Restitution d’oeuvres d’art africaines. Chronique d’un débat et d’un enjeu par Adenike Cosgrove

Qu’est-ce que l’art, qu’est-ce que le patrimoine, qu’est-ce que la culture, et à qui appartiennent-ils ? C’est le débat qui fait rage depuis de nombreuses années à propos des arts africains, le débat sur la nation qui peut revendiquer les œuvres historiques créées par les Africains mais pillées pendant les guerres et la colonisation. Les gardiens d’hier doivent-ils être ceux de demain et, si ce n’est pas le cas, à qui incombe la responsabilité de former les conservateurs, historiens et restaurateurs africains qui seront chargés d’entretenir ces œuvres pour de nombreuses générations à venir ?

En novembre 2017, le président français Emmanuel Macron a appelé au « retour provisoire ou définitif du patrimoine culturel africain en Afrique », ajoutant qu‘ »il n’est pas acceptable qu’une grande partie de ce patrimoine soit conservée en France ou dans des collections et musées privés européens. » Un an plus tard, un document rédigé à l’intention du président Macron va plus loin en recommandant la restitution intégrale par les musées français des œuvres de leurs collections qui ont été prélevées « sans consentement » dans d’anciennes colonies africaines.

Ce débat passionné ne semble pas près de s’apaiser. Afin de suivre l’évolution de la question de la restitution et du rapatriement des œuvres d’art et des objets culturels africains pillés, nous présentons une chronologie des événements qui ont façonné et continuent de façonner la question suivante : « Les musées occidentaux doivent-ils renvoyer les œuvres d’art africaines pillées ? »

À ce stade, il y a plus de questions que de réponses, c’est pourquoi cet article restera vivant.

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Langue française. A Villers-Cotterêts, une «folie» présidentielle à 200 millions d’euros, L’Express, 1er juin 2023.

Dans l’Aisne, le chef de l’Etat a tenu à restaurer le château de François Ier pour en faire un lieu dédié à la langue française. Conte de fées ou fait du prince ?

Est-ce parce que l’inauguration, initialement prévue en mars 2022, a été maintes fois repoussée ? Est-ce parce que, ce qui est, pour les élus locaux, une chance inespérée pour le territoire, est vu par nombre de leurs administrés comme un coûteux caprice présidentiel ? Difficile d’imaginer, en arrivant à Villers-Cotterêts, dans l’Aisne, qu’ici avance le deuxième plus gros chantier patrimonial de France après Notre-Dame de Paris. Au comptoir de La Française ou du Longchamp, à l’ombre de la statue d’Alexandre Dumas ou devant l’hôtel de ville, le sujet est absent des conversations. Seuls les bips des camions de chantier qui reculent et les cris des ouvriers qui s’interpellent sur les toits d’ardoise brisent l’apparente indifférence qui entoure la future Cité internationale de la langue française voulue par Emmanuel Macron, dont l’ouverture est désormais envisagée « à la fin de l’été ».

Drôle d’ambiance pour une rencontre. Côté ville, Villers- Cotterêts, c’est 11 000 habitants, un revenu médian inférieur à la moyenne nationale, des taux de pauvreté, d’illettrisme et de chômage très élevés. Voilà des années que cette bourgade du nord-est de la Picardie, à 90 kilomètres et cinquante minutes de train de Paris, se débat avec ses difficultés. Voilà des années qu’elle se donne largement au Rassemblement national, aux municipales (depuis 2014), à la présidentielle (50,2 % pour Marine Le Pen au second tour en 2017, 56,2 % en 2022), et aux dernières législatives (la circonscription est tombée dans l’escar- celle frontiste en 2022 après avoir été En Marche en 2017). Côté château, Villers-Cotterêts, c’est un « logis royal » Renaissance, relais de chasse de François Ier, avec ses tourelles, son superbe « escalier du roi » sculpté, sa chapelle, et sa cour des offices, le tout en bordure d’une forêt immense, labellisée « d’exception ».

C’est aussi un pan de l’histoire de France pour avoir abrité la signature de « l’ordonnance de Villers-Cotterêts » en 1539, instituant une langue unique ­ en l’occurrence le français ­ pour les décisions de justice. C’est, enfin, l’endroit où Emmanuel Macron a décidé d’ancrer, avant même son élection, son « grand projet culturel présidentiel ».

En mars 2017, la campagne bat son plein. L’affaire Fillon a rebattu les cartes, les socialistes représentés par Benoît Hamon ont du mal à exister, la compétition se resserre entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Les terres picardes, avec la désindustrialisation à l’oeuvre et les bons scores du Rassemblement national, attirent l’attention du Marcheur. Le 17 mars, il s’arrête à Villers-Cotterêts, dirigée par le frontiste Franck Briffaut. « L’idée vient d’Emmanuel Macron, il avait le souci d’aller au contact d’une ville RN », confirme un membre de l’équipe. Jacques Krabal, qui deviendra quelques semaines plus tard député En Marche, lui montre le château. Ils n’ont pas le droit de s’approcher, encore moins d’entrer. Le lieu, propriété de l’Etat, a longtemps été loué à la Ville de Paris qui en a fait une maison de retraite. Il a été mal entretenu, puis abandonné à partir de 2014. Voilà des années que les élus locaux butent sur le même obstacle : l’argent. Ils ont envisagé de créer un hôtel destiné aux personnels des compagnies aériennes en escale, l’aéroport de Roissy n’est qu’à cinquante kilomètres, mais l’évolution du trafic aérien rend le projet obsolète. Ils ont tenté d’obtenir de l’Etat une promesse de rénovation lors de l’entrée d’Alexandre Dumas, natif de la ville, au Panthéon en 2002, elle a vite été oubliée. Au ministère de la Culture, personne n’a envie de récupérer le dossier. « Quand j’étais Rue de Valois et que je prononçais le nom de Villers-Cotterêts, on me faisait taire d’un : « Tu n’y penses pas, tu vas ruiner la maison ! »», se remémore un responsable.

« C’est le deuxième plus gros chantier patrimonial de France après Notre-Dame de Paris »

Le soir même de sa visite, en meeting à Reims, Emmanuel Macron annonce que, s’il est élu, il installera dans les lieux remis en état un centre dédié à la francophonie. Il s’amuse des réactions. Comment ? Lui, qui incarne l’élite française, choisit un site peu connu et populaire loin de Paris quand ses prédécesseurs ont inscrit leur nom dans la capitale ­ Jacques Chirac avec son musée du Quai Branly, François Mitterrand avec sa pyramide du Louvre ? Lui, qui se veut à la tête d’une « start-up nation », opte pour une opération on ne peut plus « tradi-patrimoniale » ? Ses équipes n’auront de cesse de « raconter » le projet en ces termes : ruralité, décentralisation, amour de la langue partagé entre les époux Macron. En réalité, l’improvisation est totale. Sur place, personne n’y croit. On continue à contourner la bâtisse pour aller promener son chien dans la forêt, on critique au passage l’état déplorable des bâtiments et les rustines posées d’année en année comme ces toitures métalliques pour préserver ce qui peut l’être encore.

A Paris, une fois Emmanuel Macron élu, une féroce bataille s’engage. Bien sûr, il y a la volonté présidentielle qui balaie toutes les discussions, mais comment trouver les moyens ? Au Centre des monuments nationaux (CMN), le président Philippe Bélaval esquisse un projet. Il propose de ne restaurer qu’une partie du site, uniquement l’aile Renaissance. Pour 25 à 30 millions d’euros. « Je trouvais déjà cela d’une audace considérable et cela répondait à la promesse présidentielle », souligne l’intéressé. Jusqu’en décembre 2017, il pense l’idée abandonnée. Puis, le 8 de ce même mois, un vendredi soir, il est invité rue du Faubourg Saint-Honoré pour présenter son projet. Le président de la République est entouré de quelques proches. Philippe Bélaval, aujourd’hui conseiller culture à l’Elysée, insiste : avec son schéma, le chef de l’Etat pourra revendiquer d’avoir sauvé les parties les plus importantes du château.

Emmanuel Macron le coupe. Il veut un plan bien plus ambitieux. Philippe Bélaval reprend sa copie.

Ni le ministère des Finances ni celui de la Culture n’ont été associés aux travaux préparatoires. Rue de Valois, en particulier, on s’affole de ce caprice présidentiel qui risque de siphonner tous les moyens dédiés au patrimoine. Le projet est estimé à 110 millions d’euros pour la seule partie « logis royal » : 85 millions d’euros versés par l’Etat et 25 millions alimentés par du « mécénat international ». Colossal. En 2019, le ministre de la Culture, Franck Riester, commande à Jean d’Haussonville un rapport sur l’usage alternatif qui pourrait être fait du site. L’homme, qui dirige le château de Chambord, autre joyau François Ier, propose de retirer la tutelle du projet au CMN pour créer une structure ad hoc qui chapeauterait d’autres demeures en Picardie (Pierrefonds, Compiègne et pourquoi pas Chantilly). Sur le papier, l’idée est séduisante, elle bute pourtant sur des questions juridiques (le château de Chantilly, par exemple, appartient à l’Institut de France) et surtout financières. Tous ces monuments sont déficitaires. « Mettre des éclopés ensemble, ça ne fait pas un bataillon », ironise un acteur de l’époque. Pour s’incliner sans se déjuger, le ministère de la Culture commande un contre-rapport au cabinet Roland Berger qui conclut à l’impossibilité économique du scénario proposé par Jean d’Haussonville. Le CMN a gagné, il a pour lui de gérer des sites très lucratifs comme le Mont-Saint-Michel et de pouvoir compenser les futures pertes.

Sur place, l’arrivée des premières grues rend le projet concret. L’espoir se mêle aux interrogations. L’exemple de Bilbao et du musée Guggenheim, devenus en quelques années des incontournables de la carte touristique, érigé en modèle, est-il reproductible ? Entre la ville et l’Etat, les relations sont cordiales, sans plus. Le maire Franck Briffaut prend un malin plaisir à rappeler que, sans lui et son étiquette, Emmanuel Macron ne se serait pas intéressé à Villers-Cotterêts. Du côté du CMN, on se félicite de la bonne volonté de l’édile, qui a cédé pour un euro symbolique les réserves du bâtiment qui appartenaient à la commune. Lequel édile rétorque qu’il n’a toujours pas perçu cet euro symbolique, ce qui, affirme-t-il, le place dans une situation administrative compliquée.

Localement, ses opposants le soupçonnent de ne pas faire tout ce qu’il pourrait pour préparer sa ville à l’ouverture du site. « On a des millions dans les caisses et on est désendetté, mais pas de projet, regrette Jeanne Roussel, conseillère d’opposition. Concernant le château, la mairie a tendance à dire que ça va compliquer la vie des Cotteréziens. Il y aura trop de circulation, où les gens vont-ils se garer ? C’est un peu petit bras. » Ces derniers mois, des querelles picrocholines autour du parking alimentent la presse locale. Faut-il le mettre dans la prairie et dénaturer un joli site ? Ou l’installer au « grand bosquet » en attendant de connaître l’ampleur de la fréquentation ?

L’agacement gagne les autres élus, qui s’inquiètent surtout du manque d’ancrage local de la cité internationale. Pour mieux associer la population, le conseil départemental a diffusé un appel à projets « Variations autour de la langue française » doté de 250 000 euros. La communauté de communes a, elle, lancé un festival, Paroles, dont la première édition s’est déroulée en mars. D’autres veulent s’appuyer davantage sur les célébrités locales, notamment Alexandre Dumas et ses trois mousquetaires. En mars, Jacques Krabal, ex-député En marche battu en 2022, s’est fait l’écho des interrogations dans une longue note envoyée à l’Elysée.

« Aujourd’hui, ce projet […] pourrait apparaître même imaginé et conçu davantage pour une élite parisienne que pour les Axonais et encore moins pour l’ensemble de la région des Hauts- deFrance. L’ouverture de la future Cité internationale de la langue française ne mobilise pas nos habitants à l’exception de quelques initiés », écrit-il notamment. Il a évoqué l’idée d’un Puy du Fou, indéniable succès populaire, mais a suscité une moue à Paris. Beaucoup, sur place, se vivent comme les « petits », la « France d’en bas », un peu méprisés par ces messieurs-dames de Paris, pressés par le temps.

Du côté du CMN, on s’efforce de rassurer. Le parcours permanent autour de la langue française, dont la conception a été pilotée par Xavier North, ancien délégué général à la langue française, et par Barbara Cassin, philosophe et académicienne, se veut à la fois très accessible et très ludique avec l’utilisation de nombreux dispositifs numériques. D’ailleurs, la première personne arrivée sur les lieux au côté du directeur n’est-elle pas chargée de la formation et de l’éducation ? En janvier, Paul Rondin, ancien du Festival d’Avignon, a été nommé directeur de la Cité internationale. A charge pour lui d’imaginer en quelques mois une programmation culturelle à la fois haut de gamme et populaire. « Elle doit capter les gens quand ils sont disponibles, donc pendant les week-ends et les vacances. Partout, ce qui est permanent est plus à la peine, quand ce qui est festivalier attire toujours plus un public très diversifié », expliquet-il. Et de promettre, dans le futur auditorium de 250 places, toutes les disciplines, artistes populaires et « ceux qui sont en recherche », des humoristes, des rappeurs, mais aussi du théâtre ­ Molière n’a-t-il pas donné ici une première représentation du Tartuffe ou l’imposteur ?

Pris par l’urgence, soucieux de préserver la surprise jusqu’à l’inauguration, le CMN garde les détails secrets, suscitant au mieux l’indifférence, au pire la critique parmi la population et les acteurs locaux. « L’aspect positif, c’est qu’on va avoir ce château rénové alors qu’il était complètement délabré. Là où je suis plus dubitatif, c’est sur le contenu, on me dit : langue française, mais ça reste un peu abstrait », regrette Denis Rolland, président de la Société historique de Soissons. Ni vraiment musée ni espace d’exposition, à la fois résidence d’artistes et de recherche, lieu de passage et centre d’animation, destinée à un public érudit tout en ne se coupant pas de la population locale, la Cité internationale peine à faire comprendre son ambition.

Le flou alimente l’inquiétude. En novembre, Emmanuel Macron annonce que le prochain sommet de la francophonie, en 2024, se tiendra à Villers-Cotterêts. Localement, tout le monde applaudit à ce coup de projecteur. Mais depuis, il se murmure que les conseillers du pouvoir ne seraient pas ravis de déplacer tout l’aréopage de la francophonie dans un secteur qui ne dispose pas des infrastructures suffisantes, en termes de restauration ou d’hôtellerie. L’Elysée rassure ceux qui s’inquiètent, sur l’air d’un « il se passera des choses ». Mais, là encore, aucun détail ne filtre. Les élus locaux ont conscience des cruels manques de leur territoire. Les capacités de couchage sont le gros point noir. Le projet d’hôtel dans les anciens communs n’avance pas. Les groupes contactés ont reculé face à l’investissement nécessaire au regard d’une fréquentation incertaine. Un bureau d’études vient d’être mandaté, mais il faudra plusieurs années avant que les chambres soient disponibles.

A peine ouverte, la Cité internationale devra séduire le public, en particulier local. « Rien ne serait pire qu’un ovni autour duquel tout le monde tourne », s’inquiète un responsable. « Il faut faire entrer des gens qui n’y entreraient pas naturellement et leur donner envie de revenir », renchérit Nicolas Fricoteaux, le président du conseil départemental. En réponse, Paul Rondin et Xavier Bailly, le directeur délégué, promettent un lieu ouvert aux associations locales ­ escrime, permanence d’écrivains publics de France Services… ­, un lieu qu’on pourra traverser sans payer pour passer de la ville à la forêt, un lieu où se tiendront des marchés (aux arbres, par exemple), bref, un lieu que la population locale pourra s’approprier. « Nous souhaitons éviter que les gens se disent : « Ce n’est pas pour moi. » Nous misons sur leur curiosité pour ce lieu afin qu’ils y entrent, pour un jour le visiter », insiste Xavier Bailly.

En chiffres
209 millions d’euros montant de la restauration.

200000 : nombre de visiteurs attendus chaque année.

45 : effectif après l’ouverture.

8 millions d’euros budget de fonctionnement estimé.

Suffisant pour atteindre l’objectif de 200 000 visiteurs par an qui, de l’aveu d’un des promoteurs du projet, a été fixé « au doigt mouillé » à partir de la fréquentation du château de Pierrefonds, tout proche ? « Je ne suis pas inquiet pour la première ou la deuxième année, on l’atteindra, mais le défi, c’est de faire vivre au-delà », reconnaît Paul Rondin. Désormais, pourtant, dans les réunions de pilotage, on évoque une jauge de 70 000. Au risque de fragiliser un peu plus l’équilibre financier de l’établissement. Auditionné devant la commission des finances dans le cadre de l’examen du budget 2023, le CMN a indiqué anticiper un déficit d’exploitation d’environ 6 millions d’euros par an. Le coût de fonctionnement serait d’un peu plus de 8 millions, pour des recettes ne dépassant qu’à peine les 2 millions. Le CMN a, certes, les moyens de compenser ces dépenses, mais politiquement un déficit trop important (et récurrent) serait du plus mauvais effet.

Au total, la réfection a coûté 209 millions d’euros. En l’absence de mécènes, le CMN avait obtenu, au titre du plan de relance, une première rallonge de 85 millions d’euros. Puis une seconde de 24 millions d’euros pour faire face à la hausse récente du prix des matériaux. Un coup de pouce perçu comme un privilège présidentiel et malvenu dans un contexte politique très différent de celui de la première élection d’Emmanuel Macron en 2017. Entre gilets jaunes et réforme des retraites, l’antimacronisme n’a cessé de croître et les questions identitaires ­ dont la langue est un des enjeux ­ de s’envenimer. Il y a quelques semaines, des tags sont apparus sur les palissades du chantier en réaction à la réforme des retraites : « Macron, on va raser ton château », « Retire ta réforme de merde », « Dernière sommation ». Le RN Franck Briffaut en a aussi pris pour son grade : « Le maire est un facho ». Les inscriptions ont aussitôt été recouvertes d’un coup de peinture blanche, mais elles inquiètent à l’approche de l’ouverture.

Le chef de l’Etat, qui s’est rendu à deux reprises à Villers Cotterêts en 2019 et 2021, n’y a pas fait étape lors de la campagne de 2022 comme cela avait été un temps envisagé. Dans ces temps de budgets contraints pour tout le monde, où les petits projets patrimoniaux peinent à trouver des financements, la Cité internationale va devoir faire très vite la preuve de son intérêt. Sinon, elle gardera pour longtemps l’étiquette de « château Macron » ou de « caprice présidentiel ».

Le CMN a indiqué anticiper un déficit d’exploitation d’environ 6 millions d’euros par an

AGNÈS LAURENT

Complainte sur la langue française. Le « jargon parlementaire » selon Louis Barthou, 1923.

Nombreux sont ceux qui se désolent de nos jours de l’affaiblissement et de l’appauvrissement de la langue parlée par les élites politiques françaises. La question n’a cependant pas encore été sérieusement décantée, d’une manière qui aille au-delà du stéréotype selon lequel « le niveau baisse » (*)(**)(***)(****) et dont les critères sont idéologiques ou arbitraires (1). Il faudrait plutôt regarder, par exemple : — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et l’industrie contemporaine des fautes d’orthographe, de grammaire, de syntaxe, de vocabulaire ; — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et la sociologie plus « démocratique » des élus politiques (dans un contexte où les parcours militants sont plus importants dans les investitures partisanes que des titres de notabilité) ; — la résonance sur la langue parlée et écrite par nos élites de la technique et de l’expertise caractéristiques des décisions publiques dans des sociétés complexes comme le sont les sociétés contemporaines. Même la question spécifique de l’éloquence politique demande à être historicisée (ce qui est depuis longtemps le cas de l’éloquence judiciaire), comme doit l’être toute pratique sociale.

La lecture de ce texte de Louis Barthou, extrait de son livre Le Politique, paru en 1923 (p. 79 et suiv.), accrédite ces réflexions : si Barthou a pu se lamenter il y a un siècle dans des termes comparables à des critiques d’aujourd’hui, et sachant que nous sommes portés à considérer son époque comme étant l’âge d’or de l’éloquence politique, c’est que le discours du « c’était mieux avant » est simpliste.

Les développements de Louis Barthou qui précèdent cet extrait ne vont pas moins dans le sens de cette conclusion. En proposant tout un ensemble de « préceptes » pour réussir un discours politique et parlementaire, l’Académicien dit en creux que les piètres orateurs sont alors nombreux dans les deux enceintes parlementaires. D’autre part, qui voudrait de nos jours appliquer certains des « préceptes » de Louis Barthou court le risque de passer pour ridicule, affecté ou verbeux, au grand plaisir railleur des humoristes, des médias audiovisuels et des réseaux sociaux.

L’Académie compte quatre membres au Parlement. Seraient-ils plus nombreux qu’ils auraient de la peine à enrayer la décadence du français dont la tribune, qui subit l’action extérieure, offre de trop pénibles symptômes. La guerre a bouleversé la langue plus qu’elle ne l’a enrichie, cette « vieille et admirable » langue dont Renan disait qu’on « ne la trouve pauvre que quand on ne la sait pas ». Au Parlement, on ne la sait pas moins qu’ailleurs, mais je crains bien qu’on ne la sache pas davantage. Les sénateurs et les députés apportent avec eux l’air, le ton et les mots du dehors : ils sont en tout des « représentants ». Aussi les audaces de la tribune ne sont pas d’hier. Il y a quelque vingt ans, un ministre, dont j’aime mieux oublier le nom, connut un jour de célébrité pour cette phrase, qui trahissait à la fois son indignation et la grammaire : « Nous vivons sous le régime de l’inexactitude de la position de la question. » M. Dufaure, qui depuis fut académicien, avait fait mieux : il avait, en 1848, laissé tomber de la tribune cette « pierre précieuse » que Victor Hugo a enchâssée, avec quelques autres du même prix, dans ses prodigieuses Choses Vues :

« Nous n’avons pas eu l’idée d’avoir la pensée de rien faire qui pût nous faire supposer l’intention d’avoir, du plus loin possible, la pensée de faire planer la souveraineté du fait dans les considérations qui militent en faveur de la souveraineté du droit. »

Je crois bien que c’est un modèle du genre, un modèle à ne pas suivre dans un genre qu’il ne faut pas imiter. Il y eut des Très bien ! Très bien !

Mais il peut arriver, par contre, que l’on connaisse un mauvais accueil pour une expression exacte :

« M. LÉON FAUCHER. — Les ouvriers réclament l’abrègement… »

L’Assemblée murmure. M. Faucher s’aperçoit qu’il parle français ; il se reprend et fait un quasi-barbarisme :

«… l’abréviation des heures de travail. »

L’Assemblée est satisfaite.

La contagion gagne les meilleurs. N’est-il pas arrivé à Victor Hugo de dire, de son propre aveu, à propos de la peine de mort : « Vous ou vos successeurs l’aboliront demain. »

Trente ans après, la décadence s’était accentuée.

Jacques Boulenger a consacré à « la Grande Pitié de la Langue Française » trois articles de L’Opinion (23 mars, 30 mars, 13 avril 1923), où il analyse avec beaucoup de force les déformations qu’elle a subies. Le Parlement y trouve son compte. M. Jacques Boulenger attribue la plupart de ces incorrections au désir, qu’avaient déjà les tribuns des premières assemblées révolutionnaires, de parler un langage noble et « habillé » pour entraîner la foule, à la façon des uniformes chamarrés qui exercent un prestige collectif. Cette appréciation n’est pas absolument vraie. Il y a, évidemment, des orateurs dont le jargon est fait de prétention et de solennité. Mais combien d’autres ne parlent que le français qu’ils savent, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas le français ! Victor Hugo ne pourrait pas ramasser aujourd’hui toutes les « pierres précieuses » qui tombent de la tribune : il n’y aurait plus des écrins assez grands pour les contenir. En voulez-vous quelques-unes ?

« Pour révolutionner la crise des denrées de remplacement déficitaires, il faut pratiquer un recours systématique à des modalités progressives de compartimentement et de contingentement. »

Un ministre parle :

« Vous me demandez d’envisager la question au point de vue de l’évasion possible de ce bétail. Je suis tout à fait d’avis que le gouvernement est disposé à mettre la main sur le bétail de façon qu’il ne puisse pas s’évader »

Quand le gouvernement met ainsi à mal la langue française, il ne faut pas s’étonner qu’un député propose « pour les incorporés un classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité réelle » ; ou qu’un autre dise : « J’insiste beaucoup pour que le Parlement prenne en considération les désirs que je formule, et qui tendent au maintien de l’état de choses actuel en ce qui concerne le maintien de la taxe de luxe » ; ou qu’on entende cette déclaration : « Ces faits ne forment pas une diversion et je ne chercherai pas dans un subterfuge un refuge commode ni un abri momentané. »

De tels exemples, recueillis par M. Jacques Boulenger, ne sont rien à côté de ce que l’avenir nous réserve. J’attends, pour ma part, cette phrase, inévitable :

« Je demande à ce que M. le ministre de l’Agriculture cause de suite au ministre du Commerce pour connexer et solutionner le contingentement et le compartimentement des blés. »

Qu’y faire ? Il y a des rappels au règlement : peut-on instituer des rappels à la langue ? C’est un vice-président de la Chambre qui a prononcé cette phrase :

« Il a paru difficile que les boissons ne soient pas également taxées… Il s’agissait de savoir si un effort ne doit pas leur être demandé. »

Quis custodiet ipsos custodes ?

(1) Cette référence sert souvent à se désoler de ce que les acteurs politiques ne font pas ce qui aurait les faveurs « décisionnistes » du locuteur. D’autre part, elle brasse souvent une vision théologique de la politique qui voudrait que chaque sujet fût l’occasion de convoquer de grands principes ou des élaborations théoriques, rien moins qu’une « vision », comme au temps de Jaurès ou de Clemenceau où il s’agissait de consolider la République, de créer des institutions libérales, d’amorcer l’Etat social, de prévenir ou préparer la guerre, etc. En troisième lieu, cette référence brasse souvent une nostalgie du « chef », du « leader charismatique », de « l’homme providentiel », soit des « qualités » qui sont généralement l’interface de crises graves (les IIIe et les IVe Républiques en ont davantage connues que la Ve République).

Langue française. Histoire. Joseph de Mourcin et les Serments de Strasbourg (842)

Les Serments de Strasbourg sont le premier texte connu en roman, ce dernier étant analysé comme étant l’ancêtre du français. « À peine issue du latin au IXe siècle, peut-on désormais lire couramment, la langue française fut écrite, dans un contexte éminent et à des fins politiques (Serments de Strasbourg, 842) ; c’est singulièrement tôt. Un petit-fils de Charlemagne, prince diplomate, guerrier latiniste, eut l’idée de son usage écrit ; Nithard est l’inventeur de la langue française. Il en fut aussi le premier écrivain : la littérature en français est née de son chagrin. L’essor du français et de ses Lettres doit donc beaucoup à Nithard, envers qui les siècles se sont montrés ingrats avec constance » (Bernard Cerquiglini, L’Invention de Nithard, Editions de minuit, 2018).

Bien que cette présentation soit discutée par des linguistes, des historiens et des historiens du droit, elle rend néanmoins compte de ce que ce document a quitté depuis quelques années la littérature savante (notamment l’historiographie de la langue française) pour faire partie de la mémoire de la langue française, voire de la culture générale. Ce cheminement doit notamment à Joseph de Mourcin (1784-1856), un authentique savant périgourdin. Bien que docteur en droit, c’est plutôt en tant qu’helléniste que de Mourcin fut consacré par ses pairs et ses contemporains. Le juriste et helléniste s’est avisé de ce que les Serments de Strasbourg  semblaient ne pas être connus des acteurs de la discussion linguistique sous la Révolution, le Consulat et l’Empire. Aussi leur consacra-t-il une étude  en 1815 une étude qui aida à leur « visibilisation ». A partir de l’œuvre de Nithard, il en proposa une traduction en français, avec des notes grammaticales et critiques, des observations sur les langues romane et francique.

« Depuis la renaissance des lettres, écrit-il, plusieurs savants se sont livrés avec succès à l’étude du moyen âge ; mais, toujours occupés des monuments latins, presque tous ont dédaigné le langage rustique (lingua rustica velromana), que nos pères ont parlé pendant plus de huit siècles, et qu’on doit regarder comme le passage de la langue de Virgile à celle de Racine et de Fénelon. À peine quelques hommes ont daigné le suivre dans ses changements continuels ; aussi on voit les autres errer à chaque pas, soit qu’ils veuillent traduire ce langage qu’ils n’entendent point, soit qu’ils traitent de l’origine de notre langue actuelle ou de sa grammaire.

Je n’entrerai point ici dans de longs détails pour prouver son utilité ; les esprits sages savent l’apprécier : je me bornerai à faire connaître d’une manière exacte le plus ancien monument que nous ayons dans cette langue : je veux parler des serments que Louis-le-Germanique et l’armée de Charles-le-Chauve prêtèrent à Strasbourg en 842. Les mêmes serments furent faits en langue francique par Charles et l’armée de Louis. Je les rapporterai aussi : ils me serviront à expliquer les premiers, dont ils ne sont que la copie. D’ailleurs, comme les uns et les autres ont toujours été mal lus et mal entendus, je crois utile de remettre, autant qu’il sera possible, dans son intégrité cet ancien et précieux monument (1).

Publié par Bodin en 1578, ce fragment de notre ancienne littérature a été cité et commenté depuis par un grand nombre de savants. Fréher est le premier qui en a donné une dissertation ; elle parut au commencement du XVIIe siècle, et se trouve dans le Rerum germanicarum aliquot Scriptores. C’est la seule qu’on puisse citer jusqu’à l’année 1751, que Bonamy fit de ces serments le sujet d’un long et intéressant mémoire ; mais peu familiarisé avec les principes de la langue romane, cet académicien distingué n’a pas même su toujours profiter des leçons de ceux qui l’avaient précédé.

J’ai donc cru pouvoir remettre l’ouvrage sur le métier ; j’ai revu le manuscrit, je l’ai collationné avec grand soin , et y après en avoir fait la traduction, j’ai donné la valeur, la prononciation et l’étymologie de chaque mot ; ce qui m’a conduit à plusieurs règles générales sur la grammaire et la formation de notre vieux langage. J’ai été souvent minutieux ; mais j’ai dû l’être pour combattre l’erreur, et j’ose espérer que ce faible travail ne sera pas sans utilité.

Je saisis cette occasion pour témoigner ma reconnaissance à messieurs les conservateurs de la Bibliothèque du Roi, qui ont bien voulu me confier avec la plus grande obligeance les ouvrages dont j’avois besoin. Je dois aussi des remerciements à mon savant confrère M. de Roquefort, pour avoir bien voulu mettre à ma disposition la planche du spécimen dont il avait orné son glossaire, et me permettre d’y faire les changements que je croyais convenables.

(…)

Poussé par l’ambition, l’empereur Lothaire cherchait tous les moyens de déposséder ses frères et d’accroître son autorité, lorsque Charles, roi de France, et Louis, roi de Germanie, sentirent enfin la nécessité de se liguer contre leur ennemi commun. Ils gagnèrent sur lui la célèbre bataille de Fontenay ; mais, comme ils usèrent avec trop de modération de la victoire, il ne perdit pas de vue ses projets ; il se disposait encore à les attaquer. C’est alors qu’ils crurent devoir cimenter leur alliance.

Après avoir opéré leur jonction à Strasbourg, ils se promirent mutuellement de rester étroitement unis, et d’employer toutes leurs forces contre Lothaire: mais afin que les peuples ne doutassent pas de la sincérité de cette union, et pour avoir eux-mêmes moins de moyens de rompre leur alliance, ils résolurent de se prêter serment en présence de l’armée. D’abord chacun d’eux harangue ses soldats, leur expose ses griefs contre Lothaire, et les motifs de l’alliance qu’il va contracter ; ensuite il leur déclare que si jamais, ce qui à Dieu ne plaise, il violait sa promesse, il les absout de la foi et de l’obéissance qu’ils lui ont jurées. Ces discours finis, ils font leur serment, Louis en langue romane, pour être entendu des sujets de Charles, et Charles en langue francique pour l’être de ceux de Louis ».

*

(1) Nithard nous a conservé ces serments dans les deux langues. Malheureusement on ne les trouve que dans un seul manuscrit. Ce manuscrit est à la Bibliothèque du Roi, sous le n° 1964. Jadis il faisait partie de celle du Vatican. Le n° 419 n’est qu’une copie de celui-ci, faite dans le XVe siècle. La place des serments y est laissée en blanc.

Référence : Serments prêtés à Strasbourg en 842 par Charles-le-Chauve, Louis-le-Germanique, et leurs armées respectives . Extraits de Nithard, manusc. de la Bibl. du Roi, n° 1964 ; traduits en françois, avec des notes grammaticales et critiques, des observations sur les langues romane et francique, et un specimen du manuscrit, par M. de Mourcin, Paris, Didot l’aîné, 1815.

 

 

 

Chose lue. Gabriel Galvez-Behar, « Histoire de la propriété intellectuelle », La Découverte, 2022.

La propriété intellectuelle est un enjeu majeur des sociétés contemporaines. La diffusion des œuvres sur Internet, la valorisation de marques emblématiques ou la production de vaccins sont autant de sujets qui renvoient à la protection des droits afférents à l’activité intellectuelle.
Ses développements récents résultent d’une histoire longue de plusieurs siècles. Cet ouvrage la retrace, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, en adoptant un point de vue global. Il met en avant les acteurs sociaux qu’elle implique, de Diderot à Pfizer en passant par l’Unesco ou l’Organisation mondiale du commerce. Il insiste aussi sur les conflits souvent aigus qu’elle suscite.
Sans se limiter à une approche juridique, cette histoire interroge la place concrète des savoirs, des créations artistiques et des biens immatériels dans le processus économique. Elle met ainsi en évidence le rôle de la propriété intellectuelle dans les mutations du capitalisme ainsi que les choix de société qu’elle véhicule.
Gabriel Galvez-Behar était sans doute contraint par la collection dans laquelle il a publié sa synthèse pour s’intéresser spécialement aux enjeux fondamentaux dans l’économie de la connaissance de l’intégration du droit d’auteur dans les pays en voie de développement. Les difficultés, politiques, économiques, juridiques et culturelles sont immenses. Mme Guilda Rostama les avait décantées, la première, il y a maintenant vingt ans (la première partie de sa thèse était très bien informée et documentée).

Droit et littérature. L’affaire du catalogue des Livres du boudoir de Marie-Antoinette

Marie-Antoinette aimait les Lettres. C’est du moins ce qu’ont assuré Jules et Edmond de Goncourt dans leur biographie de la Reine. En toute hypothèse, aussi bien la bibliothèque du petit Trianon que celle du boudoir de Marie-Antoinette étaient richement pourvues. Les livres du boudoir avaient fait l’objet d’un catalogue manuscrit et par ordre alphabétique qui avait ensuite été consigné à la bibliothèque impériale et était devenu propriété de l’Etat.

En 1863, l’homme de Lettres et bibliophile Louis Lacour conçut de faire éditer une version imprimée de ce catalogue sous le titre Les Livres du boudoir de Marie-Antoinette. Gay, libraire-éditeur à Paris se chargea de cette édition. Aussitôt publié, l’ouvrage provoqua une controverse politico-morale puisque le catalogue désignait notamment un certain nombre de livres « licencieux », parmi lesquels les 5 volumes de Une année de la vie du chevalier de Faublas ; les 2 volumes des Six semaines de la vie du chevalier de Faublas ; les Mémoires turcs avec l’histoire galante de leur séjour en France ; Histoire de Sophie de Francourt ; Les Confessions du comte de *** de l’Académicien Charles Pinot Duclos.

Alors que certains jugeaient invraisemblable que la Reine ait pu avoir de tels livres, d’autres pensaient pouvoir assurer qu’elle ne les avait pas lus. Beaucoup prêtèrent en tout cas à Louis Lacour l’intention d’avoir voulu faire nouvellement scandale avec cette publication puisque sa livraison en 1858 des Mémoires de Lauzun lui avait valu une inculpation pour outrage aux bonnes mœurs. Il obtint finalement un non-lieu. Mais la publication d’une seconde édition lui valut non seulement une inculpation mais un procès. Il fut acquitté sur le fondement du non-lieu qu’il avait déjà obtenu.

Les Livres du boudoir de Marie-Antoinette ne fut pas poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs mais pour contrefaçon du Catalogue appartenant à l’Etat. L’affaire fut plaidée les 1er, 16 et 22 mai 1863. Les deux prévenus furent relaxés.

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Les bibliothèques de boudoir

« De tout temps les femmes du monde ont eu leurs petits appartements, retraites mystérieuses dont la légende a fait le théâtre des désordres élégants et du vice quintessencié. Au moyen âge, ces asiles du plaisir et de l’amour s’appelaient oratoires : un même élan y confondait le mysticisme et la galanterie. Les siècles suivants leur donnèrent le nom de cabinets, expression générale, insignifiante, inventée par l’hypocrisie. La régence créa les boudoirs, ou plutôt les cabinets devenus des boudoirs datent de ce moment. Mais comment l’action si maussade que représente le verbe bouder a-t-elle pu devenir l’origine d’un mot qui offre aux imaginations un sens aussi différent ? à cela il n’est qu’une réponse, tirée de l’histoire des vices de messieurs les roués. Et toutes les fois que les hommes iront chercher des plaisirs nouveaux loin de la société des femmes, ils ne devront pas s’étonner lorsque, revenus à des sentiments moins extranaturels, ils trouveront boudeuses au fond de leurs appartements celles qu’ils auront trop longtemps dédaignées. Quoi qu’il en soit, le mot boudoir fut accepté sans conteste, et il devint de mode de faire du boudoir la chambre la plus coquette et la mieux ornée. Les palais en eurent d’admirables — et de bizarres. Chez le comte d’Artois, chez le duc d’Orléans, étaient de petites retraites enjolivées avec la fantaisie la plus extravagante — pour ne pas dire plus.

Cependant, vers la fin du siècle, le boudoir tendait en général à se moraliser. De Paulmy, dans son Manuel des châteaux (1779), ne signale dans les habitations de son époque que trois pièces ou appartements importants : le salon, qui sert de centre aux jeux et aux plaisirs, le théâtre et le boudoir. Mais le boudoir n’est pas, selon lui, un réduit secret et voluptueux, c’est bien aussi le cabinet d’étude et de travail, cabinet retiré il est vrai, et par cela plus propre aux occupations sérieuses auxquelles il est destiné. Dans son esprit même, les mots boudoir et bibliothèque sont presque devenus synonymes, et ce rapprochement de deux expressions en apparence fort différentes nous montre à quel point l’esprit du boudoir s’était modifié et avait pris de gravité aux approches de la Révolution.

Une dame qui écrit à de Paulmy, ou qui est censée lui écrire, représente ainsi son boudoir idéal :

« La seconde pièce de mon château qui me sera chère sera ma petite bibliothèque, tenant d’un côté à mon salon et de l’autre à ma chambre à coucher ; mais ménagée cependant de façon qu’elle ne sert de communication nécessaire ni à l’un ni à l’autre. C’est cette pièce favorite que je veux meubler. L’on y voit deux corps de tablettes, et, au milieu d’elles, un enfoncement ou espèce de niche occupée par un sopha ou ottomane, garnie de coussins : c’est là que je ferai mes lectures, et même que j’en raisonnerai avec ceux que j’estimerai assez pour leur communiquer mes réflexions. On trouve encore dans ce charmant boudoir deux autres corps de tablettes : l’un coupé par une cheminée et l’autre par une glace, et une table pour écrire, avec beaucoup de tiroirs et de secrets. Toutes ces tablettes sont prêtes à recevoir des livres ; mais quels livres peut-on placer, à la campagne, dans une bibliothèque de cette espèce, si ce ne sont des romans ? Je n’en peux prêter et faire lire que de ce genre aux dames qui viendront chez moi. » La fin de la même lettre nous donne des détails intéressants sur le nombre et le choix des romans qui devaient composer la bibliothèque d’un boudoir. « Je voudrais savoir au juste, ajoute la correspondante, à quoi m’en tenir sur les romans et avoir un choix tout fait d’un certain nombre, qui puisse m’occuper et me divertir tous les matins, et quelquefois les soirs, pendant quatre ou cinq mois de l’année. L’on m’a assuré que vous connaissiez le mérite de ces sortes d’ouvrages, comme celui de beaucoup d’autres ; ainsi, je n’ai qu’à vous dire la quantité qu’il m’en faut, pour que vous me les choisissiez. On m’assure qu’en comptant chaque volume in-8 et in-12 (car je n’en veux pas d’autre format) à huit pouces de hauteur, l’un portant l’autre, et à un pouce et demi d’épaisseur, j’ai dans mon boudoir de quoi contenir six cents volumes ; envoyez-m’en, s’il vous plaît, promptement le catalogue, afin que je les fasse acheter et relier… Je vous demande des romans, tous différents les uns des autres, dont quelques-uns intéressent mon cœur par la beauté des sentiments, les autres attachent mon esprit par l’enchaînement et la singularité des faits, me plaisent par l’élégance et la pureté du style, ou me fassent rire. » L’auteur des Mélanges répond à la dame anonyme : « J’ai fait le choix que vous me demandez de’ six cents volumes qui peuvent obtenir la préférence pour garnir les tablettes de votre boudoir. » Ainsi, pour lui aussi, les livres sont un des ornements indispensables du boudoir, et il s’empresse de les indiquer. « Ces livres se trouvent presque tous aisément chez les libraires de Paris ou se vendent tous les jours aux inventaires… Vous aurez pour cent louis la garniture la plus intéressante d’un boudoir littéraire et romancier. »

Suivant les conseils de de Paulmy et de ses imitateurs (1), toutes les belles dames de France formèrent des bibliothèques dans leurs boudoirs, et, calculant aussi que six cents volumes leur suffiraient, elles fixèrent leur choix à ce chiffre. « Quand vous en liriez cinquante volumes par campagne, ce qui est beaucoup, leur avait dit avec raison le même bibliographe, cette petite bibliothèque aura de quoi vous amuser douze ans. Pendant ce temps, on fera d’autres romans, et j’en retrouverai. Dans douze ans donc, Madame, je vous donnerai un nouveau catalogue. » Mais de Paulmy comptait sans la marche des idées : douze ans après, l’année qui courait s’appelait 1792, il n’y avait plus de boudoirs, et l’on ne lisait plus de romans. »

(1) Entre autres Mercier de Compiègne, auteur de la Bibliothèque des Boudoirs.

Jean-Claude Zylberstein – Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires

Collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein
La formule a été imprimée sur plus de 20 millions d’ouvrages. 10/18, Grands détectives, Domaine étranger, Pavillons, Texto… Jean-Claude Zylberstein a créé ou  dirigé ces collections devenues incontournables avec toujours la même idée : exhumer des auteurs que nul ne se souciait de traduire ou de rééditer. Jim Harrison,  Dashiell Hammett, Robert van Gulik, Somerset Maugham, Evelyn Waugh, Primo Levi, Winston Churchill, John Fante et beaucoup d’autres grands auteurs étrangers sont devenus des classiques grâce au travail de ce lecteur au goût si sûr.

Enfant juif caché pendant la guerre, c’est dans le grenier de ses protecteurs que naît sa passion de la lecture. Il fait ses débuts dans la presse comme critique de jazz pour Jazz magazine et Le Nouvel Observateur. Puis il entre dans l’édition en rassemblant les œuvres complètes de Jean Paulhan et devient directeur de collection grâce à Bernard de Fallois. Esthète à la curiosité insatiable, il exerce ensuite ses talents de dénicheur chez Christian Bourgois, Champ libre, Robert Laffont, La Découverte, Tallandier, Les Belles Lettres… Entre-temps, il est devenu l’un des plus grands avocats en droit d’auteur, défendant Salman Rushdie, Françoise Sagan, Ingrid Betancourt ou Daft Punk, et de nombreux éditeurs.

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Anglicisation de la langue française

Question écrite de Mme Emmanuelle Ménard, députée, Non-inscrit, Hérault, JO, 1er mars 2022, p. 1243.

Mme Emmanuelle Ménard appelle l’attention de Mme la ministre de la culture sur l’anglicisation de notre langue. L’Académie française a adopté mardi 15 février 2022 un rapport intitulé Pour que les institutions françaises parlent français, dénonçant les troubles causés par l’anglicisation, avec un risque de « perte de repères linguistiques ». L’Académie, gardienne de la langue de Molière, y voit « une évolution préoccupante », à cause d’une « envahissante anglicisation ». Air France, qui impose à ses clients sa « skyteam », la SNCF avec son application « Zenway », ou encore le « hashtag » « One Health » du ministère des solidarités et de la santé, autant d’entreprises ou d’institutions françaises qui ont adopté le « franglais » dans leur communication. Au-delà du lexique, l’Académie française déplore « des conséquences d’une certaine gravité sur la syntaxe et la structure même du français ». À cause de « la disparition des prépositions » et de « la suppression des articles », « la syntaxe est bousculée, ce qui constitue une véritable atteinte à la langue ». Cette alerte donnée par l’Académie française fait également écho à sa volonté de contester le nouveau modèle de la carte d’identité française qui est intégralement bilingue français-anglais, ce qui n’est pas une obligation. La volonté de la France de porter une diplomatie forte se trouve affaiblie dès lors que sa langue, qui transmet notre histoire et notre façon de penser, est sacrifiée au profit de l’anglais. Le français, cinquième langue la plus parlée dans le monde, avec 300 millions de locuteurs, ne peut se résoudre à appauvrir son vocabulaire avec l’apparition massive d’anglicismes. Il est donc légitime de se pencher sérieusement sur ce problème grandissant et de prendre les dispositions nécessaires, le manque de réaction du Gouvernement étant à déplorer. Hélène Carrère d’Encausse, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, incite d’ailleurs à : « un éveil des consciences [pour] permettre un redressement de la situation. Il y a un moment où les choses deviendront irréversibles ». Elle lui demande quelles mesures elle compte mettre en œuvre pour donner à notre pays les moyens de se battre pour défendre la richesse de la langue française et si une sensibilisation à la préservation de notre langue et de son vocabulaire est envisagée auprès de la jeunesse du pays.

Réponse du ministère de la Culture, JO, 29 mars 2022, page : 2088

Malgré un discours alarmiste trop souvent répandu, force est de constater que la langue française connaît toujours un fort rayonnement, partagé avec 300 millions de francophones présents sur les cinq continents, comme avec les millions de personnes qui font le choix à travers le monde d’apprendre le français, deuxième langue enseignée sur la planète. La mondialisation croissante des échanges et la mutation numérique contribuent cependant à conforter la place de la langue anglaise comme langue des échanges internationaux, favorisant, en France, la diffusion de termes et expressions issus du vocabulaire anglo-américain, dans les entreprises, dans l’espace public ou dans les médias. Le rapport publié le 15 février dernier par l’Académie française alerte ainsi sur le recours croissant aux anglicismes dans la communication institutionnelle des organismes publics et privés, en faisant valoir un risque de fracture sociale et générationnelle, comme de pertes de repères linguistiques pour le grand public. Le ministère de la culture partage ce constat. Ces évolutions sont suivies de près par le ministère de la culture, qui a pour mission, en lien avec les autres ministères concernés, de garantir l’emploi de la langue française dans la société et de favoriser la diversité linguistique. Le Président de la République, en mars 2018, a lancé à l’Institut de France un plan d’action répondant à ces enjeux : « Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme », fort de mesures concrètes et volontaristes, auxquelles le ministère de la culture a pris toute sa part. La Cité internationale de la langue française, qui ouvrira ses portes à l’automne 2022 au château de Villers-Cotterêts, en est une illustration majeure. Conjuguant création, formation et recherche, la Cité privilégiera une approche participative et innovante afin de sensibiliser le plus large public, et notamment les plus jeunes, aux enjeux et aux atouts de la langue française. En 2021, le Dictionnaire des francophones, sous la forme d’une application mobile et interactive, a permis de rassembler, de façon inédite, plus de 500 000 termes et expressions issus de l’ensemble de l’espace francophone, reflétant la richesse et la diversité de la langue française. Enfin, en 2022, la Présidence française du conseil de l’Union européenne a fait du plurilinguisme une priorité. Dans ce cadre, le forum « Innovation, technologies et plurilinguisme », porté par le ministère de la culture, a été l’occasion de mettre en avant les possibilités permises par la mutation numérique en faveur du plurilinguisme. Cet effort de sensibilisation se joue aussi sur le plan national, auprès des Français, très attachés à leur langue. Le ministère de la culture est en effet le garant de l’application de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi du français, dite « loi Toubon ». Il s’implique au quotidien, à travers la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), pour veiller à la présence et à la diffusion de la langue française dans tous les secteurs de la société. Il conduit une politique qui vise à garantir aux citoyens un « droit au français » dans leur vie sociale, qu’il s’agisse de la consommation, de la communication dans l’espace public, des médias, du monde du travail ou de l’enseignement. Cette action est menée en lien avec les autres services et organismes concernés – direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ministère chargé du travail, autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, autorité de régulation professionnelle de la publicité… Le cadre légal est, de plus, particulièrement exigeant pour les institutions et les agents du service public, qui ont l’obligation d’employer la langue française dans leur activité, des conditions plus restrictives s’appliquant aux services et établissements de l’État ainsi qu’aux marques et aux contrats publics. Ainsi, la DGLFLF intervient systématiquement, dès lors qu’elle constate ou que son attention est appelée sur un manquement aux dispositions légales. À cet effet, elle a récemment alerté plusieurs entreprises et établissements publics sur l’illégalité d’intitulés en anglais, comme le passe « Navigo Easy » d’Île-de-France Mobilités ou la dénomination « Ma French Bank » d’une filiale du groupe La Poste. Les intitulés « Cold Case », « Trackdéchets » ou encore « Welcome Box » ont également été signalés aux services concernés de l’État et des collectivités territoriales afin d’être remplacés par des expressions françaises. En ce qui concerne la nouvelle carte d’identité bilingue entrée en vigueur en 2021, en vertu du règlement européen 2019/1157 du 20 juin 2019, le ministère de la culture a suggéré d’ajouter une seconde traduction dans une langue étrangère européenne, de façon à mieux prendre en compte la dimension plurilingue de l’Union européenne. On le sait, la loi du 4 août 1994 n’a pas vocation, en vertu du principe de liberté d’expression et de communication, à interdire les anglicismes ni à sanctionner l’emploi incorrect de la langue française. Il est donc essentiel de rappeler aux décideurs, élus, communicants, l’importance des enjeux qui s’attachent à la langue, facteur de cohésion sociale, et le devoir d’exemplarité qui s’impose. Dans trop de collectivités territoriales, la mise en œuvre de stratégies de « marketing territorial » s’est ainsi traduite, au cours des dernières années, par un important développement des slogans et intitulés en anglais. La DGLFLF entend donc poursuivre et renforcer la sensibilisation des élus à la question de l’emploi de la langue française. Les acteurs publics et privés peuvent, enfin, s’appuyer sur le dispositif d’enrichissement de la langue française, coordonné par la DGLFLF, qui produit chaque année plus de trois cents termes, permettant de désigner les réalités nouvelles du monde contemporain dans une langue compréhensible par tous. La langue française peut ainsi demeurer une grande langue internationale, riche et vivante.

Ecrivains à la barre. Le jugement Poulet-Malassis de 1865

Tribunal Correctionnel de Paris (6e ch.) – Audience du 2 juin 1865

Outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. – Dessins non autorisés. – colportage et livres de dessins sans autorisation. – Exercice illégal de la profession de libraire. – Détention de livres sans nom d’imprimeur. – onze prévenus.

Le Tribunal,

Donne défaut contre Poulet-Malassis et contre Blanche, non comparants, quoi que régulièrement cités, et statuant sur les chefs imputés à tous les prévenus :

A l’égard de Poulet-Malassis, ancien libraire-éditeur à Paris, après avoir encouru plusieurs condamnations pour diffamation, publication de livres obscènes et banqueroute simple, s’est retiré à Bruxelles en 1863, et s’y est livré, depuis cette époque, à la réimpression et au commerce de livres obscènes ;

Que de l’instruction, notamment de la correspondance et des pièces saisies aux domiciles de Blanche, de Sauvan et de Bayart, ainsi que des aveux faits par ces deux derniers, il résulte que Poulet-Malassis a eu, depuis l’année 1863, pour correspondants à Paris, Blanche et Sauvan, qui étaient chargés de recevoir les ouvrages qu’il leur envoyait de Belgique, d’en faire le placement et de les distribuer et de les vendre à des particuliers et à des libraires, soit à Paris, soit dans les départements ; que, tantôt ces ouvrages arrivaient à Paris, dissimulés au milieu de marchandises diverses, et tantôt ils étaient confiés à Bayart, chef de de train la compagnie du chemin de fer du Nord, qui les cachait dans sa saccoche ou de toute autre manière, puis les transportait à son domicile, où le plus souvent Blanche les faisait prendre ;

Que c’est ainsi que Blanche, au domicile duquel il a été trouvé, le 2 décembre dernier, 359 volumes, a pu distribuer et vendre un grand nombre de livres obscènes envoyés par Poulet-Malassis en provenance d’autres sources ;

Que Sauvan qui avait été l’employé de Poulet-Malassis en France, et qui depuis son départ avait continué des relations d’affaires avec lui, tout en prenant le commerce des comestibles, a reçu dans le même temps, de la Belgique, une certaine quantité d’ouvrages obscènes, qu’il échangeait avec les produits de son nouveau commerce, ou bien pour les vendre au compte de son ancien patron ou au sien propre ;

Que les ouvrages ainsi distribués et vendus depuis moins de trois ans par Blanche sont 1° etc, etc. (suit la nomenclature des ouvrages dont nous avons publié les titres dans notre premier compte-rendu de la quinzaine dernière) ;

Que les ouvrages distribués et vendus, depuis moins de trois ans, par Sauran sont notamment : Les Aphrodites, l’Ecole des filles, le Parnasse satyrique et les Heures de Paphos ;

Attendu que ces ouvrages ont un caractère d’immoralité et d’obscénité incontestables ;

Mais qu’on doit établir des différences entre eux et les partager en trois catégories : le première composée de cinq ouvrages (le jugement en donne les titres), dans lesquels les auteurs ont évité la grossièreté et l’obscénité dans le langage, pour n’exciter l’imagination et les sens que par des images lascives et licencieuses, par des scènes délirantes et par la peinture des passions honteuses et contre nature ; la seconde catégorie comprenant tous les autres ouvrages qui sont écrits dans une forme aussi offensante que le fonds pour la morale et les bonne mœurs, parmi lesquels, toutefois, il faut distinguer ceux dans lesquels toutes les parties ne sont pas également répréhensibles et ce qui composent la troisième catégorie, où les éléments ne se rencontrent notamment que dans les pages ou dans les articles ci-après désignés, savoir (suit l’indication des pages et des articles) ;

Que c’est ainsi que Blanche et Sauvan, en distribuant et vendant ces ouvrages, se sont rendus coupables du délit d’outrage à la morale publique et aux bonne mœurs, prévu et puni par les articles 1 et 8 de la loi du 17 mai 1819, et qu’ils se sont encore rendus coupables du même délit, en distribuant et vendant des gravures et dessins obscènes, les uns séparés, les autres accompagnant quelques-uns des ouvrages ci-dessus indiqués ;

Que Poulet-Malassis et Bayart se sont dans le même temps, rendu complice de ce délit, le premier, en imprimant et en envoyant, de Belgique à Paris, à Blanche et à Sauvan une partie des dits ouvrages, notamment de ( suit l’indication de neuf ouvrages), sachant que ces ouvrages devaient être vendus, et donnant à ses mandataires des ordres et des instructions pour en opérer le placement en France, à son profit, et Bayart, en transportant lui-même une partie de ses ouvrages de Belgique à Paris, sachant aussi qu’ils étaient des livres obscènes destinés à être vendus, complicité prévue et punie par les articles 59 et 60 du Code pénal ;

Attendu que des faits rapportés ci-dessus, et reconnus constants, il résulte encore,

 A la charge de Blanche seul, d’avoir encouru les peines portées par l’article 27 de la loi du 26 mai 1819, en vendant des ouvrages déjà condamnés et dont la condamnation était réputée comme par la publication faite dans les formes prescrites, et à la charge de Blanche et de Sauvan d’avoir contrevenu à l’article 24 du décret du 17 février 1852, en se livrant, sans en avoir obtenu le brevet, à des ventes, achat et échanges de livres, ce qui constitue le commerce de la librairie, d’avoir contrevenu à l’article 19 de la loi du 21 octobre 1814, en détenant et vendant des ouvrages sans nom d’imprimeur, tels que notamment : Les Aphrodites, l’Eole des filles, le Parnasse satyrique, et d’avoir contrevenu à l’article 22 du décret du 17 février 1852, en distribuant et vendant des dessins et gravure non autorisés par l’administration ;

Et qu’enfin, le fait par Bayart, d’avoir colporté de Belgique à Paris, et distribué dans cette ville à plusieurs personnes des ouvrages et gravures sans autorisation de l’administration, constitue, en outre, à sa charge, la contravention prévue et punie par l’article 6 de la loi du 27 juillet 1849 ;

A l’égard de Gay ;

Attendu que Gay, libraire-éditeur, qui a été condamné au moi de mois de mai 1863 pour avoir fait le commerce de livres contraires à la morale et aux bonnes mœurs, a malgré cet avertissement continué ce commerce, et même lui a donné un plus grand développement, en achetant d’abord quelques éditions à Poulet-Malassis, puis en faisant faire lui-même des réimpressions en Belgique, en répandant en France un grand nombre de prospectus pour faire connaître ces ouvrages et en les vendant à toutes les personnes qui en demandaient ;

Que ces faits de publication, de mise en vente et de vente, résultent de l’instruction, et notamment de la correspondance et des pièces trouvées au domicile de Gay et de ses co-prévenus, de la saisie et quatre-vingt-trois volumes, pratiquées le 13 janvier dernier dans le magasin de Gay et dans un sac de nuit lui appartenant, ainsi que des déclarations de Blanche et de Sauvan ;

Que les ouvrages mis en vente et vendus par lui en 1863 et 1864, sont : 1° La Guerre des Dieux, etc., etc. (ici sont les titres de vingt autres ouvrages) ;

Que parmi ces ouvrages, les uns présentant dans toutes leurs parties un caractère d’immoralité et d’obscénité qui en rend la publication dangereuse pour les bonnes mœurs et les autres… (Ce jugement produit ici la distinction faite plus haut à l’égard des ouvrages du prévenu Poulet-Malassis) ;

Qu’en mettant en vente et en vendant ces ouvrages, Gay a commis le délit prévu et puni par les articles 1 et 8 de la loi du 17 mai 1819 ;

Qu’il a encore commis le même délit en mettant en vente et en vendant les gravures et dessins représentant des sujets obscènes, les uns en feuilles et les autres accompagnant quelques-uns des ouvrages ci-dessus indiqués, notamment les trois suivants …. etc, etc. ;

Que des mêmes faits rapportés ci-dessus, il résulte encore que Gay a encouru les peines portées par l’art.27 de la loi du 26 mai 1819, en vendant des ouvrages déjà condamnés, etc., etc. (Comme plus haut) ;

Qu’il a contrevenu à l’article 19 de la loi du 21 octobre 1814, en détenant et vendant des ouvrages sans nom d’imprimeur… (Mêmes motifs que ci-dessus)

Et enfin qu’il a contrevenu, pour atténuer ses torts, déclaré, comme dans la précédente poursuite, que les ouvrages qu’il a imprimés et vendus sont intéressants à conserver et à connaître au point de vue de la philosophie, des mœurs et de l’histoire ; qu’il n’a pas été dans sa pensée de fournir un aliment à la corruption et à la débauche, ni même de chercher dans son commerce une nouvelle source de profits ; qu’enfin il s’est protégé par l’autorisation de réimprimer un de ses ouvrages à un nombre déterminé d’exemplaires ;

Mais attendu que, même dans ce cas exceptionnel, Gay ne s’est pas conformé aux conditions expresses qui lui avaient été imposées ; que sa bonne foi ne peut être admise, surtout après une première condamnation, quand on le voit donner à ses prospectus une aussi grande publicité et répondre indistinctement aux demandes qui lui sont faites ; que d’ailleurs, sans avoir à examiner si la science des bibliophiles est sérieusement intéressée dans cette question, il est certain que cet intérêt ne saurait jamais prévaloir sur celui de la morale publique et des bonnes mœurs, auquel il ne peut être porté atteinte sous aucun prétexte ;

A l’égard de Randon,

Attendu que le 16 décembre dernier, il a été saisi dans son domicile des ouvrages obscènes, ainsi que des albums, des photographies et des dessins représentant des sujets obscènes ; que de l’instruction et de ses aveux, il résulte qu’après avoir été employé chez un libraire pendant plusieurs années, jusqu’au mois d’avril 1864, il s’est livré pour son compte au commerce de la librairie, en achetant des livres dans les ventes ou à des commissionnaires, tels que Blanche, et en les revendant soit des libraires, soit plutôt à des particuliers ; qu’il reconnait n’avoir pas un brevet de libraire, avoir été trouvé détenteur des ouvrages suivants qui ne portent pas de nom d’imprimeur (suivent les titres de cinq ouvrages) avoir mis en vente les ouvrages suivants, dont la condamnation judiciaire a été publiée, etc., ( quatre ouvrages sont indiqués), avoir mis en vente et vendu cinq autres ouvrages obscènes, et, en outre, des gravures, images et lithographies, soit en feuilles, soit en albums ;

Attendu que tous ces dessins représentent des sujets obscènes et que tous ces ouvrages offrent, ainsi qu’il a été déjà dit, dans leurs détails, comme dans leur ensemble, par la forme et par le fonds, le même caractère d’offense à la morale et aux bonnes mœurs ;

Que Randon s’est donc rendu coupable de contraventions et délits prévus et punis … (comme plus haut) ;

A l’égard de Hélaine,

Attendu que le 18 décembre dernier, il a été saisi dans son magasin de marchand d’estampes des cartes photographiques dont la vente n’est pas autorisée, et des cartes photographiques représentant des sujets obscènes ;

Qu’à l’égard de ces derniers, la spontanéité de la déclaration d’un des commis de Boivin peut faire naitre un doute sur le point de savoir s’ils appartiennent à ce dernier et s’il savait leur existence dans son magasin ; que ce doute doit lui profiter ;

Mais attendu qu’il est établi judiciairement que Boivin a vendu en 1864, à Randon notamment, un certain nombre de dessins ou gravures et de poupées représentant des emblèmes et des sujets obscènes, et qu’il s’est ainsi rendu coupable du délit et de la contravention punis et prévus par les articles 1 et 8 de la loi du 17 mai 1819 et 22 décret du 17 février 1852 ;

A l’égard de Margoutaud,

Attendu que le 13 janvier dernier, pendant le déménagement qu’opérait ce marchant relieur, il a été saisi en sa possession un grand nombre des ouvrages indiqués ci-dessus comme outrageant la morale et les bonnes mœurs ; qu’après avoir avoué que depuis quelque temps il s’était livré à la vente des livres obscènes, il est revenu sur cet aveu, en prétendant qu’il s’était toujours borné à exercer son commerce de relieur, et que tous les livres trouvés en sa possession ne lui avaient été remis que pour être brochés et reliés ;

Mais qu’il n’est pas pas possible d’admettre cette dernière version quand on rencontre à la fois tant de livres obscènes et 44 exemplaires d’un même ouvrage, et quand il ne peut indiquer ni les personnes qui les lui auraient envoyés, ni même signés propres à les reconnaitre sans les compromettre et sans écrire leurs noms ; qu’il a été aussi trouvé en sa possession des gravures et lithographies représentant des sujets obscènes (suivent six noms de dessins obscènes), qui évènement n’avaient pas été par lui achetés que pour vendre et en tirer profit ;

Qu’il en résulte donc contre Margoutaud la preuve d’avoir, à Paris, en 1864, exercé le commerce de la librairie sans avoir obtenu le brevet exigé par la loi ; d’avoir, faisant le commerce, été trouvé détenteur d’ouvrages sans nom d’imprimeur, savoir (suit la désignation de dix ouvrages dont nous avons déjà donné les titres) ; d’avoir, dans le même temps, mis en vente et vendu des ouvrages dont la condamnation a été publiée dans les formes prescrites, savoir (cinq ouvrages sont cités) ; d’avoir, dans le même temps, commis le délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs en mettant en vente et en vendant les ouvrages ( 22 déjà nommé) ;

En mettant en vente et vendant des gravures et lithographies représentant des objets obscènes ; les unes en feuilles, les autres accompagnant les livres ci-dessus désignés ;

Et enfin d’avoir mis en vente ou vendu des dessins non autorisés par l’administration, ce qui constitue les délits et contraventions prévus et punis par les art. 24 du décret du 17 février 1852, 19 de la loi du 26 mai 1819, 1er et 8 de la loi du 17 mai 1819 et 22 du décret du 17 février 1852 ;

A l’égard de Chauvet,

Attendu que le 7 janvier dernier, il a été sais au domicile de ce prévenu et dans le bureau qu’il occupe comme employé dans l’administration des Petites-Voitures, des photographies et une grande quantité de dessins coloriés ou non coloriés représentant des sujets obscènes, les uns terminés, les autres en voie d’exécution ; qu’il résulte de ses aveux que ces dessins étaient en partie commandés et destinés à être vendus, et que depuis deux ans il composait ou copiait des dessins de même nature et les vendait à diverses personnes, notamment à Blanche ;

Qu’il est également établi et avoué par le prévenu qu’il a vendu l’ouvrage intitulé … (un ouvrage déjà indiqué) ;

Qu’il résulte de ces faits que Chauvet a commis à Paris, depuis moins de trois ans, le délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs en vendant des dessins et aquarelles, ainsi que l’ouvrage intitulé (un ouvrage déjà indiqué) , et une contravention en vendant des dessins non autorisés par l’administration, délit et contravention prévus punis par les articles 1 et 8 de la loi du 17 mai 1819 et 22 du décret du 17 février 1852 ;

A l’égard d’Halphen,

Attendu que s’il a échangé avec Hélaine contre des livres quelques dessins obscènes, cet acte isolé ne saurait constituer à sa charge la publicité nécessaire pour justifier le délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs et la contravention qui lui sont reprochés ;

Le renvoie de la poursuite sans dépens ;

Et à l’égard de tous les autres prévenus ;

Vu les articles précités,

Vu aussi l’article 365 du Code d’instruction criminelle et l’article 463 au profit de Blanche, de Gay, de Randon, de Hélaine et de Margoutauc,

Condamne Poulet-Malassis à une année d’emprisonnement et à 500 fr. d’amende ; Sauvan, à quatre mois d’emprisonnement et à 100 fr. d’amende ; Gay, à quatre mois d’emprisonnement et à 500 fr. d’amende ; Bayard, à trois mois d’emprisonnement et à 100 francs d’amende ; Margoutaud et Randon, chacun à deux mois d’emprisonnement et à 100 fr. d’amende ; Boivin, Hélaine et Chauvet, chacun à un mois d’emprisonnement et à 100 fr. d’amende ; les condamne chacun à un dixième des dépens ;

Déclare toutes les condamnations ci-dessus recouvrables par la voie de la contrainte par corps, et prononce la solidarité entre Blanche, Sauvan, Poulet-Malassis et Bayart :

Déclare confisqués les livres, dessins et objets qui ont été saisis et qui sont retenus comme éléments des condamnations ci-dessus prononcées ; dit qu’ils seront détruits, ainsi que les exemplaires et reproductions qui pourront être saisis ultérieurement ;

Fixe à un an la durée de la contrainte par corps contre chacun de ceux dont les condamnations pécuniaires s’élèveraient au-dessus de 300 fr.

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