universitaires de Nancy, 1991.

[19] Loi n° 92-683 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions générales du code pénal ‒ Loi n° 92-684 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes ‒ Loi n° 92-685 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les biens ‒ Loi n° 92-686 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique.

[20] Cette nécessité était admise avant 1981 puisqu’une commission de révision du Code pénal fut réunie en 1974 et qu’un avant-projet relatif aux dispositions générales du Code pénal fut arrêté en 1978. Une commission renouvelée de révision du Code pénal fut nouvellement activée en 1981 par Robert Badinter qui en présidait lui-même les travaux et dont les conclusions déterminèrent le projet de loi déposé au parlement en 1986 à la veille de l’alternance qui fut favorable à la droite.

[21] Exposé des motifs du projet de loi portant réforme du code pénal, Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 20 février 1986, document parlementaire n° 300.

[22] Voir nos développements dans Libertés et droits fondamentaux, Berger-Levrault, 2015, p. 364-365. La loi du 12 juillet 1983 organise un régime préventif des activités privées de sécurité et prévoit un mur de séparation entre les activités de surveillance, de gardiennage, de transport de fonds, de protection des personnes.

[23] Cette condamnation a également visé un groupement de droit privé voué originellement au soutien du Général De Gaulle et devenu ensuite le « service d’ordre » des partis gaullistes : le « Service d’action civique » (François Audigier, Histoire du S.A.C. : la Part d’ombre du Gaullisme, Stock, 2003). À la faveur d’événements criminels auxquels furent associés des membres du « Service d’action civique » en 1981 (la « tuerie d’Auriol »), une commission d’enquête sur les activités du service d’action civique (SAC) fut créée par l’Assemblée nationale le 17 décembre 1981. Ses travaux coururent jusqu’au 17 juin 1982. Moins de deux mois plus tard, le président de la République décidait la dissolution du Service d’action civique sur le fondement de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées. Le décret n° 82-670 du 3 août 1982 portant dissolution de l’association nommée « Service d’action civique » (SAC) justifiait cette dissolution en ces termes :

« (…) [Le] SAC est une organisation hiérarchisée, cloisonnée et occulte ;

(…) Sous couvert des objectifs de caractère civique, culturel et social mentionnés dans ses statuts, elle s’est livrée à l’occasion d’événements politiques ou de conflits sociaux à des actions illégales et notamment à des violences à l’égard des personnes ; que d’ailleurs plusieurs de ses membres ont été impliqués dans des affaires criminelles ;

(…) L’activité de police parallèle de l’association s’est également manifestée par la recherche de renseignements sur des personnes en raison de leur appartenance politique ou syndicale ».

[24] Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage fut créé par un décret du 4 janvier 1946.

[25] L’intéressé fut « retrouvé » par la police à Paris, ligoté dans une voiture.

[26] François Mitterrand, Politique, Fayard, 1977, p. 288-291.

[27] Jean-Marc Berlière, « La naissance des Renseignements généraux », Historia, n° 585, septembre 1995, p. 60-65 ; Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France XIXe-XXe siècles, Éditions Complexe, 1996. Voir également nos développements in La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 263-265  et dans Traité de droit de la police et de la sécurité (P. Mbongo, dir.), Lextenso, 2014, p. 159 et s.

[28] La légende noire des Renseignements généraux est faite de récits, plus ou moins romancés, des « fiches » faites par le service sur les « mœurs » de différents acteurs politiques (voire de personnalités en dehors de la politique) et susceptibles d’être « dégainées » par le pouvoir en place, notamment sous la forme de fuites dans la presse (Le Canard Enchaîné en particulier).

[29] Nous n’avons trouvé aucune archive, aucun article de presse, suggérant que cette hypothèse avait été envisagée. En revanche les ministres de l’Intérieur, à commencer par Gaston Defferre, se sont plutôt constamment attachés à rappeler les termes du décret définissant les missions des RG : La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 266.

[30] Le pasteur Joseph Doucé, militant homosexuel, avait disparu en juillet 1990 dans la forêt de Rambouillet puis avait été retrouvé mort. L’enquête sur cette mort a révélé que l’intéressé faisait l’objet d’écoutes du Groupe des enquêtes réservées (GER), une structure des Renseignements généraux de la préfecture de police. Ajoutée au fait que certains policiers de cette structure avaient été mis en cause pour des violences et des voies de fait, cette information a entretenu l’hypothèse que la mort du pasteur Joseph Doucé avait été la conséquence d’une « bavure » des Renseignements généraux. Cette hypothèse ne fut cependant pas validée par l’enquête judiciaire. Yves Bertrand, ancien « patron » des Renseignements généraux, soutiendra plus tard que cette affaire avait injustement entaché la réputation de cette structure policière dont il estimait qu’elle avait eu de bonnes raisons de suivre les activités du pasteur Doucé (Yves Bertrand, Je ne sais rien… mais je dirai (presque) tout, Plon, 2007). L’affaire de l’« espionnage » du Conseil national du parti socialiste par les Renseignements généraux est pour sa part d’un tout autre ordre et a lieu sous un gouvernement de droite, Charles Pasqua étant ministre de l’Intérieur. L’affaire commence avec la « révélation » par Le Canard Enchaîné le 6 juillet 1994 de ce que le Conseil national du parti socialiste réuni le 19 juin précédent à la Cité des sciences de la Villette à Paris avait fait l’objet d’un « espionnage » d’un agent de la cellule « partis politiques » des Renseignements généraux de la préfecture de police. En réalité, le parti socialiste était informé de cette « couverture » de son Conseil national par les RG, puisque différentes facilités avaient mises au service de l’agent parv le parti. Cela n’a pas empêché à la chose d’être présentée comme un « nouveau Watergate » et de faire l’objet d’une tempête médiatique et politique.

[31] À toutes fins utiles, il convient de garder à l’esprit que la détention provisoire est une mesure privative de liberté décidée par des juges.

[32] Sur ce décret (qui est en réalité un acte de valeur législative) et sur la manière dont le Conseil d’état n’a eu de cesse de le « sauvegarder », voir nos développements dans Libertés et droits fondamentaux, op. cit., p. 570 et s.

[33] Loi n° 81-82 du 2 février 1981 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes.

[34] On prendra la mesure de l’importance accordée à cette question par François Mitterrand aux longs développements qui lui sont consacrés dans Politique, Fayard, 1977, p. 300-305.

[35] C’est une histoire assez cocasse que celle de la création de la Commission Schmelck et de l’enterrement de son rapport (La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 305-312).

[36] Sur cette ambiguïté et sur les nombreuses occurrences de ce thème dans le débat public français depuis les années 1970 jusqu’au rapport Léger (2009) en passant par le programme de Nicolas Sarkozy en vue de l’élection présidentielle de 2007 et son discours lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation le 7 janvier 2009, voir nos développements dans Traité de droit de la police et de la sécurité (dir.), Lextenso, 2014, p. 26-27.

[37] Par exemple, la loi du 9 juillet 1984 tendant à renforcer le droit des personnes en matière de placement en détention provisoire et d’exécution d’un mandat de justice.

[38] La mesure de cette contrainte extérieure, de son retentissement sur les mesures privatives de liberté avant jugement pénal, voire sur le procès pénal lui-même, ainsi que les linéaments d’une révision générale du code de procédure pénale avaient été précisément exposés en 1989 par la Commission « Justice pénale et droits de l’homme » (« Commission Delmas-Marty ») instituée le 19 octobre 1988 par Pierre Arpaillange, garde des Sceaux, ministre de la Justice. La Commission Delmas-Marty remit au garde des Sceaux un rapport préliminaire en novembre 1989 et son rapport final (La mise en état des affaires pénales) fut connu en juin 1990.

[39] Le dédoublement du contrôle interne de la police nationale entre celui exercé par l’Inspection générale de la police nationale et à la préfecture de police à Paris par l’Inspection générale des services était déjà contesté à l’époque par certains réformistes libéraux de la police nationale. Mais ces critiques ne nourrirent pas de débats publics comme ceux qui précédèrent la suppression en 2013 de l’Inspection générale des services.

[40] De fait, le Conseil supérieur de l’activité de la police a été créé quelques jours avant des élections législatives annoncées comme étant favorables à la droite. Celle-ci jugea qu’il s’agissait en réalité d’une « entreprise politique » dirigée contre elle.

[41] Jacques Chevallier, « Le statut de la communication audiovisuelle », AJDA, 1982, n° 10, p. 555.

[42] Georges Vedel, La gestion des entreprises de presse. Rapport présenté au nom du Conseil économique et social, J.O. Avis et rapports du CES, n° 21, 1979.

[43] Voir notre réflexion « La liberté de la communication audiovisuelle. Invention et dévitalisation par la convergence numérique d’une catégorie juridique », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle (Pascal Mbongo, Michel Rasle, Carine Piccio, dir.), 2014, p. 9-21.

[44] Nadine Toussaint-Desmoulins, « Les entreprises de communication audiovisuelle. Concentration et équité concurrentielle », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit.,  p. 43-56.

[45] Michel Rasle, Julie Niddam, « Les quotas de diffusion d’œuvres audiovisuelles et de chansons », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit., p. 111-126 ; Camille Brachet, « La culture à la télévision suppose-t-elle nécessairement des ‟émissions culturelles” », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit., p. 97-109.

[46] La création de la chaîne de télévision Canal + en 1984 fut ainsi un « fait du prince ». Les chaînes de télévision La Cinq et TV6 naissent en 1986 à l’initiative de François Mitterrand par voie de concessions et au prix d’un « passage en force » juridique. La réattribution de La Cinq en 1987 par le gouvernement de Jacques Chirac à Robert Hersant et la substitution, toujours en 1987, de M6 à TV6 n’ont pas moins été imposées par le pouvoir politique.

[47]  Il s’agit par exemple de la volonté et des intrigues du pouvoir politique pour faire choisir par l’autorité de régulation comme dirigeants des chaînes publiques les personnes ayant la faveur dudit pouvoir politique. La chronique de ces ingérences est riche de témoignages directs ou indirects d’acteurs politiques ou des médias : Agnès Chauveau, L’Audiovisuel en liberté ? : Histoire de la Haute Autorité, Paris, Presses de Sciences Po,‎ 1997 ;  Michèle Cotta, Cahiers secrets de la Ve République, tome II (1977-1986), Fayard, 2008 ‒ tome III (1986-1997), Fayard, 2009 ; Patrice Duhamel et Alain Duhamel, Cartes sur table, Plon, 2010 ; Emmanuel Berretta, Le hold-up de Sarkozy-Intrigues, lobbying et coups tordus dans les médias, Fayard, 2010.

[48] La Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA, 1982), la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL, 1986), le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, 1989). Sur ces autorités et leur garantie de la liberté de la communication, voir notamment Emmanuel Derieux, « Régulation et liberté de la communication audiovisuelle », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit., p. 127-140.

[49] Du nom du ministre de l’éducation nationale, Alain Savary, qui l’a porté.

[50] La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 438-454.

[51] Ibid., p. 445-446.

[52] Dès les années 1970, l’acronyme SPULEN a servi de substitut langagier à la notion de « service public, unifié et laïque de l’éducation nationale ».

[53] Danièle Lochak, La Convention des Institutions Républicaines. François Mitterrand et le socialisme, PUF, 1972.

[54] La rédaction du projet de loi Savary a couru de 1982 à l’adoption du texte en Conseil des ministres le 18 avril 1984.

[55] Ponctuellement, ce sont des « amendements Laignel » déposés à l’Assemblée nationale ‒ André Laignel député socialiste, passait pour une figure de proue des « laïques » radicaux au parti socialiste : ce sont ces amendements, qui ne furent pas déjugés par le président du groupe socialiste Pierre Joxe ‒ ils reçurent son soutien, selon différentes autres sources ‒ qui mirent « le feu aux poudres » selon le langage de la presse de l’époque : ces amendements conditionnaient le financement par les communes des établissements privés à la titularisation de la moitié au moins de leurs enseignants. La « crise politique » ouverte par le projet Savary aura conduit à la démission du gouvernement de Pierre Mauroy le 17 juillet 1984, après que le président de la République a annoncé publiquement le retrait du texte de l’ordre du jour du parlement.

[56] Ces circonstances étaient néanmoins explicites dans l’allocution radiodiffusée et télévisée par laquelle le président de la République a annoncé, le 12 juillet 1984, aussi bien l’abandon du projet Savary que cette initiative constitutionnelle.

[57] Cette notion de « caractère propre » est un euphémisme servant précisément à désigner le caractère religieux de ces établissements et leur droit de conformer leurs activités à leurs convictions religieuses.

[58] Dans les années 1980 encore, le concept de « liberté de conscience » servait à désigner en France des objets que d’autres cultures politiques et juridiques subsumaient plutôt sous le concept de « liberté de religion ».

[59] Cons. const. n° 84-185 DC, 18 janvier 1985, Loi modifiant et complétant la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l’état et les collectivités territoriales.

[60] Ibid.

[61] Cons. const. n° 93-329 DC, 13 janvier 1994, Loi relative aux conditions de l’aide aux investissements des établissements d’enseignement privés par les collectivités territoriales.

[62] Il nous semble en effet que même la loi de 1881 relative à la liberté de la presse est travaillée par un idéal « élitaire » qui, en réduisant constamment la liberté d’expression à la liberté de la presse, fait de cette liberté une prérogative des « catégories dirigeantes » ou de « la bourgeoisie » ‒ soit des catégories sociales « modérées » et donc hypothétiquement les moins portées à troubler l’ordre public ou à contester l’autorité de l’état ‒ plutôt qu’un attribut du citoyen-individu (sur cette question, voir notre ouvrage La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012, p. 21).

[63] Aussi, et sous bénéfice d’inventaire, aucun programme du parti socialiste d’avant l’alternance de 1981 ne contient par exemple un engagement en faveur de l’abrogation de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées (ce texte est désormais codifié dans le Code de la sécurité intérieure).

[64] Sur les débats relatifs à ces textes, nous nous permettons de renvoyer à nos développements dans La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012.

[65] La loi de 1949 précise que le ministre de l’Intérieur a la faculté de ne prononcer que les deux premières, ou la première, de ces interdictions. Sur ce texte, on se permet de renvoyer au chapitre VII (« L’impunité de l’écrivain et de l’artiste ») de notre ouvrage La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012, p. 203-237. Voir également de Thiérry Crépin et Thiérry Groensteen (dir.), On tue à chaque page ! La loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, éditions du Temps – Musée de la bande dessinée, 1999. Pour la recension des applications de la loi entre 1949 et 2007 (soit près de 5000 mesures d’interdiction dirigées contre des livres, des bandes dessinées, des revues, des journaux), voir de Bernard Joubert, Dictionnaire des livres et journaux interdits, éditions du Cercle de la librairie, 2007.

[66] Avec deux interdictions seulement, Gaston Defferre est le ministre de l’Intérieur qui aura le moins sollicité l’article 14 de la loi de 1949.

[67] Sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing déjà, le ministre de l’Intérieur ne prononçait plus systématiquement l’interdiction recommandée par la « Commission de surveillance » prévue par la loi. Cette autolimitation a été décidée après que l’applicabilité de la loi de 1949 à deux publications, Jack l’éventreur en vacances (une bande dessinée de Willem) et Absolu (« revue de charme éditée par le chanteur Claude François ») a suscité un débat public (Frédérique Roussel, « à poil la censure ! », Libération, 3 octobre 2007).

[68] L’interdiction maintenue en vigueur par la gauche et par la droite malgré sa contestation constante par le champ littéraire depuis 1962 fut celle de L’épi monstre de Nicolas Genka. Cette interdiction ne fut levée que par un arrêté du 25 juillet 2005 et après que le Conseil d’état a jugé illégale la décision implicite de rejet de la demande d’abrogation formée par l’écrivain et enjoint au ministre de l’Intérieur d’abroger un arrêté qu’il considérait nouvellement comme illégal (CE, 27 juin 2005, Genka).

[69] Le décret disposait par ailleurs que l’inscription d’une œuvre cinématographique sur les listes prévues aux articles 11 et 12 de la loi du 30 décembre 1975 entraîne l’interdiction de sa représentation à toutes les personnes mineures.

[70] Décret n° 2001-618 du 12 juillet 2001 modifiant le décret n° 90-174 du 23 février 1990 pris pour l’application des articles 19 à 22 du code de l’industrie cinématographique et relatif à la classification des œuvres cinématographiques.

[71] Dans une jurisprudence abondante relative à l’application de l’article 14 de la loi de 1881, l’arrêt Librairie Maspero (CE, 2 novembre 1973) du Conseil d’état se prêta à une attention particulière puisque le juge administratif accepta d’exercer nouvellement un contrôle de l’« erreur manifeste d’appréciation » sur des mesures administratives d’interdiction de publications étrangères.

[72] CEDH, 17 juillet 2001, Association Ekin c. France, n° 39288/98.

[73] CE, 7 février 2003, GISTI, n° 243634.

[74] François Mitterrand, Le Coup d’état permanent, Plon, 1964, réédition Union générale d’éditions, 1993, p. 203-204.

[75] TGI, Seine, 17e chambre correctionnelle, 1er avril 1963, Vicari.

[76] Nous avons rapporté cette histoire dans l’entrée « Injure, diffamation et offense », in Dictionnaire de culture juridique (Stéphane Rials et Denis Alland, dir.), P.U.F., octobre 2003, puis ses aspects plus contemporains dans un chapitre (« Du Crimen majestatis à l’affaire Hamé ») de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012, p. 303-309.

[77] Le délit d’offense à chef de l’état n’a été abrogé que par une loi du 5 août 2013, une abrogation qui n’a d’ailleurs pas été « imposée » par la Cour européenne des droits de l’Homme, comme beaucoup (les promoteurs de la loi et un certain nombre de commentateurs en doctrine) ont pu le dire. En effet, dans éon c. France (13 mars 2013, n° 26118/10), la Cour européenne des droits de l’Homme n’a pas invalidé le délit d’offense à chef de l’état mais a jugé, au regard des circonstances de l’espèce et de la peine prononcée, que la condamnation du prévenu (un militant politique) pour offense au chef de l’état était disproportionnée par rapport au but poursuivi. Les discours dirigés contre le président de la République ne bénéficient cependant pas d’une immunité totale depuis la loi du 5 août 2013: simplement relèvent-ils depuis des dispositions de la loi de 1881 relatives  aux injures et aux diffamations envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent…

[78] Parti socialiste, Les acteurs de la démocratie, in Vendredi, n° 287, 10 juin 1996.

[79] Projet de loi constitutionnelle portant révision des articles 61, 62 et 63 de la Constitution et instituant un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception (Assemblée nationale, 30 mars 1990, doc. parl. n°1203) ‒ Projet de loi constitutionnelle portant révision de la constitution du 4 octobre 1958 et modifiant ses titres VII, VIII, IX et X (dispositions modifiant le titre VII) ((Sénat, 10 mars 1993, doc. parl. n° 231).

Lutte contre le piratage de contenus audiovisuels.

Question écrite n° 7656 de Mme Brigitte Kuster (député, Les Républicains – Paris ), publiée au JO le 24 avril 2018, p. 3418.

 

Mme Brigitte Kuster rappelle à Mme la ministre de la culture qu’une enquête de l’agence EY, publiée en février 2017, montre qu’en moyenne 13 millions d’utilisateurs consomment illégalement 2,5 milliards de contenus culturels. 1,35 milliards d’euros : c’est le manque à gagner astronomique que le piratage de contenus audiovisuels coûte chaque année à l’État, à l’industrie de la filière et aux ayant-droits. Le coût de cette fraude généralisée pour la société est considérable : 2 000 emplois détruits, 430 millions d’euros de recettes fiscales et sociales perdues pour l’État et 330 millions d’euros d’investissement dans la création en moins. Le secteur audiovisuel doit se battre sur deux fronts à la fois : l’invasion du marché par les GAFAM, qui échappent ou contournent la plupart des règles en vigueur, et le piratage dont la croissance est exponentielle. La première bataille se déroule en priorité à l’échelle européenne, mais la seconde relève d’abord de notre propre initiative. Le laxisme à l’œuvre durant le quinquennat de François Hollande a développé chez les consommateurs une véritable culture de l’impunité qui précipite le désastre industriel. Les efforts entrepris sous le mandat de Nicolas Sarkozy ont été purement et simplement abandonnés. La dernière tentative visant à lutter sérieusement contre le piratage : la fameuse loi HADOPI, aura bientôt 10 ans. Mais de l’aveu de tous, y compris de ses concepteurs, le cadre d’intervention et les procédures fixés par la loi sont trop rigides pour être efficaces. L’heure est donc venue de remettre à plat le système et de réaffirmer deux principes essentiels aujourd’hui totalement bafoués : celui de la propriété privée qui est un droit imprescriptible, et celui de la souveraineté de la production audiovisuelle française qui est directement menacée. Elle lui demande comment elle compte freiner l’accès aux offres illégales, renforcer les politiques publiques de lutte contre le piratage et faire évoluer les mentalités sur une pratique délictueuse qui dévaste la création audiovisuelle.

Réponse du ministère de la Culture, publiée au JO le 4 septembre 2018, p. 7781.
Si l’essor des technologies numériques a permis un élargissement sans précédent de l’accès de tous à la création culturelle la plus diverse, il s’est également traduit par l’émergence et le développement à grande échelle de pratiques portant atteinte aux droits d’auteur et aux droits voisins. La protection des droits de propriété intellectuelle sur internet constitue une priorité de l’action gouvernementale. Il s’agit à la fois de garantir le droit des créateurs à être rémunéré au titre de l’exploitation en ligne de leurs créations et de permettre aux acteurs de la production et de la diffusion de construire des modèles économiques soutenables et de développer des offres légales attractives, en vue de soutenir la création de valeur. La politique de lutte contre le piratage repose aujourd’hui sur un ensemble de dispositifs mis en œuvre par différentes autorités administratives et judiciaires : au mécanisme de « réponse graduée », mis en œuvre par la Haute autorité pour diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI), s’ajoutent notamment les possibilités d’action judiciaire ainsi que les démarches de droit souple engagées pour assécher les ressources financières des sites contrefaisants ou pour développer le recours aux technologies de reconnaissance automatique des contenus illicites. Ces initiatives ont produit des résultats, mais n’ont pas permis d’endiguer le développement du piratage sous toutes ses formes. La transformation rapide des usages conduit à s’interroger sur la pertinence d’un mécanisme de réponse graduée qui cible uniquement les échanges de pair-à-pair et ignore les autres formes de piratage telles que la lecture en flux (streaming) ou le téléchargement direct. Les actions judiciaires visant à faire fermer ou à bloquer l’accès aux sites pirates impliquent des procédures longues et coûteuses, dont l’efficacité est limitée par la réapparition rapide de « sites-miroirs ». Les initiatives reposant sur le droit souple portent leurs fruits mais sont, par construction, subordonnées à la volonté de coopération des acteurs concernés. Pour faire face à ces enjeux, la ministre de la culture pilote actuellement un groupe de travail interministériel chargé de contribuer à l’élaboration d’une stratégie globale de lutte contre la contrefaçon sur Internet. Les mesures, qui seront proposées dans les prochains mois, devront permettre de renforcer les conditions de protection de l’ensemble des catégories d’auteurs en cas d’atteintes à leurs droits sur Internet. Parmi les pistes de réflexion envisagées figurent la promotion et l’encadrement des technologies de reconnaissance des contenus, qui permettent de comparer automatiquement l’empreinte d’une œuvre avec celle des contenus mis en ligne par les internautes, et d’éviter ainsi l’apparition ou la réapparition de contenus contrefaisants sur les plateformes qui hébergent des œuvres. À cet égard, les mesures proposées devront permettre de répondre aux difficultés que certains titulaires de droits, dont les auteurs autonomes ou indépendants, peuvent rencontrer dans l’accès à ces outils techniques. Par ailleurs, des mesures plus contraignantes à l’égard des sites de streaming illégaux sont envisagées (constitution d’une « liste noire » par la HADOPI, possibilité d’agir rapidement contre les sites dits « miroirs », qui font renaître des sites pirates qui ont fait l’objet d’une action en cessation). S’agissant de la réponse graduée, les réflexions en cours portent sur les moyens d’en améliorer la pertinence et l’efficacité, s’agissant de la pratique du pair-à-pair, à laquelle elle s’applique. L’octroi aux auteurs indépendants de la possibilité de saisir la HADOPI pour demander la mise en œuvre de la procédure de réponse graduée à leur égard, en s’appuyant sur un constat d’huissier, figure parmi les améliorations envisageables.