De la race en Amérique. Anita Reynolds (1901-1980)

Anita Reynolds est née le 28 mars 1901 à Chicago. Elle décède en 1980 à Sainte-Croix dans les Îles Vierges américaines. Sa mère était de sang mêlé, au point de pouvoir passer Blanche, de la même manière que son père, un créole aisé. Sumner, le petit frère d’Anita, passera définitivement Blanc dans les années 1930 à la faveur du séjour de la fratrie. Anita Reynolds grandit à Chicago et à Los Angeles dans une proximité avec une partie de l’élite noire, depuis Robert Sengstacke Abbott (1870-1940)[1] jusqu’aux écrivains et artistes de la Harlem Renaissance[2], en passant par Asa Philip Randolph (1889-1979)[3], Booker T. Washington (1856-1915)[4] ou W.E.B. Du Bois (photo) alors directeur du magazine de la NAACP, The Crisis. Cette sociabilité ne comptait cependant pas moins une partie de la noblesse blanche du cinéma et du spectacle.

Anita Reynolds était une Américaine noire au teint assez clair pour pouvoir « passer » et, plus souvent, pour être perçue comme Blanche. « Combien de temps vous faut-il pour avoir ce magnifique bronzage ? », lui demandèrent un jour aux Caraïbes des touristes allemands. « Près de quatre générations », répondit-elle avec agacement. Son ambiguïté raciale lui permit de jouer une Indienne qui découvrira être en réalité Noire (By Right of Birth, 1921), une « arabe » (Le Voleur de Bagdad, 1924), et des femmes noires dans le cinéma noir américain des années 1920.

Portrait d’Anita Thompson Reynolds signé de Man Ray et daté du 11 mars 1934. Crédit : Man Ray Trust/Artists Rights Society (ARS), NY/ADAGP, Paris. Collections du Moorland-Spingarn Research Center (Howard University).

C’est à Paris, qu’elle rejoint en 1928, que commence sa vie fantasque, entre l’Amérique, l’Europe, le Maroc. Actrice, danseuse, mannequin (notamment pour Coco Chanel). C’est à George Hutchinson, professeur de droit et d’histoire à la Howard University, qu’Anita Reynolds doit d’avoir été remise en lumière. George Hutchinson travaillait aux contournements de l’état racial américain lorsqu’il tomba sur les archives d’Anita Reynolds, lesquelles comprenaient les mémoires qu’elle se proposait d’étudier et qu’il a édités en 2014 sous le titre American Cocktail. A Colored Girl In the World. L’ouvrage offre principalement un témoignage sur la vie d’Anita Reynolds dans le Paris des années 1930, celui de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés (« J’étais alors un astéroïde, en orbite au milieu de brillantes étoiles : Breton, Derain, Matisse, Picasso, Brancusi, Max Ernst, James Joyce, Hemingway, Carlos Williams… »). Toutefois, différentes occurrences au « problème noir » y figurent. Ainsi, Anita Reynolds rapporte que pendant l’« été sanglant » de 1919[5], certains de ses cousins ont contribué aux émeutes à Chicago ou à Gary dans l’Indiana, en facilitant l’approvisionnement des émeutiers en armes. D’autre part, ceux des membres de sa famille qui pouvaient se faire passer pour Blancs « infiltrèrent » les organisations patronales et le Ku Klux Klan. De son voyage vers l’Europe, elle dit qu’il fut marqué d’un sentiment « d’aller à la maison, d’allers vers un endroit dont elle se sentait partie. Loin des lynchages, loin du problème noir, loin de la polarisation, loin de tous les aspects désagréables de ma vie aux états-Unis. Je ne fuyais cependant pas les Noirs Américains. Countee Cullen et Yolande Du Bois viendraient bientôt à Paris pour leur lune de miel. Il y en avait d’autres également, que j’avais connus au Village [Greenwich Village], qui seraient à Paris (…) »[6]. On ne retiendra pas moins ce qu’elle écrit dans une lettre adressée à son frère le 2 août 1930 depuis Toulon et dans laquelle elle s’amuse de sa rencontre avec le journaliste et explorateur William Seabrook et de la double conviction de ce dernier que l’Occident était en décadence et que « la prochaine civilisation sera africaine ». « Je n’avais absolument aucune idée de race dans mon esprit, écrit-elle, dans la mesure où j’ai souvent oublié qu’elle existait, à force d’être constamment avec de vrais artistes – pas des Seabrooks. Quoi qu’il en soit, mes théories sur la prochaine civilisation reposent proprement sur une modeste connaissance des Anglais en Inde – et des Hindous en Angleterre – des Noirs en Amérique et en Europe – et des Africains en Europe – des Blancs en Afrique et dans les îles du Sud. Partout, c’est la même histoire : LE Métissage[7] ! (Peu importe ce qui y pousse – personne n’y résiste). Et pourquoi pas ? »[8].

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[1] Propriétaire du Defender, « journal noir » à diffusion nationale édité à Chicago, Robert Sengstacke Abbott est connu comme l’un des premiers Noirs multimillionnaires.

[2] Sur la Harlem Renaissance, voir les repères chronologiques à la fin du présent volume.

[3] Asa Philip Randolph dit A. Philip Randolph est célèbre pour son engagement dans la lutte pour les droits civiques et pour avoir fondé le syndicat des garçons de service des wagons-lits de la compagnie Pullman : le Brotherhood of Sleeping Car Porters. Comme ces employés étaient quasi-exclusivement des Noirs, ce syndicat passe pour avoir été le premier « syndicat noir » aux états-Unis.

[4] Booker Taliaferro Washington (dit Booker T. Washington) mena de nombreuses vies, dont celle d’auteur et d’enseignant. Ses discours sur le « problème noir » furent suffisamment originaux et exceptionnels pour lui valoir une célébrité nationale et le statut de principale figure noire de la fin du xixe siècle à sa disparition.

[5] Sur cet épisode, voir les repères chronologiques proposés à la fin de ce volume.

[6] American Cocktail. A Colored Girl In the World, p. 113.

[7] « Mixed Blood! » est en majuscules dans la lettre.

[8] American Cocktail. A Colored Girl In the World, op. cit., p. 288. La prémonition que l’Amérique finirait par compter plus de multattoes que de Noirs avait déjà pu être exprimée par un auteur dans les années 1920 : Kelly Miller, « Is the American Negro to Remain Black or Become Bleached? », The South Atlantic Quaterly, 1926, p. 241-252 (Howard University, Faculty Reprints, paper 146).

Source : Blancs… mais Noirs. Le passing, une mascarade raciale aux Etats-Unis.