Race et médecine. Sur une controverse française

Les usages raciaux et racistes historiques de la médecine sont substantiellement documentés. Dans la période contemporaine, la convocation la plus controversée de la race dans la médecine remonte à 2005 avec l’approbation par la Food and Drug Administration (FDA) du premier médicament, le BiDil, avec une indication spécifique du groupe racial de destination. Le BiDil combine deux génériques anciennement reconnus comme étant bénéfiques pour les patients souffrant d’insuffisance cardiaque, quelle que soit leur race ou leur origine ethnique. Or, ses fabricants réussirent à profiter de la législation américaine sur les brevets en exploitant la race afin d’obtenir un avantage commercial et réglementaire. Le débat fut homérique dans l’opinion publique américaine comme parmi les professionnels de santé sans que cette indication raciale ne soit retirée depuis.

Le buzz français d’août 2022

En France, c’est une vidéo publiée le 2 août 2022 par Brut, soit une interview de Miguel Shema, étudiant en 2e année de médecine, et par ailleurs activiste politique, qui fit polémique. L’étudiant y disserte sur « des préjugés et des pratiques racistes dans l’univers médical » en se prévalant de « trois exemples de pratiques racistes » (la non-considération de la spécificité des « peaux noires », des pratiques liées à la croyance dans une propension de patients « maghrébins » à exagérer la douleur, le surdosage pour les patients noirs des antipsychotiques). Les conclusions de Miguel Shema étaient en réalité ses prémisses : le « racisme médical tue », « c’est qu’en fait, on ne s’intéresse qu’à la santé des Blancs ».

Cette déclamation visuelle est assortie de liens, non pas à des travaux publiés dans des revues de référence, mais à une « enquête » sur « le racisme dans le football » et à une déclaration de l’acteur Joaquin Phoenix, lors de sa réception en 2020 du prix du meilleur acteur aux Bafta, à propos du « racisme dans le cinéma ». On ne sait pas trop pourquoi ces références (quel football ? Pourquoi seulement lui et pas un autre sport ? le « cinéma » est-il réductible au cinéma hollywoodien ?) mais par leur nature, elles suggèrent que ce que dit Miguel Shema a été édité en tant qu’éditorial sur le « racisme » (institutionnel ou structurel, sans précision à cet égard).

La prémisse-conclusion de Miguel Shema repose sur des allégations pouvant toutes se prêter à une vérifiabilité, à la faveur d’enquêtes demandant de nombreux scrupules méthodologiques. Or sa vidéo ne cite pas des enquêtes sociologiques signifiantes ayant vérifié ses allégations. Si de telles enquêtes n’existent pas, l’explication n’est pas légale puisqu’elles ne sont pas empêchées par l’interdit légal des statistiques ethniques ou raciales.

Le jeune étudiant en médecine (ni dermatologue, ni sociologue, donc) est si pressé de conclure qu’il commet des raccourcis, par exemple lorsqu’il affirme, ex cathedra, que la symptomatologie des « peaux noires », d’une part, est différente de celle des « peaux blanches » (à l’écouter, cette différence est générale et absolue) et, d’autre part, n’est pas documentée par la littérature médicale. Il y a cependant de quoi le contredire sur ces deux points, en convoquant notamment les deux auteurs (J.-J. Morand, E. Lightburne) en 2009 de « Dermatologie des peaux génétiquement hyperpigmentées (dites « peaux noires ») » :

« L’individualisation, au sein d’un traité de dermatologie, de l’approche clinique en fonction de la couleur de la peau des malades peut sembler évidente, indispensable ne serait-ce que d’un point de vue sémiologique ; elle peut apparaître tout autant discutable en raison des difficultés de définition du champ d’étude et des multiples confusions à connotation raciste dont l’Histoire témoigne. D’une part il est désormais établi que la pigmentation cutanée est génétiquement programmée, probablement sous la pression de sélection, durant des millénaires, du rayonnement solaire fonction de la zone géographique [1], mais le phénotype qui en découle ne permet pas de définir a posteriori des populations « raciales » homogènes [2]. D’autre part, du fait des migrations de populations et du métissage ainsi qu’en raison des modifications acquises de la pigmentation, notamment par l’exposition solaire, il existe un véritable continuum entre la peau dite « blanche » et la peau « noire » [3]. De même, on observe sur le plan phanérien une grande diversité pilaire et s’il est juste de noter que la plupart des individus à cheveux crépus sont hyperpigmentés, l’inverse n’est pas vrai, notamment en Asie et en Amérique du Sud. Néanmoins pour enseigner il faut simplifier et la présentation des extrêmes permet ainsi de mieux percevoir les divers aspects de la dermatologie dite « ethnique » [4-6]. Les travaux publiés sur la peau noire sont pour la plupart réalisés sur de faibles effectifs, sont en outre peu nombreux comme si, malgré le fait que la population pigmentée soit bien représentée à l’échelle mondiale, les instituts de recherche et l’industrie pharmaceutique avaient un peu délaissé la question. Désormais, notamment du fait d’enjeux économiques, il y a un intérêt grandissant pour la cosmétologie des peaux génétiquement pigmentées et des cheveux crépus, notamment aux États-Unis et en Europe ».

Entre problèmes de méthode et problèmes de fond

À travers les nombreuses références auxquelles elle renvoie, cette étude montre que la question des « peaux noires » est loin d’être un impensé médical depuis au moins trente ans. Sinon certains médecins de certains hôpitaux, à Paris tout au moins, ne seraient-ils pas spécialement recommandés en la matière (Hôpital Saint Louis – Hôpital Bichat – Hôpital Henri Mondor – Centre Sabouraud – Centre Médical Europe – Centre Médical Opéra, etc.).

L’étude de J.-J. Morand et d’E. Lightburne montre également, explicitement ou implicitement, que cette question n’échappe pas à certains enjeux décisifs dans le champ médical pour toutes les pathologies : celui de la spécialisation médicale ou hospitalière ; celui de la hiérarchie des disciplines hospitalières. Deux enjeux ataviques de lutte de pouvoir. Miguel Shema a donc présumé connaître l’institution médicale dans sa globalité (comme le font, il est vrai, tous les acteurs sociaux à propos des institutions dans lesquelles ils travaillent).

Sur la question des « peaux noires », Miguel Shema n’a pas seulement péché par méconnaissance ou par idéologie. Il a dramatiquement ajouté à une emphase déjà prospère chez beaucoup de Noirs sur la différence entre les « peaux noires » et les « peaux blanches ». Or cette emphase peut entretenir en retour une obsession raciale et parasiter la relation médicale (en plaçant le médecin dans une sorte d’obligation de circonvenir « racialement » une pathologie). Cette emphase est la catapulte des nombreuses marques de produits cosmétiques pour « peaux noires », des piliers du marketing ethnique qui aiment à se définir comme « laboratoires » afin de créer l’illusion d’une « scientificité » des produits qu’ils commercialisent.

Miguel Shema montre, à son corps défendant, les scrupules extrêmes qu’appelle toute référence à la race en matière médicale puisque, d’un côté, il fait grief aux soignants de ne pas en tenir compte (les « peaux noires ») et, de l’autre, il leur fait grief d’en tenir compte faussement et sur la seule foi de leurs préjugés et croyances (les patients « maghrébrins » et les patients « Noirs » recevant des prescriptions de psychotropes).

Au demeurant, ce ne sont pas seulement des préjugés et des croyances qui peuvent porter des soignants à convoquer faussement la race, ça peut être la médecine elle-même, cette situation étant particulièrement visible aux Etats-Unis. Ainsi, les enfants noirs étaient moins susceptibles de contracter une infection des voies urinaires, a fait valoir pendant un certain temps le consensus médical (américain) avant que ce consensus s’accorde plutôt à trouver une explication du risque de contracter une infection urinaire chez les enfants par leurs antécédents de fièvre et d’infections. Autre exemple : le consensus médical n’a pas moins voulu pendant un certain temps que les femmes noires aient une disposition plus faible à réussir à accoucher par voie naturelle après un accouchement par césarienne.

Plus généralement, les algorithmes raciaux sont l’une des pratiques médicales les plus généralisées aux Etats-Unis en matière de diabète et de dons d’organes, spécialement en matière de greffes de reins. Ils revendiquent pour eux la science qui fait valoir par exemple que comparés aux donneurs blancs et hispaniques, et bien que leur proportion soit limitée, les donneurs de reins d’« ascendance africaine récente » ne présentent pas moins un risque plus élevé de développer une insuffisance rénale en raison de leur don. Ces algorithmes raciaux se prêtent néanmoins à un vif débat médical et éthique.

Il serait intéressant de voir, ce qui dépasse le cadre d’une note comme celle-ci, comment sont reçus en France par les professionnels de santé des recherches, des discours et des pratiques médicaux à l’étranger qui convoquent la race (les adhésions ou les rejets et leurs modalités, les indifférences et les ignorances et leurs motivations, etc.).

Une question de fond en suspens

L’ethnicité ou la race comptent-ils dans la fabrication sociale des diagnostics et des parcours de soin en France ? Voici comment on peut reformuler, en termes proprement sociologiques, la question soulevée par Miguel Shema. Il répond en substance oui, sans démontrer sa réponse. Certains autres ont répondu non, sans plus de démonstration, comme Vincent Lautard dans Marianne. Sa réponse se limite à disqualifier les exemples donnés par l’étudiant en médecine ou à donner valeur probante à sa propre expérience, présupposant ainsi tout à la fois que non seulement lui-même est colorblind mais qu’en plus il sait en toute occasion identifier ceux qui ne le sont pas. Au demeurant, il y a une ambiguïté foncière dans une tribune qui parle au nom de « la médecine » : soit c’est le caractère « scientifique » (réel ou supposé) de la relation médicale qui empêche des préjugés et des stéréotypes de race de corrompre cette relation, alors tel devrait être le cas partout dans le monde et depuis toujours ; soit c’est quelque chose de spécifiquement français, en soi ou dans le cadre de la relation médicale, qui préserve les soignants des préjugés et des stéréotypes de race et d’ethnicité. Ce quelque chose n’est pas identifié par Vincent Lautard.

Le débat initié par Miguel Shelma ne permet donc pas de répondre à la question de savoir si l’ethnicité ou la race comptent, positivement/négativement, dans la fabrication sociale des diagnostics et des parcours de soin en France. Cette question fait néanmoins sens au moins en tant qu’hypothèse de recherche. Après tout, l’on ne voit pas pourquoi alors que l’hypothèse selon laquelle des facteurs tels que le sexe et la classe sociale jouent dans la fabrication sociale des diagnostics et des parcours de soin en France a pu être légitime puis vérifiée, l’hypothèse de la race et de l’ethnicité ne le pourrait pas.

Ce que montre la controverse Shema/Lautard c’est que l’intérêt que les acteurs du débat public trouvent à cette question dépend d’abord de leur positionnement politique à propos du fameux « universalisme républicain » et de sa fameuse « indifférence à la race ». Avec l’Amérique, voire les « pays anglo-saxons », en arrière-plan : Miguel Shema importe (mal et sans la médiation de travaux) des répertoires (balisés) dans les pays anglo-saxons. Vincent Lautard l’a bien compris et s’est empressé de tenir la dragée haute à « l’ennemi américain ».

Chose lue. « Des métis raciaux dans les pays nordiques ». Journal of Critical Mixed Race Studies, 2022.

De nombreux ouvrages savants ont été publiés sur le thème de la multiracialité et des expériences métisses aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les recherches sur l’Europe nordique ont été historiquement limitées. Les analyses recueillies dans ce volume visent à faire avancer la recherche sur l’Europe nordique en termes d’études critiques sur le métissage racial.

Jasmine Kelekay : De « quelque chose entre les deux » à « tout à la fois » : Méditations sur la liminalité et la négrité dans le hip-hop et le R&B afro-finlandais

Depuis sa diffusion mondiale dans les années 1980, le hip-hop a été une sphère culturelle cruciale dans laquelle les Européens de couleur ont abordé les expériences de la race et du racisme, du genre et de l’appartenance nationale, la musique et la culture hip-hop étant souvent considérées comme la lingua franca culturelle de la diaspora africaine. Compte tenu de la domination continue de l’exceptionnalisme nordique et du daltonisme formel dans l’imaginaire national et les discours publics finlandais, le hip-hop apparaît comme un répertoire important pour examiner la production de contre-discours et de contre-récits par les Finlandais de couleur, et les Afro-Finlandais en particulier. Cet article aborde le hip-hop afro-finlandais comme une archive alternative de l’expérience et de la pensée afro-finlandaise. Il se concentre sur trois œuvres du R&B afro-finlandais…

Mari Rysst : « Coincé dans leur peau ? » : Les défis de la construction identitaire chez les enfants d’origine mixte en Norvège

Cet article, basé sur l’anthropologie sociale, traite des défis de la construction de l’identité ethnique chez les enfants et les jeunes d’origine immigrée en Norvège, en particulier chez les métis raciaux. Comparée aux États-Unis, la Norvège a une courte histoire d’immigration de personnes de couleur. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la politique officielle norvégienne a souligné que « nous sommes tous égaux » et « avons la même valeur », indépendamment du sexe, de la sexualité et de la couleur de la peau. Une idéologie sans distinction de couleur a été un idéal. Aujourd’hui, les immigrés de la deuxième et de la troisième génération parlent couramment le norvégien et occupent de bons emplois dans le domaine public, notamment à la radio et à la télévision, et sont donc souvent exposés au public, mais ils sont toujours classés comme « étrangers » en raison de leur apparence.

Ida Tolgensbakk : Parler suédois en étant noir en Norvège

Les Suédois sont considérés presque sans ambiguïté comme des Blancs en Norvège et, par conséquent, étiquetés comme non étrangers et non marqués. L’un des aspects les plus frappants de l’étude des jeunes travailleurs suédois migrants dans la capitale norvégienne est leur positionnement vis-à-vis de la majorité (blanche) et des autres minorités (noires) ; ce sont des immigrants catégorisés comme des immigrants « pas tout à fait » ou « pas réels ». Cependant, cette position est contestée de différentes manières, entre autres par les processus d’altération qui ont lieu à travers les microagressions des rencontres « Qui es-tu ? », lorsque des différences linguistiques sont notées. Cet article soutient que les Suédois sont une minorité invisible, mais audible, en Norvège, catégorisés comme des étrangers non pas en raison de leur différence phénotypique, mais en raison de leur altérité linguistique.

Antoine, Katja : La déconnexion suédoise : Racisme, suprématie blanche et race

Cet article examine comment l’État suédois, en éliminant la race en tant que catégorie démographique officielle, favorise effectivement les conditions sociales et juridiques qui permettent au racisme et à la suprématie blanche de proliférer sans qu’on en tienne compte et souvent sans qu’on y prête attention. Ce faisant, la Suède sape les efforts antiracistes visant à contrer la discrimination raciale prévalente, créant un décalage entre l’image libérale progressiste du pays et la réalité vécue par ses résidents de couleur.

Nahikari Irastorza ; Sayaka Osanami Törngren : Melting Pot ou Salad Bowl ? Un aperçu des familles mixtes en Suède

En raison de la mondialisation et des migrations internationales à destination et en provenance de la Suède, la possibilité de choisir un partenaire de vie issu de l’immigration s’est accrue en Suède. Cependant, malgré la croissance et la plus grande diversité ethnique et raciale des mariages mixtes en Suède, peu de chercheurs ont étudié ces unions sur une large échelle. Cet article se concentre sur les mariages mixtes dans lesquels une personne est d’origine suédoise et l’autre d’une autre origine ethnique ou raciale. Il pose la question de savoir si la Suède est en train de devenir ce que l’on décrit métaphoriquement comme un melting pot ou un saladier.

Sayaka Osanami Törngren : Si je ne peux pas dire que je suis suédois, qu’est-ce que je suis ? La liberté dans les limites du choix de l’identité

Aujourd’hui, un Suédois sur dix est métis, ses parents étant originaires de pays différents. Bien que les Suédois métis fassent partie intégrante de la société suédoise, on sait peu de choses sur leurs expériences. Basé sur quatorze entretiens qualitatifs avec des Suédois métis qui ont déclaré être racialisés comme Latino, Asiatique, Arabe ou Noir, cet article explore la liberté et les limites de l’affirmation de leur identité ethnique et raciale. Les expériences des Suédois mixtes montrent que si l’identification est flexible et que le choix de s’identifier en tant que Suédois ou en tant que Suédois mixte est possible, il n’en reste pas moins que les Suédois mixtes ont la possibilité d’affirmer leur identité ethnique.

Sayaka Osanami Törngren : Si je ne peux pas dire que je suis suédois, que suis-je ? La liberté dans les limites du choix de l’identité

Aujourd’hui, un Suédois sur dix est d’origine mixte, ses parents étant originaires de pays différents. Bien que les Suédois mixtes fassent partie intégrante de la société suédoise, on sait peu de choses sur leurs expériences. Basé sur quatorze entretiens qualitatifs avec des Suédois mixtes qui ont déclaré être racialisés comme Latino, Asiatique, Arabe ou Noir, cet article explore la liberté et les limites de l’affirmation de leur identité ethnique et raciale. Les expériences des Suédois mixtes montrent que si l’identification est flexible et que le choix de s’identifier comme Suédois ou mixte reflète leur décision personnelle de se rattacher à leur origine nationale, culturelle et ethnique, ils ne peuvent pas choisir si ou comment ils seront racialisés ou catégorisés racialement par les autres.

James Omolo : Traverser la ligne de couleur : L’identité biraciale en Suède et au Danemark

La migration vers la Scandinavie a augmenté au cours des quinze dernières années. Pourtant, peu de recherches savantes ont été consacrées au sujet des individus mixtes, en particulier ceux d’origine africaine danoise ou afro-suédoise. Cette étude cherche à combler cette lacune en examinant comment les individus d’origine mixte naviguent dans leur identité dans les contextes danois et suédois, une région où il n’existe pas de termes socialement acceptés pour les identifier ou les classer. Cette étude peut constituer un excellent point de départ dans le discours sur la race qui est négligé tant au Danemark qu’en Suède. S’appuyant sur des données qualitatives, cet article examine la position des personnes d’origine mixte, en accordant une attention particulière à leur sentiment d’identité et d’appartenance ainsi qu’à la réalité d’être…

Kirsten Thisted : Blame, Shame, and Atonement : Les réponses groenlandaises aux discours racialisés sur les Groenlandais et les Danois

En dehors du Groenland, beaucoup croient que le nom groenlandais du Groenland signifie « Terre du peuple ». Cependant, le mot groenlandais pour désigner un être humain ou une personne est inuk (pluriel : inuit), et le Groenland s’appelle Kalaallit Nunaat et non Inuit Nunaat. Kalaallit est le terme groenlandais de l’ouest qui désigne les Groenlandais d’aujourd’hui dont les ancêtres sont issus de deux lignées : les Inuits à l’ouest et les Scandinaves à l’est. Au cours de la première moitié du vingtième siècle, cette ascendance mixte a été un argument important pour la revendication groenlandaise de reconnaissance et d’égalité. Cet article examine une source littéraire, le roman de 1944 de Pavia Petersen, Niuvertorutsip pania (La fille du chef d’avant-poste). La protagoniste féminine du roman, qui est d’ascendance mixte, est…

Kristín Loftsdóttir ; Sanna Magdalena Mörtudóttir : « D’où venez-vous ? » : Le racisme et la normalisation de la blanchité en Islande

Dans les contextes européens et nordiques, les chercheurs se sont disputés sur la manière de comprendre le racisme et la racialisation dans un contexte historiquement différent du contexte américain. Alors que l’analyse ci-dessous souligne les caractéristiques globales et donc la mobilité du discours raciste, l’article cherche à montrer comment les classifications racistes sont comprises dans différentes localités. Cet article explore, en particulier, l’intersection de la race et de l’identité nationale en Islande. Les données primaires consistent en des entretiens avec quinze adultes identifiés comme mixtes, tant en termes de race que d’origine. L’analyse montre que l’identité islandaise est fortement normalisée comme une identité blanche, le corps islandais étant toujours supposé être « blanc ».

Chose vue : The Porter (série canadienne)

Inspiré de faits réels et situé dans le fracas des années 1920, THE PORTER (8×60 mn) suit le parcours d’un ensemble de personnages qui se bousculent, rêvent, traversent les frontières et poursuivent leurs ambitions dans la lutte pour la libération – sur et hors des chemins de fer qui traversaient l’Amérique du Nord. C’est une histoire captivante d’autonomisation et d’idéalisme qui met en lumière le moment où les cheminots du Canada et des États-Unis se sont unis pour donner naissance au premier syndicat noir du monde. Se déroulant principalement à Montréal, Chicago et Détroit, alors que le monde se reconstruit après la Première Guerre mondiale, THE PORTER dépeint la communauté noire de Saint-Antoine, à Montréal – connue, à l’époque, comme le « Harlem du Nord ». Ils sont jeunes, doués et noirs, venus du Canada, des Caraïbes et des États-Unis par l’Underground Railroad (le chemin de fer clandestin) et la grande migration [des Afro-Américains du Sud vers le Nord], et ils se retrouvent ensemble au nord et au sud de la « ligne de couleur », à une époque où tout est possible – mais si le changement ne vient pas pour eux, ils viendront pour lui. Par tous les moyens nécessaires.

 

Série originale de CBC et BET+, produite par Inferno Pictures et Sienna Films (une société de Sphere Media), basée à Winnipeg, THE PORTER a été conçue et créée par Arnold Pinnock (Altered Carbon, Travelers) et Bruce Ramsay (19-2, Cardinal), avec Annmarie Morais (Killjoys, Ransom, American Soul), Marsha Greene (Ten Days In The Valley, Mary Kills People) et Aubrey Nealon (Snowpiercer, Cardinal), et produite par Inferno Pictures Inc. de Winnipeg et Sphere Media, une société de Sphere Media. basée à Winnipeg, et Sienna Films de Sphere Media. Morais et Greene sont showrunners et producteurs exécutifs. Charles Officer (Akilla’s Escape, Coroner) et R.T. Thorne (Blindspot, Utopia Falls) réalisent la série et sont producteurs exécutifs. Pinnock est également producteur exécutif, et Ramsay, co-producteur exécutif. Jennifer Kawaja est productrice exécutive pour Sienna Films et Ian Dimerman, producteur exécutif pour Inferno Pictures. La série est écrite par Morais, Greene, Andrew Burrows-Trotman, Priscilla White, Pinnock et Ramsay, avec Thorne participant à la salle des auteurs.

Esclavagisme. Faut-il (toujours) célébrer le juge John Marshall ?

Le 20 mai 2021, le Conseil d’administration de l’University of Illinois at Chicago (UIC) a adopté une délibération portant changement du nom de sa faculté de droit. À compter du 1er juillet 2021, cette Law School ne s’appellera plus la John Marshall Law School (« Faculté de droit John Marshall ») mais l’University of Illinois Chicago School of Law (« Faculté de droit de l’Université de l’Illinois »).

I.
 

Cette décision, précisait cette université (publique, à la différence de l’University of Chicago), est le terme d’un processus de plusieurs mois qui lui a fait réunir toutes les approbations et tous accords les nécessaires, notamment ceux des sociétaires de la Law School, des fondations et des fonds de dotation qui ont possédé, exploité et pourvu au financement de cette faculté de droit créée en 1899 avant son rattachement à l’UIC en 2019. L’UIC a débaptisé sa Law School parce « malgré l’héritage de John Marshall comme l’un des plus importants juges de la Cour suprême des États-Unis », de nouveaux travaux de recherche ont mis en évidence « son rôle en tant que marchand d’esclaves, propriétaire de centaines d’esclaves, promoteur d’une jurisprudence esclavagiste et d’opinions racistes ».

« L’esclavage ne concerne pas seulement l’achat et la vente d’esclaves, mais le viol des femmes, le meurtre de bébés et les innombrables années de subordination raciale qui ont suivi l’esclavage, a expliqué publiquement Samuel V. Jones, vice-doyen de la Law School de l’UIC et directeur du groupe de travail de la faculté de droit sur le sujet. Certains de nos étudiants ont pensé qu’il était inconcevable que quelqu’un puisse excuser les horreurs de l’esclavage ou adorer un homme qui s’est si activement engagé dans ces horreurs pendant la majeure partie de sa vie adulte ». La biographie renouvelée de John Marshall est encore plus contrariante pour les étudiants Afro-américains. « Comment demander à un élève de porter le nom de Marshall sur un sweat-shirt ou un chapeau ou d’utiliser une tasse de café avec son nom, avec fierté ? », a demandé Samuel V. Jones. L’UIC reconnaît avoir été plus aise pour prendre sa décision dès lors que sa faculté de droit ne devait rien à John Marshall ou à ses héritiers.

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De la race en Amérique. « Passing » de Nella Larsen, vu par Brit Bennett

Bien que le roman classique de Nella Larsen de 1929 soit considéré comme une tragédie, il montre également la race comme une sorte de farce.  Cet article fait partie du T’s Book Club, une série d’articles et d’événements consacrés aux œuvres classiques de la littérature américaine.

Il y a une scène dans le film mélodramatique de 1959 Imitation of Life que j’ai vu des dizaines de fois, mais ce n’est pas celle que vous imaginez probablement : la scène funéraire climatique où Sarah Jane Johnson, une jeune femme noire passant pour le blanc , se précipite elle-même sur le cercueil de la mère à la peau sombre qu’elle a passé tout le film à renier. Non, la scène marquante pour moi est au milieu du film, lorsque Sarah Jane rencontre son petit ami blanc, qui a secrètement découvert qu’elle était noire. « Est-ce que ta mère est une Noire ? », ricana-t-il, avant de la battre dans une ruelle.
Je ne suis pas fier d’admettre qu’à l’école primaire, mon meilleur ami et moi avions l’habitude de regarder cette scène encore et encore, non pas parce que nous pensions que c’était tragique, mais parce que nous la trouvions drôle. La musique frénétique en arrière-plan, les claques mélodramatiques, le lent froissement de Sarah Jane sur l’asphalte. Nous savions que nous avions tort de rire, mais nous étions trop jeunes pour prendre cela avec sérieux, sans parler d’un personnage comme Sarah Jane, que nous trouvions plus pitoyable que pitoyable.

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De la race en Amérique. Anita Reynolds (1901-1980)

Anita Reynolds est née le 28 mars 1901 à Chicago. Elle décède en 1980 à Sainte-Croix dans les Îles Vierges américaines. Sa mère était de sang mêlé, au point de pouvoir passer Blanche, de la même manière que son père, un créole aisé. Sumner, le petit frère d’Anita, passera définitivement Blanc dans les années 1930 à la faveur du séjour de la fratrie. Anita Reynolds grandit à Chicago et à Los Angeles dans une proximité avec une partie de l’élite noire, depuis Robert Sengstacke Abbott (1870-1940)[1] jusqu’aux écrivains et artistes de la Harlem Renaissance[2], en passant par Asa Philip Randolph (1889-1979)[3], Booker T. Washington (1856-1915)[4] ou W.E.B. Du Bois (photo) alors directeur du magazine de la NAACP, The Crisis. Cette sociabilité ne comptait cependant pas moins une partie de la noblesse blanche du cinéma et du spectacle.

Anita Reynolds était une Américaine noire au teint assez clair pour pouvoir « passer » et, plus souvent, pour être perçue comme Blanche. « Combien de temps vous faut-il pour avoir ce magnifique bronzage ? », lui demandèrent un jour aux Caraïbes des touristes allemands. « Près de quatre générations », répondit-elle avec agacement. Son ambiguïté raciale lui permit de jouer une Indienne qui découvrira être en réalité Noire (By Right of Birth, 1921), une « arabe » (Le Voleur de Bagdad, 1924), et des femmes noires dans le cinéma noir américain des années 1920.

Portrait d’Anita Thompson Reynolds signé de Man Ray et daté du 11 mars 1934. Crédit : Man Ray Trust/Artists Rights Society (ARS), NY/ADAGP, Paris. Collections du Moorland-Spingarn Research Center (Howard University).

C’est à Paris, qu’elle rejoint en 1928, que commence sa vie fantasque, entre l’Amérique, l’Europe, le Maroc. Actrice, danseuse, mannequin (notamment pour Coco Chanel). C’est à George Hutchinson, professeur de droit et d’histoire à la Howard University, qu’Anita Reynolds doit d’avoir été remise en lumière. George Hutchinson travaillait aux contournements de l’état racial américain lorsqu’il tomba sur les archives d’Anita Reynolds, lesquelles comprenaient les mémoires qu’elle se proposait d’étudier et qu’il a édités en 2014 sous le titre American Cocktail. A Colored Girl In the World. L’ouvrage offre principalement un témoignage sur la vie d’Anita Reynolds dans le Paris des années 1930, celui de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés (« J’étais alors un astéroïde, en orbite au milieu de brillantes étoiles : Breton, Derain, Matisse, Picasso, Brancusi, Max Ernst, James Joyce, Hemingway, Carlos Williams… »). Toutefois, différentes occurrences au « problème noir » y figurent. Ainsi, Anita Reynolds rapporte que pendant l’« été sanglant » de 1919[5], certains de ses cousins ont contribué aux émeutes à Chicago ou à Gary dans l’Indiana, en facilitant l’approvisionnement des émeutiers en armes. D’autre part, ceux des membres de sa famille qui pouvaient se faire passer pour Blancs « infiltrèrent » les organisations patronales et le Ku Klux Klan. De son voyage vers l’Europe, elle dit qu’il fut marqué d’un sentiment « d’aller à la maison, d’allers vers un endroit dont elle se sentait partie. Loin des lynchages, loin du problème noir, loin de la polarisation, loin de tous les aspects désagréables de ma vie aux états-Unis. Je ne fuyais cependant pas les Noirs Américains. Countee Cullen et Yolande Du Bois viendraient bientôt à Paris pour leur lune de miel. Il y en avait d’autres également, que j’avais connus au Village [Greenwich Village], qui seraient à Paris (…) »[6]. On ne retiendra pas moins ce qu’elle écrit dans une lettre adressée à son frère le 2 août 1930 depuis Toulon et dans laquelle elle s’amuse de sa rencontre avec le journaliste et explorateur William Seabrook et de la double conviction de ce dernier que l’Occident était en décadence et que « la prochaine civilisation sera africaine ». « Je n’avais absolument aucune idée de race dans mon esprit, écrit-elle, dans la mesure où j’ai souvent oublié qu’elle existait, à force d’être constamment avec de vrais artistes – pas des Seabrooks. Quoi qu’il en soit, mes théories sur la prochaine civilisation reposent proprement sur une modeste connaissance des Anglais en Inde – et des Hindous en Angleterre – des Noirs en Amérique et en Europe – et des Africains en Europe – des Blancs en Afrique et dans les îles du Sud. Partout, c’est la même histoire : LE Métissage[7] ! (Peu importe ce qui y pousse – personne n’y résiste). Et pourquoi pas ? »[8].

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[1] Propriétaire du Defender, « journal noir » à diffusion nationale édité à Chicago, Robert Sengstacke Abbott est connu comme l’un des premiers Noirs multimillionnaires.

[2] Sur la Harlem Renaissance, voir les repères chronologiques à la fin du présent volume.

[3] Asa Philip Randolph dit A. Philip Randolph est célèbre pour son engagement dans la lutte pour les droits civiques et pour avoir fondé le syndicat des garçons de service des wagons-lits de la compagnie Pullman : le Brotherhood of Sleeping Car Porters. Comme ces employés étaient quasi-exclusivement des Noirs, ce syndicat passe pour avoir été le premier « syndicat noir » aux états-Unis.

[4] Booker Taliaferro Washington (dit Booker T. Washington) mena de nombreuses vies, dont celle d’auteur et d’enseignant. Ses discours sur le « problème noir » furent suffisamment originaux et exceptionnels pour lui valoir une célébrité nationale et le statut de principale figure noire de la fin du xixe siècle à sa disparition.

[5] Sur cet épisode, voir les repères chronologiques proposés à la fin de ce volume.

[6] American Cocktail. A Colored Girl In the World, p. 113.

[7] « Mixed Blood! » est en majuscules dans la lettre.

[8] American Cocktail. A Colored Girl In the World, op. cit., p. 288. La prémonition que l’Amérique finirait par compter plus de multattoes que de Noirs avait déjà pu être exprimée par un auteur dans les années 1920 : Kelly Miller, « Is the American Negro to Remain Black or Become Bleached? », The South Atlantic Quaterly, 1926, p. 241-252 (Howard University, Faculty Reprints, paper 146).

Source : Blancs… mais Noirs. Le passing, une mascarade raciale aux Etats-Unis.

« Nul n’est esclave en France », le Code noir

Depuis des temps très lointains, il existe en France une population « noire ». Cette présence « notable à l’échelle d’un groupe » est particulièrement manifeste à partir du XVIe siècle, notamment à la faveur de l’esclavage et de la traite. Ce sont des édits royaux de 1315, 1318 et 1553 qui ont posé comme maxime fondamentale de l’ancien droit public français que tout esclave était libre dès lors qu’il mettait le pied sur le sol de France. La maxime Nul n’est esclave en France valait alors également pour les enfants d’esclaves nés postérieurement à l’affranchissement de leurs parents.

Après l’établissement des colonies, le principe de la franchise du sol français fut aménagé et atténué par différents textes. Un édit royal de 1716 prévoit que l’esclave devient libre du fait de l’omission par son maître de remplir les formalités nécessaires à son introduction en France. Dans un édit royal de 1738, les formalités d’introduction en France d’esclaves sont maintenues mais leur omission par le maître n’emporte plus « concession de la liberté » mais « confiscation de l’esclave au profit du Roi ». Enfin, un édit royal de 1777 fixe des restrictions plus grandes à « la faculté d’amener des esclaves en France », la sanction de la violation de ces règles étant l’impossibilité pour le maître de maintenir l’esclave en France sans son consentement.

Il faut lire le préambule de cette « Déclaration du Roi pour la police des Noirs donnée à Versailles le 9 août 1777 » pour comprendre que le rejet intellectuel de l’esclavage n’en était pas le ressort :

« LOUIS, par la grâce de Dieu, Roi de France & de Navarre : A tous ceux qui ces présentes Lettres verront ; SALUT. Par nos Lettres Patentes du trois Septembre dernier, Nous avons ordonné qu’il serait sursis au jugement de toutes causes ou procès concernant l’état des Noirs de l’un et  de l’autre sexe, que les Habitants de nos Colonies ont amenés avec eux en France pour leur service ; Nous sommes informé aujourd’hui , que le nombre des Noirs s’y est tellement multiplié, par la facilité de la communication de l’Amérique avec la France, qu’on enlève journellement aux Colonies cette portion d’hommes la plus nécessaire pour la culture des terres , en même-tems que leur séjour dans les Villes de notre Royaume, surtout dans la Capitale, y cause les plus grands désordres ; et lorsqu’ils retournent dans les Colonies, ils y portent l’esprit d’indépendance et d’indocilité et y deviennent plus nuisibles qu’utile. Il Nous a donc paru qu’il était de notre sagesse de déférer aux sollicitations des Habitants de nos Colonies, en défendant l’entrée de notre Royaume à tous les Noirs. Nous voulons bien cependant ne pas priver ceux desdits Habitants, que leurs affaires appellent en France, du secours d’un Domestique Noir pour les servir pendant la traversée, à la charge toutefois que lesdits Domestiques ne pourront sortir du Port où ils auront été débarqués, que pour retourner dans la Colonie d’où ils auront été amenés. Nous pourvoirons aussi à l’état des Domestiques Noirs qui sont actuellement en France. Enfin, nous concilierons, par toutes ces dispositions, le bien général de nos Colonies, l’intérêt particulier de leurs Habitants, et la protection que nous devons à la conservation des mœurs et du bon ordre dans notre Royaume. (…) ».

La période est néanmoins dominée par le « Recueil d’édits, déclarations et arrêts concernant les esclaves nègres de l’Amérique » promulgué en 1685 et en 1724 : appliqué d’abord dans les Antilles françaises, le Code noir, puisque c’est de lui dont il s’agit, l’est ensuite en Guyane, en Louisiane, aux îles Maurice et à la Réunion.

Deux points retiennent particulièrement l’attention à propos du Code noir : celui du préjugé de couleur qu’il codifie et celui de l’extrême sévérité pénale appliquée aux esclaves, comparativement aux maîtres.

Le premier point correspond à ce que Louis Sala-Molins appelle « la codification de la supériorité juridique du Blanc »[1]. On a néanmoins relevé que certains historiens, au nom de l’« historicisation du processus de codification », se veulent plus « compréhensifs » du Code noir, au point pour certains de l’absoudre de tout racialisme. Dans cette perspective, il s’agit simplement d’un texte « inspiré du droit romain » et « qui concerne essentiellement les rapports maîtres-esclaves »[2]. La preuve en est, pour ces auteurs, que le Code noir fut contesté au XVIIIe siècle par des Blancs partisans d’un ségrégationnisme raciste, que les « libres de couleur »[3] pour leur part en demandaient une application plus effective et, qu’enfin, le Code prévoyait en son article 59 les affranchissements. Cette vision est pourtant démentie par la désignation même du texte par un référent racial, là où les auteurs précités le disent aveugle à la race, et par le fait que les esclaves auxquels il s’applique sont tous désignés par un stigmate racial.

Le deuxième point, celui de l’inégalité pénale entre maîtres et esclaves a été rapporté par la Société des Amis des Noirs dans une brochure, Réflexions sur le code noir, et dénonciation d’un crime affreux, commis à Saint-Domingue, adressée à l’Assemblée nationale en août 1790. La Société des Amis des Noirs  interpella ainsi l’Assemblée sur un jugement pénal rendu à propos d’un nommé Mainguy, « dûment atteint et convaincu d’avoir frappé ses esclaves à coups de bâton, de les avoir bléssés avec des ciseaux et avec une arme vulgairement appelée (sic) manchette de les avoir dé­chirés avec ses dents, et de leur avoir fait appliquer sur différentes parties de leur corps, soit des fers rouges, soit des charbons ardents ». Or Mainguy, dont l’une des esclaves mourut de ses blessures, ne fut condamné qu’à une interdiction de posséder des esclaves et à 10,000 livres d’amende envers le roi, sans que « les martyrs de ses cruautés, et la famille infortunée » ne reçoivent d’indemnité. Loin de s’en tenir à dire que les mêmes faits auraient été frappés de la peine de mort s’ils avaient été commis par des esclaves, la Société des Amis des Noirs impute expressément cette inégalité au Code noir :

« Eh ! quoi ! une assemblée qui a témoigné un si grand respect pour les droits de l’homme, peut-elle laisser subsister, dans une partie de l’empire français, une loi qui autorise, qui encourage les cruautés les plus révoltantes ? — Peut-elle tolérer encore cette loi, qui porte que l’esclave qui aura frappé au visage l’enfant de son maître, sera puni de mort ? et cette autre loi, qui accorde au maître la faculté de les faire battre, à sa fantaisie, avec des Verges ou des cordes, et qui ne le condamne qu’à la confiscation, s’il les mutile et les fait torturer ? et cette autre loi, qui fixe pour tous les prétendus délits des esclaves, les peines les plus atroces, tandis qu’elle n’en prononce aucune contre les délits des maîtres , tandis qu’elle laisse, à ce dernier égard, la plus grande latitude au juge, qui, blanc, ami des blancs, possesseur lui-même d’esclaves, est presque toujours juge ou partie ? et cette autre loi, qui rejette le témoignage des esclaves dans tous les cas, qui défend d’en tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule. — Comme si l’on avait juré de ne pas vouloir punir les délits dont les seuls esclaves pouvaient être témoins ! Comme si l’on disait aux maîtres barbares : Soyez cruels ; mais cachez vos cruautés : n’en rendez témoins que ces vils esclaves, dont la voix ne sera jamais écoutée. — Eh ! l’on s’étonne encore une fois que ces noirs, avilis, torturés de tant de manières, soient abjects, et que leurs maîtres soient souvent inhumains ! La loi ne favorise-t-elle pas évidemment leur inhumanité ? Ne la favorise-t-elle pas, quand elle ordonne de leur faire couper le jarret, lorsqu’ils cherchent à recouvrer leur liberté par la fuite? Ne la favorise-t-elle pas, quand elle les déclare des meubles, c’est-à-dire, des objets inanimés, au-dessous des bestiaux, qu’on peut briser ou mutiler à volonté ? (…) Quand donc vos travaux sur la constitution toucheront à leur terme, quand les principaux abus réformés vous permettront de vous occuper des abus extérieurs ; quand, fixant vos regards sur les Colonies, vous en réformerez la police, les lois, les tribunaux , nous vous conjurons de déchirer alors les pages de ce code noir, si souvent teintes de sang, d’en remplacer les dispositions atroces par des lois douces et modérées , oui concilient les intérêts des maîtres avec les principes de la justice et de l’équité; par des lois qui attachent les esclaves à votre empire, qui les préparent à remonter insensiblement au niveau de leurs frères, les blancs ».

Comme l’écrit Frédéric Régent, « l’esclavage qui en principe n’existait pas sur le sol français sous l’Ancien Régime a été aboli par le décret du 28 septembre 1791 qui dispose dans son article 1er que « Tout individu est libre aussitôt qu’il est entré en France » et dans son article 2 que « Tout homme, de quelle couleur qu’il soit, jouit en France de tous les droits de citoyen, s’il a les qualités prescrites par la Constitution pour les exercer ». Les colonies étant placées en dehors du champ d’application de la constitution, elles ne sont pas concernées par cette disposition »[4].

En réalité, ce sont deux questions distinctes et de nature différente mais tenant toutes deux au « préjugé de couleur » dans les colonies qui furent débattues par les assemblées révolutionnaires[5], avec cette précision qu’un nombre important d’acteurs de ce débat dans ces assemblées sont propriétaires dans les colonies ou ont des intérêts dans le commerce colonial…

Lire la suite dans L’Identité française et la loi, LGDJ, 2017.

Sur la célèbre affaire du colon Prus, voir ICI.

Sur la célèbre affaire Douillard-Malhaudière, voir ICI.

*

[1] Louis Salas-Molins, Le Code noir, ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987 (réédité en 2011). Sur cette question, voir également Justin C. Kissangoula, La République à l’épreuve de la question noire, in Mélanges en l’honneur du doyen Jean-Pierre Machelon, Paris, LexisNexis, 2015, p. 509-548.

[2] Bernard Gainot, Les Officiers de couleur sous la Révolution et l’Empire, Paris, Khartala, 2007, p. 10. L’auteur s’appuie sur : Yvan Debbasch, Couleur et liberté : Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, Dalloz, 1967.

[3] Sur les « libres de couleur », voir infra.

[4] Frédéric Régent, « Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les colonies françaises (1789-1848) », La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, n° 9, 2015, §§ 3-4.

[5] Frédéric Régent, La France et ses esclaves, de la colonisation aux abolitions, 1620-1848, Paris, Grasset, 2007 ; Frédéric Régent, Jean-François Niort, Pierre Serna (dir.), Les colonies, la Révolution française, la loi, Rennes, PUR, 2014.

 

A-t-on le droit d’offenser ?

« Offenser », « caricaturer », « blasphémer » sont autant de mots qui servent à désigner des violences du langage (discours ou images). Toutefois, dans les débats lointains ou contemporains sur la « liberté d’offenser », le « droit à la caricature », le « droit au blasphème », il est rarement question de toutes les violences du langage. La diffamation par exemple n’est de nos jours universellement sanctionnée ‒ par le droit pénal ou par le droit civil, selon les états ‒ que pour autant qu’une allégation, non seulement est fausse, mais en plus porte atteinte à l’honneur ou à la considération du diffamé, autrement dit de … l’offensé. En sens inverse, les débats sur la « liberté d’offenser » s’intéressent aux discours et aux images obscènes  alors que ces derniers n’ont pas la dimension vexatoire vis-à-vis d’une personne ou d’un groupe de personnes qui est supposée caractériser littéralement une offense. C’est donc de manière souvent implicite mais néanmoins stipulative que la question « a-t-on le droit d’offenser » est rapportée aux discours et aux images stigmatisants, méprisants, avilissants ou incitant à la haine de certaines personnes à raison de leur croyance religieuse ou à raison de leur appartenance ethno-raciale, de leur nationalité, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur handicap.

En théorie, l’on devrait pouvoir répartir les Etats entre deux catégories selon que leur droit postule ou non que la « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Par hypothèse, ce postulat interdit toute police légale des discours ou des images « offensants ». Tel est le cas aux Etats-Unis suivant l’interprétation donnée du Premier Amendement de la Constitution par la Cour suprême : en substance, une immixtion des pouvoirs publics dans le contenu d’un discours n’est admissible que si ce discours est performatif (par exemple une « incitation imminente à la commission d’une action illégale ») ou est exprimé dans des conditions de nature à troubler la paix publique (une manifestation avec des hauts parleurs à minuit). La conception américaine garantit donc formellement le droit de brûler le drapeau américain, le droit de proférer des discours racistes ou antisémites, le droit de manifester en tant que Ku Klux Klan, le droit de brûler des exemplaires du Coran, le droit d’éditer une vidéo hostile à l’Islam (Innocence of Muslims), etc. La réponse américaine a « philosophiquement » ceci de particulier qu’elle s’est significativement émancipée de la pensée de John Stuart Mill pour développer une justification renouvelée de la liberté d’expression par la recherche de la vérité, la recherche du progrès, la garantie de la démocratie, trois idéaux qui seraient compromis si l’état pouvait décider d’abstraire certaines idées ou opinions du jugement de chacun.

La réponse formelle de l’ordre juridique américain n’est cependant pas incompatible avec la possibilité pour le corps social de condamner moralement, voire d’inhiber des images ou des discours « offensants ». Cette condamnation morale peut même prendre des formes juridiques avec la rupture de relations contractuelles avec l’auteur(e) d’un discours ou d’une image jugé(e) offensant(e), qu’il s’agisse d’un contrat privé comme dans le cas d’un partenaire d’affaires ou d’un salarié licencié, ou d’un « contrat de fonction publique » dans le cas d’un fonctionnaire. La question judiciaire n’est alors pas ici la liberté d’expression mais le fait de savoir si la rupture repose sur un motif contractuel explicite ou implicite.

La réponse américaine ne s’oppose pas pour autant à une réponse concurrente qui regrouperait le reste du monde, puisque quelque chose doit bien distinguer sur cette question des démocraties libérales telles que les démocraties européennes d’autres régimes politiques (les régimes autoritaires, les états théocratiques). D’une certaine manière, c’est afin de rendre compte de cette dernière différence plutôt que de celle qui sépare les Européens des Américains que la Cour européenne des droits de l’Homme dit elle aussi, bien après les juridictions américaines, que « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Or telle qu’elle a été codifiée par la même Cour, la réponse européenne consiste en deux exclusions de principe du bénéfice de la liberté d’expression de certains discours et images : d’une part les discours et les images racistes, antisémites, sexistes, homophobes, négationnistes de la Shoah ; d’autre part les discours et les images incompatibles avec le « droit au respect des convictions religieuses » des croyants.

La première exclusion n’est pas complètement transposée dans les droits des Etats membres du Conseil de l’Europe puisque certains d’entre eux ne sanctionnent toujours pas le sexisme, l’homophobie ou la négation de la Shoah. Quant à la deuxième exclusion, elle a une signification précise : elle ne protège pas la religion en tant que telle (comme dans le blasphème historique) mais l’exercice de la liberté de religion. L’idée est que des discours ou des images dirigé(e)s contre une conviction religieuse peuvent avoir un effet réfrigérant sur l’exercice de la liberté de religion par les croyants concernés. Il s’agit donc d’une exclusion de caractère « laïque », à la manière de la loi pénale française relative à l’injure, à la diffamation ou à l’incitation à la haine religieuse. Cette exclusion sécularise donc bon gré mal gré la référence au « blasphème » qui peut survivre dans certains droits des états européens (par exemple en Alsace-Moselle) et relativise les oppositions pouvant exister entre états européens (ceux à religion(s) officielle(s) et ceux sans religion(s) officielle(s), ceux à forte pratique religieuse et ceux à faible pratique religieuse).

La question de savoir si l’on a le droit « d’offenser » n’est donc pas traitée en tant que telle par le droit européen qui s’en remet aux juges pour décider, au cas par cas, si un discours ou une image entre ou non dans le champ des deux exclusions du bénéfice de la liberté d’expression qu’il prévoit. Or si cet exercice de qualification judiciaire est simple dans certains cas, il l’est moins dans de très nombreux autres cas où il faut aux juges dégager la signification « objectivement offensante » du discours ou de l’image litigieux, pour ne punir que les cas où de « mauvais penchants » sont à l’œuvre, y compris derrière des formulations sibyllines ou interrogatives, derrière la caricature, derrière l’humour. Autrement dit, le juge doit faire le départ entre ce qui serait une contribution à un « débat d’intérêt public » ou un questionnement historique, philosophique, sociologique, économique et ce qui serait un mauvais penchant. L’affaire des « caricatures de Mahomet » témoigne de la difficulté de cet exercice à un double titre. En premier lieu, suivant la logique « laïque » du droit européen, le tribunal de grande instance de Paris (2007) a refusé de prendre en considération le fait que la représentation du Prophète est interdite dans l’Islam, sachant néanmoins que cet interdit n’est pas « négociable » pour beaucoup de croyants à travers le monde. D’autre part, si le tribunal a relaxé Charlie Hebdo, c’est sans rallier à sa décision tous ceux qui étaient convaincus de ce que la publication de ces caricatures reposait sur de mauvais penchants, sur une « islamophobie ».

 

Le passing. Synopsis visuel.

Thomas Jefferson, qui posséda jusqu’à 200 esclaves, a eu 4 enfants avec son esclave noire Sally Hemings.

L’un de ces enfants, que personne ne pouvait soupçonner d’avoir du sang noir, décida d’émigrer vers le Wisconsin, d’y vivre en tant que Blanc, au milieu des Blancs, loin de ses frères et sœurs qui, eux, ont continué d’avoir des attaches dans la communauté noire.

Eston Hemings était passé Blanc et devenu Eston Hemings Jefferson.

Des centaines de milliers d’Américains ayant du sang noir mais n’ayant pas l’apparence d’être Noir(e)s ont fait la même chose qu’Eston H. Jefferson jusque dans les années 1950. D’autres refusèrent de « passer ».

Ceux qui « passaient » le faisaient pour fuir l’esclavage et leurrer les chasseurs d’esclaves fugitifs,

Pour pouvoir accéder à des établissements scolaires, à des transports, à des commerces, à des hôtels, à des plages réservés aux Blancs.

Pour devenir définitivement Blanc, en coupant résolument les ponts avec les Noirs ou en menant deux existences raciales radicalement séparées l’une de l’autre.

Ce livre raconte cette histoire qui est aussi celle des délires légaux et judiciaires pour dire qui est Noir, qui est Blanc…

Une histoire de l’obsession vaine des intégristes de la « pureté blanche » à faire disparaître les unions interraciales, spécialement celles entre Blanches et Noirs.

Une histoire qui fascine toujours l’Amérique, au point d’y être un thème littéraire inépuisable.

Des Métis et de l’impensé racial français

Qui est métis? Comment investir une identité symbolique? Quelques pistes pour dévoiler l' »Impensé racial » français.

Bertrand Dicale était connu jusqu’ici comme étant l’un des plus éminents journalistes culturels français. Mieux, comme l’un des équivalents français de ces journalistes-essayistes des formes culturelles populaires que l’Amérique est habituée à produire (Ben Edmonds, Peter Biskind, Peter Guralnick, Jeff Chang…). Il n’y avait donc aucun risque qu’en commettant cette sorte de coming out qu’est Maudits métis, Bertrand Dicale puisse être soupçonné de compter parmi cette catégorie d’acteurs de l’espace et du débat publics français qui, issus de certaines « minorités visibles », sont en réalité des « entrepreneurs raciaux » : leurs discours, leurs actions sociales (leur être social en somme) sont organisés autour de la « question raciale », celle-ci devenant ainsi un capital social.

Bertrand Dicale courait d’autant moins le risque d’avoir commis un ouvrage d’ »entrepreneur racial » qu’il a choisi la difficulté : parler de ce qu’être « métis » peut vouloir dire symboliquement en France (il a conscience ce que des analyses différentes sont susceptibles d’être faites d’un pays à un autre) plutôt que du métissage, sachant que cette dernière catégorie est devenue si diablement romantique dans le langage (français) contemporain que les métis sont précisément les grands absents de l’Histoire du métissage publiée en 2003 par Nelly Schmidt   . Une absence paradoxale si l’on se souvient de ce qu’un an plus tôt David Guyot avait signé, à propos des métis au Togo, un remarquable Destins métis. Contribution à une sociologie du métissage   dont une des prémisses (qui aurait pu servir d’épitaphe à Maudits métis) voulait que « chaque pays, chaque époque possède son idéologie raciale et, s’appuyant souvent sur les vérités scientifiques du moment, seule l’imagination sociale est capable de produire des classifications « raciales » précises »   . David Guyot ajoutait qu’ »il peut arriver, à ce propos, que les difficultés rencontrées par le chercheur ne tiennent pas tant à une complexité intrinsèque de l’objet qu’il se propose d’étudier qu’à des résistances produites par des croyances inhérentes aux conditions dans lesquelles apparaît tel ou tel concept. Un des obstacles, et non des moindres, à la construction savante d’un savoir sociologique sur le métissage me semble tenir au fait que l’engouement récent, en France, pour la notion de « métissage » s’est développé dans l’ombre d’une autre notion, jugée très sensible, celle de « race » ».

Ainsi, alors que la notion de métissage « valorise un mélange harmonieux de ce que par ailleurs elle refoule, cette théorie se trouve enfermée dans un syllogisme qui rend son objet supposé (le métis) pour le moins fuyant : – le métis est issu de races distinctes – la race n’existe pas – donc le métis n’existe pas (…) »   . Bertrand Dicale vérifie en quelque sorte cette hypothèse autrement qu’avec les outils des sciences humaines et sociales impliquées dans les études raciales ou les études de Sexual Mixing : « Un Noir, un Blanc, un métis. Pourquoi une lettre capitale à mon père, pourquoi une lettre capitale à ma mère, pourquoi une lettre minuscule dès lors qu’il s’agit de mes frères et moi ? On m’a répondu : un Noir, c’est une race ; un Blanc, c’est une race ; un métis, ce n’est pas une race. A partir de quand, donc, est-on une race et a-t-on le droit, à ce titre à une majuscule ? ».

Maudits métis démêle finement l’écheveau des représentations sociales dont les métis sont l’objet en France – les pages consacrées au stéréotype qui prête aux « bébés métis » une beauté quasi ontologique sont parmi les plus savoureuses – ainsi qu’aux injonctions plus ou moins paradoxales qui leur sont adressées : l’injonction de négrité ; l’injonction de créolité (l’hommage rendu à Édouard Glissant n’interdit pas à l’auteur de qualifier cette injonction de « calvaire métis ») ; l’injonction de « blanchité » (comment peut-on être un métis spécialiste de la Grande chanson française et aimer Kassav ? Juliette Gréco ou Jacob Devarieux, il faut choisir !). Ici, l’on se surprend à se demander pourquoi le roman français contemporain est indifférent à ces questions, lors même que le public français plébiscite les romanciers américains qui se les approprient pour leur propre pays (La tâche, Le Dernier des Savage, Effacement, etc.). Il y a certes eu Beau rôle de Nicolas Fargue   , dans un registre somme toute superficiel. Même s’il s’était davantage agi de Noirs que de Métis et même si une tentation théoriciste peut vouloir l’emporter chez elle sur le simple « dévoilement » de ce qui ne se donne pas à voir spontanément, Léonora Miano était allée plus loin avec Tels des astres éteints   . C’est tout. Ou presque. L’ »Impensé racial » français, sans doute.

Dévoiler ce qu’on analysera, au mieux, comme des pensées sociales « spontanées » sur les Métis, Bertrand Dicale le fait donc plutôt de manière très inspirée. Et comme il ne revendique pas une dignité de psychologue social ou de spécialiste de Sexual Mixing, et comme il dit réfléchir simplement à partir de son propre cas, on ne lui fera donc pas grief de ne pas assez prêter attention au fait que des Métis, il n’y en a pas seulement dans le contexte d’unions entre Blancs et Noirs. Si l’on ose dire, il en existe de toutes sortes. Sans doute davantage que les 53 catégories répertoriées du temps du Mexique colonial par la Pintura de castas. Et chacune de ces catégories doit pouvoir se prêter à une analyse spécifique. Il y a quelques années de cela, la série ER (Urgences en France) avait représenté sur plusieurs épisodes une union entre le Dr Pratt (afro-américain) et le Dr. Jing-Mei Chen (asiatique). A une amie journaliste et intellectuelle (on précisera volontiers qu’il n’est pas question ici de son genre mais de son hypertropisme colorblind) avec qui l’on riait des vicissitudes proprement sentimentales de cette union, l’on s’était laissé aller à demander : « Ne vois-tu rien d’autre dans cette union » ? Elle avait répondu : « Qu’est-ce que tu vas chercher ? C’est une belle histoire de métissage ! ». L’on avait enchaîné : « Oui mais pas seulement. C’est aussi une Amérique réfléchissant sur elle-même. Ne penses-tu pas que figurer sur une grande chaîne US, à une heure de très grande écoute, l’une des unions les plus rares aux États-Unis, celle entre un Noir et une Asiatique, est un moyen d’exposer et de questionner les tensions, plus ou moins sourdes, qui opposent ces deux ‟communautésˮ ». Nous en étions convenus aisément (elle préférait simplement élaborer sur ce genre de choses à partir de The West Wing). Et nous avons souvent ri, depuis, à l’idée que Michel Drucker ait pu nous entendre conjecturer sur « l’invisibilité » en France des asiatiques ou des Métis ayant une ascendance asiatique, puisqu’il a figuré récemment sur une des grandes chaînes de télévision françaises un Métis « moitié vietnamien, moitié français », Théo Phan. Il est d’ailleurs possible que les décideurs politiques n’aient pas compris cet… avant-gardisme de Michel Drucker, puisque la « diversité » gouvernementale et parlementaire reste en France totalement ignorante des français ayant peu ou prou des « origines » sud-américaines, asiatiques, du sous-continent indien, etc.

Si Bertrand Dicale donne le sentiment d’avoir domestiqué intellectuellement (et donc socialement) son statut « particulier » de Métis Blanc-Noir, sa réflexion ne suggère pas qu’il fasse l’hypothèse que cette maîtrise identitaire ne soit pas universellement partagée et même qu’elle soit hors d’accès pour nombre de Métis interraciaux : échapper à une assignation à ce non-lieu qu’est la « double culture » n’est pas simple. Certains trouvent un accommodement raisonnable à se sentir « plus Noir que les Noirs », d’autres à se sentir « plus Blanc que Blancs », d’autres encore (s’ils ne sont pas « trop » Métis) préfèreront négocier socialement la race, en se donnant à voir suivant les contextes comme Noir, comme Blanc ou comme Métis. Au mieux, on bricole. Au pire on a besoin d’un ethnopsychologue, et il peut arriver que ce soit tardivement, par exemple lorsqu’ils ne sont mobilisés qu’en tant qu’experts dans les adoptions interraciales devenues problématiques ou devant les juridictions pénales. Maudits Métis n’engage pas non plus à une différenciation statutaire du Métis selon l’appartenance raciale du père. Or être Métis peut ne pas avoir la même signification (sociale et individuelle) ni la même portée sociale selon que c’est le père ou la mère qui est Blanc. David Guyot l’avait explicité pour ce qui est du Togo, mais son hypothèse est extrapolable dans d’autres contextes nationaux et spécialement en France, compte tenu notamment du savoir disponible sur « l’économie » de certains échanges interraciaux.