Mémoire et Histoire de la langue française. A propos de Villers-Cotterêts.

Le président de la République française Emmanuel Macron a inauguré le 30 octobre 2023 la Cité internationale de la langue française – Château de Villers-Cotterêts, celle-ci ouvrant au public le 1er novembre. Le président de la République a prononcé à cette occasion un discours qui n’a guère fait l’unanimité en raison d’un certain nombre d’assertions politiquement clivantes. Le président de la République n’a pas moins cédé à telle ou telle idée saugrenue, comme lorsqu’il a assuré que « tous les grands discours de décolonisation [ont été] pensés, écrits et dits en français ». Le président Macron décidait ainsi, probablement par méconnaissance personnelle et des rédacteurs de son discours, de passer à la trappe les discours prononcés en langues autochtones, les discours prononcés en arabe, les discours prononcés en anglais.

Le président de la République s’est en revanche tenu relativement à distance de deux vulgates mémorielles sur la langue française : l’une veut que les Serments de Strasbourg soient l’acte de naissance de la langue française ; l’autre veut que l’ordonnance de Villers-Cotterêts soit l’acte de naissance du français comme « langue officielle » en France. L’histoire politique et légale de la langue française commence bien avant l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Et cette ordonnance ne serait pas célébrée – seulement depuis le 19e siècle – si de nombreux textes postérieurs n’avaient pas voulu, d’une part, en rendre l’application effective partout en France, d’autre part, n’avaient pas imposé l’usage du français dans de nombreux autres cadres de la communication institutionnelle et sociale. Ci-après nos développements dans La Langue française et la loi relatifs à ces questions. On trouvera ensuite une liste simplifiée des textes qui ont fait l’histoire politique et légale de la langue française en France[1] jusqu’à la Révolution. Cette liste s’arrête à la Révolution dans la mesure où, pour l’essentiel, l’histoire politique et légale de la langue française sur le siècle après la Révolution se confond assez largement avec celle de l’instruction publique et des programmes scolaires.

« (…) 

Serments de Strasbourg

Historiens, linguistes et grammairiens peuvent toujours assurer que les Serments de Strasbourg du 14 février 842 ne sont pas tout à fait l’« acte de naissance » de la langue française, la croyance inverse ne se perpétue pas moins. Pascal Quignard n’est certes pas le premier à exalter cette croyance[2] :

« Début février 842, les deux armées victorieuses lors de la bataille de Fontenoy se retrouvent à Strasbourg dans un froid glacial, où elles s’établissent, l’une sur la rive de l’Ill, l’autre sur la rive du Rhin.

À mi-chemin, dans la plaine glacée, le vendredi 14 février, à la fin de la matinée, les deux rois et les chefs – les ducs des tribus – portent solennellement un serment de paix entre eux et concluent devant Dieu un pacte d’entraide – maléficiante, sacrée – contre Lothaire.

C’est alors que, le vendredi 14 février 842, à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se lève sur leurs lèvres.

On appelle cela le français.

Ce qu’on désigne de nos jours par « serments de Strasbourg » étaient appelés par les évêques et les pères abbés, en langue latine, les « sacrements d’Argentaria ».

C’est Nithard lui-même qui précise, dans son Historia, que la cité d’Argentaria, sur l’Ill, est « maintenant appelée par la plupart de ses habitants Strasbourg » (nunc Strazburg vulgo dicitur).

 Rares les sociétés qui connaissent l’instant de bascule du symbolique : la date de naissance de leur langue, les circonstances, le lieu, temps qu’il faisait »[3].

La bataille dont parle Pascal Quignard est celle Fontenoy-en-Puisaye le 25 juin 841. Les armées victorieuses sont celles de Louis le Germanique et de Charles le Chauve (petit-fils de Charlemagne), alliés contre leur frère aîné et empereur, Lothaire Ier. Tous trois petits-fils de Charlemagne et fils de Louis le Pieux, les deux premiers, à la mort de leur père, contestèrent à leur frère Lothaire Ier la qualité de suzerain. Le traité de Verdun d’août 843 scelle, consécutivement à leur conflit, le morcellement de l’Empire carolingien, même si Lothaire Ier conserve sa qualité d’Empereur. Nithard, lui aussi petit-fils de Charlemagne, Comte-Abbé de l’abbaye royale de Saint-Riquier, rédigea les fameux Serments[4] − que Louis le Germanique prononça en langue romane (pour ainsi dire « l’ancêtre du français ») et Charles le Chauve en langue tudesque (pour ainsi dire « l’ancêtre de l’allemand »). D’autres dissonances existent entre l’histoire et le « roman national » de la langue français, celle par exemple sur la continuité formelle et plastique du français. Étienne Dumont a pu faire remarquer à cet égard que « le moyen français n’est qu’une étape intermédiaire entre l’ancien français et le français moderne dont il est la forme archaïque. P. Guiraud, dans son ouvrage sur le moyen français, montre que la langue de Joinville (Histoire de Saint-Louis, 1305-1309) et celle de Froissart (Chroniques, 1370-1400) n’ont à peu près rien de commun et qu’en revanche ce dernier écrit tout à fait comme Brantôme (Recueil des dames illustres, 1600-1610). C’est dire que, dès le début de la guerre de Cent Ans, la langue française a pris sa forme moderne. Si elle est encore un peu embarrassée et flottante, elle le restera jusqu’à la réforme classique du début du XVIIe siècle. Il faut donc faire une différence entre le Moyen âge linguistique, qui se termine en 1340, et le Moyen âge culturel qui, en France, s’étend jusqu’au milieu du XVIe siècle »[5].

La langue française a été un objet hautement juridique entre la deuxième moitié du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe, puis pendant la séquence allant de la Révolution à la fin du Premier ministre. L’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot se singularise précisément par l’intérêt et l’importance qu’elle accorde aux nombreux textes juridiques datés de cette double période. La nouvelle ère de production intensive de textes juridiques relatifs à la langue française commencée dans les années 1960 est d’autant plus distinctive qu’elle voit la France se doter pour la première fois d’un énoncé constitutionnel désignant le français comme langue nationale et langue officielle. 

Villers-Cotterêts, lieu de mémoire

« Cette langue, a écrit Merlin de Douai, aujourd’hui si correcte, si claire, si riche des productions de nos plus illustres écrivains, que toute l’Europe a adoptée pour ses actes diplomatiques, et que tout étranger, tant soit peu instruit, tient à honneur de savoir comme sa Langue maternelle, il a été un temps où elle était en quelque sorte, dédaignée par nos magistrats et par nos jurisconsultes, qui se faisaient gloire, les uns de rendre leurs jugements, les autres d’écrire leurs mémoires et leurs consultations, en latin. C’est à Louis XII qu’est dû le premier effort du gouvernement pour faire cesser cet usage d’autant plus étrange qu’on ne parlait alors au palais qu’un latin barbare »[6]. De fait, l’ordonnance de Villers-Cotterêts a été précédée par une ordonnance de 1510 par laquelle Louis XII décida, au détriment du latin, que les actes et documents des procédures criminelles devaient être établis en « vulgaire et langage du pays ». Au demeurant, l’ordonnance de Moulins de 1490, dont l’article 101 était dirigé contre le latin mais n’était applicable qu’en Languedoc, prescrivait l’enregistrement des dépositions des témoins « en langage français ou maternel, tels que lesdits témoins puissent entendre leurs dépositions ».

La prudence est de mise lorsqu’il s’agit de parler de l’ordonnance de Villers-Cotterêts sur le fait de la justice, la police et les finances tant la date et la portée de ce texte sont l’objet d’importants débats historiographiques. De cette ordonnance il est souvent dit qu’elle fut édictée par François Ier en avril 1539. Or d’autres sources datent sa signature du 18 ou du 19 août 1539 et un éminent auteur soutient que le texte « paraît » le 15 août 1539[7]. Ces contradictions ont une explication rationnelle pour une période où le Roi est régulièrement en déplacement et qu’il signe les actes là où il se trouve au moment où ils lui sont présentés. Des traces de son enregistrement sont néanmoins établies pour le parlement d’Aix en octobre 1539 et pour le parlement de Toulouse en novembre 1539.

L’ordonnance de Villers-Cotterêts a donc exigé des notaires l’usage de la « langue vulgaire des contractants ». Quant aux célèbres articles 110 et 111 de l’ordonnance, ils posent le principe de la rédaction en « langage maternel franç[a]is et non autrement » des actes publics, spécialement des décisions de justice. Les voici dans leur rédaction apparemment d’époque et tels que reproduits par Ferdinand Brunot  dans son Histoire de la langue française :

Article 110. « Et afin qu’il n’y ait cause de douter sur l’intelligence desdits arrests, nous voulons et ordonnons qu’ils soient faits et escrits si clairement, qu’il n’y ait ne puisse auoir aucune ambiguïté ou incertitude, ne lieu à demander interprétation ».

Article 111. « Et pour ce que de telles choses sont souuent aduenues sur l’intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d’ores en auant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souueraines et autres subalternes et inferieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternel françois et non autrement » ;

L’importance juridique et politique accordée par le « roman national » à l’ordonnance de Villers-Cotterêts est néanmoins relativisée par l’historiographie contemporaine de ce texte ou de la politique linguistique de l’Ancien régime sous différents aspects : la question de l’équivalence linguistique entre le « langage maternel françois » désigné par l’ordonnance et la langue française, la question du caractère pionnier ou non de ce texte dans la « politique linguistique » de la monarchie,  la conception ou non de ce texte dans une perspective politique monolinguistique, son degré d’application effective[8]. D’ailleurs, plusieurs textes prescrivant l’emploi de la langue française en matière d’actes publics sont postérieurs à l’ordonnance de 1539. Tel est le cas de l’article 35 de l’ordonnance dite de Roussillon prise par Charles IX en janvier 1563 : « Les vérifications de nos cours de parlements sur nos édits, ordonnances ou lettres patentes, et les réponses sur requêtes, seront dorénavant faites en langage français, et non en latin, comme ci-devant on avait accoutumé faire en notre cour de Parlement à Paris ; ce que voulons et entendons être pareillement gardé par nos procureurs généraux ». Tel est encore le cas de l’ordonnance royale de janvier 1629 dont l’article 27 impose l’usage du français pour les actes, sentences et conclusions des juridictions ecclésiastiques, à l’exception de ceux qui avaient vocation à être expédiés à Rome. Les idiomes locaux furent quant à eux désignés comme repoussoir lorsque la rédaction en français des actes publics fut exigée dans le Béarn (1621), en Flandre (1684), en Alsace (1685), en Roussillon (1700, 1753) ». (…) »

L’histoire politique et juridique de la langue française en France des Serments de Strasbourg à la Révolution (dates et références)

On reproduit ici en substance le travail de bénédictin auquel s’est livré M. Rémi Rouquette dans sa thèse de doctorat Le régime juridique des langues en France, Thèse de doctorat en droit, Université de Paris X, 1987. Comme cette thèse de doctorat n’a pas été publiée, le recensement des textes de droit qui ont fait l’histoire politique et légale de la langue française en France fait par M. Rouquette n’est guère connu par les historiens ou par les linguistes.

842. Serments de Strasbourg

1481. Edit du duc de Lorraine rendant obligatoire et exclusif l’usage du français ou du latin dans les procédures judiciaires

1490 (28 décembre). Ordonnance royale (Charles VIII) relative au « Règlement de justice au pays de Languedoc ». Cette ordonnance impose l’usage du « langage françois ou maternel ».

1510 (juin). Ordonnance royale (Louis XII) relative à la « réformation de la justice ». L’article 47 de l’ordonnance dispose que « dans les pays de droit écrit, les enquêtes se feront en langue vulgaire ».

1531. Lettres patentes de François Ier. Elles décident qu’en Languedoc « les contrats seront en langue vulgaire des contractants ».

1533. Lettres patentes de François Ier « enjoignant aux notaires de passer et écrire tous les contrats dans la langue vulgaire des contractants ».

1535. Edit de Joinville supprimant l’autonomie de la Provence

1535. Ordonnance de François Ier d’Is-sur-Thille sur la réformation de la justice en Provence. « Les procez criminels, et lesdites enquêtes en quelque matière que ce soit , seront faits en françois, ou à tout le moins en vulgaire du pays ».

10 août 1539.  Ordonnance de Villers-Cotterêts, articles 110 et 111

1563 (janvier). Ordonnance du Chancelier de L’Hospital sur la justice et la police du royaume. « Les vérifications de nos cours de parlement sur nos édits, ordonnnances ou lettres-patentes, et les réponses sur resquestes, seront faites dorénavant en langage françois et non en latin » (article 35).

11 octobre 1620. Edit de création du parlement de Pau (par suite de l’édit d’octobre 1607 de réunion du Béarn à la France) imposant l’usage exclusif du français

1624. Faculté légale de soutenir des thèses en français

1629 (janvier). Ordonnance imposant l’usage du français devant les tribunaux ecclésiastiques (article 27).

26 mai 1633. Lettres de Colbert en justice l’usage du français en Flandre.

22 février 1635, Publication par Richelieu des Statuts de l’Académie française

1648 (octobre). Traité de Westphalie plaçant l’Alsace sous l’autorité de la France

1657. Ordonnance créant le Conseil souverain d’Alsace

7 novembre 1659. Traité des Pyrénées

1661 (juillet) Lettres-patentes de Louis XIV (Lorraine)

1663 (mai). Lettre royale aux magistrats de Dunkerque

Traité d’Aix-la-Chapelle réunissant à la France certaines parties de la Flandre

1670 (août). Ordonnance criminelle sur le droit à interprète

31 mai 1702. Arrêt du Conseil du roi rendant obligatoire la rédaction en français des actes de l’état civil.

30 mai 1752. Règlements pour l’Académie française

11 janvier 1790. Décret sur les traductions.

2 octobre 1790.  Décret instituant la lecture en français des textes officiels à la fin de la messe dominicale

10 septembre 1791. Rapport de Talleyrand

1792. Annexion du pays niçois

4 décembre 1792. Décret sur les traductions

26 vendémiaire an II (17 octobre 1793). Décret de la Convention disposant que « dans toutes les parties de la République française, l’enseignement ne se fait qu’en langue française ».

30 vendémiaire an II (21 octobre 1793). Décret de la Convention disposant que « Les enfants apprennent à parler, lire, écrire la langue française » (article 3)

5 brumaire an II (26 octobre 1793). Décret de la Convention sur l’obligation d’enseigner en français.

21 nivôse an II (10 janvier 1794). Le français devient obligatoire pour les inscriptions sur les monuments.

8 pluviôse an II (27 janvier 1794).  Rapport Barère

16 prairial an II. Rapport Grégoire

2 thermidor an II (20 juillet 1794). Décret sur la langue des actes

16 fructidor an II (5 septembre 1794). Suspension du décret du 2 thermidor an II (20 juillet 1794).

27 brumaire an III (17 novembre 1794). Décret Lakanal (articles 2 et 3)

17 ventôse an III (7 mars 1795). Décret de la Convention supprimant les collèges et les remplaçant par les écoles centrales

3 brumaire an IV (25 octobre 1795). Loi Daunou (article 5 sur l’enseignement en français non adopté)

19 brumaire an VI (9 novembre 1797). Décret faisant du français la langue du culte catholique

1er frimaire an VIII (22 novembre 1799). Arrêté du préfet de police relatif à la protection de la langue française.

24 prairial an XI (13 juin 1803). Arrêté obligeant à la rédaction en français des actes publics.

——————————————————————————————

[1] De très nombreux textes ont par ailleurs été pris sur l’usage du français dans différents territoires occupés ou colonisés par la France.

[2] Paul-Marie Coûteaux n’est pas moins élégiaque dans être et parler Français, Paris, Perrin, 2006, p. 13-18.

[3] Pascal Quignard, Les larmes, Paris, Grasset, 2016, p. 122-123.

[4] Il fit également le récit de cet épisode historique dans son Histoire des fils de Louis le Pieux (841-843) : traduit et édité par Philippe Lauer, Paris, Honoré Champion, 1926, Paris, Les Belles Lettres, 2012 – traduit par François Guizot, édité par Yves Germain et Éric de Bussac, Clermont-Ferrand, Paléo, 2009 (et 2014). Sur Nithard, voir de Pascal Quignard, op. cit., p. 13 et suiv. ainsi que de Bernard Cerquiglini, « Tombeau de Nithard », in catalogue de l’exposition L’Europe avant l’Europe-les Carolingiens, Abbaye de Saint-Riquier, 2014, p 86-94.

[5] étienne Dumont, La francophonie par les textes, Vanves, EDICEF, 1992, p. 58-59.

[6] Merlin de Douai, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, tome 16, 5e édition, 1826, p. 393.

[7]  F. Brunot, Histoire de la langue française. Des origines à 1900, tome II, Le Seizième siècle, Paris, Librairie Armand Colin, 2e édition, 1927, p. 30.

[8] H. Peyre, La Royauté et les langues provinciales, Paris, Presses Modernes, 1933 ; P. Cohen, « L’imaginaire d’une langue nationale : l’État, les langues et l’invention du mythe de l’ordonnance de Villers-Cotterêts à l’époque moderne en France », Histoire Épistémologie Langage, 2003,  vol. 25, n° 1, Politiques linguistiques 2/2, p. 19-69.

Le « droit naturel » n’est pas si « naturel » (Vincent Descombes)

« Comprendre une autre forme d’humanité, c’est comprendre ses institutions, dont le principe est à chercher dans son “droit naturel”, c’est-à-dire dans ce que les intéressés eux-mêmes vont invoquer comme “la justice” pour s’opposer aux puissances qui les dominent et aux lois existantes.

Car l’histoire nous montre comment, à chaque âge, le droit positif est contesté par les acteurs historiques eux-mêmes, lesquels invoquent à chaque fois ce qui est (disent-ils) vraiment bon et juste.

Plus précisément, ils invoquent à chaque fois ce qui leur 𝘱𝘢𝘳𝘢𝘪̂𝘵 juste et bon. Ainsi, sans le droit naturel, c’est-à-dire sans un jugement que portent les gens sur leurs institutions héritées, pas de changement historique.

Or le droit naturel est variable : il est ce qui 𝘢𝘱𝘱𝘢𝘳𝘢𝘪̂𝘵 juste et bon à des gens qui partagent les mêmes conditions de vie. En ce sens, il est relatif à la forme particulière de vie des gens qui le revendiquent : est juste, dans telles circonstances, ce que tout le monde y dit être juste (et il n’y aurait donc pas de sens à opposer 𝘪𝘤𝘪 les apparences et la réalité, car ce serait opposer ce qui apparaît juste à tout le monde et ce qui est réellement juste à l’insu de tout le monde).

Les penseurs jusnaturalistes ont donc eu 𝘳𝘢𝘪𝘴𝘰𝘯 de concevoir les relations sociales en termes normatifs (plutôt que matérialistes), mais ils ont eu 𝘵𝘰𝘳𝘵 de vouloir dégager un système de la “loi naturelle” qui serait commun à toutes les sociétés humaines.

L’erreur des trois “princes de la théorie du droit naturel” (Grotius, Selden et Pufendorf) est d’avoir perdu de vue que l’idée de justice naturelle était elle-même une idée sociale.

Le concept de justice naturelle est un concept social, donc un concept variable selon les types d’organisation sociale. Le changement qui fait passer d’un type d’organisation à un autre : pour diverses raisons (toujours personnelles, le plus souvent intéressées, et même égoïstes), des gens émettent des revendications (sans pour autant avoir présent à l’esprit le plan d’un nouvel ordre, d’une nouvelle organisation sociale).

Du conflit entre l’ordre établi et le mécontentement présent résultent de nouvelles institutions sociales qui, elles, vont (pour un temps) apparaître justes à tous au regard de leur sens commun. »

Vincent Descombes, « L’idée d’un sens commun », 𝘗𝘩𝘪𝘭𝘰𝘴𝘰𝘱𝘩𝘪𝘢 𝘚𝘤𝘪𝘦𝘯𝘵𝘪𝘢𝘦, vol. 6, 2002.

Dan Morain : Kamala Harris. Des rues d’Oakland aux couloirs de la Maison-Blanche, Talent Editions, 2021

Dan Morain, reporter au Los Angeles Times, nous raconte comment cette enfant d’immigrés, née en Californie au temps de la ségrégation, est devenue l’une des actrices majeures du pouvoir américain.
Son récit nous plonge au cœur des années que Kamala Harris a passées en tant que procureure générale de Californie, explore son soutien téméraire à un Barack Obama encore peu connu, et montre comme elle a su jouer des coudes pour accéder au Sénat.
Il analyse également son échec à devenir candidate pour la présidence, et les coulisses de sa campagne de vice-présidente.
Tout au long de son récit, Dan Morain nous dépeint le portrait de sa famille, nous révèle ses valeurs et ses priorités, tout comme ses faux pas, ses prises de risques et l’audace dont elle a fait preuve lors de son ascension.

Lire un extrait

Léon Gambetta à la barre. L’affaire Challemel-Lacour contre « La France nouvelle » (1879)

Léon Gambetta fut une figure majeure de la République des avocats, parce qu’il était à la fois un acteur politique de premier plan, une dignité juridique intellectuelle du barreau, une éminence du barreau littéraire. Ces deux statuts et qualités se superposent dans la plaidoirie qu’il prononça en janvier 1879 lors du procès pour diffamation engagé par Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, futur ambassadeur en Suisse et au Royaume-Uni, futur Académicien.

Louis-Eugène Cognot, en qualité de gérant du journal la France nouvelle, avait publié dans le numéro des 29-30 décembre 1878 de ce journal un premier article intitulé : « Est-ce un autre Jacotin ? ». Dans cet article il était dit « qu’un sénateur bien connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait été surpris trichant au jeu ». Dans le numéro du 31 décembre 1878 du même journal, Louis-Eugène Cognot publia un deuxième article intitulé : « Oui ou non », qui reproduisait et commentait la nouvelle, inexacte, donnée par les Tablettes d’un Spectateur, selon laquelle le parquet avait engagé des poursuites contre la personne concernée dans le précédent article. Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, s’étant reconnu dans ces articles porta plainte pour diffamation contre le gérant du journal et l’auteur des articles, Jean-Louis-Adrien Maggiolo, rédacteur en chef du journal la France nouvelle. Les deux furent renvoyés devant le tribunal correctionnel, Paul-Armand Challemel-Lacour se constituant partie civile.

Les juges conclurent que le sénateur avait bel et bien été diffamé, l’intention de nuire étant manifeste et « résult[ant] du but même des articles poursuivis, c’est-à-dire le dénigrement calculé d’un adversaire politique », ainsi que « des circonstances mêmes de la publication, laquelle a été faite sans renseignements et sans contrôle ». La rétractation faite par le journal (postérieurement à la plainte et au commencement des poursuites) n’y changeait rien. Les juges considérèrent en outre qu’en annonçant que des poursuites étaient exercées par le parquet, le gérant et le journaliste avaient commis le délit de publication d’une nouvelle fausse faite de mauvaise foi. La 10ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine, sur les réquisitions de Edmond-Victor Lefranc, substitut au procureur de la République, et après avoir entendu le journaliste, Me de Villebois, son avocat, l’avocat du sénateur, Me Gambetta, condamna le gérant et M. Maggiolo chacun à 2,000 francs d’amende, tous les deux solidairement à 10,000 fr de dommages-intérêts envers M. Challemel-Lacour et à l’insertion du jugement dans la France nouvelle et dans vingt journaux de Paris ou des départements sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser 200 francs. La Cour d’appel de Paris adoucit la sanction en ne condamnant les prévenus qu’à 4,000 francs de dommages-intérêts et à dix insertions dans la France nouvelle et neuf autres journaux.

Plaidoirie de Léon Gambetta pour Paul-Armand Challemel-Lacour

Messieurs,

J’ai pensé, comme vous l’expliquait tout à l’heure mon ami et mon collaborateur, M. Challemel-Lacour, qu’il y a des heures pleines de tristesse et d’amertume, mais qui cependant apportent avec elles une certaine consolation, où il est utile et bon de se souvenir que l’on n’a pas cessé d’appartenir à la profession et à l’ordre des avocats et où l’on peut, si éloigné qu’on en soit par ses occupations et par le genre de vie auquel on a voué son existence, revêtir cette robe et venir devant vous avec confiance, soutenir et réclamer son droit. Je désire donc vous présenter ce que je considère, Messieurs, non pas comme un plaidoyer; je ne viens pas même, comme le disait l’homme éminent qui parlait tout à l’heure, lui apporter le secours d’une parole dont vous avez pu juger qu’il n’avait certes pas besoin ; mais me voici à cette barre entraîné par le sentiment très profond que j’ai que les mœurs publiques ne peuvent pas se passer à un certain moment de la protection de la justice et qu’il y a dans la défense des libertés les plus nécessaires, et notamment de la liberté de la presse, une part qui revient à la magistrature : je veux parler de la protection et des garanties qui doivent être acquises à la vie privée, à l’honneur personnel, à la légitime considération des citoyens et des hommes publics. Car, Messieurs, encore bien que livrés à tous les orages de la vie publique, à toutes les discussions et à toutes les disputes de la politique, ces hommes n’en ont pas moins le droit et le devoir de revendiquer à leur jour et à leur heure, l’honneur, la probité et la moralité de leur vie.

C’est pour remplir ce devoir, c’est pour exercer ce droit que je suis à cette barre.

J’y suis venu, il faut bien le dire aussi, parce qu’il m’était doux d’assister un ami, celui qui, entre tous, dans les rangs de ce parti qui cessera bientôt, je l’espère, de s’appeler un parti, ce qui est toujours un mot étroit et exclusif, pour s’appeler la France — celui qui, entre tous, dis-je, dans les rangs de ce parti tient une place qu’il a faite volontairement trop modeste et dont tout le monde connaît et apprécie l’honneur, la vaillance et la parfaite dignité de la vie.

Messieurs,

On a pu longtemps nous outrager et nous injurier, – et l’on sait si la liste est longue des injures que nous subissons depuis huit ans ! — mais ce qu’on peut supporter pour soi-même, il y a des révoltes dans le cœur et des indignations qui ne permettent pas de le subir pour ses amis. Aussi bien d’ailleurs, dans le procès qu’il nous a paru bon d’intenter aujourd’hui, on ne trouve pas seulement une calomnie, une diffamation particulière à l’adresse d’un homme, il y a tout un système qui enfin se révèle, que je tiens à vous dénoncer et dont je veux vous faire voir et toucher tout le mécanisme, afin que vous interveniez avec l’autorité qui vous appartient et que vous disiez s’il est possible de laisser plus longtemps, en ne montrant que de l’indifférence ou en ne faisant que des protestations énervées, un pareil système entre les mains d’inconnus et d’anonymes, — car je connais l’homme qui est devant vous, il revendique une responsabilité, mais je crois qu’il ne me démentira pas quand je dirai qu’il ne la porte pas tout entière, qu’il subit la situation qui lui est faite, et enfin qu’il est, peut-être sans qu’il le sache entièrement, l’agent d’une officine de calomnies que ce procès va révéler au grand public.

Messieurs,

Il existe un journal ou plutôt une correspondance qui a pour nom les Tablettes d’un spectateur et qui s’est fait mettre à l’abri de certaines responsabilités en invoquant un caractère équivoque. Cette correspondance lance dans la circulation, avec une habileté, avec une perfidie que vous apprécierez tout à l’heure, Messieurs, une rumeur diffamatoire qui ne blesse personne, qui n’est tout d’abord qu’un bruit vague, indéfini, sans précision, sans application.

Mais, à côté et au-dessous de cet organe hybride des initiateurs de la calomnie qu’il s’agit de propager, il y a une presse active et nombreuse, répartie par régions, qui a pour mission de recevoir, d’accueillir, de réchauffer, de développer, de préciser ces germes de diffamation et de leur donner toute leur nuisance.

Ainsi, on commence par dire qu’un scandale s’est produit dans un cercle de la rive gauche de la Seine, qu’un sénateur de la gauche a été l’objet d’une mesure d’exclusion pour avoir-manqué aux lois de la délicatesse. Ce premier bruit circule et fait son chemin. La France nouvelle arrive alors et prend cette nouvelle, elle l’apprécie et lui donne toute sa valeur en servant certains calculs.

Messieurs,

Il faut que je dise ces choses et ce point est loin d’être indifférent. En M. Challemel-Lacour ce n’est pas le républicain, l’adversaire politique qu’on a voulu atteindre ce jour-là.

On aurait pu lancer cette nouvelle il y a trois mois, on aurait pu la lancer dans trois mois : à coup sûr elle n’aurait pas eu plus de fondement avant qu’après. Pourquoi donc l’a-t-on lancée à cette époque précise de l’année ? Pourquoi a-t-on choisi ce moment et quelles sont les circonstances au milieu desquelles cette fausse et absurde nouvelle s’est produite ? Je vais vous le dire.

Challemel-Lacour se trouve, au moment précis où nous sommes, dans une situation particulière au point de vue d’un procès qu’il soutient depuis très longtemps déjà contre les revendications d’une congrégation religieuse du département du Rhône. Dans cette affaire, déjà ancienne, et quant aux responsabilités dont il est l’objet à celle heure, M. Challemel-Lacour n’a fait que déférer aux ordres du gouvernement dont il était l’agent. A l’occasion de ce procès, il a supporté pendant longtemps de la part d’adversaires politiques toutes sortes de réclamations mal fondées, d’articulations fausses, de vexations et d’avanies.

Mais enfin il y a toujours un jour pour la justice. On a commencé par gagner le procès fait à M. Challemel-Lacour, puis on l’a perdu. On l’avait gagné devant la première juridiction, on l’a perdu, sinon tout à fait, au moins à moitié, devant une juridiction supérieure. L’État, lorsqu’il était aux mains des adversaires de M. Challemel-Lacour, avait décliné l’obligation de couvrir celui qui avait été son fonctionnaire et son agent : l’État ayant changé de mains, cette obligation a été reconnue et, aujourd’hui, on est devant la cour de Dijon dans de tout autres conditions pour soutenir le procès (1).

Messieurs,

C’est le moment précis où nous sommes, et non pas un autre, que l’officine dont je parlais tout à l’heure a choisi pour mettre en circulation le bruit diffamatoire dont nous nous plaignons. Il s’agit d’entretenir certaines causes de défiance et d’hostilité contre la personne de M. Challemel-Lacour ; il s’agit de maintenir autour de lui une certaine atmosphère de discrédit ; il s’agit surtout, en soulevant une question de moralité et de délicatesse, d’informer par avance la valeur des témoignages qui lui seront apportés à Dijon.

C’est à ce moment précis que la calomnie prend naissance, c’est à ce moment que la France nouvelle la recueille. Messieurs, certainement ce n’était pas à l’adresse des lecteurs de Paris, ce n’était pas même pour les grands journaux de Paris que ce bruit calomnieux était lancé. Non, La France nouvelle, — franchement, Messieurs, il n’y a pas à lut souhaiter un long avenir si elle se propose d’introduire de pareilles nouveautés dans nos mœurs publiques, — la France nouvelle a une clientèle particulière, une clientèle provinciale, elle a des lecteurs spéciaux qui ne sont pas précisément dans le monde républicain ni libéral, et l’on espère que cette calomnie, charriée par des canaux mystérieux qu’on connaît bien et que je ne veux pas préciser, fera son chemin et qu’elle parviendra ainsi jusqu’à l’oreille de ceux de qui l’on veut qu’elle soit connue à Dijon.

Voilà pourquoi, Messieurs, cette fausse nouvelle a été mise en circulation à cette époque. Ce n’est pas tout. M. Challemel-Lacour, à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans la vie publique, dans les lettres, dans le domaine de la philosophie, a démontré sa supériorité, la haute culture de son esprit, et ses aptitudes variées. Il est l’honneur de notre parti ; il peut compter, Messieurs, sans que personne puisse en être offensé, parmi les premiers orateurs du Sénat ; comme il s’est trouvé à la hauteur des plus difficiles et des plus nobles tâches, on a songé à lui pour occuper un poste éminent, et on parle de confier à cet homme digne entre tous une part de la représentation de la France au dehors. C’est à ce moment précis, Messieurs, qu’il convient de lancer une de ces infamies qu’on ne peut même pas discuter parce que les susceptibilités les plus légitimes révoltent la pudeur de celui qu’on s’est efforcé d’atteindre, parce qu’il devient aussi embarrassant de se défendre que de garder le silence. Car, Messieurs, c’est là l’effet de ce genre de calomnies particulières qui ne .touchent pas aux actes de la vie publique et parlementaire et qui, par leur bassesse même, peuvent circuler facilement par l’intermédiaire de toutes les personnes qui en auront de près ou de loin quelque connaissance ; ne suffit-il pas, sans lire la France nouvelle que ceux qui l’ont lue colportent la calomnie, que ceux qui l’ont entendue la propagent à leur tour, dans des journaux, dans des lettres privées, pour qu’elle passe la frontière et qu’elle aille impressionner les membres du corps diplomatique dans lequel doit entrer M. Challemel-Lacour ? Et s’il vient à représenter le gouvernement de la France, il se créera autour de lui une sorte de courant d’inquiétude et de malaise. Le soupçon, la défiance se peignent sur les physionomies ; on regarde l’homme calomnié, on l’observe, mais on s’éloigne de lui et il ne peut même pas demander des explications publiques ; il a été frappé sûrement, mais par derrière.

Messieurs,

Il est absolument impossible de se soustraire aux conséquences d’une calomnie de ce genre. Faudra-t-il voyager en tenant à la main le jugement que nous allons obtenir ? Ce sont là les vrais coups, perfides et meurtriers, ce sont les coups de la faction qui inspire le journal la France nouvelle. On se met à plusieurs pour commanditer la calomnie ; il y a des tontines en France pour ce genre d’exploitation ; à Lyon, à Paris, à Marseille, et dans d’autres villes, des fabriques sont tenues par les Basiles modernes qui distillent le poison et le venin. Messieurs, ce n’est pas celui-ci qui a fabriqué la calomnie dont nous nous plaignons, ce sont ceux qui se cachent derrière lui.

Voilà la vérité. Il y a sept ans que cela dure ; il y a sept ans que nous méprisons les injures et les outrages; mais les temps sont changés; on peut supporter bien des choses quand on est à l’état de lutte et d’opposition ; mais il ne convient pas à ceux qui siègent dans les conseils de la France, qui peuvent être appelés à la représenter, il ne leur convient pas, non pas seulement pour eux, mais pour le pays, en acceptant des fonctions au dehors, d’oublier qu’ils ont le devoir de garantir leur réputation et leur honneur en poursuivant ces misérables pratiques.

C’est ici que commence votre rôle, Messieurs. Oui, nous aurions beau ajouter un dédain de plus à nos dédains, cela ne suffirait plus : nous devons avoir une autre préoccupation, et ce n’est pas seulement pour nous et dans notre intérêt personnel que nous paraissons ici ; c’est pour obéir à un sentiment plus élevé de la justice. Nous ne pouvons pas confondre la justice politique et la justice qui étend sa protection sur tous les citoyens. La justice nous doit sa protection, à nous que l’on outrage et que l’on diffame ; elle ne la doit pas seulement à nous mais à tout le monde ; nous la réclamons comme tout le monde. Car que va-t-il se passer ? Avant peu le parti républicain dont tous les jours on étend les rangs, dont la sphère d’action s’agrandit incessamment, où les recrues les plus éminentes et les plus vaillantes entrent librement, — le parti républicain se confondra avec la nation, et il arrivera, si vous ne protégez pas efficacement l’honneur et la réputation des personnes, tout le monde se sentant à la merci du premier venu, de deux choses l’une: ou nous verrons naître des mœurs horribles qui donneront à chacun de nous la tentation de se protéger soi-même par la brutalité et la violence, ou bien nous donnerons le spectacle d’une société où la loi est devenue impuissante, la magistrature débile en face des citoyens exaspérés ; où les armes remplaceront la raison, où la liberté de discussion, la liberté de la presse elle-même, qui a des limites nécessaires, dans le respect des personnes, dans l’inviolabilité de la conscience individuelle, seront sans protection. Ces limites nécessaires, il n’appartient à personne autant qu’à nous, Messieurs, de les poser et de les faire respecter et, si vous ne les posez pas, si vous ne vous faites pas ici les véritables défenseurs de la presse, après avoir perdu les mœurs, on perdra la liberté.

C’est pour cette raison qu’il m’a semblé que je ne sortais pas tout à fait de mes habitudes et de mes occupations de tous les jours en venant à cette barre vous demander une répression sévère, en tant que répression civile, car il faut bien le dire, s’il peut y avoir un encouragement certain aux bassesses, aux infamies, aux outrages de ce qu’on a appelé avec raison la presse immonde, ce serait assurément son impunité.

Vous savez maintenant pourquoi, on a pendant quelques jours, reproduit avec insistance cette calomnie ; pourquoi le troisième jour, on a été jusqu’à nier qu’on ferait un procès, pourquoi aujourd’hui, on présente des excuses à M. Challemel-Lacour. Oh ! Messieurs, c’est bien simple : c’est qu’on s’était habitué à l’impassibilité de M. Challemel-Lacour et de ses amis ; c’est qu’on avait compté sur leur indifférence traditionnelle, et c’est ainsi que l’on avait cru possible de spéculer encore une fois sur l’impunité ; mais cette spéculation devait avorter, parce que les circonstances dans lesquelles la calomnie s’est produite sont de nature à mettre en évidence la bonne foi et le calcul qui se cachaient derrière la calomnie.

Que vous reste-t-il à faire, Messieurs ? à prononcer une condamnation, comme on en prononce en cette matière ? Devez-vous accorder de ces dommages-intérêts que j’appelle, permettez-moi le mot, insuffisants, pour ne rien dire de plus, car si je voulais dire le mot qui est au fond de ma pensée je dirais des dommages-intérêts dérisoires ? Non, Messieurs, ce n’est pas là ce que vous avez à faire. Ou il faut dire qu’il n’y a pas de répression, ou il faut frapper d’une façon véritablement virile et efficace. Frappez comme frappent les magistrats anglais. Messieurs, si le pays est entré véritablement en possession, non seulement de la théorie, mais de la pratique de la liberté de la presse, si cette liberté est défendue avec une égale passion par les hommes qui sont au pouvoir et par l’opposition, par les ministres et par les journalistes, par ceux qui se plaignent du gouvernement comme par ceux qui le défendent, c’est que le domaine de la vie privée, c’est que l’honneur des particuliers a rencontré, non pas dans des peines d’incarcération, non pas dans des peines purement physiques et corporelles, mais dans la répression pécuniaire, de sérieuses garanties et une véritable sanction. Messieurs, quand on fait ce métier-là, comme ce n’est pas pour l’honneur, c’est pour l’argent. Si vous voulez frapper à l’endroit sensible, mettez à la raison ceux qui s’associent et se cotisent pour calomnier, à beaux deniers comptants, la réputation des honnêtes gens. Si vous voulez que les mœurs ne dégénèrent pas, que la liberté de la presse ne soit pas flétrie, que, sans distinction de couleur, les luttes, les discussions et les controverses soient nobles et fécondes, quand vous aurez devant vous ces hommes, ce n’est pas à Sainte-Pélagie qu’il faut les envoyer, c’est à la bourse qu’il faut les frapper, car c’est là qu’ils sont sensibles.

Messieurs,

Je vous demande de constituer un précédent, de créer une nouvelle manière de défendre la liberté de la presse et l’honneur des individus, parce que, je le dis et je le répète, si vous n’intervenez pas dans ce sens, toutes autres répressions seront inefficaces. C’est pour cela que nous demandons dans nos conclusions, avec la reproduction de votre jugement dans un certain nombre de journaux, nous demandons, non pas pour la forme, non pas en nous servant d’un chiffre indéterminé ou déterminé à la légère et sans y avoir réfléchi, nous demandons 10,000 fr. de dommages-intérêts. Il ne m’appartient pas de dire ce qui sera fait de cette somme, mais ce qui m’appartient c’est d’attirer toute l’attention des hommes, de former la conviction des juges qui m’écoutent sur la nécessité et sur la sagesse d’une répression dont l’effet serait certain. Soyez bien pénétrés de cette vérité que l’on ne vous demandera la réparation de l’honneur et du dommage qui découle de cette sorte de piraterie et de banditisme par le journalisme, qu’on ne pourra avoir confiance en vous que lorsque, ne vous contentant pas de répressions physiques et corporelles, mais prenant le journal dans ses œuvres vives – car ce ne sont pas ces hommes que vous atteindrez, ils sont des agents, des prête-nom, des hommes à la solde, — vous frapperez l’association tout entière, quand vous arrêterez son œuvre de diffamation.

Messieurs,

Si vous avez confiance dans la sincérité de mes paroles à cette barre, croyez bien que ce sont les véritables auteurs de la calomnie que vous frapperez quand vous frapperez dans leur bourse les propriétaires du journal.

Je vous demande donc 10,000 francs de dommages et intérêts. Il s’agit peut-être d’innover dans les habitudes de la magistrature, mais je vous adjure, comme tout à l’heure, de porter vos regards sur un pays voisin, de vous inspirer des règles qui y sont suivies et d’en faire l’essai à la France. On a essayé des condamnations à huit, dix, quinze jours, un ou deux mois de prison ; ces mesures n’ont pas été efficaces : elles n’ont pas empêché de gréer des brûlots de presse et de les jeter dans la circulation. Les amateurs de ces bateaux-corsaires savent tarifer ce que coûtera un procès à leur journal ; on calcule d’avance, dans ce monde, ce que vaut la réputation de tel ou tel qu’on s’apprête à salir. On va plus loin : on fait figurer les condamnations que l’on encourt aux frais généraux de cette commandite ignoble, et l’on y comprend l’indemnité qu’il faudra accorder au gérant. Tous ces chiffres figurent dans des inventaires déguisés. Eli bien, Messieurs, c’est au cœur de cette organisation qu’il faut frapper, et le cœur c’est l’argent.

Il me reste maintenant à vous mettre sous les yeux la prose qui est déférée à votre justice. Voici ce qui paraissait dans le numéro du 29 décembre, — je ne commenterai pas, — vous jugerez de la moralité de ces articles par le style :

Depuis plusieurs jours on chuchote, on parle à voix basse dans le monde politique, d’une seconde édition revue et augmentée de l’affaire Jacotin.

Un autre sénateur, bien plus connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation, dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait, dit-on, été surpris, trichant au jeu dans un cercle de la rive gauche.

On comprend ce qu’une telle accusation portée à la légère aurait de grave ou d’injuste. Quelques journaux se sont déjà permis de désigner ce personnage, primitivement candidat à une ambassade pour la légation d’Athènes. Assurément, l’allusion était méchante et nous la blâmons. Mais un peu de lumière serait nécessaire pour le Sénat et pour le sénateur.

A-t-il été chassé du cercle, convaincu du délit susnommé ?

Est-il, pour ces faits, appelé devant la justice, comme l’égalité des citoyens devant la loi, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme de 89 et dans la constitution semblerait l’exiger ?

Respectueusement, chapeau bas, nous nous permettons de demander : Combien jusqu’ici avez-vous, parmi nous, trouvé de tricheurs.

D’autre part, on lisait dans les Tablettes d’un spectateur citées par la France nouvelle :

Nous avions annoncé qu’un homme qui occupait dans le monde parlementaire et républicain une situation élevée avait manqué aux lois de l’honneur dans un cercle de la rive à gauche ; nous apprenons que le parquet, saisi de l’affaire, va ordonner des poursuites contre lui.

Voici la citation des Tablettes d’un spectateur.

Voici maintenant le commentaire de la France nouvelle :

Réellement il serait temps d’en finir. Oui ou non est-il coupable ?

S’il l’est qu’attendez-vous pour l’abandonner au sort qu’il a mérité !

S’il ne l’est pas, comment vous, ses amis, ses coreligionnaires, ses associés, laissez-vous peser sur lui un soupçon colporté de bouche en bouche depuis plus de quinze jours !

De toutes façons, le silence de la République française est une injustice commise envers lui ou en faveur de lui.

C’est ce silence que j’ai voulu rompre pour ma part en venant à cette barre ; mais il ne vous échappera pas que rien n’était plus fidèle que la description que je faisais tout à l’heure des relations qui existent entre les Tablettes d’un spectateur et le journal la France nouvelle.

Je passe au troisième et quatrième article.

La Petite République française a répondu comme il convenait. Voici maintenant la réplique de la France nouvelle ; vous allez voir avec quelle perfidie ces messieurs, après avoir lancé la calomnie, cherchent à battre en retraite en se ménageant une échappatoire devant vous :

La Petite République Française, consacre deux colonnes et demie en tête de sa première page à injurier la France Nouvelle. Nous ne la suivrons pas sur le terrain des gros mots, n’ayant pas un vocabulaire pareil au sien.

Laissant de côté les épithètes grossières et les indignations de commande, nous nous bornerons à dire qu’elle fait aujourd’hui-line déclaration qui eût été très utile depuis pris de quinze jours.

Le bruit courait qu’un scandale de jeu était arrivé dans un cercle de la rive gauche ; un sénateur républicain aurait été, disait-on, surpris trichant, et on prononçait partout le nom de Challemel-Lacour.

Vous remarquerez tout à l’heure qu’on discute dans le camp de nos adversaires, sur le point de savoir si le premier article désignait bien M. Challemel-Lacour.

Ainsi, on prétend que ces lignes pouvaient s’adresser à un autre que M. Challemel-Lacour.

C’est alors que sans prononcer un nom, nous avons demandé, comme c’était notre droit, pourquoi les journaux républicains n’opposaient pas un démenti formel à ces rumeurs devenues publiques, on avait même dit que des poursuites étaient commencées.

Loyalement, à deux reprises, nous avons posé cette question ! Est-ce vrai, est-ce faux.

Ainsi tout à coup, ces messieurs sont pris d’un accès de loyauté. Ik publient que dans un cercle de la rive gauche, un sénateur a été chassé comme escroc et filou, et ils passent leur temps à épuiser leur loyauté à le dire. Le tribunal pensera ce qu’il voudra de cette façon d’entendre la loyauté, mais nous n’avons pas, ces messieurs et nous, la même façon de l’envisager.

Il y a ici quelque chose de bizarre. Ordinairement lorsqu’on met une calomnie en circulation, on a toujours le soin de chercher un point de départ, un prétexte ; il y a comme un support quelconque sur lequel on fait reposer la calomnie. Ainsi, par exemple, on commence par dire : Dans un cercle de la rive gauche une scène s’est produite et on a expulsé quelqu’un. C’est là ce que j’appelle un point de départ. Eh bien, Messieurs, nous avons eu la curiosité d’aller aux informations ; nous avons demandé aux personnes dont c’est la fonction de s’enquérir de ces sortes d’affaires, de nous dire si sur la rive gauche dans les cercles qui ne sont pas très nombreux, il y avait eu un incident de cette nature. On nous a répondu que dans les deux cercles situés sur la rive gauche, il ne s’était passé aucun fait semblable, que jamais on n’avait entendu dire, d’abord que M. Challemel-Lacour en fit partie, mais même qu’aucun sénateur de gauche ou de droite eût été l’objet d’une mesure de discipline quelconque.

De sorte que vous avez, Messieurs, à juger une calomnie inventée de toutes pièces, et que pour retourner le proverbe, il n’y a pas l’ombre de feu sous cette fumée.

Le journal n’en reproduit pas moins toutes ces infamies et on y mêle la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, préoccupation bien digne de cette feuille de talons rouges. Mais l’heure arrive où l’on sent que l’indifférence, que le dédain des hommes de la République française vont cesser. En effet, la Petite République française annonçait que M. ChalIemel-Lacour allait faire un procès. Alors on s’exprime ainsi :

Nous n’avons encore reçu aucun papier timbré et cela nous étonnerait d’en recevoir.

Quel plaisir M. Challemel-Lacour aurait-il à perdre ce procès ?

Pensez-vous qu’on puisse pousser plus loin l’impertinence ?

Nous ne l’avons pas accusé, nous avons relevé après d’autres un bruit public, et nous avons posé dans la plénitude de notre droit, une question.

Ni les injures de ces gens-là ne nous atteignent, ni leurs menaces ne nous intimident.

Cela durera jusqu’au prochain numéro, car le procès est instant et alors voici ce qu’on lit :

Nous devons à nos lecteurs quelques explications sur le procès qui est intenté actuellement à la France nouvelle à la requête de M. Challemel-Lacour, sénateur.

Mercredi dernier, notre gérant, M. Eugène CognaI, a reçu assignation à comparaître devant M. le juge d’instruction Cartier.

Comme avant tout il nous importait que la parfaite bonne foi et la scrupuleuse loyauté de la rédaction ne puissent être l’objet d’un doute, même de la part de nos adversaires, nous avons réclamé de partager la poursuite.

Le parquet nous l’a accordé, nous avons à notre tour comparu devant M. le juge d’instruction. Nous avons eu l’honneur de lui répéter ce que savent déjà tous ceux qui nous lisent : la France nouvelle ne saurait vouloir diffamer personne.

Un bruit plus que fâcheux courait Paris ; on attribuait à un sénateur de la gauche un acte indélicat.

On dépeignait ce sénateur, on précisait jusque dans les moindres détails sa figure politique, on le distinguait par son talent et on insistait surtout sur la proximité de son élevation à un poste diplomatique, de sorte que ce n’était pas ce sénateur de la gauche, comme vous le dites in extremis, c’était bien M. Challemel-Lacour.

Plusieurs journaux en avaient parlé ; aucun des amis politiques du sénateur n’avait par un démenti arrêté le chemin que faisait cette calomnie.

Si elle faisait du chemin, elle doit vous être reconnaissante, car vous êtes le propagateur.

Nous sommes alors intervenus ; à deux reprises nous avons réclamé la lumière, dans son intérêt comme dans l’intérêt de la vérité.

Nous n’avons ni nommé ni désigné un adversaire que nous pourrions combattre avec énergie sur le terrain politique, mais dont rien ne nous autorisait à incriminer l’intégrité privée.

Challemel-Lacour, d’ailleurs, il ne nous en coûte pas de le dire, est un républicain d’ancienne date, il n’a jamais varié, il a subi la persécution pour ses opinions ; cela – nous eût commandé envers lui un certain respect que nous ne refusons jamais à la fidélité, même mal placée.

Il a été victime d’une odieuse calomnie, nous n’en doutons pas ; nous tenons à le dire et à le répéter tout haut : il n’est et n’a jamais été un joueur, rien ne saurait permettre à ses ennemis même de le mésestimer.

Eh bien, voilà ce qu’il fallait écrire le premier jour, quand vous lisiez avec tant d’attention les Tablettes d’un Spectateur.

Il me parait inutile de continuer plus longtemps ces lectures. Je ne les ai laites que pour obéir aux règles de notre ordre qui exigent que l’on fasse la démonstration, même quand la lumière est déjà faite.

Il me reste à terminer ces explications en vous suppliant, Messieurs, de vous mettre non pas en face des personnes que vous avez devant vous, mais au point de vue de la situation générale des rapports qui existent entre les journaux, les polémistes et les hommes publics, et d’exercer là ce qu’il y a peut-être de plus noble et de plus élevé dans votre fonction de juges, d’intervenir pour agir sur les mœurs publiques, pour leur imprimer une direction plus digne, plus juste, plus correcte et, s’il faut tout dire, pour faire véritablement un travail de moralisation politique et sociale. A qui nous adresserons-nous, lorsque nous penserons avoir le devoir, l’obligation d’arrêter la propagation d’une infamie par la presse ?

Vous savez bien que, les uns comme les autres, nous ne lisons pas toutes les feuilles qui paraissent, qu’il y a des contrées qui veulent certains journaux et d’autres qui ne veulent pas certains autres ; que le monde particulier auquel s’adresse un certain genre de journalisme est un monde où l’on trouve des âmes extrêmement timorées, délicates, ombrageuses qui considéreraient comme une faute, comme une défaillance de prendre connaissance d’une réfutation qui aurait paru dans un autre journal que le leur ; et qui restent ainsi fidèles à l’opinion qui les pervertit à leur insu par une longue et persévérante propagande de la diatribe et de la calomnie.

Ces personnes n’accordent ni crédit ni confiance aux réfutations des intéressés : elles s’obstinent, elles s’acharnent à considérer le journal qu’on leur glisse comme une sorte de papier sacré, authentique, contre lequel elles ne peuvent pas se révolter. C’est ce monde particulier sur lequel on agit, qu’on entretient et qu’on courbe constamment sous le joug des calomnies gratuites, des invectives et des paroles injurieuses ; c’est ce monde que nous voudrions à notre tour visiter. Pouvons-nous le faire, si n’intervient pas, quand le droit est outragé, quand l’honneur est méconnu, quand nous avons pour nous la loi, — si n’intervient pas le concours de la magistrature chargée de la faire respecter ? Ne pouvons-nous pas vous demander de nous donner, à eux et à nous, à tous, une règle et une protection ? De votre côté, pouvez-vous le faire autrement qu’en rendant un jugement qui inaugurera sérieusement, efficacement, la répression des atteintes contre l’honneur des personnes ?

Messieurs,

Vous ne pourrez frapper vivement l’opinion, vous ne pourrez déterminer la prudence chez les uns, la confiance chez les autres, et la clarté chez vous qu’en rendant un jugement qui s’élèvera au-dessus des individualités, qui dominera les misères qui s’étalent aujourd’hui devant vous, qui remontera jusqu’aux causes générales, jusqu’aux principes sacrés qu’il s’agit de protéger et de défendre et qui inaugurera la reprise des anciennes traditions communes à la magistrature et au barreau et résumées dans l’admirable devise : Sub lege libertas.

——————————————

(1) Une allusion au fait que Paul-Armand Challemel-Lacour, délégué à Lyon en 1870-1871, avait transformé en caserne un établissement des Frères de la Doctrine Chrétienne qui réclamèrent et demandèrent des dommages-intérêts devant les tribunaux. Paul-Armand Challemel-Lacour et la municipalité de Lyon furent condamnés à payer aux Frères 97,000 fr. à titre de dommages-intérêts pour le préjudice causé.

Chose lue. Gabriel Galvez-Behar, « Histoire de la propriété intellectuelle », La Découverte, 2022.

La propriété intellectuelle est un enjeu majeur des sociétés contemporaines. La diffusion des œuvres sur Internet, la valorisation de marques emblématiques ou la production de vaccins sont autant de sujets qui renvoient à la protection des droits afférents à l’activité intellectuelle.
Ses développements récents résultent d’une histoire longue de plusieurs siècles. Cet ouvrage la retrace, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, en adoptant un point de vue global. Il met en avant les acteurs sociaux qu’elle implique, de Diderot à Pfizer en passant par l’Unesco ou l’Organisation mondiale du commerce. Il insiste aussi sur les conflits souvent aigus qu’elle suscite.
Sans se limiter à une approche juridique, cette histoire interroge la place concrète des savoirs, des créations artistiques et des biens immatériels dans le processus économique. Elle met ainsi en évidence le rôle de la propriété intellectuelle dans les mutations du capitalisme ainsi que les choix de société qu’elle véhicule.
Gabriel Galvez-Behar était sans doute contraint par la collection dans laquelle il a publié sa synthèse pour s’intéresser spécialement aux enjeux fondamentaux dans l’économie de la connaissance de l’intégration du droit d’auteur dans les pays en voie de développement. Les difficultés, politiques, économiques, juridiques et culturelles sont immenses. Mme Guilda Rostama les avait décantées, la première, il y a maintenant vingt ans (la première partie de sa thèse était très bien informée et documentée).

La tomate est-elle un fruit ou un légume ?

Question récurrente. Quels sont les pré-requis idéaux pour vouloir faire du droit ? Au moins trois. 1/ Avoir une curiosité au-dessus de la moyenne pour les choses de la vie, quelles qu’elles soient, puisque tout, absolument tout peut devenir une question juridique et judiciaire 2/ Avoir une excellente maîtrise de la langue 3/ Avoir une certaine disposition à l’herméneutique, aux modes d’argumentation et techniques de l’interprétation. Pour ainsi dire, si on est anti-intellectualiste, il vaut mieux ne pas envisager le droit. Cf. la célèbre phrase de Jean Giraudoux dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu.

Voici deux questions très triviales qu’il peut être intéressant, par exemple, de poser à un lycéen qui veut se lancer dans le droit : « A ton avis, du point de vue du droit, la tomate est-elle un fruit ou un légume ? » « A ton avis, du point de vue du droit, une vis et un boulon sont-ils la même chose ? ». La réponse la plus prometteuse est d’ordre cognitif, du genre « Je ne m’étais jamais posé(e) la question, mais je suppose que si tu me la poses c’est qu’il y a un loup… ». En effet. La réponse montre une disposition à faire attention aux fausses évidences et à concevoir spontanément qu’il a dû y avoir des batailles d’interprétation juridique.

C’est dans Nix v. Hedden (10 mai 1893) que la Cour suprême des États-Unis a eu à trancher la première cette question : les tomates sont-elles des fruits ou des légumes ? Parce que la douane, à New York, avait assimilé les tomates à des légumes, ce qui les soumettait à une taxe d’importation de 10 %. Aussi, un importateur de tomates saisit les tribunaux en faisant valoir que les tomates étaient des fruits et devaient donc relever de la législation sur les fruits (rien n’est plus banal en droit : la même chose peut relever de règles différentes selon les circonstances)

Au procès, l’avocat du demandeur, après avoir lu en preuve les définitions des mots « fruits » et « légumes » du dictionnaire Webster, du dictionnaire Worcester et du dictionnaire impérial, a appelé deux témoins, qui avaient été pendant 30 ans dans le secteur de la vente de fruits et les légumes.

Un coup d’œil furtif aux archives de cette décision fait voir la discussion savante, notamment de botanique, qui eut lieu devant les juges sur le registre « mais qu’en est-il alors des pois, des concombres, des aubergines, etc. ». En fait, la Cour conclut à la nécessité de distinguer ente le statut scientifique de la tomate (qui voudrait qu’il s’agisse d’un fruit) et son statut dans la vie quotidienne (qui veut qu’il s’agisse d’un légume) : puisque, a fait valoir la Cour, dans la vie quotidienne, « les légumes sont habituellement servis au dîner, avec ou après la soupe, avec du poisson ou des viandes… et non en guise de dessert comme le sont en général les fruits ».

« La seule question en l’espèce, jugea la Cour suprême, est de savoir si les tomates, considérées comme denrées, doivent être classées comme «légumes » ou comme « fruits », au sens de la loi tarifaire de 1883.

Les seuls témoins appelés au procès ont déclaré que ni les « légumes » ni les « fruits » n’avaient de sens particulier dans le commerce différent de celui donné dans les dictionnaires, et qu’ils avaient le même sens dans le commerce aujourd’hui que celui qu’ils avaient en mars 1883.

Les passages cités des dictionnaires définissent le mot « fruit » comme la graine des plantes, ou la partie des plantes qui contient la graine, et en particulier les produits juteux et pulpeux de certaines plantes, recouvrant et contenant la graine. Ces définitions n’ont aucune tendance à montrer que les tomates sont des « fruits », par opposition aux « légumes », dans le langage courant ou au sens de la loi tarifaire.

En l’absence de preuve que les mots « fruits » et « légumes » aient acquis une signification particulière dans les échanges ou le commerce, ils doivent recevoir leur sens ordinaire. De ce sens, le tribunal est tenu de prendre connaissance judiciaire, comme il le fait en ce qui concerne tous les mots dans notre propre langue ; et sur une telle question, les dictionnaires sont admis, non comme preuves, mais seulement comme aides à la mémoire et à la compréhension de la cour.

Botaniquement parlant, les tomates sont le fruit d’une vigne, tout comme les concombres, les courges, les haricots et les pois. Mais dans le langage commun des gens, qu’ils soient vendeurs ou consommateurs de vivres, ce sont tous des légumes qui poussent dans les jardins potagers, et qui, qu’ils soient consommés cuits ou crus, sont, comme les pommes de terre, les carottes, les panais, les navets, les betteraves, les choux-fleurs, choux, céleris et laitues, habituellement servis au dîner dans, avec ou après la soupe, le poisson ou les viandes qui constituent la partie principale du repas, et non, comme les fruits en général, comme dessert.

La tentative de classer les tomates comme fruits n’est pas sans rappeler une tentative récente de classer les haricots comme graines, dont M. le juge Bradley, parlant au nom de cette cour, a déclaré : « Nous ne voyons pas pourquoi ils devraient être classés comme graines, pas plus que les noix ne devraient être ainsi classées. Les deux sont des graines, dans le langage de la botanique ou de l’histoire naturelle, mais pas dans le commerce ni dans le langage courant. D’un autre côté, en parlant généralement de provisions, les haricots peuvent très bien être inclus sous le terme « légumes ». Comme aliment sur nos tables, qu’elles soient cuites ou bouillies, ou formant la base d’un potage, elles sont utilisées comme légume, aussi bien mûres que vertes. C’est l’utilisation principale qui en est faite. Au-delà des connaissances communes que nous avons à ce sujet, très peu de preuves sont nécessaires ou peuvent être produites ». »

Y a-t-il une différence entre une vis et un boulon ? Cour fédérale, Rocknel Fastener, Inc. v. United States, 2001

Cour suprême : l’avortement n’est pas un droit constitutionnel (2022)

Le 24 juin 2022, dans un arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, la Cour suprême a jugé que la Constitution des États-Unis ne garantit pas un droit à l’avortement. Dans cette mesure, les arrêts Roe et Casey de la Cour, qui avaient créé ce droit en tant que droit constitutionnel, sont annulés et le pouvoir de réglementer l’avortement « est rendu au peuple et à ses représentants élus ».

Revirement de jurisprudence de la Cour suprême, l’arrêt Dobbs a été décidé par six voix (J. Alito, C. Thomas, N. Gorsuch, B. Kavanaugh, A. Barrett, J. Roberts) contre trois (S. Breyer, S. Sotomayor, E. Kagan). La juge Ketanji Brown Jackson, qui n’a été confirmée et installée qu’en avril 2022, n’a pas pris part au délibéré puisqu’elle ne remplacera le juge démissionnaire Stephen Breyer qu’à compter du 1er juillet 2022 (le juge Breyer a décidé de se retirer de la Cour le 30 juin 2022).

Dobbs entre dans l’histoire politique et juridique des États-Unis à plusieurs titres : 1/ l’abrogation judiciaire d’un « droit (constitutionnel) à l’avortement » qui était lui-même une création judiciaire (droits et libertés) ; 2/ le rejet par la Cour suprême de la faculté pour des juges de créer des « droits non prévus par la Constitution » en s’émancipant spécialement de l’histoire et de la tradition juridiques américaines (herméneutique constitutionnelle) ; 3/ le rejet par la Cour suprême de tout « dynamisme interprétatif » sur des questions politiques et éthiques fondamentales et non susceptibles d’être rattachées à la Constitution de certaines manières, ces questions ne devant relever que du peuple et de ses représentants élus (souveraineté du peuple) ; 4) la ré-attribution aux États de la compétence primaire et principale pour légiférer dans un sens ou dans un autre sur l’avortement (fédéralisme) ; 5) la doctrine judiciaire des précédents (stare decisis) et les conditions d’un revirement de jurisprudence de la part de la Cour ; 6) la violation (rarissime) du secret attaché aux travaux, délibérations et délibérés de la Cour à la faveur d’une fuite de presse de son projet d’arrêt.

Jean-Claude Zylberstein – Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires

Collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein
La formule a été imprimée sur plus de 20 millions d’ouvrages. 10/18, Grands détectives, Domaine étranger, Pavillons, Texto… Jean-Claude Zylberstein a créé ou  dirigé ces collections devenues incontournables avec toujours la même idée : exhumer des auteurs que nul ne se souciait de traduire ou de rééditer. Jim Harrison,  Dashiell Hammett, Robert van Gulik, Somerset Maugham, Evelyn Waugh, Primo Levi, Winston Churchill, John Fante et beaucoup d’autres grands auteurs étrangers sont devenus des classiques grâce au travail de ce lecteur au goût si sûr.

Enfant juif caché pendant la guerre, c’est dans le grenier de ses protecteurs que naît sa passion de la lecture. Il fait ses débuts dans la presse comme critique de jazz pour Jazz magazine et Le Nouvel Observateur. Puis il entre dans l’édition en rassemblant les œuvres complètes de Jean Paulhan et devient directeur de collection grâce à Bernard de Fallois. Esthète à la curiosité insatiable, il exerce ensuite ses talents de dénicheur chez Christian Bourgois, Champ libre, Robert Laffont, La Découverte, Tallandier, Les Belles Lettres… Entre-temps, il est devenu l’un des plus grands avocats en droit d’auteur, défendant Salman Rushdie, Françoise Sagan, Ingrid Betancourt ou Daft Punk, et de nombreux éditeurs.

Lire le premier chapitre

Les droits des animaux. Naissance en France d’un enjeu public et juridique au XIXe siècle.

« En 1850, raconte la Bibliothèque nationale de France, le général Grammont, ému par le sort des chevaux de guerre, propose une loi punissant toutes les formes de cruauté envers les animaux. La loi votée sera finalement bien moins ambitieuse.

Bœufs et ânes battus, chiens et chats brutalisés, combats de coqs et courses de taureaux… Dans la France du XIXe siècle, les sévices sur les animaux ne sont pas rares.

En 1850, une loi pénale consacre pour la première fois la protection animale : c’est la loi Grammont, du nom du général Jacques Delmas de Grammont. L’homme, également député, est sensible au sort des chevaux de guerre et, révolté par les scènes tristement banales de maltraitance dans les rues parisiennes, il veut faire punir toutes les formes de cruauté exercées envers les animaux, aussi bien chez les particuliers que sur la voie publique.

La loi finalement votée est bien moins ambitieuse puisqu’elle se contente d’incriminer uniquement les mauvais traitements publics, et protège donc davantage la sensibilité des spectateurs que l’intégrité des animaux. Elle dispose ainsi :

« Seront punis d’une amende de cinq à quinze francs, et pourront l’être d’un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques. »  » (Référence exacte : Loi du 2 juillet 1850 dite Grammont sur les mauvais traitements envers les animaux domestiques)

La vivisection 

La vivisection et les courses de taureaux ont été les deux grands débats pionniers au XIXe siècle de ce que l’on n’appelait pas encore « les droits des animaux ». Un témoin de la fin du siècle le dit simplement :

La Société protectrice des animaux a récemment combattu les courses de taureaux avec une persévérance couronnée de succès, la Cour de Cassation ayant décidé que la loi Grammont leur était applicable.

Ce grand élan de pitié pour les animaux rappelle la guerre faite à la vivisection au temps de Claude Bernard et de Paul Bert.

A-t-elle été assez discutée cette question de la vivisection ? Claude Bernard a rencontré des adversaires jusque dans sa famille : ses filles, après sa mort, ont fondé un asile d’animaux, en expiation des tortures paternelles.

Une « antivivisectrice » célèbre, Madame Marie Huot, a laissé le souvenir de quelques conférences tumultueuses, égayées par les facéties irrévérencieuses de jeunes carabins : des animaux empaillés pleuvaient sur le bureau de la conférencière, des cris imités de toutes les bêtes de la création couvraient les apostrophes véhémentes qu’elle adressait aux vivisecteurs ; jamais Madame Marie Huot n’a réussi à se faire entendre.

Aujourd’hui la vivisection ne rencontre plus une opposition aussi vive et la généralité des savants reconnaît l’efficacité de ce mode d’investigation scientifique.

L’importance des résultats que procure la vivisection est la seule excuse des tortures infligées à des êtres vivants. Toute expérience de ce genre qui n’a pour but que de satisfaire une vaine curiosité est un fait ridicule et odieux. »

Marie Huot (1846-1930), militante de la défense des animaux au XIXe siècle

 

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881). Extrait.

Un chien entra, moitié dogue, moitié braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante.

Que faire ? pas de sonnettes ! et leur domestique était sourde. Ils grelottaient, mais n’osaient bouger, dans la peur d’être mordus,

Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.

Alors le chien aboya ; – et il sautait autour de la balance, où Pécuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tâchait de s’élever le plus haut possible.

– « Tu t’y prends mal », dit Bouvard ; et il se mit à faire des risettes au chien en proférant des douceurs.

Le chien, sans doute, les comprit. Il s’efforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles.

– « Allons ! maintenant ! voilà qu’il a emporté ma culotte ! »

Il se coucha dessus et demeura tranquille.

Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent, l’un à descendre du plateau, l’autre à sortir de la baignoire ; – et quand Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa :

– « Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences. »

Quelles expériences ?

On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter ? et du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore.

Ils songèrent à l’enfermer sous une cloche pneumatique, à lui faire respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut-être ne serait pas drôle ! Enfin, ils choisirent l’aimantation de l’acier par le contact de la moelle épinière.

Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles à Pécuchet, qui les plantait contre les vertèbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenait d’autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine.

Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des ficelles autour des pattes.

Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au même moment. Il fit un bond et disparut.

La vieille servante les apostropha.

– « C’est encore une de vos bêtises, j’en suis sûre ! – Et ma cuisine, elle est propre ! – Ça le rendra peut-être enragé ! On en fourre en prison qui ne vous valent pas ! »

Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles.

Pas une n’attira la moindre limaille.

Puis, l’hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage, revenir à l’improviste, se précipiter sur eux.

Le lendemain, ils allèrent partout aux informations, – et pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt qu’apparaissait un chien ressemblant à celui-là.

Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons qu’ils saignèrent, l’estomac plein ou vide, moururent dans le même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l’eau périrent au bout de cinq minutes ; – et une oie, qu’ils avaient bourrée de garance, offrit des périostes d’une entière blancheur.

L’affaire Gélyot c. La Sorbonne (1882)

Le 24 mars 1882, la Cour d’appel de Paris tient une audience publique sur une affaire de voisinage qui est l’occasion pour l’avocate de la plaignante, Maître Oscar Falateuf de faire le procès de la vivisection. Ci-après un extrait de sa plaidoirie.

*

« Messieurs, le procès soumis en ce moment à la Cour est des plus simples, quant à son principe : mais il se présente dans des circonstances de fait qui me semblent de nature à solliciter et à retenir votre bienveillance en même temps que votre attention.

Mme Gélyot ma cliente, est propriétaire d’un hôtel meublé, rue de la Sorbonne 12, acheté par elle en juillet 1876, au prix de 18,000 fr. Du côté opposé de la rue s’étendent les bâtiments de la Sorbonne, et précisément en face de l’hôtel, sont des terrains vagues, couverts autrefois de constructions, aujourd’hui de divers appentis plus ou moins solides.

Au milieu de ces appentis, dont j’épargne la description à la Cour, se trouve une sorte d’enclos entouré de baraques en planches: ce sont les niches des chiens soumis aux expériences de vivisection de la Sorbonne.

La vivisection, messieurs, ou l’art de découper des êtres vivants, n’est pas, vous le savez, née d’hier. Les anciens, eux aussi, étaient vivisecteurs: certains jours, ils chargeaient leurs autels de victimes, mais du moins ils n’interrogeaient les entrailles que pour y découvrir la volonté des dieux devant lesquels l’antiquité s’inclinait, et la mort suivait le sacrifice. Aujourd’hui, l’état a remplacé l’autel ; on y met de pauvres êtres que l’homme juge lui être inférieurs; on les met à la question dans l’espoir de leur arracher le secret de la vie, en graduant et prolongeant la douleur souvent à de grands intervalles, et il est de prétendus savants qui torturent la créature dans la seule pensée de se donner le droit de nier plus tranquillement le Créateur.

Les instruments employés sont d’ailleurs aussi nombreux qu’au moyen âge. L’arsenal des vivisecteurs n’a rien à envier à d’autres temps : depuis la table avec trous et la gouttière mobile jusqu’aux têtières à vis et aux mors à double fourchette, rien n’y manque. Les dessins que j’ai en ce moment sous les yeux, représentant l’animal en expérience, font absolument horreur.

Quant aux résultats de ces opérations, il ne m’appartient pas de les juger scientifiquement ; je ne le saurais pas d’ailleurs, c’est affaire à d’autres. Mais, au point de vue du voisinage, je prétends les affirmer monstrueux et par cela même intolérables. C’est le seul point de vue permis à ma discussion, mais celui-là, du moins, il m’appartient tout entier et je m’explique : Récemment je lisais, écrites de la main d’un homme d’esprit et de cœur, M. Couturier de Vienne, les quelques lignes que voici, extraites d’un livre intitulé Paris Moderne.

« Le chien a bien des ennemis ; entre autres, je signalerai le carabin, qui vole, dans son voisinage, chiens et chats pour s’amuser à faire ce qu’il appelle des expériences ou des opérations. Mais les pauvres animaux, ils ont encore à craindre d’autres dangers.

» Que Dieu les préserve de tomber dans les mains des savants ! Je suivis un des cours de l’Ecole de médecine, et pendant deux longues leçons, le professeur nous apprit les expériences faites sur des chiens enfermés dans les caves du collège de France. Je ne dirai pas toutes les tortures qu’un prince de la science — je tairai le nom du bourreau — avait infligées à ces pauvres bêtes et les résultats pour l’humanité. Il est vrai que je ne suis qu’un profane, mais j’avoue que je suis encore à les deviner et que tout cela m’a fait l’effet de tristes puérilités scientifiques. Lorsqu’au collège de France j’entendais un hurlement plaintif sortir de ses caves, j’oubliais la leçon, et je prenais en dégoût l’espèce humaine qui, non contente de dévorer, est si habile à varier les supplices. »

Le mot « supplice », Messieurs, n’a rien d’exagéré ; vous le verrez bientôt par quelques exemples. Qu’il me suffise, quant à présent, de vous dire que cette école a son grand maître en la personne d’un ancien grand maître de l’Université, que le grand-prêtre de ce culte de la matière, c’est un ancien ministre des cultes, M. Paul Bert.

Paul Bert !… dont je n’aurais même pas prononcé le nom, s’il n’était intervenu dans le débat par des affirmations écrites que le jugement du Tribunal s’est appropriées ; M. Paul Bert, dont quelques-uns ont pu dire qu’il ne devait son excès de réputation qu’au nombre excessif de chiens qu’il s’était offerts en sacrifice à lui-même.

Or, Mme Gélyot, qui habite en face de la Sorbonne, qui n’a pas d’autre habitation que la sienne et ne peut pas, comme M. Paul Bert, s’éloigner du lieu du sacrifice quand les cérémonies en sont terminées, s’est plainte que les cris des victimes, ramenées au chenil, se prolongeaient douloureusement dans la nuit et rendaient tout repos, presque toute habitation impossible.

C’est au commissaire de police, puis au préfet de police, puis au préfet de la Seine qu’elle adresse d’abord ses doléances. Mais silence partout, excepté à la Sorbonne ! … ».

Francisque Sarcey, « Les courses de taureaux », 1894.

Il semblait que cette question fût à tout jamais vidée ; elle avait fait jadis couler tant d’encre. On se rappelle qu’avant 1870, l’impératrice qui était espagnole et qui avait conservé quelques-uns des goûts de son pays, s’était entremise près de son mari pour obtenir que l’on autorisât à Paris les courses de taureaux. Il y eut à ce moment-là une terrible mêlée dans la presse ; l’impératrice eut pour elle les dilettantes et les artistes, qui ne voyaient dans ce spectacle que le triomphe de l’homme agile, adroit et robuste sur la monstrueuse bête. La corrida était pour eux, en même temps qu’une académie, où l’on pouvait admirer de belles formes, une école où l’on apprenait le courage et le mépris de la mort.

Les répugnances furent plus nombreuses et plus fortes. Je pris parti contre le rétablissement des courses, mais pour une raison tout autre que celles qui étaient alléguées par les philanthropes et les fanatiques de la loi Gramont. J’étais persuadé que si l’on parvenait à nous inoculer la passion des courses de taureaux, le goût que nous avions pour le théâtre ne tarderait pas à en souffrir. Comment vouloir qu’une femme qui, dans la journée, a vu des hommes risquer sérieusement leur vie, qui a repu ses yeux d’un véritable sang coulant sur l’arène, dont les nerfs ont été violemment tendus par ce spectacle surexcitant, puisse, le soir, prendre le moindre plaisir à voir une actrice faire semblant de se plonger au cœur un poignard dont la lame rentre dans sa gaine. C’était, au théâtre, la joie de la matière substituée aux plaisirs de l’esprit. Je ne pouvais m’y résigner.

J’avoue que cet argument eût, à lui tout seul, paru de mince valeur, mais il se joignait à beaucoup d’autres, qui ont été trop souvent développés dans le journalisme pour que je sente le besoin d’y revenir. L’empereur ne céda point aux sollicitations de sa femme ; son gouvernement refusa l’autorisation demandée, et la question en resta là. Elle se réveilla il y a trois ou quatre ans, lorsque s’établirent à Paris les arènes où la police permit de laisser courir les taureaux, mais en supprimant le dénouement du spectacle, qui était le coup d’épée du matador et la mort de la bête. Ce spectacle excita d’abord une curiosité assez vive ; il ne tarda guère à lasser les Parisiens. Je dois dire qu’il n’y en avait guère de plus banal. Qui avait vu l’une de ces courses les avait vues toutes. C’était toujours la même équipe de toreros, fuyant devant le taureau et le harcelant ; sautant par-dessus la première balustrade pour lui échapper, et revenant dans l’arène se mêler à la lutte. Ces allées et ces venues, d’où était presque absente l’idée du danger, amusaient les yeux durant la première heure. On en avait vite assez.

Je me souviendrai toujours de la seule représentation à laquelle j’assistai. Le hasard fit que je me trouvai assis à côté de Paul Bourget, que je croyais très friand de ces jeux exotiques. Il ne tarda pas à en être excédé :

— C’est toujours la même chose ! me dit-il.

Et peu après :

— Si nous nous en allions !

Et nous partîmes, sans attendre la fin, philosophant à perte de vue sur le snobisme des Parisiens qui feignaient de s’amuser, et qui s’amusaient peut-être; car il est impossible de mesurer le pouvoir de l’illusion sur l’âme de l’homme.

Cette illusion-là ne dura guère à Paris. Malgré le concert de réclame qui avait été très savamment organisé, les arènes virent peu à peu s’écouler leur public; il fallut les fermer :

Et le combat cessa faute de combattants… comme dit l’autre.

La poussière de l’indifférence et de l’oubli recommença de tomber sur la question, enterrée une fois encore. On contait bien par-ci par-là, dans les journaux, qu’une corrida avait été donnée dans quelque ville du Midi; mais les commentaires auxquels on se livrait à propos de l’incident, ne passionnaient plus personne. Avez-vous remarqué que Paris a ses nerfs, tout comme une jolie femme ? Il y a tel jour où la même question, qui le laissait indifférent la veille, lui monte tout à coup à la tête et la lui tourne. Nous le savons mieux que personne, nous autres journalistes. C’est un axiome chez nous qu’on  » ne crée pas la question ».

Qu’entendons-nous par là?

Un monsieur vient chez moi se plaindre d’un passe-droit évident ou d’un abus criant. Je l’écoute se plaindre :

— Monsieur, lui dis-je, vous avez cent fois raison; mais je ne peux pas faire un article avec cela.

— Et pourquoi?

— Pourquoi ? Parce que personne ne m’écouterait, et que, comme saint Jean, je parlerais dans le désert. La question n’est pas d’actualité. Il peut se faire que demain elle devienne actuelle et même aiguë, alors ce sera une autre affaire…

— Mais comment deviendra-t-elle « d’actualité ? »

— Je n’en sais trop rien, et personne n’en peut rien savoir au juste. Ce sera quelque incident de la vie parisienne, qui, brusquement, mettra toutes les cervelles à l’envers. Nous l’attendons toujours dans’ notre métier; nous le prévoyons quelquefois. Le journaliste, voyez-vous, est un artilleur; il faut qu’il ait du flair. Son grand art est de saisir le moment; l’homme qui ne sait pas tâter le pouls de l’opinion publique peut, sans aucun doute, être un grand écrivain ; ce n’est pas un vrai journaliste.

Je ne sais quel moraliste a dit un mot profond dont nous pouvons faire notre profit : Il y a des jours où l’on peut arracher à un peuple toutes ses libertés ; il y en a d’autres où on ne lui ferait pas changer ses enseignes.

L’incident qui, en cette affaire, a mis de nouveau le feu aux poudres, c’est la course de taureaux organisée dans sa villa de plaisance, pour un petit nombre d’invités, par celui qu’on appelle aujourd’hui le Petit sucrier. Qu’y avait-il au fond de plus vulgaire et de moins intéressant que ce menu fait de la vie parisienne? Un jeune millionnaire, en quête de popularité, imagine de donner chez lui un spectacle, où il convie, outre ses amis, quelques notabilités de la haute vie parisienne. Il n’y avait pas, dans cette fantaisie, de quoi fouetter un chat. La chose ne pouvait tirer à conséquence; car enfin les gens assez riches (et, tranchons le mot, assez… Ah ! ma foi! je n’en trouve pas un qui soit poli) pour se payer de semblables plaisirs sont fort rares ; il n’y avait donc pas à craindre que cet exemple fût contagieux. On pouvait laisser aller ce petit Héliogabale en i sucre.

Pourquoi l’opinion publique a-t-elle pris feu ? Qui le saurait dire? Ce qu’il y a de certain, c’est que la Société protectrice des animaux s’est émue et qu’elle a présenté à grand bruit ses doléances au ministre ; c’est que toute la presse est partie en campagne, et que la guerre a repris sur toute la ligne. Le tapage a été si prodigieux, que force a été au gouvernement d’y prêter l’oreille.

Le hasard a voulu qu’en ce même moment on annonçât à. Nîmes des courses de taureaux à l’instar des courses espagnoles, où le taureau serait tué au dénouement de la main du matador. Ces courses sont traditionnelles à Nîmes, comme dans quelques autres villes du Midi, où elles n’étaient pas expressément permises, mais où l’autorité fermait volontairement les yeux.

Mais vous voyez l’enchaînement des choses.

Si l’on s’indignait contre les corridas privées que célébrait dans son château le Petit Sucrier; si l’on prenait des mesures pour les interdire, au nom de la loi Gramont, il devenait bien difficile, il devenait presque impossible de les autoriser dans une ville de province. Car enfin, province, tant que l’on voudra, cette province, c’est la France, et en France la loi, qui est égale pour tous, doit être commune chez tous.

Ce qui est défendu à Paris ou à Rouen ou à Lille, ne saurait être permis à Marseille, à Montauban, à Toulon ni à Nîmes. Il n’y a point à alléguer ici le fameux proverbe : Vérité au delà des Pyrénées ; vérité en deça. Toutes ces villes sont en deça des Pyrénées. Il n’y a qu’une vérité française, parce qu’en ces sortes d’affaires, la vérité, c’est la loi, et que tous, gens du Midi comme gens du Nord, lui doivent obéissance.

Le préfet du Gard a donc, par ordre supérieur du ministre, interdit la course de taureaux annoncée à Nîmes, et les Nîmois ont réclamé, et quelques journalistes se sont rangés derrière eux et la bataille a recommencé de plus belle dans la presse, où l’on s’est jeté les mêmes arguments à la tête.

Les libéraux à tous crins, et parmi eux mon ami Henry Maret, dont j’estime infiniment le grand sens et l’esprit, ont demandé avec une pointe d’ironie, de quel droit on empêchait les gens de s’amuser comme ils l’entendent. Chacun, ont-ils dit, est bien libre de prendre son plaisir où il le trouve.

On irait loin avec cette théorie. On autoriserait les combats de coq d’abord, ceux de boxe ensuite, et enfin, qui sait ! les combats de gladiateurs à l’antique. Pourquoi pas, en effet ?

La police supprime les spectacles du même droit qu’elle enlève des kiosques les images obscènes, parce que les uns et les autres démoralisent ceux qui les regardent. Ce sont des mesures de salubrité publique, si vous aimez mieux, d’hygiène morale.

Nous ne pouvons que les approuver.

Une sensibilité sociale encore plus aiguë au début du XXe siècle

Au début du XXe siècle, les critiques sont nombreuses et insistantes de la loi Grammont, comme le montre ce document parlementaire :

Rapport du 7 avril 1911 fait au de la Commission chargée d’examiner la proposition de loi de M. Louis Martin et d’un grand nombre de ses collègues, tendant à augmenter la protection due aux animaux domestiques, par M. Louis Martin Sénateur.

*

Messieurs,

Votre Commission chargée d’examiner la proposition de loi tendant à renforcer les dispositions de la loi Grammont et à assurer plus énergiquement la protection des animaux domestiques vous invite à l’adopter.

Il est manifeste que l’interprétation faite jusqu’à ce jour de la loi de juillet 1850 ne correspond ni aux sentiments de son auteur, ni aux nécessités présentes. En réduisant son application aux seuls cas où les mauvais traitements sont l’œuvre du propriétaire de l’animal ou de son préposé, la jurisprudence a considérablement rétréci son domaine. De toutes parts les protestations s’élèvent contre cette interprétation trop étroite, trop exclusive.

La Chambre des Députés, à la suite des interpellations de MM. Millevoye, Drelon, Réveillaud, Ponsot, etc., a formellement, et à une immense majorité, exprimé son désir devoir une législation nouvelle se substituer à la loi de 1850.

Déférant à ce sentiment, M. le Garde des Sceaux Barthou déposait, le 5 juillet 1910, sur le bureau de la Chambre, un projet de loi peu différent de celui qui vous est soumis. Ce projet, renvoyé à la Commission de législation, adopté par elle, et rapporté par M. Drelon, serait venu déjà en discussion si les débats budgétaires du Palais-Bourbon, et un sentiment de haute courtoisie envers le Sénat, dont nous remercions M. Drelon, n’avaient engagé notre collègue à nous céder le pas.

Nous ne croyons pas superflu d’exposer ces quelques détails, dont le but est tout ensemble d’exprimer notre gratitude à M. le Rapporteur de la Chambre, d’établir que l’accord a de grandes chances de se faire aisément entre le Palais-Bourbon et le Luxembourg, d’indiquer combien il importe pour justifier la décision pleine de déférence de nos collègues de statuer au plus tôt, et enfin de montrer combien sont généralement répandus les sentiments de commisération envers les animaux, les désirs, la volonté de les voir plus efficacement protégés.

En cette voie, la France a été devancée par presque tous les pays d’Europe et par les États-Unis d’Amérique. Le Martin’s Act, qui protège en Angleterre les animaux et dont les dispositions sont infiniment plus amples et plus sévères que celles de la loi Grammont, date de 1824, et a été depuis l’objet d’une foule de dispositions complémentaires. Les peuples voisins ne se contentent pas seulement des lois déjà faites ; à mesure que leur éducation se complète, que leur intelligence générale s’élève, la législation protectrice des animaux se complète et s’étend. Il y a peu de jours encore, M. Luzzati, alors Président du Conseil, déposait sur le bureau du Sénat italien, qui en déclarait l’urgence, un projet de loi augmentant considérablement la protection déjà beaucoup plus grande en Italie que chez nous des animaux domestiques.

Qu’il nous soit permis d’emprunter à l’exposé de ses motifs les lignes suivantes : « Nous sommes tous d’accord pour réprouver les traitements abusifs qui révèlent une mauvaise éducation du cœur. M. Zanardelli, dictant la rédaction de l’article 491 du Code pénal, le faisait précéder de ces nobles considérations : « La cruauté envers les animaux doit être défendue, con« damnée, parce que martyriser les bêtes, qui sont des « êtres sensibles, les tourmenter douloureusement dénote « un mal profond dans le peuple; la cruauté, en opposition « avec la raison, éteint chez l’homme habitué à la barbarie « contre les créatures animées qui l’entourent tout sentiment « de pitié, de justice, et le rend insensible aux souffrances « des autres, le rend dur aussi avec ses semblables. La « cruauté exercée sur les animaux ne cesse pas d’être un mal parce que ceux qui souffrent sont privés de la raison « humaine, et les exemples, chaque jour renouvelés, des « actes de férocité ont une grande répercussion sur l’éducation des enfants. »

« Platon voulait que le Beau et le Bon fussent indissolublement liés au Vrai. Si l’union des deux premiers termes a été comprise et respectée par chaque époque, il semble que la vision des liens qui resserrent la Bonté au Vrai n’apparaisse pas à l’âme moderne.

« Le projet de loi que nous vous présentons est formé de cet idéal. Nous avons confiance que la douleur des victimes et l’appel des philanthropes et des zoophiles réveilleront dans le pays ce sentiment de forte piété qui donne la chaleur et la forme au Vrai. »

Nous ne saurions mieux dire et nous sommes heureux de nous approprier, au profit de notre proposition de loi, ces nobles et hautes paroles.

Bien que la proposition n’ait d’autre but que de compléter et renforcer la loi Grammont, dont elle ne change en rien l’esprit ni le caractère, quelques-uns de nos collègues ont paru craindre que les expériences et opérations faites dans un but scientifique ou d’utilité publique n’en fussent ultérieurement troublées. Pour répondre à cette préoccupation, un amendement a été voté qui décide que ces expériences et opérations seront l’objet d’un règlement d’administration publique, élaboré après consultation des corps scientifiques et médicaux, afin d’assurer à la science tout son domaine. Il va de soi que jusqu’à la promulgation de ce règlement, lesdites opérations et expériences ne pourront être soumises à l’application de la présente loi. Bien qu’il fût superflu peut-être de le dire, nous avons cru nécessaire, pour déférer à de légitimes préoccupations, d’inscrire dans le dispositif de la loi cette réserve.

En conséquence, votre Commission vous demande d’adopter la proposition suivante :

Proposition de loi

Article premier.

La loi du 2 juillet 1850, relative aux mauvais traitements exercés envers les animaux domestiques, est modifiée ainsi qu’il suit : Sera puni d’une amende de 5 à 15 francs et d’un emprisonnement de 1 à 5 jours ou de l’une de ces deux peines seulement quiconque aura exercé abusivement et publiquement de mauvais traitements envers des animaux domestiques lui appartenant ou appartenant à autrui.

ART. 2.

En cas de récidive dans les conditions prévues par l’article 483 du Code pénal, ou lorsque les mauvais traitements prévus et punis en l’article premier auront déterminé la mort ou une grave mutilation de l’animal, le tribunal correctionnel deviendra compétent, et l’inculpé sera puni d’un emprisonnement de six jours à trois mois et d’une amende de seize francs à trois cents francs, ou de l’une de ces deux peines seulement.

ART. 3.

L’article 463 du Code pénal est applicable aux infractions prévues par la présente loi.

 

Les juges et l’état d’exception sanitaire (Le Quotidien du médecin, 26 août 2021)

Le 5 août 2021, le Conseil constitutionnel a validé l’obligation vaccinale imposée notamment aux professionnels de santé, ainsi que le pass sanitaire. Avocat et essayiste, spécialiste des libertés fondamentales et  de l’État de droit, Pascal Mbongo analyse dans cette tribune la décision du Conseil de prolonger l’état d’urgence sanitaire au risque de limiter les libertés individuelles.  

L’état d’urgence sanitaire décidé dans de nombreux pays en réponse à la pandémie du Covid-19 se prête à une importante littérature de politiques, de juristes, de commentateurs et de journalistes dirigée contre certains aspects de tel ou tel texte ou projet. Très souvent, il s’agit d’une critique authentiquement libérale sur la proportionnalité entre une restriction d’un droit ou d’une liberté et le but poursuivi, considération faite de ce que l’auteur de la critique estime qu’une solution moins intrusive dans les libertés et droits des personnes était envisageable ou que telle ou telle décision n’était pas nécessaire.

A cette critique se superpose une importante littérature critique de la « mise en cause des libertés ». En mettant de côté sa part de vulgate, cette critique peut être explicitement dirigée contre le principe même de l’état d’exception, comme cela est habituel par exemple chez Giorgio Agamben qui, afin de préserver la cohérence de sa théorie, ne pouvait pas ne pas minimiser la pandémie actuelle, ce qu’il a fait dans un article remarqué (« Coronavirus et état d’exception », Il Manifesto, 26 février 2020). Mais cette critique n’ose pas toujours expliciter son hostilité au principe même de l’état d’exception.

La peur « exploitée par les décideurs publics » ?

Comment départir alors une vision libérale d’autres types de point de vue (libertaire, anarchiste, etc.) qui revendiquent la formule banalisée selon laquelle « la lutte contre le terrorisme ⁅ou contre le coronavirus⁆ ne doit pas affecter les libertés fondamentales » ?

Une approche libérale doit prendre au sérieux la peur collective provoquée par le(s) faits justificatif(s) de l’état d’exception. Dans cette perspective d’anthropologie politique, l’on ne saurait disqualifier d’office cette peur en présupposant que l’idée même de la prendre en compte empêche d’avoir un point de vue libéral sur l’état d’exception ou en postulant qu’elle est nécessairement « exploitée » par les décideurs publics. Nombreux sont ainsi ceux qui, avant le 13 novembre 2015 ou en février-mars 2020, soutenaient que la menace invoquée par l’État était fictive. Or ce sont bien les attentats qui avaient rendu les rues de Paris étonnamment désertes les jours suivants et c’est le coronavirus qui a conduit les électeurs à déserter les urnes pour le premier tour des élections municipales de 2020.

La peur est le plus important des affects politiques et la conjuration des menaces est la justification primaire du « pacte de sujétion » entre les gouvernants et gouvernés. Aussi les discours de toutes sortes qui tendent à disqualifier la peur chez les gouvernés n’ont-ils guère d’effets sur eux.

Une considération de philosophie politique éclaire à son tour l’approche libérale de l’état d’exception. Cette approche prend en compte le fait que les menaces les plus graves pour un corps politique, le terrorisme ou une pandémie par exemple, ont une puissance de désarmement intellectuel des décideurs publics et des institutions publiques compétentes sans commune mesure avec les incertitudes induites par tous autres événements susceptibles de justifier des dispositifs d’exception. Cette puissance n’est pas seulement imputable, s’agissant du terrorisme, à un « effet de surprise » et à la révélation par l’acte terroriste d’une « faille de sécurité » mais aussi au fait que nul ne sait ni ne peut savoir si et comment d’autres actes terroristes peuvent plus ou moins immédiatement survenir. De manière générale, lorsqu’un acte terroriste survient, les décideurs publics, non seulement ne savent rien de ce qui peut encore se passer, mais en plus ils savent qu’ils ne savent pas tout de la menace immédiate ou médiate.

L’état d’exception, un moyen de rétablir la légalité ordinaire

Une ignorance comparable est vérifiable dans une pandémie comme celle en cours. Les décideurs publics naviguent entre des « données acquises » de la science sur le virus, des données contemporaines mais susceptibles d’être révisées ou démenties, des inconnues scientifiques totales.

Le constitutionnalisme libéral tient donc doublement compte de cette ignorance. D’une part, il en infère qu’une « prérogative » exceptionnellement plus grande doit être consentie aux décideurs publics. D’autre part, il circonscrit cette « prérogative » dans des dispositifs de contrôle et des clauses de limitation dans le temps (Sunset clauses) pour deux raisons. Tout d’abord, cela permet d’endiguer la tentation des décideurs publics, poussés par le principe de leur responsabilité politique voire pénale, de surévaluer plus longtemps qu’il ne faudrait le fait justificatif de l’état d’exception. Ensuite, et plus fondamentalement, cela permet aux pouvoirs publics de ne pas perdre de vue que l’objectif (paradoxal) de l’état d’exception est de rétablir la légalité ordinaire.

Une décision prévisible

À l’aune de ces principes, la décision rendue le 5 août 2021 par le Conseil constitutionnel, spécialement sur l’obligation vaccinale et sur le passe sanitaire, était aussi prévisible que celles qu’il a régulièrement rendues à propos des lois relatives à la lutte contre le terrorisme. Le Conseil constitutionnel a tiré les conséquences de sa part d’ignorance dans l’état d’exception et de sa dépendance informationnelle atavique vis-à-vis du pouvoir exécutif. En effet, aucune juridiction au monde ne peut prétendre disposer rigoureusement des mêmes informations sur le terrorisme que le Gouvernement et les services de renseignement placés sous son autorité. Et aucune juridiction au monde ne peut prétendre mieux comprendre l’incertitude et l’incertaineté caractéristiques d’une crise sanitaire, qui plus est mondiale, que les experts du Gouvernement.

Il va sans dire que les juges savent que les experts du Gouvernement, les services de renseignement ou les scientifiques, peuvent se tromper. Toutefois, s’agissant par exemple d’une pandémie, les juges ne peuvent se convaincre de ce que les experts gouvernementaux se trompent qu’en prétendant pouvoir se prononcer « épistémologiquement » sur les données scientifiques et médicales. Un exercice tout ce qu’il y a de périlleux pour eux. Ils s’interdisent facilement de le faire lorsque, comme le Conseil constitutionnel, ils peuvent constater que les données scientifiques de l’État sont contestées  sans que cette contestation ne soit assortie d’une compréhension scientifique alternative, cohérente, et partagée dans les « communautés épistémiques » de référence. Dans pareil cas, ils sont enclins, tout à la fois, à faire confiance au Gouvernement et aux institutions professionnellement qualifiées et à s’en remettre à la responsabilité politique exercée par les citoyens dans le cadre des élections.