Qu’est-ce qu’une « information » au sens du « droit à l’information » ?

Et si la catégorie la plus prestigieuse du droit des médias – la notion d’information – était elle-même un standard ? L’on est tenté de répondre par l’affirmative par le fait qu’il n’en existe aucune définition, ni légale, ni jurisprudentielle, lors même que les occurrences juridico-légales[1] en sont nombreuses, qu’il s’agisse des textes relatifs à l’Agence France-Presse[2], des textes régissant les subventions, les aides fiscales ou postales accordées aux « publications périodiques » ou aux sites Internet[3] ou des textes régissant les entreprises de communication audiovisuelle[4]. Quant à la doctrine juridique[5], si elle traite constamment de la « liberté d’information », du « droit à l’information » ou du « droit de l’information », c’est toujours sans envisager la question de savoir ce qu’est une information[6]. Cette question est d’autant plus difficile qu’elle engage hypothétiquement à de nombreuses distinctions langagières ou parmi les classes de discours et d’images dont les médias sont le support : la distinction entre « l’information » et « l’information des lecteurs (des téléspectateurs ou des internautes) »[7] ; la distinction entre « l’information » et la « communication »[8] ; la distinction entre l’« information », l’« opinion » et l’« idée »[9] ; la distinction entre « l’information », le « divertissement », la « variété »[10]. C’est dire si, au moins dans le contexte du droit des médias, une définition réelle de la notion d’information est proprement impossible. L’on doit donc se satisfaire d’une définition nominale, qui consiste à considérer qu’une information est une donnée ou une allégation éditée par un service de presse ou de communication et n’ayant pas été disqualifiée par une autorité de régulation ou par un juge en tant qu’elle serait légalement fausse[11] ou indicible[12].

Cette définition demande à être précisée. En premier lieu, si elle est indifférente à la division du champ médiatique entre des « professionnels de la communication », des « animateurs », des « rédacteurs amateurs » et des « journalistes », c’est pour cette raison que d’un point de vue légal ce n’est précisément pas « l’information » qui caractérise l’originalité statutaire du journaliste (ou du « journaliste professionnel » au sens du droit français), mais le traitement de l’« actualité » ou des « nouvelles » (news) – autrement dit un type d’informations – et même, plus exactement, certaines manières de traiter de celles des informations qui substantialisent l’« actualité » ou les « nouvelles ». Ce fait est vérifiable dans la rédaction de nombreux textes juridiques : les textes et la jurisprudence administrative relatifs à la dévolution de la carte de presse aux « journalistes »[13]; la définition du « service de presse en ligne » par l’article 1er de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse[14] ; les textes, la doctrine de la Commission paritaire des publications et agences de presse et la jurisprudence administrative relatifs à l’éligibilité aux aides publiques à la presse. S’agissant de ce dernier point en particulier, on notera que si traditionnellement, le fait pour une publication périodique d’avoir un contenu présentant « un caractère d’information politique et générale » était l’une des conditions d’éligibilité à ces aides publiques, les termes de cette condition d’éligibilité ont été redéfinis de manière remarquable par le décret n° 2007-734 du 7 mai 2007 modifiant les articles 72 et 73 de l’annexe III au code général des impôts et le décret n° 2007-787 du 9 mai 2007 modifiant certaines dispositions du code des postes et des communications électroniques. Il est plutôt désormais question des « journaux et écrits périodiques présentant un lien direct avec l’actualité, apprécié au regard de l’objet de la publication et présentant un apport éditorial significatif (…) », et remplissant par ailleurs d’autres conditions, dont celle d’avoir « un caractère d’intérêt général quant à la diffusion de la pensée : instruction, éducation, information, récréation du public »[15].

La définition de l’information qui vient d’être proposée, en retenant comme critère l’existence d’une donnée ou d’une allégation, pose par ailleurs la question de savoir s’il peut y avoir de l’information dans des images[16], plus exactement dans des images qui ne sont pas porteuses en elles-mêmes d’une ou de plusieurs allégations[17] – ce qui est le cas de la quasi-intégralité des images contemporaines. Pour ainsi dire, et en dehors de tout débat entre iconophilie et iconophobie : est-ce l’assassinat de John Kennedy à Dallas qui « fait » information ou bien cette qualité est-elle imputable à telle ou telle image de cet assassinat ? Est-ce l’assassinat du préfet Érignac en Corse qui « fait » information ou bien cette qualité est-elle imputable à telle image du préfet gisant ensanglantée sur une rue ? Sont-ce les attentats du 11 septembre qui « font » information ou bien cette qualité est-elle imputable à tout ou partie des milliers d’images disponibles sur ledit événement ? Si l’on répond par la négative à la question de savoir si une simple image peut, non pas seulement « vouloir dire quelque chose » ou « parler »[18] mais contenir une allégation, il faut alors au juriste analyser juridiquement[19] la subsomption des images dans la « liberté de l’information » ou dans le « droit à l’information ». Sous bénéfice d’inventaire, on suggèrera que cette subsomption cesse peut-être d’être juridiquement paradoxale si l’on accepte l’idée qu’il s’agit d’une fiction juridique et que, loin de ne connaître que des standards juridiques, le droit des médias éprouve précisément aussi… des fictions juridiques.

[1] Voir l’entrée « Information » du Dictionnaire de droit des médias d’Emmanuel Derieux (Éditions Victoires, 2004, p. 192-193).

[2] L’AFP a ainsi pour objet : « 1° De rechercher, tant en France et dans l’ensemble de l’Union française qu’à l’étranger, les éléments d’une information complète et objective ;  2° De mettre contre payement cette information à la disposition des usagers » (article 1er de la loi n° 57-32 du 10 janvier 1957 portant statut de l’agence France-Presse).

[3] Voir les articles D. 18 du code des postes et communications électroniques et 72 de l’annexe III au code général des impôts.

[4] La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication compte de très nombreuses occurrences de la notion, à propos notamment des sujétions en matière de pluralisme, de « programmes d’information », de publicité ou de parrainage, de limitation des concentrations.

[5] Voir par exemple : E. Dreyer, Droit de l’information. Responsabilité pénale des médias, Litec, 2002 ; A. Guedj, Liberté et responsabilité du journaliste dans l’ordre juridique européen et international, Bruylant, 2003 ; D. de Bellescize, L. Franceschini, Droit de la communication, PUF, 2005 ; B. Beignier, B. de Lamy, E. Dreyer (dir.), Traité de droit de la presse et des médias, Litec, 2009 ; E. Derieux et A. Granchet, Le droit des médias, Dalloz, 2010.

[6] L’étude que la Cour de cassation a consacrée en 2010 au Droit de savoir (cette étude, qui porte en quelque sorte sur la transparence en droit privé français, ne s’approprie donc pas le droit des médias en tant que tel), s’articule autour de la notion d’information mais sans qu’elle n’e propose non plus initialement une définition (Cour de cassation, Rapport 2010, La documentation française, 2011). Une place à part est à faire à l’« Ébauche d’une théorie juridique de l’information » publiée en 1984 par Pierre Catala (Recueil Dalloz, 1984, p. 97-104), même si sa réponse à la question qu’il s’est posée « Qu’est-ce donc que l’information ? » est ou bien lexicologique, ou bien, comme il reconnaît lui-même, d’une « grande généralité sémantique » (« l’information est un message quelconque ») (p. 98). Et que la réflexion de P. Catala est principalement déterminée par le développement de l’informatique.

[7] Dans le premier cas, les propriétés de « l’information » sont, pour ainsi dire, intrinsèques ; dans l’autre elles sont relationnelles.

[8] Cette distinction est structurante des représentations professionnelles qui traversent la partie du champ journalistique qui voit dans la « communication » des individus et des institutions ou des organisations (publiques ou privées) le repoussoir absolu. Cette distinction est également constitutive des « sciences de l’information et de la communication » sans que la « communication » n’y soit nécessairement assortie d’une représentation négative. Voir par exemple l’ambition développée par D. Wolton de « renverser le stéréotype dominant et [de] montrer pourquoi le vrai défi [contemporain] concerne davantage la communication que l’information » (D. Wolton, Informer n’est pas communiquer, CNRS Éditions, 2009, p. 11).

[9] La distinction entre « informations » et « idées » est faite par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

[10] Cette distinction est structurante de la régulation de la communication audiovisuelle (radios, télévision). On s’est interrogé par ailleurs sur le fait de savoir si non seulement cette distinction n’était pas en elle-même un arbitraire légal et si elle était toujours exigible empiriquement, compte tenu de la porosité contemporaine entre les différentes catégories de programmes audiovisuels (exception faite peut-être de la diffusion des films) dont rend par exemple compte le concept d’infotainment et la substitution progressive dans les textes de référence et les conventions signées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel avec les chaînes du concept d’« honnêteté des programmes » au concept de l’« honnêteté de l’information » (voir P. Mbongo, La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011).

[11] L’on pense ici à la répression administrative, civile ou pénale des « fausses nouvelles », des « diffamations », des publicités « fausses » ou « de nature à induire en erreur » (etc.), sachant par ailleurs que la « vérité légale » a ses propres critères de certification.

[12] L’on pense ici aux polices juridiques des injures, des outrages, des offenses, des atteintes à la vie privée, des atteintes à la présomption d’innocence, des atteintes aux secrets étatiques, des incitations et des provocations à certains agissements, etc.

[13] Nous nous permettons de renvoyer ici à notre étude : « Une catégorie impériale du droit français : la notion de journaliste professionnel », in La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, op. cit., p. 25-41.

[14] Dans sa rédaction issue de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 (art. 27), cet article dispose notamment : « (…) On entend par service de presse en ligne tout service de communication au public en ligne édité à titre professionnel par une personne physique ou morale qui a la maîtrise éditoriale de son contenu, consistant en la production et la mise à disposition du public d’un contenu original, d’intérêt général, renouvelé régulièrement, composé d’informations présentant un lien avec l’actualité et ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique, qui ne constitue pas un outil de promotion ou un accessoire d’une activité industrielle ou commerciale.

Un décret précise les conditions dans lesquelles un service de presse en ligne peut être reconnu, en vue notamment de bénéficier des avantages qui s’y attachent. Pour les services de presse en ligne présentant un caractère d’information politique et générale, cette reconnaissance implique l’emploi, à titre régulier, d’au moins un journaliste professionnel au sens de l’article L. 7111-3 du code du travail ».

[15]  Articles D. 18 du code des postes et communications électroniques et 72 de l’annexe III au code général des impôts.

[16] La notion d’image est moins aisée à définir que ne le suggère son usage généralisé. « Une définition restreinte et classique », écrit Nicolas Journet, « nous invite à exiger que l’image manifeste un degré minimum de deux propriétés : celle de représenter quelque chose d’autre qu’elle-même (un vrai chandelier n’est pas une image de chandelier) et celle de présenter un minimum de similitude ou de relation indicielle avec l’objet ou l’idée désignés, l’une n’excluant pas l’autre. Mais (…) l’image est aussi symbolique. De manière plus large, n’importe quel espace renfermant des signes plastiques interprétables est une image. Inversement, toute icône peut présenter des propriétés plastiques signifiantes » (N. Journet, « Comment définir l’image ? », Sciences humaines, hors série n° 43, décembre 2003/janvier-février 2004, p. 23).

[17] Ce qui est le cas d’une image contenant un message codé.

[18] Autrement dit avoir un ou plusieurs sens.

[19]  C’est-à-dire au-delà de l’évidence sociologique du « règne » contemporain des images.

Source : in La régulation des médias et ses standards juridiques, Mare et Martin, 2011, p. 181-186.

« Love », « La vie d’Adèle » : pourquoi l’analyse filmique est un genre juridique

Le ministre de la Culture et de la Communication a confié au président de la Commission de classification des films du Centre national du cinéma et de l’image animée une mission de réflexion sur la classification des œuvres cinématographiques. Cette mission intervient dans un contexte dans lequel les juridictions administratives ont déjugé la ministre de la Culture en lui reprochant d’avoir sous-classifié Love ou La vie d’Adèle. Notre débat public sur la classification des œuvres cinématographiques est paradoxal : la classification est un enjeu juridique (puisque la classification consiste en des actes juridiques) pour lequel l’on ne veut surtout pas de considérations juridiques (au nom de la « liberté artistique » et en raison d’un certain antijuridisme français). C’est au fond ce paradoxe qu’a compris l’association Promouvoir en choisissant pour sa part de mobiliser cette ressource de l’état de droit qu’est… le droit.

Mutabilité répétitive du système de classification et polémiques répétitives

Il n’y a jamais eu en France de définition des règles de classification des films par les pouvoirs publics qui ait empêché des polémiques à la suite de telle ou telle classification ou de telle ou telle décision de justice. La réglementation en vigueur de la classification n’est jamais que le résultat de plusieurs modifications (1992, 2001, 2003, 2008, 2010) d’un texte (le décret du 23 février 1990) qui avait lui-même été présenté comme devant mettre « définitivement fin » aux polémiques sur la classification. La ressemblance est ainsi quasi-parfaite entre les polémiques contemporaines autour de Love, SAW 3D Chapitre final, La vie d’Adèle ou Love et, par exemple, la polémique de 1995-1996 à propos de Hustler White de Bruce LaBruce et Rick Castro. Cette scénographie de la polémique sur la classification est si immuable qu’elle est constamment traversée par l’erreur consistant pour les médias à imputer à la commission de classification une décision qui relève plutôt du ministre de la Culture. Au demeurant, l’on ne sait jamais à la lecture de la presse si le (la) ministre de la Culture a visionné le film litigieux avant la délivrance du visa. Et, alors que la lecture des journaux  après telle « victoire de l’association ultra conservatrice » Promouvoir suggère que cette association gagne constamment ses actions, cette suggestion est démentie par les statistiques des décisions de justice. Quant à l’argument tiré de la « progression de la censure » contre les films, il n’est guère circonstancié au nombre de films « transgressifs » produits et non frappés d’une interdiction aux moins de 18 ans ou aux moins de 16 ans.

Classification du cinéma et police administrative

Le Code du cinéma et de l’image animée (article L. 211-1), en prévoyant un visa ministériel d’exploitation cinématographique, institue donc ce qu’il est convenu d’appeler en droit français une « police administrative spéciale », cette expression désignant les pouvoirs d’une autorité administrative habilitée à réglementer une forme d’activité sociale (cinéma, commerce, débits et boissons, chemins de fer, colportage, etc.) ou une catégorie de personnes (entrée et séjour des étrangers). Or il convient de garder à l’esprit que la disparition de la police administrative spéciale des films ne priverait pas les pouvoirs publics de la faculté de s’immiscer dans l’exploitation cinématographique au titre de la « police administrative générale », qui désigne pour sa part les pouvoirs d’une autorité administrative habilitée à réglementer l’ensemble des activités des administrés en vue du maintien de l’ordre public. Or la jurisprudence administrative admet depuis longtemps que le Premier ministre, pour l’ensemble du territoire, le préfet pour le département, le maire pour la commune, peuvent faire usage de leurs pouvoirs généraux de police administrative, y compris à l’encontre de la liberté de la presse, de la liberté d’expression, de la liberté cinématographique ou de la liberté des spectacles. Cette intervention de la police générale doit, sous peine d’annulation par le juge administratif, être justifiée par des « circonstances locales particulières » et être « proportionnée au but poursuivi ».

Pour ainsi dire, si par hypothèse l’article L. 211-1 du Code du cinéma et de l’image animée devait être abrogé (au profit d’une « autorégulation professionnelle »), il resterait encore au législateur à dire s’il exclut par ailleurs toute possibilité d’utilisation de la « police générale » en matière d’exploitation cinématographique. Cela est possible s’agissant des maires et des préfets. Il n’est pas certain en revanche que le Conseil constitutionnel accepte cette idée s’agissant du Premier ministre puisque celui-ci tient son pouvoir de police administrative générale de la Constitution (art. 20 et 21).

L’autorégulation de la CARA : un exceptionnalisme américain

S’il était possible de trouver un système de classification des films qui convienne à tout le monde (c’est-à-dire à toutes les sensibilités politiques, éthiques, morales, esthétiques) et qui tienne spécialement compte des propriétés et des spécificités économiques et socio-culturelles de l’édition cinématographique en France, vraisemblablement aurait-il déjà été adopté depuis 1990. Aucune des idées réformistes disponible depuis le décret de 1990 ne semble pouvoir offrir la « solution définitive ».

On n’insistera pas sur la proposition cocasse de ceux qui voudraient voir créer en matière de classification des films une exception en faveur des « œuvres de l’esprit » : au sens du Code de la propriété intellectuelle, une « œuvre de l’esprit » se définit sans considération de sa valeur artistique, culturelle ou littéraire. Les films Dorcel ou les films nazis archivés par le CNC ne sont pas moins des « œuvres de l’esprit ».

L’idée de créer une autorégulation professionnelle soulève quant à elle certaines questions. S’il s’agit de faire en sorte que la Commission de classification ne soit composée que de « professionnels » (du cinéma, de la télévision, voire de l’Internet), trois variantes existent : ou bien le visa ministériel d’exploitation serait-il maintenu par ailleurs, auquel cas « autorégulation » serait inapproprié puisque la Commission continuerait d’être ce qu’elle est, une commission administrative consultative ; ou bien le visa ministériel d’exploitation serait-il supprimé, la classification des films incombant entièrement à l’organisme de classification, alors serait-on en présence d’une nouvelle autorité administrative indépendante dont les décisions seraient de toutes les façons justiciables des tribunaux administratifs ; ou bien s’agirait-il de supprimer purement et simplement la police administrative spéciale représentée par le visa ministériel au profit d’un organisme privé telle que la Classification and Rating Administration aux états-Unis (CARA)[3] ou l’Autorité de régulation de la publicité professionnelle (ARPP)[4], auquel cas faudrait-il trancher par ailleurs la question de l’applicabilité de la police administrative générale aux œuvres cinématographiques. Sachant que le visa ministériel d’exploitation a un avantage particulier : il inhibe la tentation des maires de s’immiscer dans la diffusion dans leur commune d’un film « transgressif » ou « dérangeant ».

Quelle que soit la forme d’une « autorégulation professionnelle », il resterait néanmoins à décider de la permanence ou non de la classification concurrente du Conseil supérieur de l’audiovisuel pour la télévision et les Smad. S’il est vrai que la Commission de classification et le visa d’exploitation coexistent déjà avec la classification propre au CSA, il ne reste pas moins que le CSA est associé au travail de la Commission et a conclu un accord de partenariat et de convergence avec elle, tout en continuant de défendre l’idée d’une singularité de la télévision et des Smad qui puisse justifier une classification différente.

L’imitation pure et simple de la CARA américaine est proprement impossible en France. Parce que l’autorégulation américaine est très intimement liée à certaines caractéristiques politiques et juridiques des Etats-Unis : la liberté d’expression telle qu’elle est garantie par les juges fédéraux et la Cour suprême dans la période contemporaine (la CARA participe de cette contemporanéité) ; le statut constitutionnel des discours « obscènes » ; le fédéralisme, qui interdit à certains états d’imposer à d’autres états leurs valeurs, quitte à en appeler au Congrès pour qu’il légifère en vertu de sa compétence en matière de commerce entre les états. Cette question du « fédéralisme des valeurs », qui fut déjà l’un des enjeux du fameux Code Hays, est sous-estimée en France dans les références très englobantes à un « puritanisme américain » pourtant difficile à raccorder, par exemple, à l’industrie pornographique californienne ou au droit à la nudité en public à New York.

L’inopérance de la « magie du droit »

Tout système de classification des films suppose donc des critères de classification. L’article R. 211-12 du Code du cinéma et de l’image animée en prévoit actuellement cinq : autorisation de la représentation pour tous publics ;  interdiction de la représentation aux mineurs de douze ans ;  interdiction de la représentation aux mineurs de seize ans ;  interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans sans inscription sur la liste prévue à l’article L. 311-2, lorsque l’œuvre ou le document comporte des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence mais qui, par la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité, ne justifient pas une telle inscription ;  interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans avec inscription de l’œuvre ou du document sur la liste prévue à l’article L. 311-2 (films classés X).

La question des critères de classification a d’autant plus d’importance que toute classification doit être motivée dans un état de droit, cette motivation étant susceptible d’être contestée devant les instances compétentes (les tribunaux en France, l’instance d’appel de la CARA aux états-Unis). Or il est remarquable, à l’échelle des grandes démocraties, que la France ne dispose de critères que pour un seul niveau de classification (le niveau 4, soit l’interdiction aux moins de dix-huit ans). Aussi, la part de « bricolage » est nécessairement accrue pour les classifications inférieures au niveau 4. D’ailleurs, alors que l’interdiction aux moins de dix-huit ans a été le point de fixation des pouvoirs publics et des professionnels dans la rédaction des dispositions juridiques actuelles, les polémiques ne prospèrent pas moins sur des interdictions aux mineurs de seize ans.

En faisant préciser par les textes qu’une interdiction aux moins de dix-huit ans devait tenir compte de « la manière dont les scènes sont filmées et de la nature du thème traité », les pouvoirs publics ont cédé à une vision magique du droit. En effet, cette exigence sémiologique était d’autant plus installée dans la jurisprudence administrative qu’elle est commune à toutes les autorités de classification des états démocratiques, des états dans lesquels elle vaut d’ailleurs pour… tout niveau de classification.

Somme toute, la spécificité française des polémiques sur la classification des films n’est pas vraiment juridique à l’échelle des grands Etats démocratiques. Elle est sociopolitique : sacralité proprement française de la création artistique et littéraire, double puissance tutélaire de l’état administratif et de l’état culturel, anti-juridisme tendanciel et faible considération pour les juges et les autorités de régulation.

Catherine Breillat, « L’art, la norme et l’excès », Senso, 2003, n° 3.

« L’excès ? Je ne sais pas ce que ça veut dire. C’est comme le mot « osé » qu’on utilise n’importe comment, comme si l’audace était un scandale et la couardise, un bienfait.

En ce qui me concerne, l’excès a toujours été de donner à voir ce qui existe, mais que tout le monde feint soigneusement de ne pas connaître.

L’excès, ce n’est qu’enfreindre la politesse de la feinte.

La bienséance du silence.

(…) La norme est un excès extrêmement pédagogique, qu’il serait furieusement mal vu de dénoncer, sous peine de se mettre tout le monde à dos. Car il est l’apanage du plus grand nombre. Le pouvoir du plus grand nombre  est ce qu’on appelle la démocratie. Le danger de la démocratie est son excès : la démagogie. C’est l’art de flatter le plus grand nombre.

Démagogie et conformisme font bon ménage. En fait, l’excès intrinsèque, celui qui cimente les sociétés, n’est jamais dénoncé en temps utile, mais par l’histoire. Il n’est pas vécu comme un excès. Car dans « conformisme », il y a le mot confort.

L’excès que l’on blâme est toujours singulier. C’est sa singularité qui lui confère un caractère d’anomalie. En ce sens il est perçu comme une faute répréhensible et non comme une opportunité de diversité.

(…)

L’excès se définit par le manque de mesure. On dit que c’est une démesure. Ce qui est communément péjoratif. Mais lorsqu’on caractérise son pas par la mesure, on privilégié l’entrave. La démesure, c’est la libération de l’entrave. Une mesure qui irait de l’avant et qui serait donc une force motrice, par opposition à la mesure rigide (intangible) qui est une règle.

(…)

L’excès n’existe que tant que qu’on tient pour certaine la norme. Personne ne se pose assez de questions sur l’excès de normes, tant il nous paraît naturel d’être contraint.

Il faut fixer des limites, dit-on, car si on n’établit pas les règles du jeu, la barbarie prévaut. Mais ce qu’on appelle les limites ne sont souvent que des bornes. « Passé les bornes, il y a la limite ». Evidemment. Le devoir de l’artiste est de passer les bornes, pour s’affronter à la limite. Le territoire artistique se trouve exactement là. L’excès est son passeport.

(…)

J’affectionne l’excès, l’excès lent, celui qui persiste et signe, qui ne désarme pas devant le tollé qu’il déclenche. Tout excès qui persévère aboutit à changer la norme.

S’il vous dérange ou vous déplaît, passez votre chemin, l’indifférence est la plus naturelle des censures. Et les excès d’aujourd’hui sont les académismes de demain, c’est dans l’ordre des choses. Puisque les temps progressent, et qu’on va toujours de l’avant. Sauf que les temps, parfois, deviennent rétrogrades. Alors on entre dans une période funeste où excès devient crime, où plus aucun droit ne saurait rester acquis. Une société qui éradique l’excès instaure le totalitarisme, c’est-à-dire sa mort psychique ».

La robotisation des activités policières. Enjeux pour l’État de droit.

Lorsqu’il est question dans les médias des robots et de la police, la référence à Robocop, sorti en 1987, est courante. L’on projette ainsi rétrospectivement et de manière exagérée le statut de film d’anticipation sur le sujet. Cette référence a particulièrement été mobilisée en 2016 lorsque la police de Dallas s’est servie de manière remarquée d’un engin mobile équipé d’une charge explosive, le Remotec Androx Mark V A-1, afin de « neutraliser » un suspect retranché dans un lieu difficile d’accès et qui avait entre-temps tué et blessé des policiers. La charge explosive a été déclenchée lorsque l’engin s’est suffisamment approché du suspect, qui a ainsi été tué par la police. Cet épisode a souvent été désigné comme étant le premier cas d’utilisation d’un « robot » comme force létale en vue de la « neutralisation » d’un suspect dangereux[1].

Ce que l’on se propose de voir c’est que la robotisation des activités policières est un objet où les conjectures sont, en l’état, plus nombreuses que les faits (I), même en envisageant la question de la communicabilité entre robotisation des activités policières et militarisation des activités policières (II). Du même coup, l’on est condamné à rester général dans les anticipations que l’on peut faire sur la manière dont la robotisation des activités policières pourra être « saisie » par le droit (III).

I. Entre faits et conjectures : difficulté de la question

C’est une question assez difficile à définir que celle de la robotisation des activités policières. Cette difficulté n’est pas imputable à la référence aux activités policières puisque le droit a l’habitude de la distinction entre des activités policières et des activités militaires d’une part, entre des activités policières et des activités judiciaires d’autre part[2]. Au demeurant, l’on peut convenir de ce que les activités policières sont susceptibles d’être distinguées entre plusieurs catégories : la police de la tranquillité publique, la police d’investigation (autrement dit la police judiciaire, celle qui est connexe de la justice pénale), la police de l’information, la police des foules (rassemblements, manifestations, attroupements, spectacles)[3].

La difficulté en l’occurrence est dans le concept même de robotisation. Cette difficulté s’établit à deux niveaux. Celui, en premier lieu, de la définition de ce qu’est un robot. Ainsi, lorsqu’en juin 2015, au Salon International de l’Aéronautique et de l’Espace de Paris (Salon du Bourget), l’entreprise Thalès présenta un engin capable de balayer les passeports, de graver les cartes d’embarquement, d’enregistrer une image du visage et de l’iris du passager, ainsi que de partager ces données avec tous les systèmes électroniques pertinents de l’aéroport ou du poste-frontière, la presse s’empressa d’annoncer que cette entreprise avait inventé des « robots » ayant vocation à se substituer aux forces de l’ordre dans les checkpoints des contrôles douaniers et des polices de l’air et des frontières. Était-ce cependant bien des robots ? Rien n’est moins sûr. Du moins si l’on se fie aux termes du relatif consensus en émergence entre experts de la robotique et qui veut qu’un robot consiste en « une machine capable de collecter de l’information, de la traiter et de s’en servir afin d’agir sur la réalité »[4]. Les Américains parlent à cet égard du Sense-Think-Act model (« Sentir-Penser-Agir »). Contrairement aux représentations populaires, l’apparence et la forme de la machine importent peu. Seuls importent le fait pour la machine de sembler « vivante » et d’agir d’une manière qui n’est pas nécessairement prévisible par ses créateurs humains. À cette aune, c’est de manière très extensive que l’on parle de « robots » à propos des technologies disponibles et servant déjà au déminage, à l’ouverture de portes ou munies de canons à eau (police des foules). D’autre part, si tout ce qui est intelligence artificielle n’est pas robot mais que tout robot mobilise de l’intelligence artificielle, alors faudrait-il distinguer ceux des usages policiers de l’intelligence artificielle qui ne consistent pas en une robotisation[5]. Tel est le cas par exemple des programmes de big data qui permettent aux institutions policières de « prédire » des crimes et des délits[6].

Le concept de robotisation pose une deuxième difficulté touchant à la définition et à la fébrilité des données scientifiques et technologiques disponibles. L’état de la réflexion relative aux enjeux politiques et juridiques des robots est aujourd’hui analogue à la manière dont les universitaires envisagèrent l’Internet avant l’avènement du web. Michael Froomkin le dit assez bien : « Imaginez si en 1980 (plus de dix ans après la première spécification technique normalisée d’Internet), alors qu’Internet commençait à peine à se développer, et même en 1992, lorsque le premier site internet fut édité, une réunion interdisciplinaire d’universitaires s’étant proposée de réfléchir aux questions politiques et juridiques soulevées par Internet. Incontestablement, les participants auraient échoué à anticiper toutes les conséquences d’Internet, bonnes ou mauvaises, que nous connaissons aujourd’hui »[7]. Par exemple, à l’heure où ces lignes sont écrites, la plastique ou de toutes autres machines destinées à cette qualification est en pleine révolution avec le développement annoncé des micro-robots : « Sur terre, sous l’eau, dans les airs… demain, ils seront partout. Ils mesurent entre quelques millimètres et quelques centimètres. Ils peuvent voler, nager, marcher sur l’eau ou s’accrocher au plafond, bondir, se faufiler partout, porter cent fois leur poids. À la clé ? De multiples usages, qui commencent seulement à s’esquisser. Ceux-ci, professionnels ou grand public. C’est sûr, une révolution est en marche. (…) »[8].

II. Communicabilité entre robotisation des activités policières et militarisation des activités policières

La littérature disponible sur la robotisation des activités policières est rarement le fait des institutions policières elles-mêmes[9] mais plutôt celui de journalistes ou d’amateurs des robots. Même les entreprises investies dans ces technologies ne produisent guère de documentation intéressant spécialement les technologies à vocation policière auxquelles elles sont supposées travailler. Cette opacité doit vraisemblablement, et pour une part, au secret industriel et au « secret de la défense nationale » (pour utiliser l’expression française[10]) qui recouvrent ce type d’activités industrielles.

En France, comme ailleurs, il existe des restrictions à la libre divulgation ou exploitation des inventions. Ces restrictions sont prévues par le Code pénal, le Code de la propriété intellectuelle, l’instruction interministérielle n° 9062/DN/CAB du 13 février 1973, l’instruction générale interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale n° 1300/SGDN/PSE/SSD du 30 novembre 2011. Aussi, la procédure du dépôt de brevet comprend une étape consistant en la transmission par l’INPI au ministère de la Défense de la demande de dépôt pour examen. Le ministère de la Défense vérifie si l’invention à breveter présente ou non un intérêt pour la nation justifiant l’empêchement ou le retard de sa divulgation. Le ministère de la Défense dispose de cinq mois pour décider de « classifier » le brevet. « En outre, explique la Direction générale de l’Armement du ministère de la Défense, les accords suivants définissent les conditions éventuelles d’extension à l’étranger de demandes de brevet ayant fait l’objet de mesures d’interdiction de divulgation et de libre exploitation : – Accord OTAN du 21 septembre 1960 pour la sauvegarde mutuelle du secret des inventions intéressant la défense et ayant fait l’objet de demandes de brevet – Accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement du Royaume de Suède pour la sauvegarde mutuelle du secret des inventions intéressant la défense et ayant fait l’objet de demandes de brevets du 15 mars 1984. De plus, dans le cadre de la « Letter of Intent » LoI1 , le ministère de la défense a signé, avec ses homologues d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie, du Royaume Uni et de la Suède un arrangement visant à faciliter la protection par brevets des informations classifiées s’appuyant sur ces accords internationaux (…) »[11].

Le ministère de la Défense opère donc une distinction entre d’une part des « inventions susceptibles d’intéresser la défense nationale » et, d’autre part, des « inventions sensibles ou présumées ». La première catégorie « doit être considéré[e] dans une acception large qui s’étend au-delà des seuls matériels de guerre entendus au sens strict du terme, c’est-à-dire tels que définis par la législation et la réglementation qui leur sont propres. De plus il présente un caractère évolutif compte tenu de l’état de la technique et des besoins des armées. Une invention déposée à l’occasion de l’exécution d’un marché notifié par le ministère de la défense sera pour le moins réputée intéresser la défense nationale (…) ». Les « inventions sensibles ou présumées sensibles » concernent au fond quasiment les mêmes objets que celles « susceptibles d’intéresser la défense nationale », mais s’en démarquent « en ce que le déposant dispose en outre d’éléments lui imposant ou lui suggérant d’en assurer la confidentialité ».

Cette différence formelle importe peu pour notre propos. Ce qui importe c’est le fait qu’un croisement entre le « paradigme » de la « militarisation des activités policières »[12] et la nature des inventions pouvant être « classifiées » (parce qu’elles sont « susceptibles d’intéresser la défense nationale » ou parce qu’elles sont « sensibles ou présumées ») permet d’imaginer dans quels domaines la robotisation des matériels liés aux activités militaires[13] peut se décliner ensuite dans des usages policiers, à la faveur notamment de la baisse des prix de vente : les aéronefs et leurs équipements ; les engins terrestres, aéronautiques ou navals de combat sans pilote ; les systèmes de conduite de tir ; l’ingénierie aéronautique ; l’aérolargage ; les véhicules terrestres et leurs sous-ensembles ; les contre-mesures visant les dispositifs explosifs improvisés ; les systèmes de sécurité et de contre-insurrection ; les dispositifs incendiaires, générateurs de flammes ou de fumées ; les technologies de détection de matières explosives, nucléaires ou dangereuses ; les technologies de détection et de localisation d’objectifs ; les engins terrestres, aéronautiques ou navals d’observation sans pilote ; les systèmes de commandement, de contrôle de communication et de renseignement ; les équipements photographiques et d’observation ; les technologies de communication, de signalement, d’identification, de navigation et de pilotage.

Cette longue liste (non exhaustive) des applications militaires de la robotique susceptibles d’être destinées aux institutions policières ou d’être créées plus ou moins mimétiquement pour elles ne contredit pas l’hypothèse contemporaine selon laquelle il existe des aires principales de développement de la robotisation des activités policières[14] : la surveillance, le recueil d’informations, l’établissement de rapports de police, l’usage à distance de robots en vue d’annihiler ou d’endiguer la violence humaine.

Des « robots vigiles » ou « robots patrouilleurs » capables de patrouiller dans des espaces publics ou privés, de détecter et de constater des infractions ou des choses « anormales » (bris de verre, bruit métallique, intrus, mouvement suspect, course suspecte, chaleur, feu, fumée, etc.) et d’en aviser un policier (ou un agent privé de sécurité) sont ainsi déjà disponibles : « À la croisée entre un Robocop et R2D2, la startup américaine Knightscope a commencé à mettre en circulation plusieurs de ses robots patrouilleurs Knightscope K5, chargés d’aider les forces de l’ordre à assurer la sécurité. (…) Robocop existe. La jeune société de robotique Knightscope a commencé à déployer au moins cinq de ses robots patrouilleurs Knightscope K5 dans la Silicon Valley, dans l’objectif d’aider à assurer la sécurité des lieux. Équipés d’un grand nombre de capteurs en tous genres, les robots K5 peuvent « voir », « entendre », « ressentir » et « sentir », et amassent ainsi des tonnes de données en temps réel, qui sont traitées au travers d’un moteur d’analyse prédictive. S’il détecte une activité suspecte, un bruit tel qu’un bris de verre, ou même une odeur anormale par rapport à ce qu’il sait de la zone surveillée et de ce qui s’y déroule, le robot peut déclencher une alerte et mettre tous ses capteurs en éveil pour enregistrer le maximum d’informations. (…) Mesurant 1,5 mètre pour 136 kg (et ressemblant étrangement à un cousin russe présenté en 2007), le robot Knigtscope K5 est notamment capable de voir et d’enregistrer des vidéos à 360 degrés grâce à quatre caméras, de reconnaître du texte (tel que des plaques d’immatriculation) pour les comparer à une base de données, de mesurer des écarts de température, de mesurer la qualité de l’air, ou encore de voir dans le noir grâce à des caméras infra-rouge (…) »[15].

III. Thèmes et débats relatifs au principe de légalité

Faire des anticipations à propos de l’exigibilité des principes juridiques libéraux dans le cadre de la robotisation des activités policières n’est donc pas une chose aisée.

L’on peut néanmoins faire une première hypothèse. Soit l’idée selon laquelle les robots n’ont pas d’affects. Cette idée est loin d’être une donnée acquise dans la littérature spécialisée et elle n’est pas à confondre avec la question de la possibilité et/ou de la difficulté pour des robots de comprendre ou de simuler des sentiments, qui suppose une « modélisation des états affectifs » : « Les émotions sont en quelque sorte l’expression des sentiments, l’interface avec les autres. Les émotions vont de pair avec des sensations physiques et un passage à l’action,  par exemple la fuite devant un serpent. L’expression des émotions est multimodale et combine des indices dans la voix, le visage et les gestes. Il est plus facile, d’un point de vue informatique pour un robot de simuler des émotions même si celles-ci sont dépourvues de sensations physiques que de les reconnaître. Pour créer une expression émotionnelle sur le visage, nous pouvons nous appuyer sur de nombreux travaux depuis Darwin, par exemple ceux de Paul Ekman, qui a créé des unités faciales que l’on peut composer sur le visage d’un robot afin d’exprimer une émotion donnée. Il y a aussi un grand nombre de travaux sur la génération des gestes et sur la synthèse émotionnelle de voix expressive. Pour la reconnaissance des émotions, c’est beaucoup plus compliqué à cause de la très grande variabilité des expressions entre les individus suivant les contextes et les cultures. Les sentiments sont des représentations mentales conscientes et sont souvent cachés, particulièrement dans certaines cultures »[16].

Il ne reste pas moins que si l’on considère que les robots n’ont pas d’affects, alors les principes légaux ou éthiques disponibles et destinés à distinguer les bons des mauvais affects policiers ne devraient-ils pas trouver à s’appliquer à eux. Il peut s’agir de principes intéressant les relations avec les citoyens et les attitudes à l’égard du public[17]. Cette distinction entre bons et mauvais affects policiers n’existe pas moins en matière de définition légalo-éthique des rapports entre le policier et sa hiérarchie. Un troisième contexte dans lequel la distinction entre les bons et les mauvais affects est central en matière de police (ou plus généralement de sécurité) est celui des opérations policières à risque, celles-ci étant un moment propice à une tension entre la camaraderie ou le courage d’une part, la peur ou l’hostilité aux individus concernés (police de foules hostiles) d’autre part.

L’on peut faire une deuxième hypothèse : les robots étant voués à accomplir des actes dont la texture est dessinée par leurs programmateurs bienveillants (techniciens, policiers) ou malveillants, ils peuvent résonner d’un certain nombre d’idéologies ou de croyances humaines que différents principes légalo-éthiques tendent déjà à conjurer s’agissant des policiers : par exemple la substitution d’une conception personnelle de la mission de la police à la conception définie par la loi ; par exemple une « culture policière » spécifique et le cas échéant antilibérale. Mutatis mutandis, cette dernière hypothèse a été préfigurée en 2016 par l’affaire du robot Tay de Microsoft : « alors que la machine devait permettre d’étudier les capacités d’apprentissage et devenait plus intelligente au fur et à mesure de ses interactions en ligne, elle s’est mise à tweeter des commentaires pro nazis (« Hitler avait raison je déteste les juifs »), sexistes ou racistes (« Nous devons assurer l’existence de notre peuple et un avenir pour les enfants blancs », lui dit un internaute. « Je suis entièrement d’accord. Si seulement davantage de gens pouvaient défendre ce point de vue », répond-elle). Elle a aussi affiché son soutien à Donald Trump »[18].

Une troisième hypothèse est encore concevable, qui est plus ou moins liée d’ailleurs elle aussi à l’existence d’une « patte humaine » en surplomb de l’action des robots en matière de police. Il n’y a pas de raisons que les décisions et les actions des robots échappent aux biais cognitifs qui peuvent déjà entacher les décisions et les actions des policiers : par exemple le manque ou le défaut de connaissances suffisantes ou pertinentes pour prendre la bonne décision ou à tout le moins la décision légale ; par exemple le manque ou le défaut d’expérience des comportements criminels ou déviants.

Reste la question de l’usage de la force armée. En réalité, cette question est plus ou moins vertigineuse selon la définition que l’on retient de la notion de « robot ». Si l’on retient la définition extensive, celle qui recouvre y compris toute technologie agissant sous le commandement médiat d’un être humain, le robot qui tire et le policier qui lui en donne l’ordre ne font théoriquement qu’un. Toutefois, il faudra distinguer l’enjeu de l’appréciation par le policier de la nécessité et de la proportionnalité de l’usage de la force armée[19] de celui d’une mauvaise exécution éventuelle par le robot des ordres humains qu’il a reçus. Chacune des deux questions devrait soulever des problèmes de responsabilité pénale et administrative différents et vraisemblablement des difficultés sur l’identification du responsable d’un dysfonctionnement (le fabricant ? le policier opérateur ? le supérieur hiérarchique du policier opérateur ?). Si l’on retient du robot la définition très restrictive et limitée aux engins décidant par eux-mêmes, la question est bien plus fondamentale : faut-il proscrire tout agrément en force armée de ce type de robots ou faut-il proscrire seulement leur agrément en force létale ?

[1] Sur cet épisiode, voir en ligne : Andrea Peterson, « In an Apparent First, Dallas Police Used a Robot to Deliver Bomb That Killed Shooting Suspect », The Washington Post, 8 juillet 2016 ; Joel Achenbach et autres, « Five Dallas Police Officers Were Killed by a Lone Attacker, Authorities Say », The Washington Post, 8 juillet 2016 ; W.J. Hennigan & Brian Bennett, « Dallas Police Used a Robot to Kill a Gunman, a New Tactic That Raises Ethical Questions », The Los Angeles Times, 8 juillet 2016 ; Jon Swaine, « Dallas Police Reveal Details of Bomb-Carrying Robots It Used as a ‘Last Resort’ », The Guardian, 10 juillet 2016 ; Jack Nicas, « Dallas Police Believed to Be First to Use Robot Lethally », The Wall Street Journal, 8 juillet 2016 ; Sam Thielman, « Use of Police Robots to Kill Dallas Shooting Suspect Believed to Be First in U.S. History », The Guardian, 8 juillet 2016.

[2] Voir à ce propos nos développements dans Droit de la police et de la sécurité, LGDJ-Lextenso éditions, 2014, p. 1-10.

[3] Fabien Jobard, Jacques de Maillard, Sociologie de la police, Armand Colin, 2015, p. 111 et 140.

[4] Elizabeth E. Joh, « Policing Police Robots », 64 UCLA L. Rev. Disc. 516 (2016), p. 6. Voir par ailleurs de : Ryan Calo, « Robotics and the lessons of Cyberlaw », Ryan Calo, « Robotics and the Lessons of Cyberlaw », 103 Cal. L. Rev. 513 (2015).

[5] Pour une compréhension plus générale des questions nouvelles induites par les usages policiers de technologies de toutes natures, voir Richard Silberglitt et autres, Visions of Law Enforcement Technology in the Period 2024-2034, Rand Corporation, National Institute of Justice, 2015.

[6] Les polices américaines utilisent depuis plusieurs années des logiciels dits de « prédiction criminelle » tels que PredPol (Predictive Policing). Sur certaines questions juridiques posées par ces logiciels, voir Elizabeth E. Joh, « Policing by Numbers : Big Data and the Fourth Amendment », 89 Wash. L. Rev. 35 (2014).

[7] Michael Froomkin, « Introduction », in Robot Law (Ryan Calo, A. Michael Froomkin & Ian Kerr, dir.), Edward Elgar Pub, 2016, p. 1.

[8] Thomas Cavaillé-Fol, Frédéric Lert, Gabriel Siméon, « Les micro-robots », Science et vie, juin 2016, p. 53.

[9] Une organisation américaine de référence en matière de police telle que la Commission on Accreditation on Law Enforcement Agencies n’a rien de spécifique concernant les robots dans son quasi-millier de « standards » relatifs aux institutions policières.

[10] Il faut en effet garder à l’esprit qu’en France le « secret de la défense nationale » ne désigne pas seulement des informations classifiées ayant un caractère militaire. L’expression désigne en réalité toute information dont l’état considère qu’elle ne doit pas être divulguée. Il peut donc s’agir aussi bien d’informations diplomatiques que d’informations industrielles.

[11] Guide des usages des acteurs de la propriété intellectuelle en matière de sécurité de défense, 2014.

[12] Cette question est plus caractéristique du débat public américain en raison de « bavures » réelles ou alléguées commises au cours d’opérations de police dans lesquelles des polices locales ont pu se servir de certaines armes qui leur ont été transférées par l’armée américaine. Aussi, en 2015, le président des états-Unis avait édicté une liste d’armes et d’équipements que les armées américaines ne pouvaient plus donner ou vendre à des polices locales. Certains font néanmoins valoir que le thème de la « militarisation de la police » a une grande part d’exagération dans la mesure où les équipements militaires transférés vers des autorités civiles sont, en l’état et pour une grande part, des équipements utiles à des fonctions administratives ou de nature défensive.

[13] Voir à ce propos : Peter W. Singer, Wired for War : The Robotics Revolution and Conflict in the 21st Century, Penguin Books, 2009 ; Emma Cott, « Navy Robots Test the Limits of Autonomy », The New York Times, 6 mai 2015 – En ligne.

[14] Gregory Mar, « Policing in 2025: How robots will change SWAT, patrol », PoliceOne.com, 7 décembre 2016. En ligne.

[15] Guillaume Champeau, « Les robots policiers Knightscope patrouillent la Silicon Valley », numerama.com, 21 novembre 2014. En ligne. D’autres types de robots patrouilleurs ont dépassé le stade de la recherche-développement, comme le « telebot » et le « Ramsee ». Invention française, l’« E4 » est, selon son créateur Théophile Gonos, « un robot de gardiennage, simple, sans installation préalable et à un prix raisonnable (…). Il reconnaît les visages, une fuite d’eau ou un feu. Il va aller « voir » et, s’il suspecte quelque chose, il envoie une photo sur le téléphone de son propriétaire. Il peut aussi déclencher une alarme et des flashs aveuglants pour faire fuir les intrus » :

http://www.capital.fr/a-la-une/dossiers/decouvrez-les-robots-vigiles-les-policiers-et-patrouilleurs-de-demain-1196423

[16] Laurence Devillers, « L’empathie des robots », binaire.blog.lemonde.fr, 16 septembre 2016 ; plus généralement, sur le mimétisme et l’affectif en matière de robotique, de la même auteure : Des robots et des hommes. Mythes, fantasmes et réalité, Plon, 2017.

[17] Empathie, disponibilité, attention aux personnes vulnérables, non-discrimination, etc. Voir également nos développements dans Libertés et droits fondamentaux, Berger-Levrault, 2015, p. 365-375.

[18] Mathias Cena, « Microsoft débranche son robot devenu fou pour interrompre ses tweets racistes et pro-nazis », 20minutes.fr, 25 mars 2016.

[19] Sur cette question, voir nos développements dans le Traité de droit de la police et de la sécurité, LGDJ-Lextenso éditions, 2014, p. 543-588. Cet enjeu comprend celui de la nature même de la force létale utilisée. Différents Etats fédérés américains ont ainsi déjà des lois interdisant à leurs polices d’agrémenter leurs drones d’armes létales.

Langue française et loi. Utilisation de la langue corse sur le site internet de la collectivité de Corse

Question écrite n° 06071 de M. Philippe Dallier (Seine-Saint-Denis – Les Républicains), JO Sénat, 12/07/2018, p. 3426.

M. Philippe Dallier attire l’attention de M. le ministre d’État, ministre de l’intérieur, au sujet de l’utilisation de la langue corse par la collectivité de Corse.

Les dirigeants de la collectivité de Corse viennent d’introduire la langue corse sur le site internet officiel. Sur « www.isula.corsica », les langues corse et française se mélangent sans qu’une traduction soit proposée systématiquement. À titre d’exemple, le conseil régional de Bretagne met à la disposition des internautes une version de son site en français et une version avec la traduction des contenus en breton.

L’utilisation d’une langue régionale, sans traduction systématique en français, sur le site internet d’une collectivité territoriale de la République va à l’encontre de la loi n° 94–665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite loi Toubon, et à l’article 2 de la Constitution de 1958 qui dispose que « la langue de la République est le français. ».

Il souhaiterait donc connaître la position du Gouvernement sur cette rupture d’égalité pour nos concitoyens habitant en Corse.

Transmise au Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales

Réponse du Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, JO Sénat du 10/01/2019, p. 126.

L’article 2 de la Constitution dispose que « la langue de la République est le français », son article 75-1 précisant par ailleurs que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». En outre, si l’article 1er de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française dispose que « la langue française (…) est la langue (…) des services publics », son article 21 précise que « les dispositions de la présente loi s’appliquent sans préjudice de la législation et de la réglementation relatives aux langues régionales de France et ne s’opposent pas à leur usage ». Par ailleurs, l’article 76 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique a complété la disposition de l’article 1er du décret du 2 thermidor an II (20 juillet 1794), qui prévoit que « nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de le république, être écrit qu’en langue française », pour préciser qu’elle n’a ni pour objet ni pour effet de prohiber l’usage de traductions lorsque l’utilisation de la langue française est assurée. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que les autorités publiques peuvent produire des écrits en langues régionales dans la mesure où ceux-ci sont accompagnés d’une version française, permettant à tous une compréhension de la publication et garantissant le principe d’égalité des usagers face au service public.

Les lois anti-charia et la Constitution américaine

Il a pu être soutenu qu’il existe aux États-Unis un « contexte juridique de relative tolérance voire d’indifférence à l’égard de l’islam »(*). Cette proposition est induite par la focale choisie par son auteure, soit le « filage » de débats ayant pour échelle le niveau national américain et la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis. En réalité l’islam est l’objet dans la société américaine contemporaine de préventions qui doivent beaucoup au souvenir des événements du 11 septembre 2001, combiné à l’existence contemporaine d’un terrorisme domestique aux États-Unis(*). Au nombre des manifestations de ces préventions(*), il y a donc également le rejet dont la Charia fait l’objet dans une partie de l’opinion ou par certains législateurs et juges, à mesure de l’existence réputée grandissante aux États-Unis de personnes ou d’organisations (*) qui, non seulement sont favorables à la Charia, mais encore œuvrent à sa promotion dans le contexte américain, voire à l’élimination des normes étatiques jugées par eux contraires à la Charia.
Le 2 novembre 2010, les citoyens de l’Oklahoma ont approuvé à 70,08 % de « Oui » une proposition référendaire (State Question 755 encore appelée Save Our State Amendment) portant révision de la Constitution de l’État (Art. VII, section 1)(*) et qui prévoyait nouvellement que les juridictions de l’État ne devront statuer qu’au regard de la Constitution fédérale, de la Constitution de l’État, des lois et règlements fédéraux, de la Common Law, des lois et règlements de l’État, le cas échéant des lois et règlements des autres États de la fédération américaine. Surtout, ici était le cœur de cette initiative constitutionnelle, il était dit que les juridictions de l’Oklahoma ne tiendraient pas compte « des préceptes juridiques d’autres nations et d’autres cultures », ni du droit international, ni de la Charia. Alors que différents autres États (l’Arizona, la Floride, la Caroline du Sud, l’Utah, l’Indiana, le Texas, le Tennessee) s’étaient préparés à une initiative comparable, leur volonté fut inhibée par le blocage temporaire de l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions par la cour fédérale pour le district Ouest de l’Oklahoma (9 novembre 2010), au motif pris de sa violation de la Constitution fédérale. Statuant nouvellement le 15 août 2013, la même cour fédérale de district et le même juge décidèrent du blocage définitif des nouvelles dispositions adoptées par les citoyens de l’Oklahoma (*).
Les initiatives législatives anti-Charia intéressent directement le constitutionnalisme et le pluralisme juridique dans la mesure où l’une des grandes questions éprouvées par les droits constitutionnels et infra-constitutionnels des ordres juridiques « occidentaux » est celle de l’étendue de la reconnaissance qu’ils doivent accorder aux « différences culturelles » ou à la « diversité culturelle », à moins pour eux de cesser d’être des ordres juridiques libéraux-pluralistes(*).