Notes sur Paris, Mark Twain

Le Parisien voyage très peu, ne connaît pas d’autre langue que la sienne, ne lit pas d’autre littérature que la sienne. Aussi a-t-il l’esprit très étroit et très suffisant. Cependant, ne soyons pas trop sévères. Il y a des Français qui connaissent une autre langue que la leur, ce sont les garçons d’hôtel. Entre autres ils savent l’anglais. C’est à dire qu’ils le savent à la façon européenne… Ils le parlent, mais ne le comprennent pas. Ils se font comprendre facilement, mais il est presque impossible de prononcer une phrase anglaise de telle sorte qu’ils puissent en saisir le sens. Ils croient le saisir. Ils le prétendent. Mais non. Voici une conversation que j’ai eue avec une de ces créatures. Je l ‘ai notée dans le temps, pour en avoir le texte exact :

Moi. — « Ces oranges sont fort belles ; d’où viennent-elles ? »

Lui. — « D’autres. Parfaitement. Je vais en chercher. »

Moi. — « Non, je n’en demande pas d’autres. Je voudrais seulement savoir d’où elles viennent, où elles ont poussé. »

Lui. — « Oui » (la mine imperturbable et le ton assuré).

Moi. — « Pouvez-vous me dire de quel pays elles viennent ? »

Lui. — « Oui » (l’air aimable, la voix énergique).

Moi (découragé). — « Elles sont excellentes. » Lui. — « Bonne nuit, Monsieur. » (Il se retire, en saluant, tout à fait satisfait de lui-même.)

Ce jeune homme aurait pu apprendre très convenablement l’anglais, en prenant la peine, mais il était Français, et ne voulait pas. Combien différents sont les gens de chez nous ! Ils ne négligent aucun moyen. Il y a quelques soi-disant protestants français à Paris. Ils ont construit une jolie petite église sur l’une des grandes avenues qui partent de l’Arc de Triomphe, se proposant d’y aller écouter la bonne parole, prêchée en bonne et due forme, dans leur bonne langue française, et d’être heureux. Mais leur petite ruse n’a pas réussi. Le dimanche, les Anglais arrivent toujours là, les premiers, et prennent toute la place. Quand le ministre se lève pour prêcher, il voit sa maison pleine de dévots étrangers tous sérieux et attentifs, avec un petit livre dans les mains. C’est une bible reliée en marocain, semble-t-il. Mais il ne fait que sembler. En réalité c’est un admirable et très complet petit dictionnaire français-anglais, qui, de forme, de reliure et de dimension, est juste comme une bible. Et ces Anglais sont là pour apprendre le français.

Ce temple a été surnommé : l’église des cours gratuits de français.

D’ailleurs, les assistants doivent acquérir plutôt la connaissance des mots qu’une instruction générale. Car, m’a-t-on dit, un sermon français est comme un discours en français. Il ne cite jamais un événement historique, mais seulement la date. Si vous n’êtes pas fort sur les dates, vous n’y comprenez rien. Un discours, en France, est quelque chose dans ce genre :

— « Camarades citoyens, frères, nobles membres de la seule sublime et parfaite nation, n’oublions pas que le 10 août nous a délivrés de la honteuse présence des espions étrangers, que le 5 septembre s’est justifié lui-même à la face du ciel et de l’humanité, que le 18 Brumaire contenait les germes de sa propre punition, que le 14 Juillet a été la voix puissante de la liberté proclamant la résurrection, le jour nouveau, et invitant les peuples opprimés de la terre à contempler la face divine de la France, et à vivre. Et n’oublions pas nos griefs éternels contre l’homme du 2 Décembre, et déclarons sur un ton de tonnerre, le ton habituel en France, que, sans lui, il n’y aurait pas eu dans l’histoire de 17 mars, de 12 octobre, de 19 janvier, de 22 avril, de 16 novembre, de 30 septembre, de 2 juillet, de 14 février, de 29 juin, de 15 août, de 31 mai ; que, sans lui, la France, ce pays pur, noble et sans pair, aurait un calendrier serein et vide jusqu’à ce jour ! »

J’ai entendu un sermon français qui finissait par ces paroles éloquentes et bizarres :

— « Mes frères, nous avons de tristes motifs de nous rappeler l’homme du 13 janvier. Les suites du crime du 13 janvier ont été en justes proportions avec l’énormité du forfait. Sans lui, n’eût pas été de 30 novembre, triste spectacle ! Le forfait du 16 juin n’eût pas été commis, et l’homme du 16 juin n’eût pas, lui-même, existé. C’est à lui seul que nous devons le 3 septembre et le fatal 12 octobre. Serons-nous donc reconnaissants au 13 janvier, qui soumit au joug de la mort, vous et moi, et tout ce qui respire ? Oui, mes frères, car c’est à lui que nous devons aussi le jour, qui ne fût jamais venu sans lui, le 25 décembre béni !»

Il serait peut-être bon de donner quelques explications, bien que, pour beaucoup de mes lecteurs, cela soit peu nécessaire. L’homme du 13 janvier est Adam. Le crime, à cette date, fut celui de la pomme mangée. Le désolant spectacle du 30 novembre est l’expulsion de l’Éden ; le forfait du 16 juin, le meurtre d’Abel ; l’événement du 3 septembre, le départ en exil de Caïn pour la terre de Nod ; le 12 octobre, les derniers sommets de montagnes disparurent sous les eaux du déluge. Quand vous irez à l’église, en France, emportez un calendrier, — annoté.

Traduction de Gabriel de Lautrec, 1900.

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Secrets d’Histoire. Divertissement ou émission d’histoire ?

Ce texte a été écrit il y a un peu plus de deux ans à destination d’une journaliste dans le contexte de la parution de L’Identité française et la loi, qui consacre de longs développements sur le statut de l’histoire dans le débat public français.   

Dans une lettre adressée en 2015 à la nouvelle présidente de France Télévisions, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière déconstruisent l’émission historique de référence de France Télévisions. Leur critique mettait en cause la « partialité » de la préférence historiographique des producteurs et du diffuseur de ce programme :

« Depuis 2008 », écrivaient-ils, « France 2 a diffusé 88 épisodes différents de « Secrets d’Histoire ». Sur ces 88 opus, plus de 60% sont consacrés exclusivement à des monarques et leurs favorites. Sur les moins de 40 % restant, dont l’essentiel est consacré à des artistes (écrivains et peintres), ou des personnages folkloriques et très secondaires de l’histoire universelle (Mata Hari, le chevalier d’Eon, Robin des Bois, la bête de Gevaudan, etc.) seulement 5 émissions, soit 6% ( !) de la totalité, ont été consacrée à des personnalités ou des lieux liés à la République. En voici la liste précise  et exhaustive : le Général de Gaulle, Georges Clemenceau, Georges Danton, la journée du 14 juillet 1789 et le Palais de l’élysée. C’est tout. C’est peu ».

Les critiques de Jean-Luc Mélenchon et d’Alexis Corbière ont une évidence factuelle telle que l’on peut difficilement concevoir que cette évidence n’ait pas sauté aux yeux de France Télévisions. D’autant moins que l’opérateur public a une autojustification rodée et qui dit en substance : « Secret d’Histoire ça marche alors que ça marche moins quand on essaie de relever quelque peu le niveau, comme avec L’Ombre d’un doute ». La différence de « niveau » que désigne ainsi l’opérateur public s’établit en réalité entre deux productions audiovisuelles ayant en commun une vision relativement étriquée de l’Histoire de France.

La critique de Jean-Luc Mélenchon et d’Alexis Corbière a cependant aussi ses limites. Si l’on y prête attention, ce qu’ils mettent en cause, ce sont les récits et les allégories manquant(e)s dans la programmation de Secrets d’Histoire mais pas le fait que le programme ne soit pas, à proprement parler, de facture « historiographique ». En d’autres termes, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière conçoivent implicitement avec les producteurs et les diffuseurs que des productions audiovisuelles « sur l’histoire » ne peuvent pas être chose qu’une exaltation des grands héros nationaux, dans une tradition héritée de l’école romantique (à la Jules Michelet) mais obsolétisée par les historiens français depuis le XIXe siècle (Taine, Renan, Seignobos, Lavisse et bien d’autres, pour ne même pas parler des Annales au XXe siècle).

De fait, ce sont des noms propres qui sont opposés à France Télévisions par les deux responsables politiques, plutôt que ce qui fait l’essentiel de l’historiographie contemporaine, soit des objets et des champs (l’histoire des femmes, l’histoire des pratiques quotidiennes, l’histoire des mentalités, des sensibilités ou des représentations), voire des conceptions nouvelles du travail biographique de l’historien. D’autre part, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière ne se formalisent pas de ce que Secrets d’Histoire ou d’autres programmes de même facture s’obligent clairement à ne pas « encombrer » le téléspectateur ou l’auditeur avec des controverses historiographiques. Cette vision non-dialectique du travail de l’historien ‒ celle qui fait choisir à chacun l’historien ou les historiens dont les analyses lui « plaisent » ou lui « conviennent » ‒ est extrêmement présente dans l’espace politique et médiatique et français. Un exemple parmi d’autres peut être tiré de l’échange remarqué entre Léa Salamé et éric Zemmour sur… France 2 : la première contesta les analyses du second en invoquant Robert Paxton, « notre maître à tous ». Or Paxton pouvait d’autant moins être « notre maître à tous » que ses analyses n’ont pratiquement jamais fait l’unanimité chez les historiens français ou étrangers de Vichy, pour des raisons qui ne sont d’ailleurs pas celles qui justifient l’opprobre jeté par Eric Zemmour sur l’éminent historien américain.

La persistance rétinienne de la tradition romantique dans laquelle s’inscrit le propos de Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière ‒ le roman national n’est qu’une facette de cette tradition ‒ explique largement pourquoi la France est le seul pays au monde où une offre importante de livres d’histoire écrits par des acteurs politiques (des hommes en l’occurrence) et portant quasi-exclusivement sur de grands héros nationaux entend concurrencer le travail des historiens ayant une formation académique, quand bien même la différence entre les appareils de sources des deux types de publications est constamment remarquable.

Il reste quand même une question plus dérangeante et que se posent constamment tous ceux qui ont le loisir de séjourner en France : pourquoi y a-t-il, dans notre culture politique, une convocation de l’histoire dont l’emprise est sans équivalent dans le reste du monde ? Cette emprise est communément justifiée par les élites politiques et culturelles par l’idée (assez prosaïque) selon laquelle l’histoire éclaire nécessairement le présent.  Est-il permis d’y voir plutôt un scepticisme vis-à-vis de l’idée de progrès et du futur ? France Télévisions a raison de dire que son offre de programmes relative à l’histoire est riche. Mais France Télévisions ne s’avise pas de ce que, ailleurs (Royaume-Uni, Belgique, pays scandinaves, états-Unis…), les programmes de prospective intéressent davantage que les programmes d’histoire.