La démocratie directe aux Etats-Unis d’Amérique

Les Américains ont un nombre considérable d’occasions de voter. Ils ont l’occasion de voter en vue de la désignation du président des Etats-Unis, des membres du Congrès, des gouverneurs, de nombre de procureurs d’état ou de juges d’Etat[1], des maires. En fonction de leur lieu de résidence, ils peuvent voter en vue de la désignation des membres du conseil de comté et/ou de municipalité, du shérif, des recteurs des écoles… Et, pendant ou en dehors des périodes électorales, les Américains sont régulièrement conviés, spécialement à l’échelle de l’Etat, à des consultations de démocratie directe.

A. Initiatives populaires, référendums et recalls

L’initiative est une procédure inaugurée en 1898 dans le Dakota du Sud et consistant pour les électeurs d’un état agissant par pétition, ou bien à déposer au parlement un texte de loi, ou bien à le soumettre au vote  des citoyens. L’initiative peut se rapporter à la législation ordinaire ou aspirer à modifier la Constitution de l’Etat. Depuis l’adoption en 1992 de l’initiative par le Mississippi, le pouvoir d’initiative est reconnu dans vingt-quatre états. Suivant les états, l’initiative est directe ou indirecte, deux Etats (l’Utah, l’état de Washington) laissant le loisir aux électeurs de choisir entre l’initiative directe et l’initiative indirecte. Avec l’initiative directe[2], dès lors que les conditions de recevabilité de la pétition portant initiative législative ou constitutionnelle sont réunies, notamment celle tenant au nombre de signatures populaires requises par le droit, cette initiative est soumise aux électeurs. L’initiative indirecte[3] fait en revanche intervenir la législature de l’Etat dans des configurations variables suivant les Etats, mais avec le principe selon lequel les électeurs doivent eux-mêmes se prononcer, soit après le rejet de l’initiative, soit parce que la législature s’est abstenue de se prononcer, soit parce que la législature de l’état a formé un texte concurrent. Si l’initiative populaire est généralement sanctionnée par un vote populaire à la majorité simple, certains états prévoient des règles plus contraignantes d’adoption des textes dans le cadre de cette procédure. Tel est le cas dans ceux des états qui ne reconnaissent d’autorité légale au résultat de la consultation populaire d’initiative que pour autant qu’une participation minimale a été atteinte. Tel est encore le cas dans le Nevada où lorsque l’initiative porte sur la révision de la Constitution, il faut à l’initiative populaire réunir à deux reprises une majorité simple dans deux consultations relatives à cette initiative organisées au cours de deux élections générales successives.

Le referendum désigne aux Etats-Unis deux types de consultations populaires. Le legislative referendum, qui est universel aux constitutions de tous les états, concerne la situation dans laquelle les électeurs sont conviés par la législature de l’Etat à se prononcer sur un texte de loi adopté par les parlementaires. Dans certains Etats, ce référendum est obligatoire pour certains types de textes tels que des révisions de la Constitution de l’état. Autrement dit, le legislative referendum conditionne l’entrée en vigueur d’un texte de loi. Le popular referendum (ou veto referendum en Californie)[4] consiste quant à lui dans la faculté pour les électeurs d’empêcher l’entrée en vigueur d’un texte de loi en réunissant contre lui, dans un certain délai après son adoption par la législature, une pétition référendaire.

Le Recall consiste en une révocation par les citoyens du détenteur d’une fonction publique élective avant l’expiration de son mandat. Cette révocation est accompagnée de l’élection ou de la désignation de son successeur. La première occurrence de cette procédure est datée de 1903 à Los Angeles avant sa transposition en 1908 dans le Michigan et l’Oregon à l’échelle d’un état pour les fonctions électives dudit Etat. Cette procédure est plus souvent éprouvée pour des titulaires de fonctions publiques électives infra-étatiques (conseillers municipaux, conseillers d’administration scolaire…), même si ce sont aujourd’hui vingt constitutions d’état qui contiennent une procédure de Recall[5]applicable aux titulaires de fonctions électives de l’Etat.

Le recall est un mécanisme de responsabilité politique directement confié aux citoyens. Ce en quoi il se distingue de l’Impeachment, un mécanisme de responsabilité juridique, qui n’existe pas moins dans les états qu’au niveau fédéral, avec une mise en accusation par la chambre basse et un jugement par la chambre haute. Aussi, différentes constitutions d’Etats prévoyant le recall pour les titulaires de fonctions publiques électives ne conditionnent-elles pas le recall à des motifs particuliers. Et, lorsque ces motifs sont donnés par la Constitution de l’Etat, il peut s’agir de l’incompétence ou de l’inaptitude physique ou mentale, de l’incompétence, de la négligence, de la condamnation pour certaines infractions. Entre autres conditions de recevabilité, la pétition de recall lancée par les citoyens doit réunir un nombre minimal de signatures variable entre les Etats et au sein d’un même Etat selon les fonctions publiques électives. Dans certains états, les électeurs votent le même jour et par des bulletins distincts, d’une part sur l’opportunité de révoquer l’élu en exercice et, d’autre part, sur le nom de son successeur. Dans d’autres Etats, un premier vote populaire porte sur la révocation elle-même, puis un second vote électif du successeur est organisé dans un délai prévu par les textes. Certains Etats encore ne prévoient qu’un vote de révocation sans l’assortir d’une élection spéciale d’un successeur. Dans l’attente de la prochaine élection générale, l’intérimaire de l’élu révoqué est désigné par un organe prévu par les textes, avec cette curiosité de l’Idaho et du Kansas où en cas de recall du Gouverneur, c’est l’intéressé qui désigne son intérimaire au sein de son parti politique, sur une liste de personnes arrêtée par un comité spécial dudit parti.

En Amérique comme ailleurs, les procédés de démocratie directe ont leurs partisans et leurs détracteurs, leurs argumentations étant somme toute classiques. Les premiers idéalisent l’initiative, le référendum et le recall en tant que ces procédures, d’une part, rappellent constamment aux détenteurs de fonctions publiques électives que la souveraineté politique appartient aux citoyens, d’autre part, encouragent les citoyens à s’intéresser constamment aux affaires publiques. Dans l’autre sens, ces procédures sont critiquées par ceux qui leur reprochent de pouvoir distraire le débat public de questions plus pertinentes que d’autres et de privilégier les débats promus par des organisations sociales ayant les moyens financiers les plus importants.

Les données statistiques disponibles sur les initiatives, les référendums et les recalls attestent principalement de ce que ces procédures sont relativement banalisées dans ceux des Etats qui les prévoient, la part statistique la plus importante des recalls, soit les trois quarts d’entre eux, étant néanmoins relativement invisible à l’échelle de l’état et encore moins de l’Amérique, puisqu’ils ont lieu à des échelles inférieures à celles de l’Etat : conseillers municipaux, membres des exécutifs municipaux, conseils de comtés, exécutifs de comtés, maires, commissions scolaires (school boards), shérifs. À l’échelle entière des Etats, et tout au long de l’année 2014, il y eut ainsi 245 textes soumis aux électeurs au titre d’initiatives ou de référendums dans 44 états. Entre 1913 et 2016, la procédure de recall a été déclenchée vingt-six fois contre des membres des législatures des états, la Californie (8 fois) et le Wisconsin (6 fois) étant particulièrement friands de cette procédure pour la mise en cause de parlementaires. Hasard ou non, l’année 2015 fut particulièrement riche en recalls. Ceux-ci furent dirigés contre : ‒ trente-deux maires, dont six en Californie ; ‒ onze législateurs d’Etat (dont quatre en Californie et quatre dans l’Oregon) ; ‒ quatre gouverneurs (Doug Ducey dans l’Arizona, John Kitzhaber dans l’Oregon, Rick Snyder dans le Michigan et Sam Brownback dans le Kansas).

B. Les petition drive management firms

Lorsqu’elles sont pratiquées à l’échelle de l’état, les procédures de démocratie directe font intervenir des entreprises d’un genre particulier : les petition drive management firms (ou petition drive management companies). Ces entreprises commerciales sont chargées par les personnes physiques ou morales intéressées à faire prospérer une consultation populaire directe sur tel ou tel objet de recueillir les signatures exigées par les textes pour la recevabilité d’une pétition de convocation d’une consultation populaire. Ces entreprises s’appellent Allied Data Service, Arno Political Consultants, Bader & Associates, Inc., Campaign Finance, Democracy Resources, Fieldworks, Jefferson Adams Consulting Inc., Kimball Petition Management, LAMM Political Partners, LLC, Masterson & Wright, National Ballot Access, National Petition Management, National Voter Outreach, Petition Partners, Progressive Campaigns, Inc.Schumacher & Associates LLC, Silver Bullet LLC, Signature Masters Inc.

Les petition drive management firms doivent leur existence au fait que le nombre de signatures à recueillir pour la recevabilité d’une procédure peut être élevé, que de toutes les manières, il convient d’en réunir bien plus qu’il n’en faut et qu’il faut les authentifier plutôt que prendre le risque de les voir invalidées en nombre significatif par les services administratifs chargés de les vérifier. En Californie, et pour la période allant de 2015 à 2018, la loi exige 585.407 signatures pour une pétition d’initiative constitutionnelle, 365.880 pour une initiative législative, 365.880 pour un veto referendum (popular referendum). Or, ces seuils peuvent être significativement plus élevés puisqu’ils sont révisés tous les quatre ans en fonction du taux de participation à la plus récente élection du Gouverneur. Ainsi, dans la période 2011-2014, ce sont 807.615 signatures qui étaient exigées pour les pétitions d’initiative constitutionnelle, 504.760 pour les pétitions d’initiative législative et 504.760 pour les pétitions en faveur d’un veto referendum.

La difficulté des petition drive management firms à collecter les signatures exigées pour les pétitions de démocratie directe dépend beaucoup du nombre de pétitions en concurrence dans la recherche de signatures, car plus ce nombre est élevé plus certaines pétitions peinent à obtenir la visibilité médiatique et les relais sociaux qu’elles voudraient avoir. L’activité des entreprises de collecte de pétitions est donc à mi-chemin entre un travail notarial et un travail de communication, ce dernier passant par l’emploi de salariés chargés de la prospection des signatures. Derrière cette activité, se pose la question du coût financier des pétitions en vue de consultations populaires. En Californie, et pour la période allant de 2005 à 2016, le coût moyen des dépenses en vue de la réunion des signatures pétitionnaires d’initiatives a été estimé à 2.092.020 de dollars soit au total plus de 130 millions de dollars pour les 63 initiatives soumises aux électeurs dans la même période[6]. Toujours en Californie, l’initiative la plus chère dans la période contemporaine a été celle de 2012 en vue d’une révision constitutionnelle relative à la hausse des impôts. Cette initiative, écrit Charles Aull, a coûté 8,7 millions de dollars pour 807.615 signatures, soit en moyenne 10.772 dollars par signature[7]. Il faut avoir ces montants à l’esprit pour comprendre pourquoi les procédures de démocratie directe sont un objet important des législations d’Etat relatives au financement et à la transparence des activités politiques.

C. De la proposition 13 à la California “Sodomite Suppression” Initiative

Il existe quelque chose comme une culture californienne des procédés de démocratie directe, qui est peut-être liée à l’ancienneté et au caractère universel de ces procédures dans cet Etat. Ancienneté, parce qu’elles sont inscrites dans le droit constitutionnel de la Californie depuis le tout début du XXe siècle. Universalité, parce que l’initiative y coexiste avec le référendum et le recall et que l’initiative et le référendum sont applicables aussi bien aux lois ordinaires qu’aux modifications de la Constitution de l’Etat.

Cette culture californienne des procédés de démocratie directe attire de temps à autre l’attention mondiale. Ce fut le cas en 1978 avec la « proposition 13 » adoptée par près des deux tiers des électeurs et qui, entre autres règles, a prévu que les impositions de biens immobiliers ou fonciers ne pouvaient dépasser un très faible pourcentage (entre 1 % et 2 %) de la valeur du bien en cause. Ce fut encore le cas en 2003 avec la révocation par recall du gouverneur Gray Davis. Cette culture californienne des procédés de démocratie directe fut néanmoins mise à l’épreuve en 2015 lorsqu’un avocat et citoyen de l’Etat, Matthew McLaughlin, a présenté en vue du cycle électoral de novembre 2016 une initiative relative à la « suppression de la sodomie » (California “Sodomite Suppression” Initiative). Aux termes de l’exposé des motifs de ce texte, la sodomie était « un mal monstrueux que Dieu Tout-Puissant (…) ordonne de supprimer » et toute personne qui touche consciemment une autre personne du même sexe à des fins de commerce sexuel « doit être tuée » par balles « ou par toute autre méthode commode ». La modification envisagée du Code pénal de la Californie consistait plus exactement en l’interdiction de distribuer ou de transmettre, directement ou indirectement, la « propagande sodomite » à des mineurs. Le texte voulait encore interdire tout emploi public et toute prestation publique aux « sodomites », aux personnes favorables à la « propagande sodomite ».

Ediles et élites californiennes furent d’abord très embarrassés par cette initiative qui se réclamait précisément de la « culture » de la « souveraineté du peuple de Californie ». Aussi les premières réactions consistèrent-elles à concevoir des contre-mesures politiques. Charlotte Laws par exemple, écrivaine, militante politique et figure notoire de la télévision en Californie, lança une contre-initiative pétitionnaire en vue de qualifier légalement d’Intolerant Jackass tout auteur d’une consultation populaire appelant à tuer des gays ou des lesbiennes. Cette qualification emportant l’obligation pour l’intéressé(e) de suivre trois heures de cours de sensibilisation à la tolérance ainsi que l’obligation de verser 5.000 dollars à des organisations militants pour la reconnaissance des droits des homosexuels.

Finalement, c’est bien vers un juge que se tourna Kamala Harris, l’Attorney General de Californie pour faire constater que la consultation populaire envisagée par Matthew McLaughlin était irrecevable puisqu’elle revenait à annihiler des droits garantis par la Constitution des Etats-Unis et par la Constitution de la Californie. En accédant le 22 juin 2015 à cette demande de l’état de Californie, le juge Raymond Cadei de la Cour supérieure du comté de Sacramento a été audacieux et a peut-être même créé un précédent en bloquant a priori une proposition de consultation populaire alors qu’il est plus fréquent que les juges, notamment des juges fédéraux, invalident seulement a posteriori une consultation référendaire qui par son objet ou par sa portée est contraire à la Constitution de l’état ou à la Constitution fédérale. La California “Sodomite Suppression” Initiative fut une expérience assez traumatique pour de nombreux décideurs publics en Californie pour qu’en septembre 2015, une nouvelle loi ait relevé de 200 à 2000 dollars le droit de timbre exigible de la part de l’auteur d’une pétition en vue d’une consultation populaire. Les chambres ne furent cependant pas unanimes dans l’adoption d’une mesure dont certains parlementaires ont redouté qu’elle n’ait un effet réfrigérant sur de « bonnes » pétitions de démocratie directe.

[1][1] Sur l’élection des juges d’Etat comme localisme du droit judiciaire, voir notre étude : « L’exceptionnalisme juridique américain vu des Etats-Unis », in P. Mbongo et R. L. Weaver (dir.), Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine, Institut universitaire Varenne, 2013, p. 46-48.

[2] Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Idaho, Missouri, Montana, Nebraska, Oklahoma, Oregon.

[3] Alaska, Maine, Massachusetts, Michigan, Nevada, Ohio, Wyoming.

[4] Alaska, Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Idaho, Maine, Maryland, Massachusetts, Michigan, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, Nouveau-Mexique, Ohio, Oklahoma, Orgeon, Utah, Washington, Wyoming.

[5] Alaska, Arizona, Californie, Colorado, Dakot du Nord, Géorgie, Idaho, Illinois, Kansas, Louisiane, Michigan, Minnesota, Montana, Nevada, New Jersey, Oregon, Rhode Island, Virginie, Washington, Wisconsin.

[6] C. Aull, « How much does it cost to get an initiative on the ballot in California? », ballotpedia.org, 14 octobre 2015 (en ligne).

[7] Ibid.

Histoire des libertés. La présidence de François Mitterrand

Dans son rapport aux libertés fondamentales, François Mitterrand se distingue significativement de ses prédécesseurs et de ses successeurs sous la Ve République par le fait que sa biographie ‒ au-delà de la fréquentation par l’intéressé de cercles et de manifestations de la « droite de la droite » avant-guerre[1]  ‒ est infiniment plus articulée à ces questions que celles des autres présidents de la République.

François Mitterrand est diplômé en droit (1934-1939). L’on peut faire l’hypothèse qu’ayant fréquenté la faculté de droit avant-guerre, il y a été socialisé à certains questionnements ou à des réflexions de nature plus ou moins savante sur les « libertés publiques », comme on disait à l’époque[2]. En revanche, François Mitterrand a plutôt été membre du Barreau de Paris qu’il n’a été…  avocat. Peut-être l’inscription au Barreau de Paris était-elle la seule possibilité qui s’offrait alors à qui ne se sentait pas une disposition particulière pour la magistrature ou le notariat[3].

François Mitterrand a plus sûrement exercé de très nombreuses fonctions politiques dans le contexte desquelles la référence aux « libertés publiques » fut centrale à différents égards[4]. En tant que député de la Nièvre (1946-1958), il fut membre de la commission de la presse, secrétaire d’État à la présidence du Conseil chargé de l’information  dans le cabinet André Marie (26 juillet 1948-5 septembre 1948), Secrétaire d’état à la vice-présidence du Conseil dans le deuxième cabinet Robert Schuman (5 septembre 1948-11 septembre 1948), Secrétaire d’État à la Présidence du Conseil dans le premier cabinet Henri Queuille (11 septembre 1948-28 octobre 1949), membre de la commission de l’Intérieur (27 janvier 1956-31 janvier 1956), ministre d’État, garde des sceaux chargé de la Justice  dans le cabinet Guy Mollet (1er février 1956-13 juin 1957). Sénateur de la Nièvre (1959-1962), il fut membre de la commission des affaires étrangères et il fit l’expérience de la levée de son immunité parlementaire le 25 novembre 1959 dans l’affaire de l’Observatoire. Député de la Nièvre (1962-1981), il siégea à la commission des lois jusqu’en 1973 puis à celle des Affaires étrangères jusqu’en 1980.

Surtout, François Mitterrand a accédé à la présidence de la République en 1981 avec une propriété plus distinctive encore : il est le seul président de la République ayant promu une vision dogmatique, systématique des libertés avant son élection. Cette vision dogmatique a eu pour moment intellectuel de référence le Comité d’étude et de réflexion pour une Charte des libertés et des droits fondamentaux qu’il met en place en 1975[5], un comité que présidait Robert Badinter et qui comptait d’autres professeurs de droit comme lui, des avocats, des magistrats. Cette vision dogmatique des libertés a été traduite dans celles des 110 propositions de 1981 et dans ceux des développements du programme législatif du parti socialiste qui se rapportaient aux libertés.

La question que l’on voudrait envisager est celle de la résonance législative (ou réglementaire), sous la double présidence de François Mitterrand, de cette apparente doctrine des libertés. Cette manière d’envisager les choses a au moins une justification formelle (la compétence primaire de la loi en matière de « garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques », art. 34 Const.) et elle exclut du champ de l’étude la jurisprudence luxuriante du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l’Homme, de la Cour de cassation ou du Conseil d’état, puisque par définition, cette jurisprudence n’est pas imputable au président de la République ou à une majorité parlementaire. La thèse que l’on se propose de défendre est la suivante : même si, en effet, il y eut, l’abolition de la peine de mort (1981), la « dépénalisation de l’homosexualité » (1982) ou les lois Auroux, vue de manière plus globale, la politique législative des gouvernements de gauche sous la double présidence de François Mitterrand n’a pas été révolutionnaire par rapport à ce que Pierre Rosanvallon appelle l’« illibéralisme » français[6]. On voudra vérifier cette thèse en mettant en évidence, s’agissant du libéralisme institutionnel, l’absence dans les décisions prises pendant ces années d’une vision cohérente des freins et des contrepoids (I) et, s’agissant du pluralisme, la perpétuation du magistère de l’état sur la communication sociale (II).

Absence d’une vision cohérente des freins et des contrepoids

Lorsque François Mitterrand arrive au pouvoir en 1981, le système institutionnel français est confronté à deux défis au regard des standards de la prééminence du droit déjà promus par le Conseil de l’Europe : l’absence d’un véritable tiers-pouvoir (A), la très grande autonomie du pouvoir policier (B).

La question du tiers-pouvoir des juges

Entre 1981 et 1995, le système juridictionnel français s’est considérablement « approfondi », avec le développement considérable d’une jurisprudence du Conseil Constitutionnel relative aux libertés et aux droits fondamentaux ou l’inscription des juridictions françaises dans un système de normes plus complexe et surplombé par des normes constitutionnelles ou d’origine externe qui accroissent nécessairement le pouvoir de ces juridictions.

Exception faite de la suppression de la Cour de sûreté de l’État[7] et de la compétence en temps de paix des juridictions militaires[8], l’« approfondissement » du système juridictionnel français doit ainsi pour une très large part à des facteurs extérieurs à une décision des organes politiques élus. En effet, la rampe de lancement du Conseil constitutionnel a été installée dans les années 1970. Quant à l’acceptation par la France des instruments internationaux et européens relatifs aux libertés et aux droits fondamentaux, son assise dans le champ politique s’élargit dans les mêmes années 1970. Il est vrai cependant que cette tendance ne trouve son point d’orgue que dans les trois premières années de la présidence de François Mitterrand, avec : l’acceptation du droit de recours individuel devant la défunte commission européenne des droits de l’Homme (1981) ; l’acceptation du recours individuel devant le comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (1982) ; la déclaration française de mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies du 9 septembre 1975 sur la protection des personnes contre la torture, les peines et les traitements cruels, inhumains et dégradations (1982) ; la ratification de la Convention européenne relative à la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données personnelles (1982) ; la ratification du premier protocole au pacte international relatif aux droits civils et politiques (1983) ; la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1983). Cette pleine inscription de la France dans la protection internationale des libertés et des droits ne s’est pas toujours faite sans ambiguïtés, comme le montre, par exemple, le fait que, dans le même temps, les réserves françaises à la CESDH ou aux pactes des Nations unies de 1966 n’avaient pas été levées. C’est que, en effet, ces initiatives étaient plutôt souvent perçues par le Gouvernement comme autant de « gestes symboliques » dont il n’attendait pas qu’ils affectent les pratiques françaises mais qu’ils consolident la politique extérieure de la France, notamment les condamnations françaises des violations des libertés et des droits commises à l’étranger[9].

L’« approfondissement » du système juridictionnel français n’est cependant pas allé jusqu’à une remise en cause radicale de la subordination du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif. De manière constante entre 1958 et 1981, François Mitterrand, et avec lui toute la gauche parlementaire, a mis en cause la partialité des recrutements judiciaires, la partialité des nominations et des avancements, la pratique de sanctions arbitraires, les compromissions du Conseil supérieur de la magistrature. Dans sa dimension constitutionnelle, cette question intéressait le Titre VIII de la Constitution (« De l’autorité judiciaire ») et spécialement les articles 64 et 65 dont la rédaction était la suivante en 1981 :

Article 64

Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature.

Une loi organique porte statut des magistrats.

Les magistrats du siège sont inamovibles.

Article 65

Le Conseil supérieur de la magistrature est présidé par le Président de la République. Le ministre de la justice en est le vice-président de droit. Il peut suppléer le Président de la République.

Le ministre de la justice en est le vice-président de droit. Il peut suppléer le Président de la République.

Le Conseil supérieur comprend en outre neuf membres désignés par le Président de la République dans les conditions fixées par une loi organique.

Le Conseil supérieur de la magistrature fait des propositions pour les nominations des magistrats du siège à la Cour de cassation et pour celles de premier président de cour d’appel. Il donne son avis dans les conditions fixées par une loi organique sur les propositions du ministre de la justice relatives aux nominations des autres magistrats du siège. Il est consulté sur les grâces dans les conditions fixées par une loi organique.

Le Conseil supérieur de la magistrature statue comme conseil de discipline des magistrats du siège. Il est alors présidé par le premier président de la Cour de cassation.

Dans ses 110 propositions en vue de l’élection présidentielle en 1981, François Mitterrand écrivait seulement : « L’indépendance de la magistrature sera assurée par la réforme du Conseil supérieur de la magistrature ». Les critiques plus générales et substantielles de la gauche contre le statut formel de la magistrature et les pratiques prêtées aux gouvernements de droite n’ont cependant pas concrétisé une politique d’émancipation du pouvoir judiciaire après l’alternance de 1981, par crainte du « corporatisme judiciaire » et de la « politisation de la justice ». Cette double crainte est balisée par deux moments notables entre 1981 et 1993[10].

Le premier de ces moments fut l’installation le 25 janvier 1982 par le garde des Sceaux Robert Badinter d’une « commission de réforme du Conseil supérieur de la magistrature et du statut de la magistrature ». La réflexion de cette commission fut d’autant plus laborieuse qu’il lui fallait tenir compte des divergences profondes entre les organisations professionnelles des magistrats ainsi que des propositions réformistes formulées avant l’alternance par François Mitterrand et par le parti socialiste. Au demeurant, le Gouvernement avait cru devoir faire savoir que les conclusions de la commission « ne sauraient [l’]engager »[11]. Et, après que le rapport de la commission fut enfin remis en avril 1983 ‒ soit avec un an de retard sur l’agenda prévisionnel ‒ le Gouvernement conçut de consulter les magistrats sur ses propositions. Les divergences des magistrats sur la configuration idéale de leur corps furent suffisamment manifestes pour qu’il parût évident au Gouvernement qu’une réforme consensuelle était proprement inconcevable[12]. En plus de l’évidence que la révision constitutionnelle nécessitée par certaines demandes du corps judiciaire et par certaines propositions du parti socialiste avant l’alternance n’avait guère de chances, avec un Sénat à droite, de réunir 3/5e des suffrages exprimés dans un congrès du parlement à Versailles.

Le deuxième moment formel d’expression d’une crainte du « corporatisme judiciaire » et de la « politisation des juges » fut l’échec du réformisme judiciaire du ministre de la Justice Pierre Arpaillange (1988-1990), dans des conditions plus ou moins comparables à l’échec du réformisme judiciaire de Robert Badinter sous le premier septennat de François Mitterrand. L’ambition réformiste prêtée à Pierre Arpaillange à sa nomination comme garde des Sceaux du premier gouvernement de Michel Rocard devait en réalité davantage à sa qualité de magistrat et à sa réputation de juriste libéral qu’à l’existence d’une doctrine claire et précise du président de la République réélu, du nouveau premier ministre ou même du nouveau garde des Sceaux sur une éventuelle réforme judiciaire. Aussi Pierre Arpaillange conçut-il à son tour de faire « réfléchir » une commission sur la réforme souhaitable du Conseil supérieur de la magistrature et du statut de la magistrature (nominations, avancements, discipline). Cette réflexion fut confiée à la « commission permanente d’études » du ministère de la Justice. Celle-ci perdit en chemin son crédit en raison du départ de l’Union syndicale des magistrats, un départ justifié par l’absence de garanties expresses du chef de l’État en faveur de l’initiative constitutionnelle nécessaire à la réforme judiciaire souhaitée par l’organisation professionnelle.

C’est François Mitterrand lui-même qui finit par expliciter sa défiance à l’égard du « corporatisme » et de la « politisation » à l’occasion d’une allocution prononcée devant la Cour de cassation le 30 novembre 1990 dans le cadre des festivités marquant le bicentenaire de la Cour :

« On discute beaucoup du Conseil supérieur de la magistrature. J’ai moi-même, naguère, pris part à cette controverse, et l’on me renvoie de temps à autre ‒ c’est de bonne guerre ‒ à mon engagement de 1981, rédigé en ces termes : ‟l’indépendance de la magistrature sera assurée par la réforme du Conseil supérieur de la magistrature”, formule brève et même, je l’admets, un  peu courte, mais je n’ai rien à y redire. Faut-il recourir pour cela au grand appareil de la révision constitutionnelle ? Certains le souhaitent qui voudraient rompre tout lien avec le chef de l’État.

L’article 64 de la Constitution dit en effet : ‟Le président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire”. Et qu’il est ‟assisté par le Conseil supérieur de la magistrature”. Mais alors, je vous le demande, qui serait le garant de votre indépendance dans notre République ? Les organisations professionnelles et syndicales ? La corporation ? Sous le prétexte de protéger les magistrats contre les abus éventuels du pouvoir politique, toujours soumis au contrôle du Parlement et de l’opinion publique, on instaurerait l’emprise sur la magistrature des pouvoirs irresponsables… Plus sage, il me semble serait de modifier la loi organique du 22 décembre 1958 »[13].

Les préventions exprimées en 1990 par François Mitterrand sont en réalité déjà caractéristiques des programmes de la gauche dans les années 1970, au point que les visages du Conseil supérieur de la magistrature étaient remarquablement variables d’un programme à un autre et qu’un non-dit traverse cette production : l’adhésion de la gauche à la subordination des magistrats du parquet au pouvoir exécutif. Ce non-dit fut lui aussi explicité par François Mitterrand dans la même allocution du 30 novembre 1990 :

« Ceux qui, hors de la magistrature, par ignorance ou par sectarisme, contestent par exemple le rôle du parquet devraient apprendre ou réapprendre que selon notre tradition très ancienne d’avant la Révolution française, c’est le pouvoir exécutif chargé de l’ordre public qui a, naturellement, la responsabilité des poursuites et que cette tradition existe dans bien d’autres démocraties et ce, dans le cadre de dispositions qui chez nous, laissent au parquet une grande marge d’appréciation. Nous ne reviendrons pas là-dessus ».

De fait, ni la loi organique du 25 février 1992 modifiant l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, ni la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 portant révision de la Constitution du 4 octobre 1958 et modifiant ses titres VIII, IX, X et XVIII (réforme du Conseil supérieur de la magistrature) ne mirent en cause la subordination des magistrats du parquet au pouvoir exécutif. Cette question ne devient un aspect du réformisme judiciaire de la gauche qu’au tournant des années 2000, à la faveur de pressions politiques (une demande pressante d’organisations professionnelles des magistrats et de la presse) et de facteurs juridiques (l’évidence de la nécessité d’une révision constitutionnelle pour ce faire[14], les arrêts Medvedyev et autres c. France (29 mars 2010) et Moulin c. France (23 novembre 2010) de la Cour européenne des droits de l’Homme concluant que le parquet français ne saurait être analysé comme étant une « autorité judiciaire » au sens de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme).

La question du pouvoir policier

La question du pouvoir policier et de sa libéralisation fut particulièrement importante dans le débat public français des années 1960-1970.

Cette importance devait, concurremment, à des considérations factuelles et à des considérations idéologiques. Au nombre des considérations factuelles, l’on peut ranger : ‒ la guerre d’Algérie et la critique des « crimes d’état » commis dans ce contexte ; ‒ l’effervescence politique portée dans les années 1960 et 1970 par des radicalismes de droite et de gauche et dont la loi « anti-casseurs »[15] fut l’une des réponses formelles des pouvoirs publics ; ‒ la confrontation entre le thème de la « sécurité » porté par la droite et celui du « sentiment d’insécurité » porté par la gauche[16] et la résonance de cette opposition en matière de politique pénale, de contrôles d’identité de police administrative, d’éloignement des étrangers du territoire. Deux considérations « idéologiques » justifiaient par ailleurs l’importance à gauche de cette question. Il s’agit, d’une part, de la critique marxiste des institutions policières[17] dont certains à gauche se revendiquaient et, d’autre part, du soupçon à gauche d’un « noyautage fasciste » des institutions policières.

Entre 1981 et 1995, la question du pouvoir policier et de sa libéralisation n’est plus seulement un marqueur entre droite et gauche, elle devient un objet de dissensus au sein même de la gauche, voire au sein même du parti socialiste. Ce dissensus interne au parti socialiste aura eu plusieurs moments de référence, à commencer par l’enterrement du rapport Belorgey sur la réforme de la police (1982-1983)[18]. En substance, ce sont trois enjeux que recouvre la question du pouvoir policier et de sa libéralisation : la définition du périmètre policier légitime, la limitation des prérogatives policières, le refus de l’autonomie policière.

Le périmètre policier légitime

L’on peut filer la politique législative (ou l’absence de politique législative) de François Mitterrand sur l’enjeu du périmètre policier en envisageant la question de la mission policière de conservation des biens et des personnes et la question des « polices parallèles ».

Conservation des biens et des personnes. Formellement, les activités policières de conservation des biens et des personnes sont une composante des objectifs de valeur constitutionnelle de « sauvegarde de l’ordre public » et de « recherche des auteurs des infractions ». Ces activités sont néanmoins balisées par différents droits et libertés garantis aussi bien au plan constitutionnel que par des instruments internationaux ou européens : l’interdiction des accusations, des arrestations et détentions arbitraires, la légalité des délits et des peines, la stricte et évidente nécessité des peines, la non-rétroactivité de la loi pénale et la présomption d’innocence.

La politique législative de François Mitterrand dans cette matière était supposée se traduire par une modernisation et une libéralisation substantielle du droit pénal. Cette ambition ne fut menée à son terme qu’après une longue et laborieuse maturation politique et parlementaire. La primo-initiative du nouveau Code pénal de 1992[19] et la philosophie durable de cette réforme ont été définis en réalité par Robert Badinter avec le projet de loi portant réforme du Code pénal déposé au Parlement en 1986. L’exposé des motifs du texte préparé par Robert Badinter confirmait la nécessité d’une nouvelle législation pénale[20] à travers sa description des défauts du Code pénal alors en vigueur :

« *Archaïque par les survivances qu’il comporte. Ainsi le vagabondage et la mendicité constituent-ils encore dans notre code pénal des infractions punies de peines sévères d’emprisonnement. Et le prêtre qui célèbre des mariages religieux sans mariage civil préalable encourt vingt ans de détention criminelle!

* Inadapté aux exigences de notre société. Ainsi les agents économiques essentiels, les sociétés, échappent-elles à toute sanction pénale pour les infractions qu’elles commettent notamment dans le domaine industriel ou en matière de législation du travail.

* Contradictoire si l’on compare certaines dispositions. Dans la hiérarchie des peines du code pénal, les infractions les plus graves sont des crimes punis de réclusion, les moins graves des délits punis d’emprisonnement. Or, aujourd’hui, le trafic de stupéfiants est un délit passible d’une peine de vingt années d’emprisonnement. En revanche, l’abus de confiance commis par un notaire est un crime passible de dix années de réclusion. À la faveur des modifications législatives successives, la hiérarchie pénale a perdu sa cohérence.

* Incomplet, car une grande partie des textes de droit pénal ne figure plus dans le code pénal, mais dans des lois spéciales multiples, difficiles parfois à connaître, ce qui nuit à l’harmonie et à la clarté juridique du droit pénal »[21].

Pour autant, ni le projet Badinter, ni le Code pénal de 1992, ne furent univoquement libéraux car si ces textes participaient de la philosophie pénale ayant fécondé au fil du temps une individualisation et une humanisation des peines, ils ne s’appropriaient pas moins la tendance moderne et contemporaine à la « prolifération des incriminations » à la faveur de nouvelles sensibilités sociales (sécurité, environnement, santé) ou de nouveaux objets sociaux (sport, nouvelles technologies, etc.).

Les « polices parallèles ». La mise en cause de ce qu’il appelle lui-même les « polices parallèles » a été récurrente dans la réflexion politique de François Mitterrand avant son arrivée au pouvoir.

Cette condamnation pouvait désigner, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les « polices privées » qui commencent alors de prospérer. L’encadrement des activités privées de sécurité par la loi du 12 juillet 1983 se fait alors très loin des débats des années 2000 sur la question de savoir si ces activités constituent ou non une « privatisation d’une fonction régalienne de l’état »[22].

La condamnation des « polices parallèles » était spécialement dirigée contre des pratiques d’institutions policières ayant une existence légale[23]. Les « services secrets » français ‒ le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE)[24] ‒ furent ainsi analysés comme une « police parallèle », notamment pour avoir enlevé en février 1963 à Munich et livré à la police française d’une manière peu orthodoxe l’un des responsables de l’OAS, le colonel Antoine Argoud[25], et pour n’avoir pas empêché les services secrets marocains d’enlever à Paris l’opposant Mehdi Ben Barka[26]. Quant aux Renseignements généraux ‒ une administration policière dont les prémisses remontent au XIXe siècle[27] ‒, ils ne furent pas moins qualifiés de « police parallèle », au point que leur « suppression » comptait au nombre des engagements du parti socialiste avant l’alternance.

Après l’alternance, seul le contre-espionnage français fut « réformé »  avec la création en lieu et place du SDECE d’une Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) dont la définition des missions n’était pas moins générale et imprécise que celle des missions de la précédente structure. Le décret du 2 avril 1982 portant création et fixant les attributions de la Direction générale de la sécurité extérieure voulait en effet que cette direction « placée sous l’autorité d’un directeur général relevant directement du ministre de la défense et nommé par décret en conseil des ministres » ait pour mission « au profit du Gouvernement [sic] et en collaboration étroite avec les autres organismes concernés », de « rechercher et d’exploiter les renseignements intéressant la sécurité de la France, ainsi que de détecter et d’entraver, hors du territoire national, les activités d’espionnage dirigées contre les intérêts français afin d’en prévenir les conséquences ». L’affaire du Rainbow Warrior (10 juillet 1985) avait tôt fait de montrer que le décret du 2 avril 1982 en lui-même n’avait pas changé le périmètre ou les méthodes du contre-espionnage français.

À l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, la Direction centrale des renseignements généraux de la Direction générale de la police nationale et les renseignements généraux de la préfecture de Police (Paris) étaient formellement chargés d’une mission d’« information politique, sociale et économique » et d’une mission de surveillance des courses et des jeux. Les mises en cause de cette structure du ministère de l’Intérieur n’ont cependant jamais porté que sur sa mission d’« information générale » du Gouvernement. Ces critiques puisaient à deux considérations : d’une part, la surveillance et/ou l’« infiltration » par les Renseignements généraux des organisations politiques « républicaines » ‒ et non pas des seules organisations « extrémistes » ou « radicales » ‒ ou d’acteurs politiques plus ou moins connus, était analysée comme une « atteinte du pouvoir » à la liberté des partis politiques[28] ; d’autre part, les « remontées » vers le pouvoir politique parisien, via les préfets, de l’« information générale » recueillie localement par les Renseignements généraux, étaient perçues comme un avantage pour les élus politiques de la majorité dans la compétition électorale, puisque, par hypothèse, le Gouvernement pouvait ajuster sa politique aux attentes locales spécifiques saisies par les Renseignements généraux.

La suppression des Renseignements généraux ne fut cependant pas même envisagée sous la présidence de François Mitterrand[29]. Et il a fallu deux « affaires » ‒ l’affaire du pasteur Doucé (1990) et l’affaire de l’« espionnage » du Conseil national du parti socialiste par les Renseignements généraux (1994)[30] ‒ pour voir des textes successifs essayer de « moraliser » les activités de cette dépendance du ministère de l’Intérieur, en donnant une base textuelle à certains fichiers automatisés des Renseignements généraux qui contenaient des informations interdites à la collecte par la loi Informatique et libertés de 1978 (1990-1991), en la dispensant du suivi des partis politiques « républicains » et en l’engageant à un plus important investissement sur des formes de contestation sociale susceptibles d’avoir des conséquences en matière d’ordre public, sur les violences urbaines, sur la criminalité économique, sur les « sectes », sur les « groupements ésotériques ».

Quelles limites pour les prérogatives policières ?

L’ambition d’une limitation des prérogatives policières et d’un contrôle effectif des activités policières a été revendiquée par François Mitterrand, et plus généralement par la gauche, à la faveur d’un certain nombre de débats et textes législatifs antérieurs à l’alternance. Ces débats et ces textes se rapportaient pour certains d’entre eux à certaines mesures policières restrictives de liberté (le contrôle et la régulation des circulations des marchandises et des personnes, les écoutes téléphoniques) et pour certains autres à certaines mesures privatives de liberté et à la nécessité d’un « habeas corpus à la française » (la garde à vue, la détention provisoire[31]).

Contrôle et régulation des circulations des marchandises et des personnes. Cet aspect du pouvoir policier fut caractérisé par un renoncement marquant : la non-abrogation du décret du 1er février 1792 sur les passeports, soit le texte (législatif) qui fonde depuis très longtemps les immixtions de l’administration dans la liberté de circulation des citoyens en dehors de la France[32].

Les contrôles d’identité de police administrative furent l’objet d’un conflit mémorable entre le garde des sceaux Robert Badinter et le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre dans le contexte du débat politique et parlementaire relatif à l’abrogation (totale ou partielle) de la loi « sécurité et liberté »[33]. L’abrogation partielle de ce texte par la loi du 10 juin 1983 laissa donc exister ‒ certes au prix de « précisions » législatives successives et de « cadrages » de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel » dirigés contre les contrôles arbitraires ou discriminatoires ‒ des contrôles d’identité de police administrative.

La police de la circulation des étrangers non-européens connut pour sa part un double statu quo. En premier lieu, la présidence de François Mitterrand ne remit pas en cause le principe de la souveraineté de l’état pour définir les conditions de l’admission ou de l’éloignement des étrangers. Pour ainsi dire, un droit de migrer ne fut pas consacré. En deuxième lieu, si François Mitterrand et les gouvernements de gauche des années 1981-1986 refusaient, s’agissant des étrangers, la superposition du contrôle d’identité et du contrôle de la régularité du séjour, ils ne revinrent pas en 1988 sur cette superposition qui avait entre-temps été introduite dans le droit par le gouvernement et la majorité de cohabitation (1986-1988).

Écoutes téléphoniques. S’il est vrai que les écoutes téléphoniques[34] firent l’objet d’un texte ‒ la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques ‒, il n’est pas moins vrai que la genèse de ce texte ne témoigne pas d’un très grand libéralisme puisque cette loi intervient dix ans après l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir et neuf ans après le rapport sur les écoutes téléphoniques élaboré par une commission présidée par le premier président de la Cour de cassation, Robert Schmelck (1982)[35]. D’autre part, la loi de 1991 fut en réalité la « réception » formelle de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme pour défaut de « base légale » des écoutes téléphoniques administratives ou judiciaires (Kruslin et Huvig c. France, 24 avril 1990) : elle fut donc le produit d’une contrainte extérieure. Surtout, la loi du 10 juillet 1991 ne saurait être considérée comme une amnistie symbolique des écoutes téléphoniques illégales pratiquées tous azimuts entre 1982 et 1986 par la « cellule anti-terroriste de l’Elysée » contre des personnalités du monde de la presse, du monde du spectacle, de la politique, voire des avocats. Aussi bien le tribunal correctionnel (2005) que la Cour d’appel de Paris (2007), à l’appui de leur condamnation des acteurs principaux de ces écoutes, établirent que ces écoutes ne pouvaient pas se réclamer de la protection des intérêts fondamentaux de la nation ou de l’état, puisqu’elles participaient d’une volonté de protéger le chef de l’état de révélations sur sa vie personnelle (l’existence d’une fille naturelle).

L’habeas corpus « à la française ». La référence à un habeas corpus à la française, y compris dans sa profonde ambiguïté, n’est pas plus spécifique à la gauche que circonscrite aux années 1970[36]. Or c’est plutôt la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes (« Loi Guigou ») ‒ son champ était infiniment plus large que les mesures privatives de liberté avant le jugement pénal ‒ que tout autre texte daté de la double présidence de François Mitterrand[37] qui a aura constitué le texte de référence du libéralisme en la matière de la gauche au pouvoir. À cette précision près que ce libéralisme fut lui aussi mis en œuvre sous une forte contrainte extérieure, celle d’une Cour européenne des droits de l’Homme qui, par exemple, dans un remarqué arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992 (donc en pleine présidence de François Mitterrand), a condamné la France pour la violation par une garde à vue des articles 5 § 3, 3 (traitements inhumains et dégradants) et 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme[38].

Refus et acceptation de l’autonomie policière

La question de la soumission de la police au droit va se présenter dans les années 1980-1990 sous l’angle d’une définition, en assortiment de la loi, de principes déontologiques ou éthiques exigibles des forces publiques de sécurité. Cette question, qui est déjà envisagée en 1982 par le Rapport Belorgey, commence de se poser seulement à la toute fin des années 1970, à travers notamment la Déclaration sur la police adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 1979. La loi du 7 août 1985 relative à la modernisation de la police nationale a accédé facilement à cette préoccupation en enjoignant au Gouvernement d’édicter « avant le 31 décembre 1985, par décret en Conseil d’État, un code de déontologie de la police nationale » (art. 4). Cette demande fut satisfaite par le décret du 18 mars 1986 portant code de déontologie de la police nationale. Toutefois, si ce code n’a pas été remis en question par les gouvernements et les majorités ultérieurs, tel ne fut en revanche pas le cas de l’« autorité administrative indépendante » préposée au contrôle externe de la police nationale[39] : le Conseil supérieur de l’activité de la police créé par la gauche … seulement en 1993 (décret du 16 février 1993) est immédiatement supprimé par le Gouvernement d’édouard Balladur (décret du 7 mai 1993) puis remplacé par un Haut conseil de déontologie de la police nationale (décret du 9 septembre 1993)[40].

Perpétuation du magistère de l’Etat sur la communication sociale

« Érigé en tuteur de la société, l’état a toujours prétendu jouer [en France] le rôle d’intercesseur, de médiateur, mais aussi de superviseur de toute communication sociale, au nom des intérêts généraux de la collectivité : c’est par lui qu’il revient de faire circuler l’information à travers la société »[41]. Cette caractéristique fondamentale de la culture politique française, qui voudrait voir l’État avoir la maîtrise de toutes les institutions sociales investies dans ce que François Dubet appelle « le travail sur autrui » (l’école, la justice, les médias), est clairement vérifiable dans la « libéralisation des ondes » en France, dans la « querelle scolaire » de 1984 et dans la production normative relative aux polices des discours et des images datée des années 1981-1995.

L’indépendance et le pluralisme des médias

Deux lois sur la presse ont ponctué la première présidence de François Mitterrand : celle du 23 octobre 1984 relative aux entreprises de presse et celle du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse. Le premier de ces textes fut l’œuvre de la majorité socialiste et du Gouvernement de Pierre Mauroy, le second ‒ qui a abrogé celui de 1984 ‒ fut l’œuvre d’une majorité de « cohabitation » de droite et du Gouvernement de Jacques Chirac mais n’a pas été abrogé par la gauche sous la deuxième présidence de François Mitterrand, ni d’ailleurs plus tard. Et chacun de ces deux textes a eu pour objet de définir des règles relatives à la transparence de la propriété des publications de presse, ainsi que des règles limitatives des concentrations des entreprises de presse.

Il a été dit à l’époque que le premier de ces textes était une « loi anti-Hersant » lorsque le second était une « loi Hersant », parce que Robert Hersant ‒ le propriétaire du groupe de presse (le Groupe Hersant) le plus concerné par ces textes en raison de ses acquisitions successives de journaux et de sa position dominante ‒ était de droite, et que le vaisseau amiral du groupe (Le Figaro) était lui aussi d’une sensibilité de droite. Il ne reste pas moins que les philosophies des deux textes furent diamétralement opposées, et qu’en particulier, le « refus des puissances d’argent » qui a inspiré la loi de 1984 ‒ dans un emprunt idéologique explicite aux rédacteurs des ordonnances sur la presse de la Libération (celles des 22 et 26 août 1944) ‒ a été déterminé par le postulat d’une opposition par nature entre le pluralisme et les concentrations en matière de presse. Le parti socialiste avait pourtant été avisé des limites de ce postulat, voire de sa contre-productivité au regard de l’objectif même de pluralisme de la presse, par un rapport rédigé pour le Conseil économique et social en 1979 par le professeur Georges Vedel[42]. Le rapport Vedel expliquait ainsi que le pluralisme « n’est pas l’envers de la concentration » puisque si « toute suppression d’un titre, pure et simple ou par absorption, est à la fois concentration et régression du pluralisme », l’on ne pouvait cependant pas dire que « le maintien, voire la création d’un titre [a] la signification inverse », cette création pouvant correspondre à une « occupation de terrain » tout sauf intéressée par le pluralisme.

Le programme législatif de François Mitterrand en matière de communication audiovisuelle ne fut pas moins contrarié par ce fonds commun de culture politique partagé par la droite et par la gauche (sauf peut-être dans la période 1986-1988) qui fait que ce sont principalement des préventions qui substantialisent la législation applicable en France à la radio et à la télévision : préventions à l’égard des « puissances d’argent » ; crainte du pouvoir réel ou supposé de la radio et de la télévision et de ses effets pathologiques (réels ou supposés) ; crainte de l’abêtissement des individus par les divertissements audiovisuels[43].

Ces craintes retentirent sur la politique législative de François Mitterrand de différentes manières, loin de la mythologie sur « la libéralisation des ondes » par la gauche. Ainsi, la loi du 9 novembre 1981 « portant dérogation au monopole de l’État », comme son nom l’indique d’ailleurs, n’est pas une loi créant le pluralisme externe en matière de communication audiovisuelle en France, mais une loi qui se propose de pérenniser le monopole public en matière de radio et de télévision, la brèche ouverte dans ce monopole étant simplement en faveur des radios associatives (nouvelle expression d’un refus des « puissances d’argent »). La loi de 1981 ne « tint » pas un an puisque la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, en se substituant à elle, a élargi les possibilités de création et d’émission de « radios libres », dans un contexte (non pris en compte en 1981) où leur installation locale était facilitée par l’abaissement du coût des équipements, où les réseaux (câble, satellites, télématique) et les supports (magnétoscopes, vidéodisques) de communication se développaient, où la mondialisation de la communication prenait son essor avec le développement des satellites de diffusion directe. Les craintes de la gauche en 1981-1982 ne furent d’ailleurs pas levées par la loi Léotard de 1986 mais plutôt relativisées à la lumière des transformations techniques et économiques du secteur audiovisuel : en 1982 comme en 1986, le législateur conçoit donc à la fois des règles garantissant l’équité concurrentielle entre les opérateurs[44], des règles garantissant une police des discours et des images, des obligations positives à caractère culturel pour les opérateurs (quotas de production, quotas de diffusion, qualité des programmes)[45]. Il reste que, dès la loi du 29 juillet 1982, la conception française de la liberté de la communication audiovisuelle est fixée autour de trois principes : la différenciation statutaire de la communication audiovisuelle au sein de la liberté de la communication ; la différenciation statutaire de l’« information » au sein de la « communication » ; l’existence d’une autorité indépendante chargée de garantir le système.

La naissance du pluralisme externe en matière de communication audiovisuelle ne s’est pas caractérisée seulement par une succession de lois séparées les unes les autres de deux ans à peine, voire d’un an (1982, 1984, 1985, 1986, 1989), mais également par l’importance des ingérences formelles[46] ou informelles[47] du pouvoir politique dans l’organisation de ce pluralisme externe, à l’abri d’« autorités administratives indépendantes » pourtant vouées à la « garantie » de la liberté de la communication et à la « régulation » de l’audiovisuel[48].

La « querelle scolaire »

Le projet de loi « relatif aux rapports entre l’État, les communes, les départements, les régions et les établissements d’enseignement privés » (« projet de loi Savary »[49]) retiré en 1984 à la suite d’importantes manifestations de défense de l’« école libre »[50] n’a finalement été qu’une caisse de résonance de l’ambiguïté initiale des 110 propositions pour la France de François Mitterrand[51] :

« Un grand service public, unifié et laïque de l’éducation nationale sera constitué. Sa mise en place sera négociée sans spoliation ni monopole. Les contrats d’association d’établissements privés, conclus par les municipalités, seront respectés. Des conseils de gestion démocratiques seront créés aux différents niveaux »[52].

L’historiographie de François Mitterrand et de la gauche plus généralement convient de ce que cette proposition, et avec elle la révision de la loi Debré modifiée du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’état et les établissements d’enseignement privés, ne comptait pas au nombre des éléments de la doxa du parti socialiste auxquels François Mitterrand pouvait s’identifier personnellement : la Convention des institutions républicaines qu’il présidait alors au moment du Congrès d’Épinay d’« unification des différentes familles socialistes » (1971) ne revendiquait pas la création d’un SPULEN[53], à la différence d’autres « familles socialistes » comme le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES) de Jean-Pierre Chevènement. François Mitterrand s’est donc plutôt rallié à l’idée du SPULEN, pour des raisons qui, pour certains de ses biographes, devaient à la nécessité d’un accord politique avec Jean-Pierre Chevènement ‒ figure de proue de l’une des six motions défendues au Congrès d’Épinay ‒ en vue de la création à la fois d’une alliance majoritaire dans le nouveau parti socialiste et de la désignation de François Mitterrand comme « Premier secrétaire » de la nouvelle formation politique.

Formellement, le projet Savary se proposait de revenir sur la loi du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’état et les établissements d’enseignement privés (« loi Debré ») à travers quatre groupes de règles : des conditions de fond et de procédure (pour le moins complexes) d’admissibilité d’établissements d’enseignement privés à un contrat d’association avec l’état ; des règles redéfinissant les modalités du financement public des écoles privées sous contrat d’une manière supposée garantir que les établissements publics ne soient pas « lésés » (celles des communes intéressées à ne pas financer des établissements privés auraient bénéficié d’une dispense légale à cette fin) ; des règles relatives au rattachement des établissements privés sous contrat à une nouvelle personne morale de droit public (un « établissement d’intérêt public ») chargée de la concertation entre les différents acteurs du nouveau système relationnel entre personnes publiques et établissements privés sous contrat, de la collecte et de l’affectation des ressources destinées aux établissement d’enseignement privés ; des règles nouvelles sur le statut des personnels des établissements privés sous contrat.

L’échec du projet Savary en 1984 est remarquable à différents égards. D’abord en raison des circonstances politiques extrêmement laborieuses de la préparation même du texte, entre les pressions de certains milieux « laïques » (la Ligue de l’enseignement ou la Fédération de l’éducation nationale) qui redoutaient un renoncement de la nouvelle majorité et la résistance des milieux catholiques à la perspective (réelle ou imaginée) d’une disparition des subventions publiques aux écoles privées et/ou d’une intégration des maîtres de l’enseignement privé dans le secteur public[54]. D’autre part, la discussion parlementaire du projet de loi a mis en évidence différentes lignes de partage au sein même de la gauche : lorsque les communistes revendiquaient clairement leur double refus de tout financement des collectivités territoriales pour les écoles privées et de la titularisation des maîtres de l’enseignement privé telle que prévue par le texte, les socialistes pour leur part se déployaient sur un large spectre allant de l’adhésion au projet de loi jusqu’à la préférence pour un statu quo[55]. En troisième lieu, les circonstances politiques de l’échec en lui-même ont ceci de particulier que c’est l’opinion publique, à travers d’imposantes manifestations tout au long du premier semestre 1984 (Lyon, Versailles) ‒ jusqu’à celle qui réunit environ 1.300.000 personnes à Paris le 24 juin 1984 ‒ qui fit « plier le pouvoir », et qu’elle le fit sur un thème jusqu’alors très identifié à la gauche : la « défense des libertés ».

Cet opprobre ‒ l’idée d’une gauche « liberticide » ‒ fut perçu comme tel par François Mitterrand pour que sa « réplique » ait consisté en un « référendum sur le référendum » : puisque l’opposition appelait à un référendum sur le projet de loi Savary, François Mitterrand, sur le conseil de Michel Charasse (de l’avis général), crut devoir faire remarquer que ce référendum n’était possible qu’à la condition d’une révision préalable de l’article 11 de la Constitution qui incorpore les « libertés publiques » dans le champ d’application du référendum législatif. D’où le dépôt d’un projet de loi constitutionnelle « portant révision de l’article 11 de la Constitution pour permettre aux Français de se prononcer par référendum sur les garanties fondamentales en matière de libertés publiques ». Un texte dont l’exposé des motifs ne disait cependant rien du caractère circonstanciel et instrumental [56]. De manière comparablement circonstancielle et instrumentale, le Sénat, majoritairement à droite, aura revendiqué une dignité de « gardien des libertés » pour faire échec à la révision constitutionnelle envisagée par François Mitterrand.

Il reste que, sur le fond, le projet Savary se prêtait à une authentique discussion sur sa compatibilité ou son incompatibilité avec la liberté de l’enseignement, une discussion que son retrait a dispensé le Conseil constitutionnel de trancher. Les partisans du texte faisaient valoir que la liberté de l’enseignement n’était pas mise en cause dès lors que les établissements d’enseignement privés n’étaient pas empêchés d’exister. Les adversaires du texte soutenaient pour leur part que cette liberté était mise en cause à travers les nombreuses sujétions attachées au contrat d’association ‒ ces sujétions étant réputées annihiler la « liberté pédagogique » des établissements sous contrat et par voie de conséquence la « liberté de choix » des parents ‒ et par l’absence de garanties du « caractère propre » de ceux des établissements d’enseignement privés ayant un caractère confessionnel[57] qui auraient passé un contrat d’association avec l’état, soit une atteinte à la « liberté de conscience des maîtres et des enfants »[58].

Si le Conseil constitutionnel a par la suite fait siens les arguments promus par l’opposition en 1984, ce n’est cependant pas toujours avec la portée normative que la droite en espérait. Ainsi, lorsque le Conseil constitutionnel fut saisi de la « loi d’apaisement » voulue par le Gouvernement de Laurent Fabius ‒ la loi du 25 janvier 1985 modifiant et complétant la loi du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l’État et les collectivités territoriales (« loi Chevènement ») ‒ il ne vit pas de violation de la « liberté de choix » des parents ‒ l’expression n’est pas utilisée par le Conseil ‒ dans le fait pour le législateur de subordonner l’aide financière de l’État aux établissements d’enseignement privés à la condition que les maîtres soient nommés par accord entre l’État et la direction de l’établissement privé[59]. D’autre part, après avoir posé que la reconnaissance du caractère propre des établissements d’enseignement privés « n’est que la mise en œuvre du principe de la liberté d’enseignement, qui a valeur constitutionnelle », le Conseil constitutionnel crut devoir ajouter que l’obligation faite aux maîtres de respecter le caractère propre de leur établissement « ne peut être interprétée comme permettant qu’il soit porté atteinte à la liberté de conscience des maîtres, qui a valeur constitutionnelle » mais leur « impose » néanmoins « d’observer dans leur enseignement un devoir de réserve »[60]. Enfin, lorsque la droite conçut en 1993 de réviser la loi Falloux, le Conseil constitutionnel lui objecta que les aides des collectivités territoriales aux établissements d’enseignement privés devaient, par ailleurs, veiller au respect du principe d’égalité entre les établissements d’enseignement privés sous contrat se trouvant dans des situations comparables et « éviter que des établissements d’enseignement privés puissent se trouver placés dans une situation plus favorable que celle des établissements d’enseignement publics, compte tenu des charges et des obligations de ces derniers »[61].

Survivance et renouvellement des polices des discours et des images

Pour avoir été des « marqueurs » de la gauche dans les années 1960 et 1970, les manifestations, les pétitions, les tribunes contre la « censure » n’ont en réalité jamais suggéré que la gauche au pouvoir substituerait à la conception traditionnellement élitaire de la liberté d’expression en France[62] une conception plus libérale[63], quand bien même cette nouvelle conception n’irait pas jusqu’à une imitation de la conception américaine. Comme la critique de la « censure » ne définit pas une conception particulière de la liberté d’expression, deux polices des discours et des images datées de la période 1981-1995 se sont à leur tour prêtées à cette critique : d’une part l’interdiction de toute propagande ou publicité directe ou indirecte en faveur du tabac par la loi du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme (« Loi évin ») ; d’autre part, l’incrimination pénale du négationnisme par la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (« loi Gayssot »)[64]. Surtout, il faut comprendre ainsi pourquoi aucune des quatre polices administratives ou pénales des discours et des images qui se sont prêtées avant 1981 à d’importantes contestations, spécialement lorsque le Gouvernement estimait devoir les exercer ‒ la police des publications « dangereuses pour la jeunesse », la « censure cinématographique », la police des publications, le délit d’offense au chef de l’état ‒ ne fut supprimée pendant les quatorze années de présidence de François Mitterrand.

L’article 14 de la loi du 10 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse habilite le ministre de l’Intérieur à interdire : ‒ de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique, ou de la place faite au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine raciale, à l’incitation, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ; ‒ d’exposer ces publications à la vue du public en quelque lieu que ce soit, et notamment à l’extérieur ou à l’intérieur des magasins ou des kiosques, et de faire pour elles de la publicité par la voie d’affiches ; ‒ d’effectuer, en faveur de ces publications, de la publicité au moyen de prospectus, d’annonces ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou d’émissions radiodiffusées ou télévisées[65]. L’existence de cette police n’a cependant pas été remise en cause par la gauche au pouvoir. Et c’est même plutôt de manière consensuelle que son champ d’application a été élargi aux publications faisant de la place à la discrimination ou à la haine raciale. Toutefois, l’application de l’article 14 de la loi de 1949 fut relativement moins contestée dans les années 1980-1990[66] qu’elle ne le fut dans les années 1960-1970[67] et de nombreuses interdictions prononcées avant l’arrivée de la gauche au pouvoir furent levées au profit notamment d’Histoire d’O de Pauline Réage, d’Emmanuelle prêtée à Emmanuelle Arsan, des œuvres de Sade, d’Henry Miller, etc[68].

Depuis sa codification en 1956 par le Code de l’industrie cinématographique (art. 19 à 22) et sa modification par la loi du 30 décembre 1975 (loi de finances pour 1976, art. 11 et 12), la police administrative spéciale du cinéma (le « visa d’exploitation ») ne fut pas moins contestée dans son principe autant que dans ses applications avant 1981. Ce n’est cependant qu’à la faveur de polémiques déclenchées par certains avis de la Commission de classification que le ministre de la culture, de la communication, des grands travaux et du Bicentenaire, Jack Lang, conçut de redéfinir les règles de la classification cinématographique en faisant prendre le décret du 23 février 1990. Les avis de la Commission et les décisions du ministre chargé de la culture consistaient désormais en : ‒ un visa autorisant pour tous publics la représentation de l’œuvre  cinématographique ; ‒ un visa comportant l’interdiction de la représentation aux mineurs de douze ans ; ‒ un visa comportant l’interdiction de la représentation aux mineurs de seize ans ; ‒ une interdiction totale de l’œuvre cinématographique[69]. Le décret Lang n’empêcha d’ailleurs pas de nouvelles polémiques à la suite des avis de la Commission de classification et/ou de décisions du ministre chargé de la culture. Au point qu’un nouveau décret fut pris en 2001 par un gouvernement de gauche mais sous la présidence de Jacques Chirac[70]. Ce texte n’a d’ailleurs pas spécialement créé de nouveaux niveaux de classification mais plutôt exigé une majorité des deux tiers des membres présents de la Commission pour un avis favorable à un visa comportant l’interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans, à une inscription de l’œuvre cinématographique sur les listes prévues aux articles 11 et 12 de la loi du 30 décembre 1975 entraînant l’interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans, ou à une interdiction totale de l’œuvre cinématographique.

La troisième police des discours ou des images contestée avant 1981, dans son principe comme dans ses applications, était celle des publications étrangères telle qu’elle ressortait alors, depuis un décret-loi du 6 mai 1939, de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. En vertu de ce texte, le ministre de l’Intérieur avait le pouvoir d’interdire « la circulation, la distribution ou la mise en vente en France des journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés en langue étrangère ». Au surplus, le ministre de l’Intérieur pouvait prononcer cette interdiction à l’encontre des « journaux et écrits de provenance étrangère rédigés en langue française, imprimés à l’étranger ou en France ». La violation de l’interdiction administrative était sanctionnée pénalement mais aussi par des saisies administratives des exemplaires et des reproductions de journaux et écrits interdits ainsi que de « ceux qui en reprennent la publication sous un titre différent »[71]. La non-abrogation par les majorités successives de la police des publications étrangères reçut durablement le soutien du Conseil d’Etat qui, encore dans son arrêt Association Ekin du 9 juillet 1997, faisait valoir que le pouvoir exercé par le ministre de l’Intérieur en vertu de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 n’était pas incompatible avec les stipulations combinées des articles 10 et 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme, alors même que ce pouvoir ne s’appliquait qu’aux seules publications étrangères. La Cour européenne des droits de l’Homme infirma l’analyse du Conseil d’État en faisant valoir en particulier que « si la situation très particulière régnant en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, pouvait justifier un contrôle renforcé des publications étrangères, il apparaît difficilement soutenable qu’un tel régime discriminatoire à l’encontre de ce type de publications soit toujours en vigueur »[72]. L’abrogation pure et simple de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 attendra le décret  du 4 octobre 2004, que le Gouvernement de l’époque ne prit qu’après que le Conseil d’état lui avait adressé une injonction dans ce sens[73].

Le délit d’offense au chef de l’Etat de l’ancien article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse occupe à lui seul un chapitre entier du Coup d’État permanent de François Mitterrand (1964), avec des lignes introductives dans un style inimitablement « mitterrandien » :

« L’Histoire retiendra peut-être le nom de ceux qui ont, un moment, menacé le consulat du général de Gaulle en retournant contre lui les armes dont, sous sa haute autorité et pour son plus grand profit, ils s’étaient précédemment et victorieusement servis pour abattre la IVe République : le putsch et le complot. Mais elle commettrait une injustice si aux noms de Challe et de Salan, de Jouhaud et d’Argoud, de Bidault et de Soustelle elle n’ajoutait pas celui de Vicari. Vicari ? Pourquoi Vicari ? Qui est Vicari ? Questions légitimes puisque nos gazettes  ont négligé de l’apprendre aux Français. Et il est vrai que si le garde des Sceaux à qui rien n’échappe dans son zèle inquisitorial n’avait pas extrait le sieur Vicari de la masse obscure des citoyens qui vont et qui viennent, qui parient au tiercé, qui, à la télévision, ne ratent pas une arrivée d’étape du Tour de France, qui baguenaudent au passage du spectacle ambulant et quasi permanent qu’offre gratis le chef de l’état à nos  chères provinces, l’oubli aurait définitivement enseveli et la mémoire du personnage dont je répète, pour qu’on le sache bien, qu’il s’appelle Vicari et le souvenir de l’acte dont Vicari fut l’auteur »[74].

Vicari avait en effet été condamné à 1000 francs d’amende pour offense à chef de l’État et port d’arme prohibé, l’offense ayant consisté à « crier ‟hou hou” et (à) siffler lors du passage de la voiture présidentielle qui conduisait le chef de l’état à l’Arc de Triomphe, pour la cérémonie du 11 novembre 1962 »[75]. Le même événement valut à un autre prévenu, du nom de Castaing, d’être condamné par la même juridiction à 500 francs d’amende pour avoir « crié ‟à la retraite !” alors que la voiture du chef de l’état passait devant lui, avenue des Champs-Elysées ». L’histoire politique et judiciaire de l’ancien article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a été suffisamment rapportée[76] pour qu’il suffise de dire que si des poursuites pénales sur ce chef ne furent pas engagées sous François Mitterrand, l’abrogation formelle du texte ne fut pas non plus proposée par l’un de ses gouvernements, de droite ou de gauche[77].

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La première production dogmatique du parti socialiste après la fin du deuxième septennat de François Mitterrand intervient très peu de temps après l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République avec le « Texte d’orientation » présenté à la Convention nationale de la Villette des 29-30 juin 1996[78]. Ce document peut être lu de deux manières. L’on peut y voir un bilan critique des inactions en matière de libertés entre 1981 et 1995 ou un recyclage de figures devenues rituelles dans le discours des libertés de la gauche depuis la fin des années 1960. Il y est en effet question d’élaborer une « Charte des droits et des libertés », d’abroger l’article 16 de la Constitution, de remplacer le Médiateur de la République par un « défenseur des droits du peuple » (sic), de réformer le Conseil supérieur de la magistrature, de conjurer l’influence des « intérêts privés » sur les médias. L’on était donc toujours dans une sorte de libéralisme parlementaire, un libéralisme dans lequel les libertés sont « octroyées ». Un peu comme si le parti socialiste ne s’était pas avisé de ce que les demandes de droits et de libertés émanaient d’individus (et non du « peuple »), que ces droits et libertés avaient nécessairement aussi une « dimension horizontale », que les demandes de droits et de libertés étaient plus communément adressées aux juges, sous le magistère notamment de la Cour européenne des droits de l’Homme. Pour ainsi dire, en 1996 encore, le parti socialiste ne s’est toujours pas projeté dans le libéralisme des juges. On le voit très clairement dans le fait que son « Texte d’orientation » de 1996 ne milite pas spécialement en faveur de l’introduction en France d’une « exception d’inconstitutionnalité » (soit un équivalent de la future « question prioritaire de constitutionnalité ») alors que cette procédure avait fait l’objet en vain de deux initiatives constitutionnelles sous le second septennat de François Mitterrand[79]. Même si le document de 1996 comptait un élément de rupture en étant le premier texte du parti socialiste, sinon l’un des tout premiers, à promouvoir la suppression du lien de subordination des magistrats du parquet au pouvoir exécutif, c’était néanmoins sans considération de différentes réformes judiciaires jugées conséquentes ou connexes dans une perspective authentiquement libérale : la suppression du juge d’instruction, le rattachement de la police judiciaire à la justice ou la création d’un corps de police judiciaire propre à la justice, la protection effective du droit à l’avocat pour les personnes faisant l’objet d’une mesure policière de privation de liberté, la reconnaissance du droit au silence et la prohibition de l’auto-incrimination dans les procédures pénales, la création d’un juge des libertés et de la détention…

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[1] L’on a préféré l’expression « droite de la droite » pour cette raison que l’affiliation de François Mitterrand à « l’extrême droite » avant-guerre est discutée, en particulier parce que si son appartenance aux Croix-de-Feu est établie (l’organisation naît en 1934 et devient le Parti social français en 1936),  le caractère « fasciste » ou d’« extrême droite » de cette organisation est réfutée par certains historiens (voir par exemple Michel Winock, François Mitterrand, Gallimard, 2015, p. 30-31). « Dans les écrits qui restent de lui », écrit Michel Winock, « dans ses fréquentations, dans les témoignages de ses contemporains, tout invite à situer François Mitterrand politiquement à droite. Non pas à l’extrême droite comme des adversaires se sont plu à le dire » (Michel Winock, op. cit., p. 33).

[2] La controverse sur la valeur juridique ou métajuridique de la Déclaration de 1789, la « controverse 1901 » entre Boutmy et Jellinek, la controverse sur l’état légal et l’état de droit. En tout cas, l’on trouve chez François Mitterrand beaucoup de « signes culturels » caractéristiques du « savoir juridique des docteurs en droit », autrement dit d’un intellectualisme juridique, à commencer par de nombreuses sollicitations ou citations de professeurs de droit.

[3] Les biographes de François Mitterrand expédient tous cette question, faute de s’être intéressés aux archives du Barreau de Paris (sur son inscription, son « exercice professionnel » comme on dit au Barreau, etc.) ou aux archives judiciaires (pour une recension de toutes les affaires sur lesquelles il a travaillé). Faute aussi d’avoir pris la mesure de la séduction que pouvait exercer à l’époque la « République des avocats » chez des diplômés en droit passionnés de politique (Gilles Le Béguec, La République des avocats, Armand Colin, 2003). « Les quatre premières années passées dans la capitale », lit-on néanmoins sur le site de l’Institut François Mitterrand, « sont des années d’études. Il s’inscrit pour cela à la faculté de droit – cette éloquence qu’il a pu constater l’a sans doute convaincu d’être avocat – mais aussi en sciences politiques, preuve qu’il ne limitait pas ses ambitions » (http://www.mitterrand.org/1934-1939-Les-annees-de-formation.html)…

[4] L’on sait moins en quoi ont consisté exactement les responsabilités de François Mitterrand sous le Gouvernement provisoire de la République française. Il y a été membre du 1er cabinet Charles De Gaulle (10 septembre 1944-21 novembre 1945), du 2e cabinet Charles De Gaulle (21 novembre 1945-26 janvier 1946), du cabinet Félix Gouin (26 janvier 1946-24 juin 1946), du cabinet Léon Blum (16 décembre 1946-22 janvier 1947).

[5] Les membres du Comité d’étude et de réflexion pour une Charte des libertés étaient : Élisabeth Badinter – Édouard Baldo – Hubert Beuve-Méry – Pierre Birnbaum – Michel Blum – François Chatelet – Claude-Albert Colliard – Jean-Claude Colliard – Jean-Pierre Cot – Jean-Claude Danmanville – Yve Daram – Michel Deguy – Eugène Descamps – David Desrameaux – Pasteur André Dumas – Josy Eisenberg – Elisabeth de Fontenay – Christian Gavalda – Claude Germon – Michel Gentot – Jean Gicquel – Benoîte Groult – Francis Hamon – Charles Hernu – Daniel Jacoby – Michel Jeol – Yve Jouffa – Jack Lang – R. P. Philippe Laroche – Emmanuel Le Roy Ladurie – Père Pierre-André Liège – André Lwoff – Arnaud Lyon-Caen – Pierre Lyon-Caen – Claude Manceron – Pierre Marcilhacy – Gilles Martinet – Henri Mercillon – Jean-Pierre Michel – Paul Milliez – Pierre Nicolay – Bernard Picinbono – Nicole Questiaux – Jacques Ribs – Philippe Robert – Jacques Robert – Michel Rocard – Yvette Roudy – Charles Salzmann – Maurice Seveno – Simone Souchi – Jean Terquem – Gérard Timsit – Michel Troper – Céline Wiener. Le Comité de rédaction du comité comprenait : Jacques Attali – Jean-Denis Bredin – Régis Debray – Laurent Fabius – Roger-Gérard Schwartzenberg – Michel Serres.

Le rapport de ce Comité est publié avec une préface de François Mitterrand qui précisait que ce document « n’est pas et ne saurait être la Charte des libertés. Il n’est pas davantage la doctrine ou le programme du parti socialiste » (Libertés, Libertés, Gallimard, 1976). Deux propositions de loi constitutionnelle accompagnent en 1975 le travail du Comité : une proposition de loi constitutionnelle « relative à l’élaboration et à l’adoption d’une Charte des libertés annexée au préambule de la Constitution » est l’œuvre du parti socialiste ; une proposition de loi constitutionnelle portant déclaration des libertés est pour sa part l’œuvre du parti communiste, et ses 89 articles se répartissent entre des « libertés individuelles et collectives », des « droits économiques et sociaux », des « droits à la culture et à l’information », des « droits politiques et à l’information », des « droits politiques et institutions », des garanties judiciaires.

[6] « On appellera ‟illibérale” une culture politique qui disqualifie en son principe la vision libérale. Il ne s’agit donc pas seulement de stigmatiser ce qui constituerait des entorses commises aux droits des personnes, marquant un écart plus ou moins dissimulé entre une pratique et une norme proclamée. Le problème est plus profondément de comprendre une étrangeté constitutive » (« Fondements et problèmes de l’‟illibéralisme” français », communication à l’Académie des sciences morales et politiques, 15 janvier 2001 : en ligne).

[7] Loi n° 81-737 du 4 août 1981 portant suppression de la Cour de sûreté de l’État.

[8] Loi n°82-621 du 21 juillet 1982 relative à l’instruction et au jugement des infractions en matière militaire et de sûreté de l’État.

[9] Ce poids des préoccupations diplomatiques est flagrant dans l’acceptation française du recours individuel devant le Comité des nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale. Cette acceptation a été expressément présentée par les pouvoirs publics comme étant une sorte de titre moral à critiquer l’Apartheid.

[10] Pour de plus amples développements sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, L’Harmattan, 1999, p. 159-214.

[11] Robert Badinter, allocution prononcée le 25 juin 1982 devant le congrès de l’Union syndicale des magistrats, Le Monde, 29 juin 1982.

[12] La consultation eut lieu entre le 31 juin et le 30 novembre 1983 et 4156 magistrats (sur 5522) y firent valoir leur point de vue.

[13] Le Monde, 2 décembre 1990.

[14] On se permet de renvoyer sur ce point à nos études : « L’originalité statutaire des magistrats du Parquet et la Constitution », Pouvoirs, n° 2005/4, n° 115, p. 167-176 » ; « Justice et politique. Nouvelles réflexions sur le statut du Parquet », Gazette du Palais, 19–21 décembre 2004, p. 2–6. Voir également : Louis Favoreu, « Brèves observations sur la situation du Parquet au regard de la Constitution », Rev. sc. crim., octobre-décembre, 1994, p. 679 et s..

[15] La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 83-94.

[16] Voir notre étude : « La « sécurité », brève histoire française d’un camaïeu », in Sécurité, Libertés et Légistique. Autour du Code de la sécurité intérieure (en co-direction avec X. Latour), L’Harmattan,, 2012, p. 13-23. Sur la « découverte de la pression sécuritaire » par la gauche dans les années 1981-1983, voir La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 221-224.

[17] Ces institutions étant perçues comme des instruments de domination de la classe ouvrière.

[18] Jean-Michel Belorgey, La Police au rapport. études sur la police, Presses universitaires de Nancy, 1991.

[19] Loi n° 92-683 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions générales du code pénal ‒ Loi n° 92-684 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes ‒ Loi n° 92-685 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les biens ‒ Loi n° 92-686 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique.

[20] Cette nécessité était admise avant 1981 puisqu’une commission de révision du Code pénal fut réunie en 1974 et qu’un avant-projet relatif aux dispositions générales du Code pénal fut arrêté en 1978. Une commission renouvelée de révision du Code pénal fut nouvellement activée en 1981 par Robert Badinter qui en présidait lui-même les travaux et dont les conclusions déterminèrent le projet de loi déposé au parlement en 1986 à la veille de l’alternance qui fut favorable à la droite.

[21] Exposé des motifs du projet de loi portant réforme du code pénal, Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 20 février 1986, document parlementaire n° 300.

[22] Voir nos développements dans Libertés et droits fondamentaux, Berger-Levrault, 2015, p. 364-365. La loi du 12 juillet 1983 organise un régime préventif des activités privées de sécurité et prévoit un mur de séparation entre les activités de surveillance, de gardiennage, de transport de fonds, de protection des personnes.

[23] Cette condamnation a également visé un groupement de droit privé voué originellement au soutien du Général De Gaulle et devenu ensuite le « service d’ordre » des partis gaullistes : le « Service d’action civique » (François Audigier, Histoire du S.A.C. : la Part d’ombre du Gaullisme, Stock, 2003). À la faveur d’événements criminels auxquels furent associés des membres du « Service d’action civique » en 1981 (la « tuerie d’Auriol »), une commission d’enquête sur les activités du service d’action civique (SAC) fut créée par l’Assemblée nationale le 17 décembre 1981. Ses travaux coururent jusqu’au 17 juin 1982. Moins de deux mois plus tard, le président de la République décidait la dissolution du Service d’action civique sur le fondement de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées. Le décret n° 82-670 du 3 août 1982 portant dissolution de l’association nommée « Service d’action civique » (SAC) justifiait cette dissolution en ces termes :

« (…) [Le] SAC est une organisation hiérarchisée, cloisonnée et occulte ;

(…) Sous couvert des objectifs de caractère civique, culturel et social mentionnés dans ses statuts, elle s’est livrée à l’occasion d’événements politiques ou de conflits sociaux à des actions illégales et notamment à des violences à l’égard des personnes ; que d’ailleurs plusieurs de ses membres ont été impliqués dans des affaires criminelles ;

(…) L’activité de police parallèle de l’association s’est également manifestée par la recherche de renseignements sur des personnes en raison de leur appartenance politique ou syndicale ».

[24] Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage fut créé par un décret du 4 janvier 1946.

[25] L’intéressé fut « retrouvé » par la police à Paris, ligoté dans une voiture.

[26] François Mitterrand, Politique, Fayard, 1977, p. 288-291.

[27] Jean-Marc Berlière, « La naissance des Renseignements généraux », Historia, n° 585, septembre 1995, p. 60-65 ; Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France XIXe-XXe siècles, Éditions Complexe, 1996. Voir également nos développements in La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 263-265  et dans Traité de droit de la police et de la sécurité (P. Mbongo, dir.), Lextenso, 2014, p. 159 et s.

[28] La légende noire des Renseignements généraux est faite de récits, plus ou moins romancés, des « fiches » faites par le service sur les « mœurs » de différents acteurs politiques (voire de personnalités en dehors de la politique) et susceptibles d’être « dégainées » par le pouvoir en place, notamment sous la forme de fuites dans la presse (Le Canard Enchaîné en particulier).

[29] Nous n’avons trouvé aucune archive, aucun article de presse, suggérant que cette hypothèse avait été envisagée. En revanche les ministres de l’Intérieur, à commencer par Gaston Defferre, se sont plutôt constamment attachés à rappeler les termes du décret définissant les missions des RG : La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 266.

[30] Le pasteur Joseph Doucé, militant homosexuel, avait disparu en juillet 1990 dans la forêt de Rambouillet puis avait été retrouvé mort. L’enquête sur cette mort a révélé que l’intéressé faisait l’objet d’écoutes du Groupe des enquêtes réservées (GER), une structure des Renseignements généraux de la préfecture de police. Ajoutée au fait que certains policiers de cette structure avaient été mis en cause pour des violences et des voies de fait, cette information a entretenu l’hypothèse que la mort du pasteur Joseph Doucé avait été la conséquence d’une « bavure » des Renseignements généraux. Cette hypothèse ne fut cependant pas validée par l’enquête judiciaire. Yves Bertrand, ancien « patron » des Renseignements généraux, soutiendra plus tard que cette affaire avait injustement entaché la réputation de cette structure policière dont il estimait qu’elle avait eu de bonnes raisons de suivre les activités du pasteur Doucé (Yves Bertrand, Je ne sais rien… mais je dirai (presque) tout, Plon, 2007). L’affaire de l’« espionnage » du Conseil national du parti socialiste par les Renseignements généraux est pour sa part d’un tout autre ordre et a lieu sous un gouvernement de droite, Charles Pasqua étant ministre de l’Intérieur. L’affaire commence avec la « révélation » par Le Canard Enchaîné le 6 juillet 1994 de ce que le Conseil national du parti socialiste réuni le 19 juin précédent à la Cité des sciences de la Villette à Paris avait fait l’objet d’un « espionnage » d’un agent de la cellule « partis politiques » des Renseignements généraux de la préfecture de police. En réalité, le parti socialiste était informé de cette « couverture » de son Conseil national par les RG, puisque différentes facilités avaient mises au service de l’agent parv le parti. Cela n’a pas empêché à la chose d’être présentée comme un « nouveau Watergate » et de faire l’objet d’une tempête médiatique et politique.

[31] À toutes fins utiles, il convient de garder à l’esprit que la détention provisoire est une mesure privative de liberté décidée par des juges.

[32] Sur ce décret (qui est en réalité un acte de valeur législative) et sur la manière dont le Conseil d’état n’a eu de cesse de le « sauvegarder », voir nos développements dans Libertés et droits fondamentaux, op. cit., p. 570 et s.

[33] Loi n° 81-82 du 2 février 1981 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes.

[34] On prendra la mesure de l’importance accordée à cette question par François Mitterrand aux longs développements qui lui sont consacrés dans Politique, Fayard, 1977, p. 300-305.

[35] C’est une histoire assez cocasse que celle de la création de la Commission Schmelck et de l’enterrement de son rapport (La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 305-312).

[36] Sur cette ambiguïté et sur les nombreuses occurrences de ce thème dans le débat public français depuis les années 1970 jusqu’au rapport Léger (2009) en passant par le programme de Nicolas Sarkozy en vue de l’élection présidentielle de 2007 et son discours lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation le 7 janvier 2009, voir nos développements dans Traité de droit de la police et de la sécurité (dir.), Lextenso, 2014, p. 26-27.

[37] Par exemple, la loi du 9 juillet 1984 tendant à renforcer le droit des personnes en matière de placement en détention provisoire et d’exécution d’un mandat de justice.

[38] La mesure de cette contrainte extérieure, de son retentissement sur les mesures privatives de liberté avant jugement pénal, voire sur le procès pénal lui-même, ainsi que les linéaments d’une révision générale du code de procédure pénale avaient été précisément exposés en 1989 par la Commission « Justice pénale et droits de l’homme » (« Commission Delmas-Marty ») instituée le 19 octobre 1988 par Pierre Arpaillange, garde des Sceaux, ministre de la Justice. La Commission Delmas-Marty remit au garde des Sceaux un rapport préliminaire en novembre 1989 et son rapport final (La mise en état des affaires pénales) fut connu en juin 1990.

[39] Le dédoublement du contrôle interne de la police nationale entre celui exercé par l’Inspection générale de la police nationale et à la préfecture de police à Paris par l’Inspection générale des services était déjà contesté à l’époque par certains réformistes libéraux de la police nationale. Mais ces critiques ne nourrirent pas de débats publics comme ceux qui précédèrent la suppression en 2013 de l’Inspection générale des services.

[40] De fait, le Conseil supérieur de l’activité de la police a été créé quelques jours avant des élections législatives annoncées comme étant favorables à la droite. Celle-ci jugea qu’il s’agissait en réalité d’une « entreprise politique » dirigée contre elle.

[41] Jacques Chevallier, « Le statut de la communication audiovisuelle », AJDA, 1982, n° 10, p. 555.

[42] Georges Vedel, La gestion des entreprises de presse. Rapport présenté au nom du Conseil économique et social, J.O. Avis et rapports du CES, n° 21, 1979.

[43] Voir notre réflexion « La liberté de la communication audiovisuelle. Invention et dévitalisation par la convergence numérique d’une catégorie juridique », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle (Pascal Mbongo, Michel Rasle, Carine Piccio, dir.), 2014, p. 9-21.

[44] Nadine Toussaint-Desmoulins, « Les entreprises de communication audiovisuelle. Concentration et équité concurrentielle », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit.,  p. 43-56.

[45] Michel Rasle, Julie Niddam, « Les quotas de diffusion d’œuvres audiovisuelles et de chansons », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit., p. 111-126 ; Camille Brachet, « La culture à la télévision suppose-t-elle nécessairement des ‟émissions culturelles” », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit., p. 97-109.

[46] La création de la chaîne de télévision Canal + en 1984 fut ainsi un « fait du prince ». Les chaînes de télévision La Cinq et TV6 naissent en 1986 à l’initiative de François Mitterrand par voie de concessions et au prix d’un « passage en force » juridique. La réattribution de La Cinq en 1987 par le gouvernement de Jacques Chirac à Robert Hersant et la substitution, toujours en 1987, de M6 à TV6 n’ont pas moins été imposées par le pouvoir politique.

[47]  Il s’agit par exemple de la volonté et des intrigues du pouvoir politique pour faire choisir par l’autorité de régulation comme dirigeants des chaînes publiques les personnes ayant la faveur dudit pouvoir politique. La chronique de ces ingérences est riche de témoignages directs ou indirects d’acteurs politiques ou des médias : Agnès Chauveau, L’Audiovisuel en liberté ? : Histoire de la Haute Autorité, Paris, Presses de Sciences Po,‎ 1997 ;  Michèle Cotta, Cahiers secrets de la Ve République, tome II (1977-1986), Fayard, 2008 ‒ tome III (1986-1997), Fayard, 2009 ; Patrice Duhamel et Alain Duhamel, Cartes sur table, Plon, 2010 ; Emmanuel Berretta, Le hold-up de Sarkozy-Intrigues, lobbying et coups tordus dans les médias, Fayard, 2010.

[48] La Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA, 1982), la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL, 1986), le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, 1989). Sur ces autorités et leur garantie de la liberté de la communication, voir notamment Emmanuel Derieux, « Régulation et liberté de la communication audiovisuelle », in La liberté de la communication audiovisuelle au début du XXIe siècle, op. cit., p. 127-140.

[49] Du nom du ministre de l’éducation nationale, Alain Savary, qui l’a porté.

[50] La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, op. cit., p. 438-454.

[51] Ibid., p. 445-446.

[52] Dès les années 1970, l’acronyme SPULEN a servi de substitut langagier à la notion de « service public, unifié et laïque de l’éducation nationale ».

[53] Danièle Lochak, La Convention des Institutions Républicaines. François Mitterrand et le socialisme, PUF, 1972.

[54] La rédaction du projet de loi Savary a couru de 1982 à l’adoption du texte en Conseil des ministres le 18 avril 1984.

[55] Ponctuellement, ce sont des « amendements Laignel » déposés à l’Assemblée nationale ‒ André Laignel député socialiste, passait pour une figure de proue des « laïques » radicaux au parti socialiste : ce sont ces amendements, qui ne furent pas déjugés par le président du groupe socialiste Pierre Joxe ‒ ils reçurent son soutien, selon différentes autres sources ‒ qui mirent « le feu aux poudres » selon le langage de la presse de l’époque : ces amendements conditionnaient le financement par les communes des établissements privés à la titularisation de la moitié au moins de leurs enseignants. La « crise politique » ouverte par le projet Savary aura conduit à la démission du gouvernement de Pierre Mauroy le 17 juillet 1984, après que le président de la République a annoncé publiquement le retrait du texte de l’ordre du jour du parlement.

[56] Ces circonstances étaient néanmoins explicites dans l’allocution radiodiffusée et télévisée par laquelle le président de la République a annoncé, le 12 juillet 1984, aussi bien l’abandon du projet Savary que cette initiative constitutionnelle.

[57] Cette notion de « caractère propre » est un euphémisme servant précisément à désigner le caractère religieux de ces établissements et leur droit de conformer leurs activités à leurs convictions religieuses.

[58] Dans les années 1980 encore, le concept de « liberté de conscience » servait à désigner en France des objets que d’autres cultures politiques et juridiques subsumaient plutôt sous le concept de « liberté de religion ».

[59] Cons. const. n° 84-185 DC, 18 janvier 1985, Loi modifiant et complétant la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l’état et les collectivités territoriales.

[60] Ibid.

[61] Cons. const. n° 93-329 DC, 13 janvier 1994, Loi relative aux conditions de l’aide aux investissements des établissements d’enseignement privés par les collectivités territoriales.

[62] Il nous semble en effet que même la loi de 1881 relative à la liberté de la presse est travaillée par un idéal « élitaire » qui, en réduisant constamment la liberté d’expression à la liberté de la presse, fait de cette liberté une prérogative des « catégories dirigeantes » ou de « la bourgeoisie » ‒ soit des catégories sociales « modérées » et donc hypothétiquement les moins portées à troubler l’ordre public ou à contester l’autorité de l’état ‒ plutôt qu’un attribut du citoyen-individu (sur cette question, voir notre ouvrage La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012, p. 21).

[63] Aussi, et sous bénéfice d’inventaire, aucun programme du parti socialiste d’avant l’alternance de 1981 ne contient par exemple un engagement en faveur de l’abrogation de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées (ce texte est désormais codifié dans le Code de la sécurité intérieure).

[64] Sur les débats relatifs à ces textes, nous nous permettons de renvoyer à nos développements dans La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012.

[65] La loi de 1949 précise que le ministre de l’Intérieur a la faculté de ne prononcer que les deux premières, ou la première, de ces interdictions. Sur ce texte, on se permet de renvoyer au chapitre VII (« L’impunité de l’écrivain et de l’artiste ») de notre ouvrage La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012, p. 203-237. Voir également de Thiérry Crépin et Thiérry Groensteen (dir.), On tue à chaque page ! La loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, éditions du Temps – Musée de la bande dessinée, 1999. Pour la recension des applications de la loi entre 1949 et 2007 (soit près de 5000 mesures d’interdiction dirigées contre des livres, des bandes dessinées, des revues, des journaux), voir de Bernard Joubert, Dictionnaire des livres et journaux interdits, éditions du Cercle de la librairie, 2007.

[66] Avec deux interdictions seulement, Gaston Defferre est le ministre de l’Intérieur qui aura le moins sollicité l’article 14 de la loi de 1949.

[67] Sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing déjà, le ministre de l’Intérieur ne prononçait plus systématiquement l’interdiction recommandée par la « Commission de surveillance » prévue par la loi. Cette autolimitation a été décidée après que l’applicabilité de la loi de 1949 à deux publications, Jack l’éventreur en vacances (une bande dessinée de Willem) et Absolu (« revue de charme éditée par le chanteur Claude François ») a suscité un débat public (Frédérique Roussel, « à poil la censure ! », Libération, 3 octobre 2007).

[68] L’interdiction maintenue en vigueur par la gauche et par la droite malgré sa contestation constante par le champ littéraire depuis 1962 fut celle de L’épi monstre de Nicolas Genka. Cette interdiction ne fut levée que par un arrêté du 25 juillet 2005 et après que le Conseil d’état a jugé illégale la décision implicite de rejet de la demande d’abrogation formée par l’écrivain et enjoint au ministre de l’Intérieur d’abroger un arrêté qu’il considérait nouvellement comme illégal (CE, 27 juin 2005, Genka).

[69] Le décret disposait par ailleurs que l’inscription d’une œuvre cinématographique sur les listes prévues aux articles 11 et 12 de la loi du 30 décembre 1975 entraîne l’interdiction de sa représentation à toutes les personnes mineures.

[70] Décret n° 2001-618 du 12 juillet 2001 modifiant le décret n° 90-174 du 23 février 1990 pris pour l’application des articles 19 à 22 du code de l’industrie cinématographique et relatif à la classification des œuvres cinématographiques.

[71] Dans une jurisprudence abondante relative à l’application de l’article 14 de la loi de 1881, l’arrêt Librairie Maspero (CE, 2 novembre 1973) du Conseil d’état se prêta à une attention particulière puisque le juge administratif accepta d’exercer nouvellement un contrôle de l’« erreur manifeste d’appréciation » sur des mesures administratives d’interdiction de publications étrangères.

[72] CEDH, 17 juillet 2001, Association Ekin c. France, n° 39288/98.

[73] CE, 7 février 2003, GISTI, n° 243634.

[74] François Mitterrand, Le Coup d’état permanent, Plon, 1964, réédition Union générale d’éditions, 1993, p. 203-204.

[75] TGI, Seine, 17e chambre correctionnelle, 1er avril 1963, Vicari.

[76] Nous avons rapporté cette histoire dans l’entrée « Injure, diffamation et offense », in Dictionnaire de culture juridique (Stéphane Rials et Denis Alland, dir.), P.U.F., octobre 2003, puis ses aspects plus contemporains dans un chapitre (« Du Crimen majestatis à l’affaire Hamé ») de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, Mare et Martin, 2012, p. 303-309.

[77] Le délit d’offense à chef de l’état n’a été abrogé que par une loi du 5 août 2013, une abrogation qui n’a d’ailleurs pas été « imposée » par la Cour européenne des droits de l’Homme, comme beaucoup (les promoteurs de la loi et un certain nombre de commentateurs en doctrine) ont pu le dire. En effet, dans éon c. France (13 mars 2013, n° 26118/10), la Cour européenne des droits de l’Homme n’a pas invalidé le délit d’offense à chef de l’état mais a jugé, au regard des circonstances de l’espèce et de la peine prononcée, que la condamnation du prévenu (un militant politique) pour offense au chef de l’état était disproportionnée par rapport au but poursuivi. Les discours dirigés contre le président de la République ne bénéficient cependant pas d’une immunité totale depuis la loi du 5 août 2013: simplement relèvent-ils depuis des dispositions de la loi de 1881 relatives  aux injures et aux diffamations envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent…

[78] Parti socialiste, Les acteurs de la démocratie, in Vendredi, n° 287, 10 juin 1996.

[79] Projet de loi constitutionnelle portant révision des articles 61, 62 et 63 de la Constitution et instituant un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception (Assemblée nationale, 30 mars 1990, doc. parl. n°1203) ‒ Projet de loi constitutionnelle portant révision de la constitution du 4 octobre 1958 et modifiant ses titres VII, VIII, IX et X (dispositions modifiant le titre VII) ((Sénat, 10 mars 1993, doc. parl. n° 231).

L’état d’urgence aux États-Unis d’Amérique.

La législation américaine destinée à la lutte contre le terrorisme a été significativement commentée, à mesure même de la multiplicité de ses objets : l’USA Patriot Act de 2001[1], en particulier, est à la fois une loi sur le renseignement anti-terroriste, une loi de droit pénal et de procédure pénale en matière de terrorisme, une loi de contrôle des circulations des personnes et des actifs bancaires, une loi relative aux droits de victimes du terrorisme, etc. La désignation courante du Patriot Act comme ayant fondé un « état d’urgence » aux états-Unis après le 11 septembre 2001 pose au moins deux problèmes. En premier lieu, la permanence des dispositions du texte, y compris celles assorties d’une clause de prorogation périodique, n’est pas accordée au principe du caractère temporaire de l’état d’urgence[2]. D’autre part, et surtout, il existe des textes juridiques aux Etats-Unis qui désignent et régissent spécialement des « états d’urgence ». D’ailleurs un état d’urgence nationale fut déclaré le 14 septembre 2001 en raison des attaques terroristes du 11 septembre[3]. Bien que les définitions de l’« état d’urgence » soient variables dans la littérature juridique et politique américaine, l’on peut néanmoins convenir de ce que les situations dont il s’agit se caractérisent par : des éléments de temporalité (des événements soudains, imprévus et d’une durée inconnue) ; des éléments de gravité (ces événements consistent en un danger public et une menace pour la vie des personnes) ; la nécessité d’une action des pouvoirs publics qui soit immédiate et qui ne soit pas nécessairement accordée à la légalité ordinaire, en raison du caractère inattendu des événements[4].

Le Xe Amendement de la Constitution, qui réserve aux états la gestion de l’ordre public au sens le plus large de cette expression, commande d’aller des pouvoirs de crise des gouverneurs vers ceux du président des Etats-Unis. Ce dédoublement des dispositifs de crise entre le fédéral et l’infra-fédéral (le « niveau de l’Etat » et le « niveau local ») ne consiste cependant pas seulement en une superposition des pouvoirs de crise des gouverneurs (I) et de ceux du président des Etats-Unis (II). Il consiste par ailleurs dans des protocoles de garantie de la continuité institutionnelle fédérale ou étatique (III).

Échographie des dispositifs français d’état d’exception

L’histoire de France depuis le XVIIIe siècle a été particulièrement riche de ces circonstances exceptionnelles qui conduisent à l’application de la forme de légalité que l’on qualifie habituellement d’état d’exception : guerres, insurrections armées, émeutes, crises économiques, crises sociales, terrorisme. La Révolution française elle-même fut en quelque sorte un moment de référence en la matière, spécialement entre 1792 et 1794. Concentration des pouvoirs au profit de pouvoir exécutif − celui-ci étant considéré comme ayant seul la capacité d’agir avec célérité et efficacité – et limitations et suspensions importantes des libertés, les caractéristiques fondamentales des « états d’exception » ultérieurs sont déjà vérifiables sous la Révolution.

Sur un plan formel, ce qui distingue la France contemporaine est l’existence de textes juridiques codifiant les états d’exception. Il est habituel de distinguer les deux états d’exception prévus par la Constitution et l’état d’exception organisé par la loi. Ainsi, la Constitution française prévoit deux états d’exception. Le premier est prévu à l’article 16, qui ne le dénomme pas. Mais les juristes parlent à son propos des « pouvoirs de crise du président de la République », des « pleins pouvoirs du président de la République », des « pouvoirs exceptionnels du président de la République », voire de la « dictature provisoire du président de la République ». Le deuxième état d’exception prévu par la Constitution est cité à l’article 36 de la Constitution. Cet autre état d’exception est pour sa part qualifié par la Constitution elle-même d’état de siège. Alors que l’article 16 définit substantiellement les « pouvoirs de crise du président de la République », l’article 36 est paradoxal car il dispose simplement que « l’état de siège est discuté en Conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement. ». Autrement dit, l’article 36 de la Constitution définit seulement la procédure de déclenchement et de prorogation de l’« état de siège », les autres règles caractéristiques de cet état d’exception étant quant à elles définies par la loi. Jusqu’à la création d’un Code de la défense en 2004, il existait en réalité deux lois en la matière : la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège et la loi du 3 avril 1878 relative à l’état de siège qui a abrogé certaines dispositions de la loi de 1849. Les dispositions de ces deux lois encore en vigueur en 2004 ont donc été incorporées dans le code de la défense[1].

Il existe par ailleurs un état d’exception codifié par la loi : l’état d’urgence. Ce régime a été fondé par la loi du 3 avril 1955, qui l’instituait seulement en Algérie et cela pour une période de six mois. Toutefois, la loi du 3 avril 1955 est devenue par la suite permanente[2], au point d’être à nouveau appliquée à différentes reprises par la suite :

 

Les mises en œuvre de l’état d’urgence depuis 1955[3]
Territoire de la République concerné Période
Algérie 3 avril 1955-1er décembre 1955
Métropole 17 mai 1958-1er juin 1958
Métropole 23 avril 1961-24 octobre 1962
Nouvelle-Calédonie 12 janvier 1985-30 juin 1985 (*)
Îles de Wallis et Futuna 29 octobre 1986

(pas de prorogation par la loi)

Polynésie française (communes de la subdivision des Iles du Vent) 24 octobre 1987

(pas de prorogation par la loi)

Métropole 8 novembre 2005 – 4 janvier 2006
Métropole et Corse, puis : Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélémy, Saint-Martin. 14 novembre 2015 – …
(*) La période durant laquelle l’état d’urgence s’est appliqué en Nouvelle-Calédonie est en fait discontinue, un délai supérieur à douze jours s’étant écoulé entre l’arrêté du haut-commissaire proclamant cet état d’urgence (du 12 janvier 1985) et la loi destinée à proroger cet état d’urgence (promulguée le 25 janvier 1985).

La loi du 3 avril 1955 est constamment présentée comme « loi de circonstance ». Cette qualification peut paraître paradoxale : d’un côté, c’est un fait que toute loi est toujours inscrite dans des circonstances historiques particulières ; de l’autre côté, le concept de « loi de circonstance » a dans le lexique politique et juridique français un statut particulier d’argument de disqualification politique et morale d’une décision publique. Cette tension a accompagné la naissance de la loi de 1955, lorsque les « événements d’Algérie » ont convaincu des élus politiques, des juristes, des experts de la défense nationale et des experts de la sécurité civile, dès 1950, d’envisager la création d’un « état de droit intermédiaire entre la situation normale et l’état de siège »[4]. « Le projet de loi (…), disait encore le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, est inspiré par les troubles qui règnent dans certaines régions des départements algériens. Son exposé des motifs emprunte à la situation de l’Algérie la plupart de ses références. On peut le regretter »[5]. En même temps, rien ne dit que le texte aurait été accepté en 1955 si le gouvernement n’avait pas insisté sur cette urgence en Algérie qui, d’une part, a précisément fait préférer l’expression « état d’urgence » à celles d’« état d’insécurité » ou d’« état de péril », d’autre part, a fait adopter … en urgence la loi par le parlement.

Parce qu’ils sont des dispositifs se présentant comme « complets », à la différence d’autres dispositifs désignés par le code de la défense comme étant des « régimes d’application exceptionnelle » de défense[6], l’article 16 de la Constitution, l’état de siège et l’état d’urgence sont seuls concernés ici. Parler d’échographie de ces dispositifs est une manière de dire deux choses : en premier lieu, il ne s’agit pas de revenir en détail sur ces objets juridiques, qui ont déjà été particulièrement commentés[7] ; d’autre part, l’analyse proposée de ces dispositifs ne sera pas « interventionniste » − au sens où l’on parle « d’interventionnisme sociologique » pour désigner des formes d’engagement politique s’autorisant d’une position institutionnelle de sociologue −, soit une caractéristique partagée par de nombreux articles portant sur ces trois objets et signés par des juristes, des historiens, des sociologues ou des journalistes. Préférer une approche non-interventionniste ne revient pas à dire que cette approche est politiquement neutre. C’est plutôt une forme de résignation devant la quasi-impossibilité d’un consensus sur ce que doit être un régime libéral de l’état d’exception, et pas seulement par opposition à d’autres types de point de vue (libertaire, anarchiste, etc.) qui mobilisent eux aussi des formules habituelles du style « la lutte contre le terrorisme ne doit pas affecter les libertés fondamentales ». Par hypothèse, si un certain nombre de critiques réputées libérales de tel ou tel état d’exception peinent à convaincre les décideurs publics, c’est parce que ces critiques ne prennent pas au sérieux la peur collective provoquée par les événements ayant justifié l’état d’exception, cette peur étant disqualifiée d’office à partir d’une double idée : en tenir compte empêcherait d’avoir un point de vue libéral sur l’état d’exception ; cette peur est nécessairement « exploitée » par les décideurs publics. D’autre part, nombre de critiques présentées comme libérales de l’état d’exception sont indifférentes au fonctionnement empirique de l’état et aux problèmes importants et concrets de décision posés aux responsables politiques et aux institutions publiques de sécurité lorsque surviennent des événements susceptibles de justifier des dispositifs d’exception[8]. L’importance particulière de la conjuration de la peur dans le gouvernement des Hommes d’une part, les limites et failles (révélées par la crise) de la « procéduralisation » ou de la « bureaucratisation » des institutions publiques de renseignement et de sécurité d’autre part, sont particulièrement importantes pour comprendre la facilité relative de la mise en œuvre des états d’exception en France, qu’il s’agisse du minimalisme procédural prévu en la matière (I) ou de la généralité des motifs prévus par loi en vue du déclenchement de l’article 16 de la Constitution, de l’état de siège ou de l’état d’urgence (II). Ces considérations ne sont pas moins importantes pour comprendre, toujours sur la longue durée, la difficulté tendancielle des pouvoirs publics à réunir un consensus autour de la définition des dérogations à la légalité ordinaire admises dans le cadre des dispositifs de crise (III).

I. Minimalisme procédural et prérogative de l’exécutif

Les trois régimes français d’état d’exception − les deux régimes constitutionnels et le régime législatif − définissent chacun les conditions procédurales de leur mise en œuvre.

A. Faculté d’empêcher du parlement

Le déclenchement de l’état de siège est associé à des conditions procédurales relativement peu contraignantes pour le pouvoir exécutif puisque l’article 36 de la Constitution de 1958 prévoit seulement que « l’état de siège est décrété en Conseil des ministres » et que « sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ». Cette division du travail entre le pouvoir exécutif et le parlement est un compromis constitutionnel dans le débat qui a opposé dans la seconde moitié du XIXe siècle les partisans d’une souveraineté du pouvoir exécutif pour déclencher et faire cesser l’état de siège et les partisans d’une compétence du parlement.

Ainsi, dans la rédaction originelle de la loi de 1849, le déclenchement de l’état de siège était une compétence du parlement. Après le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, la Constitution du 14 janvier 1852 décida de confier à l’Empereur « le droit de déclarer l’état de siège dans un ou plusieurs départements, sauf à en référer au Sénat dans le plus bref délai (…) »[9]. Après la chute du Second Empire, et pendant la période intermédiaire allant du 19 février 1871 au 31 décembre 1875, l’Assemblée nationale élue le 8 février 1871 considéra pour sa part qu’elle avait la compétence « constitutionnelle » primaire pour déclarer l’état de siège. Mais elle conçut (loi du 28 avril 1871) de déléguer l’exercice de cette compétence pendant trois mois au « Chef du pouvoir exécutif ».

Dans sa rédaction originelle, la loi de 1878 n’était pas moins ambivalente puisque si elle réserve au parlement, par le vote d’une loi, le pouvoir de « déclarer l’état de siège » (article 1er), elle prévoyait néanmoins deux hypothèses dans lesquelles la déclaration d’état de siège pouvait être faite par le président de la République : 1/ en cas d’ajournement des chambres, sur avis du Conseil des ministres, et avec l’obligation constitutionnelle pour les deux chambres de se réunir deux jours après cette déclaration, à charge pour elles de décider du maintien ou de la levée de l’état de siège ; 2/ en cas de dissolution de l’Assemblée nationale, le président de la République pouvait également déclarer l’état de siège mais seulement s’il y avait « une guerre étrangère », seulement dans « les territoires menacés par l’ennemi » et « à la condition de convoquer les collèges électoraux et de réunir les Chambres dans les plus bref délais » (article 3). Quant à la cessation de l’état de siège, elle échappait au pouvoir exécutif sans dépendre exclusivement du parlement. En effet, il était prévu que l’état de siège prendrait fin de plein droit à la date de cessation fixée par la loi qui l’a déclaré. Lorsqu’il avait été décidé par le président de la République, il revenait aux chambres spécialement réunies sur le sujet, ou bien de le faire cesser, ou bien de le proroger. Or la loi avait prévu qu’en cas de désaccord entre les deux chambres, l’état de siège était levé de plein droit.

Sous l’empire de la Constitution du 4 octobre 1958, l’état de siège est donc « décrété en conseil des ministres » et sa prorogation au-delà de douze jours ne pouvant être autorisée que par le Parlement (article 36). Les rédacteurs de la Constitution de la Ve République ont à l’évidence procédé par imitation de ce qui était prévu pour l’état d’urgence[10]. Comme l’explique Olivier Gohin, « (…) une fois déclaré et donc décrété, l’état de siège prend fin, en droit positif, − à défaut de sa prorogation par la loi (art. 36, al. 1er) − ou au terme que le législateur fixe dans la loi de prorogation (ibid., al. 2) ; − ou encore à la date prévue, après la loi de prorogation, par le législateur (Const., art. 34) ou, le cas échéant, par  l’exécutif, régulièrement et donc, depuis 1958, constitutionnellement habilité à cet effet (Const., art. 38) »[11].

Lorsque le dispositif de l’état d’urgence est créé en 1955, le gouvernement avait conscience de ce qu’il lui serait plus facile de faire accepter son texte par le parlement s’il était prévu que, précisément, c’est le parlement seul qui déclencherait ce dispositif. Aussi, dans sa rédaction originelle, la loi de 1955 prévoyait que « l’état d’urgence ne peut être déclaré que par la loi » (article 2) et que « la loi fixe la durée de l’état d’urgence qui ne peut être prolongée que par une loi nouvelle (article 3). La loi de 1955 prévoyait encore deux autres règles procédurales. En premier lieu, il était prévu qu’en cas de démission du gouvernement ou de vacance de la présidence du Conseil, le nouveau gouvernement devait demander la confirmation par le parlement de la loi déclarant l’état d’urgence dans un délai de quinze jours francs à compter de la date à laquelle il a obtenu la confiance de l’Assemblée nationale. Si cette demande n’était pas présentée dans le délai prescrit, la loi déclarant l’état d’urgence était caduque (article 3). D’autre part, en cas de dissolution de l’Assemblée nationale, la loi ayant déclaré l’état d’urgence était abrogée de plein droit (article 4).

La procédure de déclenchement de l’état d’urgence ne fit donc l’objet que d’un bref débat en 1955, à l’initiative du député Francis Vals, qui voulait que la loi ne puisse déclarer l’état d’urgence qu’à la majorité des deux tiers de chacune des chambres du parlement[12]. La raison avancée par le député était assez curieuse : plutôt que de justifier sa proposition par la nécessité d’une forte légitimité parlementaire dans le déclenchement de l’état d’urgence, Francis Vals fit valoir que la règle de majorité qualifiée qu’il proposait était seule de nature à rendre le texte du gouvernement conforme à la Constitution… dans la mesure où l’état d’urgence n’avait pas de fondement dans la Constitution de 1946. Le Gouvernement objecta qu’une loi ne pouvait imposer à une autre loi une condition de majorité qualifiée qui n’était pas prévue par la Constitution. Surtout, le Gouvernement fit remarquer qu’une majorité parlementaire qui voudrait déclarer l’état d’urgence « à une partie quelconque du territoire » ne prendrait pas plus d’« une minute » pour abroger d’abord l’exigence d’un vote des deux tiers dans chaque chambre et, ensuite, déclarer à une majorité simple l’état d’urgence[13].

En réalité, ce que le ministre de l’Intérieur, Maurice Bourgès-Maunoury, dit ainsi implicitement en 1955, c’est que le principe du déclenchement de l’état d’urgence par la loi était accepté par le Gouvernement à partir d’un calcul simple : le vote d’une telle loi serait nécessairement une formalité dans la mesure où il était impensable (à moins d’ajouter une crise politique à un péril interne ou externe) qu’une majorité parlementaire refuse au Gouvernement qu’elle soutient la mise en œuvre de l’état d’urgence. Le général De Gaulle ne reprit pas à son compte ce calcul et préféra être plus clairement « décisionniste » puisque, par une ordonnance du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi de 1955, il décida que l’état d’urgence était désormais déclaré par décret du président de la République pris en Conseil des ministres (nouvel article 2 de la loi de 1955), la loi n’étant compétente que pour autoriser sa prorogation au-delà de douze jours et, par la même occasion, pour fixer sa durée définitive (nouvel article 2 de la loi de 1955). L’ordonnance du 15 avril 1960 a également voulu que la loi prorogeant l’état d’urgence soit caduque seulement dans un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale (nouvel article 4 de la loi de 1955).

C’est donc depuis 1960 que le déclenchement de l’état d’urgence est une prérogative du pouvoir exécutif, la compétence du parlement étant « accessoire » pour le proroger au-delà de douze jours. Les idées sous-jacentes à ce consensus entre les « partis de gouvernement » sont apparentes. Il s’agit de la double idée selon laquelle il y a des situations de crise dans lesquelles il faut décider illico presto et que cette décision doit revenir aux décideurs politiques qui exercent un commandement opérationnel sur les forces publiques de sécurité et sur l’armée.

B. Souveraineté présidentielle dans l’article 16

De manière unanime, l’historiographie du gaullisme prête au général De Gaulle l’idée selon laquelle le chef de l’état devait avoir les mains libres pour faire face aux circonstances exceptionnelles et que si cette faculté d’action avait existé en 1940 en faveur du président Albert Lebrun, peut-être le cours de l’histoire en aurait-il été changé[14]. Aussi, l’article 16 de la Constitution de 1958 peut être mis en œuvre par le président de la République simplement « après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel »[15], le chef de l’état devant par ailleurs « [informer] la Nation par un message ».

Jusqu’à la fin des années 1980, la contestation par la gauche de l’article 16 de la Constitution, lorsqu’elle ne proposait pas purement et simplement l’abrogation de cet article, envisageait plutôt le renforcement du pouvoir de contrôle des juges sur les mesures prises et la définition des conditions de la cessation de la mise en œuvre de ce dispositif. De ce réformisme, il ne restera dans les années 1990 et 2000 que l’idée de la définition des conditions de la cessation de la mise en œuvre du dispositif de l’article 16, compte tenu de ce qu’en 1961, il fut appliqué du 23 avril au 30 septembre, alors que le « putsch d’Alger » qui justifia son déclenchement avait échoué le 25 avril.

Le rapport du comité d’experts en institutions politiques et en droit constitutionnel présidé par le doyen Georges Vedel a légitimé en 1993 ce réformisme minimal :

« Le comité n’a pas jugé nécessaire une modification des conditions d’application de l’article 16 ni des pouvoirs que cet article reconnaît au président de la République.

En revanche, il lui a paru indispensable que soit précisé comment se termine la période d’application de cet article : il appartiendrait normalement au Président de la République de demander au Conseil constitutionnel de constater que les conditions exigées pour l’application de cet article ne sont plus réunies. Toutefois, le comité n’a pu écarter l’éventualité d’un exercice abusif de ce pouvoir du fait d’une trop longue durée. Pour tenir compte de cette hypothèse, il propose que le Président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale, puissent également, par une demande conjointe, saisir le Conseil constitutionnel aux mêmes fins.

Il convient de souligner que l’exigence d’un accord, sur ce point, entre les deux présidents des assemblées parlementaires supposerait à l’évidence une situation particulièrement grave et serait de nature à empêcher qu’une telle demande soit faite pour un motif autre que l’intérêt national (…) »[16].

À bien y regarder, cette analyse avait quelque chose d’ambigu. Le rapport commence par envisager une intervention du Conseil constitutionnel à la demande du président de la République afin de mettre fin à l’application de l’article 16 avant de faire valoir qu’il a tenu compte de « l’éventualité d’un exercice abusif de ce pouvoir [par le président de la République] du fait d’une trop longue durée ». Ce que semble vouloir dire le rapport, c’est que l’on peut faire l’hypothèse que le président de la République ne s’oblige pas à saisir le Conseil constitutionnel ou ne le fasse que très tardivement. Or, ce risque pouvait être limité si la saisine du Conseil constitutionnel par le président de la République sur la nécessité de mettre fin à l’article 16 était enfermée dans certains délais. C’est donc pour ne pas avoir à faire peser sur le président de la République des délais de saisine du Conseil constitutionnel sur la nécessité de continuer avec l’article 16 de la Constitution que les rédacteurs du rapport ont préféré donner aux présidents des assemblées parlementaires une faculté concurrente de saisir le Conseil constitutionnel.

Cette ambiguïté fut explicitée par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 puisque cette révision constitutionnelle s’est purement et simplement refusée à obliger le président de la République à saisir le Conseil constitutionnel aux fins de la constatation de l’opportunité de mettre fin à l’article 16, le Conseil constitutionnel ne pouvant intervenir qu’à la demande des présidents des assemblées parlementaires ou de soixante députés ou soixante sénateurs après trente jours ou de plein droit après soixante jours d’application de l’article 16 :

« Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ».

Il est à noter que c’est bien un « avis » et non une « décision » que le Conseil constitutionnel est supposé rendre : les rédacteurs de la révision constitutionnelle sont partis du présupposé selon lequel le pouvoir exécutif serait politiquement et moralement contraint de mettre fin à l’article 16 si l’avis du Conseil constitutionnel allait dans ce sens. L’on peut néanmoins être sceptique sur l’effectivité des règles ajoutées à la Constitution en 2008 : la probabilité de voir neuf juges n’ayant pas accès aux informations secrètes des institutions policières, militaires (ou de renseignement) se substituer au pouvoir exécutif dans l’appréciation des risques et des menaces pesant sur l’état et la nation, pour conclure dans un simple avis qu’il n’est pas opportun de maintenir en application l’article 16, paraît assez faible.

Du rapport Vedel de 1993 jusqu’à la révision constitutionnelle de 2008, une ambiguïté traverse la question de la cessation de l’article 16 : les promoteurs d’une incorporation du Conseil constitutionnel dans le dispositif de sortie de l’état de crise sont portés par l’idée selon laquelle cette sortie ne demande pas d’appréciation  particulière − politique, policière ou militaire – et ne serait qu’une « constatation d’un fait ». à supposer que cela soit vrai, on comprend alors mal qu’il n’en aille pas de même du déclenchement de l’article 16.

 

II. Généralité des motifs justificatifs

L’article 15 § 1er de la Convention européenne des droits de l’Homme, prévoit en faveur des états parties une faculté de déroger aux droits garantis par la Convention seulement « en cas de guerre ou en cas d’autres dangers publics menaçant la vie de la nation ». L’article 4 du pacte international sur les droits civils et politiques ne prévoit pour sa part la même faculté en faveur des états parties que « dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation ». Ces instruments internationaux témoignent d’une difficulté déjà observable dans les droits internes, celle de définir objectivement et de manière non-équivoque les événements justificatifs du déclenchement de l’état d’exception.

A. Motifs justificatifs de l’état de siège

Le dispositif de l’état de siège est souvent identifié à une situation de guerreinterétatique. Il est vrai que ce concept fut originellement associé à la guerre, puisque déjà, dans la loi des 8-10 juillet 1791[17], le motif justificatif de l’état de siège était le fait que des places ou des postes « sont en état de guerre», autrement dit en cas d’« investissement d’une place par l’ennemi ». Toutefois, c’est dès la Révolution française que l’état de siège fut envisagé comme dispositif applicable également en cas de « péril intérieur ». La Constitution du 14 septembre 1791 le prévoit « si des troubles agitent tout un département ». La loi du 16 fructidor an V (2 septembre 1797) prévoit à son tour la faculté de mettre en œuvre l’« état de guerre » dans « les communes de l’intérieur de la République » et l’« état de siège » en cas d’investissement des communes « par des troupes ennemies ou des rebelles ». La Constitution de 1799 n’utilise pas le concept mais prévoit que « la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu’elle détermine, l’empire de la Constitution », dans le cas « de révolte armée, ou de troubles qui menacent la sûreté de l’état ». En 1802[18], il est dit seulement que « le Sénat déclare, quand les circonstances l’exigent, des départements hors de la Constitution ». Cette « sortie de la Constitution » de certains départements, que les contemporains analysaient comme équivalente d’un état de siège, pouvait donc être déterminée par des circonstances extérieures ou intérieures.

Entre la loi du 9 août 1849 relative à l’état de siège et celle du 3 avril 1878 sur le même objet, le dispositif de l’état de siège ne pouvait être mis en œuvre qu’« en cas de péril imminent pour la sécurité intérieure ou extérieure ». C’est donc sur cette base que l’état de siège avait pu être appliqué en 1870 lors de la guerre franco-allemande, en 1871 lors de la commune de Paris et, toujours en 1871, à la faveur de l’insurrection kabyle en Algérie. Depuis la loi du 3 avril 1878 relative à l’état de siège, ce dispositif ne peut plus être mis en œuvre qu’« en cas de péril imminent, résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée »[19]. C’est sous l’empire de cette rédaction que l’état de siège avait pu être appliqué en 1879, en 1914 dans le cadre de la Première Guerre mondiale et en 1939 dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale.

La définition légale des motifs justificatifs de l’état de siège appelle deux observations. En premier lieu, l’élément de stabilité de cette définition − le concept de « péril imminent » − est supposé être sa composante subjective, puisque la nature et l’imminence du péril en question relèvent théoriquement de l’appréciation des pouvoirs publics[20]. En deuxième lieu, le fait même que la deuxième composante de ce motif ait changé entre 1849 et 1878 montre qu’elle est tout sauf objective : d’une part, en 1849, il est question de la « sécurité intérieure ou extérieure » alors que depuis 1878, il est question d’une « guerre étrangère » ou d’une « insurrection armée » ; d’autre part, en 1849, c’est la « sécurité intérieure ou extérieure » qui doit être l’objet du « péril imminent » alors qu’en 1878, la « guerre étrangère » ou l’« insurrection armée » doit être la cause du « péril imminent ». Or, et en toute hypothèse, chacun des syntagmes de la définition légale de l’état de siège – « sécurité intérieure ou extérieure » en 1849, « guerre étrangère », « insurrection armée » en 1878 – peut se prêter à des interprétations plus ou moins extensives. Au demeurant, la distinction entre « sécurité intérieure » et « sécurité extérieure » de la loi de 1849 ne « colle » pas complètement au lexique contemporain des pouvoirs publics français, puisque s’il existe bien un « code de la sécurité intérieure », il est symétrique d’un « code de la défense » désigné ainsi par évitement du concept de « sécurité extérieure » (et même de celui de « sécurité nationale » qui figure néanmoins dans le Code de la défense[21]). Quant aux références contemporaines à la « guerre étrangère » et à l’« insurrection armée », elles perpétuent l’ancienne distinction entre la « guerre étrangère » et la « guerre civile » alors que ces concepts sont concurrencés de nos jours par ceux de « conflit armé international » (CAI) ou de « conflit armé non international » (CANI), qui sont plus englobants des différentes formes contemporaines de violences politiques commises avec des armes. Pour ainsi dire, la question se pose de savoir si le dispositif de l’état de siège est susceptible d’être appliqué dans la période contemporaine, par exemple, en cas de conflit armé international engageant la France mais non précédé d’une déclaration de guerre en bonne et due forme[22].

B. Motifs justificatifs de l’état d’urgence

Aux termes de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, le dispositif de l’état d’urgence quant à lui ne peut être mis en œuvre que dans deux hypothèses alternatives. Première hypothèse : en cas de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Deuxième hypothèse : en cas d’« événements présentant par leur nature et par leur gravité, le caractère de calamité publique ». Seule la première hypothèse a été utilisée depuis 1955 par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse du « problème algérien » en 1955, 1958 et 1961, de la Nouvelle-Calédonie en 1985 ou des violences urbaines en 2005. C’est donc autour d’elle que se fixent les critiques, qui sont à peu près les mêmes depuis toujours, même si en 1955 les deux hypothèses ont pu être critiquées.

À l’Assemblée nationale, le 31 mars 1955, c’est au député Albert Maton qu’il revint de dire en particulier pourquoi le motif tiré du « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » était problématique pour les adversaires du texte :

« L’article 1er [du projet de loi] tend à déterminer les circonstances dans lesquelles l’état d’urgence pourra être appliqué.

Chacun conviendra que cette détermination est extrêmement vague et élastique. La notion d’atteintes graves à l’ordre public ou d’événements présentant par leur nature un caractère de calamité publique est vraiment trop générale et donnerait à l’état d’urgence un champ d’application indéfini, ce qui pourrait entraîner des conséquences dont la gravité ne doit pas nous échapper.

Une telle disposition légale permettrait à une majorité parlementaire et à un gouvernement de se livrer aux pires aventures anticonstitutionnelles et antirépublicaines. Elle leur donnerait les moyens légaux de se livrer aux pires agressions contre le fonctionnement de la machine républicaine (…) »[23].

Le député Albert Maton désignait ensuite des exemples d’événements à la faveur desquels la nouvelle loi aurait pu être appliquée, par exemple les grandes grèves caractéristiques de la tradition politique française, à commencer par celles d’août 1953. Le député Albert Maton proposa donc en 1955 que l’état d’urgence ne puisse être déclenché qu’« en cas de guerre étrangère ou d’insurrection armée », autrement dit pour les mêmes raisons que celles prévues pour l’état de siège. Cette rédaction ne fut pas retenue par l’Assemblée nationale[24].

La loi du 3 avril 1955 « [instituait] un état d’urgence et en [déclarait] l’application en Algérie ». Or l’opportunité de cette application du nouveau texte à l’Algérie ne fut pas moins discutée en avril 1955 qu’en août 1955 lorsque l’état d’urgence fut prolongé pour une durée de six mois par la loi du 7 août 1955. Et il y eut de la même manière des controverses publiques et intellectuelles lorsqu’une loi du 17 mai 1958 déclara l’état d’urgence sur le territoire métropolitain pour trois mois à la suite de la tentative de « coup d’état du 13 mai 1958 », ou le 24 avril 1961 à la suite du « putsch des généraux ». En 1985, la contestation de l’applicabilité de l’état d’urgence aux troubles indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ne porta pas sur la question de savoir si ces troubles entraient dans les motifs prévus par la loi de 1955. Les arguments développés par les députés et par les sénateurs devant le Conseil constitutionnel contre la loi du 25 janvier 1985 qui a prorogé au-delà de douze jours, du 27 janvier au 30 juin 1985, l’application de ce régime[25], étaient de toute autre nature. L’argument principal était purement formel : il s’agissait en substance de dire que la loi « ne peut porter d’atteintes, même exceptionnelles et temporaires, aux libertés constitutionnelles que dans les cas prévus par la Constitution », et que « la Constitution prévoit exclusivement l’état de siège »[26]. In fine, il s’agissait de dire que la Constitution de 1958 avait implicitement abrogé la loi de 1955, un argument rejeté par le Conseil constitutionnel[27] comme par le Conseil d’état.

En 2005, lors des violences urbaines qui ont frappé certaines banlieues françaises, la contestation juridique de la mise en œuvre de l’état d’urgence comprenait un argument relatif à la question de savoir si les événements en cause correspondaient aux motifs justificatifs de l’état d’urgence prévus par la loi de 1955. Afin d’obtenir l’annulation des décrets du 8 novembre 2005 mettant en œuvre l’état d’urgence et définissant sa portée, il fut ainsi soutenu devant le Conseil d’état que la pratique constante depuis la loi de 1955 a été de limiter la mise en œuvre de l’état d’urgence à des situations de guerre civile ou à des tentatives de coup d’état, et qu’à aucun moment ce régime d’exception n’avait été appliqué à des situations de violence urbaine. Cette lecture historiciste de la justification légale de l’état d’urgence n’avait cependant pas convaincu les juges. Pas plus qu’ils n’avaient été convaincus par l’argument formel de l’abrogation implicite de la loi de 1955 par la Constitution de 1958 ou par l’argument substantiel de l’incompatibilité des restrictions aux libertés prévues par la loi de 1955  avec la Convention européenne des droits de l’Homme[28]. En 2015, après les attentats de Paris, certains opposants à l’état d’urgence mobilisèrent les mêmes registres d’argumentation : une argumentation historiciste destinée à faire valoir que des attentats comme ceux du 13 novembre 2015 ne correspondaient pas au « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » prévu par la loi de 1955 ; une argumentation substantialiste sur la conformité à la Constitution ou à la Convention européenne des droits de l’Homme des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence.

C. Motifs justificatifs de l’article 16

Le dispositif de l’article 16 de la Constitution ne peut être mis en œuvre que « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés (sic) d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu »[29].

La seule et unique fois où le dispositif de l’article 16 a été appliqué depuis 1958 (la guerre d’Algérie), le général De Gaulle n’avait pas cru devoir se justifier dans son décret de déclenchement et expliquer en quoi les conditions constitutionnelles étaient réunies[30], se contentant de renvoyer à « l’avis motivé » du Conseil constitutionnel. Ce dernier avait en effet assuré dans son avis du 23 avril 1961 :

« (…) Considérant qu’en Algérie, des officiers généraux sans commandement et, à leur suite, certains éléments mili­taires sont entrés en rébellion ouverte contre les pouvoirs publics constitutionnels dont ils usurpent l’autorité ; qu’au mépris de la souveraineté nationale et de la légalité républicaine, ils édictent des mesures de la seule compé­tence du Parlement et du Gouvernement ; qu’ils ont mis hors d’état de remplir leurs fonctions et privé de leur li­berté les plus hautes autorités ci­viles et militaires d’Algérie dépositaires des pouvoirs qui leur ont été délé­gués par le Gouvernement de la République en vue d’assurer la sauvegarde des intérêts nationaux, ainsi qu’un membre du Gouvernement même ; que leur but avoué est de s’emparer du pouvoir dans l’ensemble du pays ;

Considérant qu’en raison de ces actes de subversion, d’une part, les Institutions de la République se trouvent me­nacées d’une manière grave et immédiate, d’autre part, les pouvoirs publics constitutionnels ne peuvent fonc­tionner d’une façon régulière,

Est d’avis :

que sont réunies les conditions exigées par la Constitution pour l’application de son article 16. (…) ».

Cette motivation n’avait cependant pas convaincu tout le monde, ni en 1961, ni après, pour des raisons parfaitement exposées par le professeur de droit Georges Burdeau :

« Savoir si ces deux conditions sont remplies dépend évidemment d’une appréciation des faits. La Constitution ne dit pas expressément à qui elle incombe ; mais la logique de la situation implique évidemment que cette appréciation appartient à celui qui qui est appelé à en tirer les conséquences, c’est-à-dire au Président de la République. Il s’agit là, pratiquement, d’une compétence discrétionnaire car, si l’évaluation du danger couru par l’intégrité du territoire peut s’imposer par des considérations objectives, il n’en va pas de même d’une menace pour les institutions. Et de même on imagine aisément des hypothèses dans lesquelles l’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics pourrait prêter à des interprétations divergentes. C’est ainsi qu’en avril 1961 ; lorsque le Président de la République décida d’appliquer l’article 16, rien n’empêchait matériellement le fonctionnement des pouvoirs publics. Mais, pour légitimer sa décision, le chef de l’état invoqua l’hypothèque morale qui pesait sur leur activité du fait de la crise algérienne »[31].

Alors que les universitaires discutent de rédactions alternatives et hypothétiquement « pertinentes » des circonstances justificatives du déclenchement de l’article 16 de la Constitution, les décideurs publics ou les comités d’experts en matière constitutionnelle considèrent pour leur part qu’un statu quo rédactionnel est préférable[32]. Et si la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République a changé le dispositif de l’article 16 de la Constitution, elle n’a cependant pas modifié la définition des circonstances susceptibles de justifier son application.

D. Observations complémentaires

Les trois régimes français d’état d’exception, les deux régimes constitutionnels et le régime législatif, définissent chacun par des standards juridiques, les circonstances de sa propre application, la notion de standards désignant des « notions à contenu indéterminé » ou « une certaine catégorie d’expressions normatives caractérisées par l’absence de toute prédétermination et l’impossibilité de les appliquer sans procéder au préalable à une appréciation ou à une évaluation, c’est-à-dire en plaçant le fait auquel on les rapporte sur une échelle des valeurs (étalonnage) »[33]. Les standards juridiques se voient reconnaître en général un inconvénient et un avantage que l’on peut vérifier en matière de déclenchement d’états d’exception. Leur inconvénient est que leur contenu indéterminé constitue une source d’insécurité juridique, un facteur d’imprévisibilité du droit. Dans l’autre sens, leur avantage consiste dans le fait que leur contenu indéterminé permet et favorise une adaptabilité constante du droit aux évolutions et aux situations politiques, économiques et sociales.

Une question se pose à propos des motifs formels de déclenchement des trois dispositifs français d’état de crise. Il s’agit de savoir s’il est possible aux juristes de définir ces motifs d’une manière qui soit absolument objective. La réponse est ici négative, compte tenu de la très grande diversité matérielle des situations de crise susceptibles de se présenter. De fait, il n’y aucun état au monde qui peut prétendre avoir défini les motifs de déclenchement de ses dispositifs de crise d’une manière absolument objective[34]. Ce qui est en revanche particulièrement caractéristique de la France c’est le fait que les motifs justificatifs de ses trois dispositifs de crise se recoupent considérablement. Aussi, la décision de choisir l’un ou l’autre de ces dispositifs peut dépendre tout à la fois de la nature des événements, de la nature des décisions envisagées par le pouvoir exécutif, et des conséquences politiques susceptibles d’être induites par le choix de l’un ou de l’autre. En 1955 par exemple, l’invention et l’application du dispositif de l’état d’urgence fut une manière d’éviter la proclamation de l’état de siège[35], aussi bien pour des raisons « opérationnelles » (la suffisance alléguée de mesures non-militaires) que politiques (le refus de concéder aux nationalistes algériens une qualification de militaires, le refus de légitimer la qualification de la guerre d’Algérie comme « guerre d’indépendance »)[36]. Et, en 1961, l’état d’urgence fut d’abord articulé à l’article 16 de la Constitution[37] alors que l’on pouvait imaginer que ces deux dispositifs étaient alternatifs l’un à l’autre.

III. Dérogations à la légalité ordinaire admissibles pendant l’exception

Du point de vue de leur portée normative, les dispositifs français de crise peuvent être classés en fonction des pouvoirs d’immixtion dans les libertés ou de dérogation à la légalité ordinaire qu’ils accordent au pouvoir exécutif : le dispositif de l’article 16 de la Constitution précède celui de l’état de siège qui précède à son tour l’état d’urgence.

A. Indétermination des pouvoirs présidentiels au titre de l’article 16 de la Constitution

L’article 16 de la Constitution offre d’autant plus de pouvoirs d’immixtion dans les libertés ou de dérogation à la légalité ordinaire au pouvoir exécutif que : d’une part, et à la différence des deux autres dispositifs d’exception, il s’applique nécessairement sur l’ensemble du territoire national ; d’autre part, il se limite à dire que les mesures décidées par le président de la République ou sur son habilitation « doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet ». Si la nature de ces mesures n’est pas définie, le texte constitutionnel prévoit néanmoins deux garanties minimales : − la réunion du parlement de plein droit ; − l’impossibilité pour le président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale pendant l’application de l’article 16 de la Constitution. Le Conseil d’état en a ajouté une troisième, celle consistant en la possibilité pour la Haute juridiction administrative de statuer sur la validité de celles de certaines mesures prises par le président de la République en application de l’article de la Constitution : il s’agit de celles des mesures du président de la République qui ne concernent pas des questions qui, en temps ordinaire, relèvent de la compétence de la loi en vertu de l’article 34 de la Constitution[38].

De l’unique expérience d’application de l’article 16, celle de 1961 par le général De Gaulle, il est difficile de dire que chacune des mesures prises a été perçue par tout le monde comme étant intimement rattachable à ce que la Constitution appelle une « volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission »[39]. La décision en date du 3 mai 1961 par laquelle le président de la République a institué un Tribunal militaire fut l’une des plus contestées dans le débat public, concurremment à sa contestation devant le Conseil d’état[40]. Des critiques ne furent pas moins dirigées contre la décision du président de la République du 27 avril 1961 ayant habilité le ministre de l’Intérieur ou le ministre de l’Information à interdire par voie d’arrêté « les  écrits, périodiques ou non, revêtant la forme de cahiers, de feuilles ou de lettres de renseignement, quel que soit leur mode de diffusion, qui apportent de quelque façon que ce soit un ap­pui à une entreprise de subversion diri­gée contre les autori­tés ou les lois de la République, ou qui diffusent des in­formations secrètes d’ordre militaire ou administratif »[41].

Historiquement, la critique du principe des pouvoirs présidentiels au titre de l’article 16 de la Constitution a été plus constante dans la littérature des juristes que dans les discours politiques. Le responsable politique le plus critique du principe même de ces pouvoirs fut François Mitterrand. En 1965, il prenait sa part à la tradition consistant depuis 1958 à parler de « pouvoirs dictatoriaux »[42], mais en envisageant successivement au cours de la même campagne électorale présidentielle de 1965 d’« abroger » l’article 16, de le « modifier » ou de ne pas l’appliquer s’il était président de la République[43]. Et lorsqu’il devint président de la République en 1981, non seulement François Mitterrand ne prit aucune initiative en vue de modifier ou d’abroger l’article 16 de la Constitution, mais en plus les gouvernements socialistes ne formèrent jamais le projet de lever la réserve qui a été faite en 1974 par la France au moment de sa ratification de la Convention européenne des droits de l’Homme sur la compatibilité de l’article 16 de sa Constitution, ainsi que de ses dispositifs d’état de siège et d’état d’urgence, avec l’article 15 de cette convention. Cette réserve a une double conséquence. En premier lieu, « si les conditions de mise en œuvre de l’article 16 ou des lois sur l’état de siège ou l’état d’urgence sont réunies, les organes internationaux ou internes n’auront pas à se poser la question de savoir si celles auxquelles l’application de l’article 15 de la Convention est subordonnée sont réunies, la réserve française [l’impliquant] automatiquement »[44]. D’autre part, la France avait précisé que « pour l’interprétation et l’application de l’article 16 de la Constitution de la République, les termes « dans la stricte mesure où la situation l’exige » ne sauraient limiter le pouvoir du président de la République de prendre « les mesures exigées par les circonstances » »[45].

En 1993, le président François Mitterrand et son Premier ministre, Pierre Bérégovoy, proposèrent néanmoins l’abrogation pure et simple de l’article 16 de la Constitution plutôt qu’une « nouvelle rédaction »[46]. « Il apparaît en effet que cet article, soutenaient-ils, qui n’a au demeurant été utilisé qu’une fois, il y a plus de trente ans, ne conditionne ni le rôle ni la place éminente du président de la République dans les institutions. De plus, notre droit prévoit, en dehors de l’article 16, les moyens nécessaires pour répondre à une situation de crise grave, notamment avec les régimes de l’état de siège et e l’état d’urgence. Enfin, et surtout, l’article 16 apparaît comme une exception dans la tradition démocratique du monde occidental : aucun des  pays développés et démocratiques d’Europe ne dispose d’un dispositif juridique autorisant une telle concentration de compétences, de façon aussi contraire aux principes »[47]. Cette proposition d’abrogation est « saugrenue », jugea le doyen Georges Vedel[48], quelque peu contrarié de voir le président ne pas tenir compte de l’avis du comité d’experts qu’il venait de présider. La presse fit également savoir que cette abrogation avait fait l’objet d’un avis négatif du Conseil d’état lorsque ce dernier étudia l’avant-projet du gouvernement[49]. Comme le retour d’une majorité de droite à l’Assemblée nationale en 1993 condamnait à l’avance cette proposition d’abrogation de l’article 16, il a été dit qu’elle avait simplement servi au président Mitterrand à revendiquer une continuité dans sa contestation de l’article 16 de la Constitution.

B. L’état de siège : ni loi martiale, ni suspension de la Constitution

Si le concept de « loi martiale » désigne la situation dans laquelle la législation militaire et les institutions militaires se substituent, de manière complète ou significative, à la législation civile et aux autorités civiles, il est difficile de dire du dispositif de l’état de siège qu’il organise la « loi martiale » en France. S’agit-il davantage d’un dispositif de « suspension de la Constitution » ? Pas tout à fait. D’une part, ce dispositif ne se préoccupe pas de l’exercice du pouvoir politique tel qu’il est défini par la Constitution (il ne concerne pas les élections politiques, ni la distribution des compétences constitutionnelles entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif). D’autre part, ce dispositif n’affecte pas la mise en œuvre de chacun des droits et des libertés garantis par la Constitution mais seulement de ceux qui sont susceptibles d’entrer en conflit avec le maintien de l’ordre : l’état de siège permet de restreindre la liberté d’aller et de venir mais pas la liberté de se marier, même s’il est vrai que les restrictions de la liberté d’aller et de venir peuvent avoir des conséquences sur l’exercice effectif de la liberté de se marier, ce qui est une autre question. Le législateur a d’ailleurs été maladroit lorsqu’il a précisé que « nonobstant l’état de siège, l’ensemble des droits garantis par la Constitution continue de s’exercer, lorsque leur jouissance n’est pas suspendue en vertu des articles précédents »[50]. En effet, l’état de siège n’affecte pas la jouissance de certains droits garantis par la Constitution, mais plutôt leur exercice : ce dispositif ne supprime aucun droit garanti par la Constitution, il en relativise plutôt l’exigibilité.

L’état de siège peut être décrété sur l’ensemble du territoire national ou sur un territoire limité[51]. Le  fait de décréter l’état de siège a une triple portée juridique.

1. Portée de la substitution des autorités militaires aux autorités civiles en matière d’ordre public

En premier lieu, « aussitôt l’état de siège décrété, les pouvoirs dont l’autorité civile était investie pour le maintien de l’ordre et la police sont transférés à l’autorité militaire », l’autorité civile « [continuant] à exercer ses autres attributions »[52]. Comme le précise Olivier Gohin, ce transfert de compétences ne consiste pas en une suppression de la subordination des autorités militaires au pouvoir civil, ou plus exactement au Gouvernement[53].

En juxtaposant le « maintien de l’ordre » et la « police (administrative) », le législateur semble avoir voulu dire que les autorités militaires ne seraient pas seulement compétentes pour édicter des décisions administratives individuelles (autorisations individuelles, agréments individuels, etc.) ou réglementaires de police mais également pour exercer le commandement opérationnel des forces publiques de sécurité dans des opérations de maintien de l’ordre. Les décisions administratives ou individuelles de maintien de l’ordre et de police dont l’exercice est ainsi transféré aux militaires sont notamment celles qui sont prises en période ordinaire par le président du conseil général, par le préfet de département ou par le maire[54]. Or ces décisions ne sont pas uniquement celles qui sont visées par le code général des collectivités territoriales. Elles peuvent avoir été prévues par d’autres textes : tel est le cas, par exemple, des dispositions du code de la sécurité intérieure relatives à la police des manifestations et des rassemblements, à la vidéoprotection, aux armes et munitions (police de l’acquisition et de la détention, police du commerce de détail…), aux jeux de hasard, aux casinos et aux loteries, à la fermeture administrative de certains établissements. Comme l’état de siège n’a plus été appliqué depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la question n’a donc guère été posée de savoir s’il ne faudrait pas définir précisément et par voie d’énumération les pouvoirs de maintien de l’ordre et police transférables aux autorités militaires, compte tenu notamment de l’extension considérable des pouvoirs de maintien de l’ordre et de police des autorités administratives intervenue depuis 1849 et concomitante à l’extension de la notion d’« ordre public ».

2. Pouvoirs spéciaux de police des autorités militaires

L’état de siège permet cependant aussi aux autorités militaires d’exercer des pouvoirs de police dont les autorités civiles n’ont pas nécessairement la prérogative en période ordinaire. Les autorités militaires peuvent ainsi[55] : faire des perquisitions domiciliaires de jour et de nuit ; éloigner toute personne ayant fait l’objet d’une condamnation devenue définitive pour crime ou délit et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège ; ordonner la remise des armes et munitions, et procéder à leur recherche et à leur enlèvement ; interdire les publications et les réunions qu’elle juge de nature à menacer l’ordre public. De ces différents pouvoirs, celui qui s’est souvent prêté à une attention particulière des historiens et des autorités militaires est celui relatif à la censure. Alors qu’en 1849, il était prévu que cette censure ne puisse être décidée qu’à l’égard des publications auxquelles il était reproché d’« exciter ou [d’]entretenir le désordre », elle est désormais applicable de manière extensive aux publications « de nature à menacer l’ordre public ». Toutefois, même cette définition très large de la censure militaire peut ne pas « sécuriser » les autorités militaires dans le contexte d’une guerre, du fait du souvenir de la guerre franco-allemande de 1870 et des révélations par la presse à l’ennemi des positions des 12e et 13e corps d’armée du Maréchal de Mac-Mahon. Aussi, pendant la Première Guerre mondiale, l’armée avait préféré obtenir du Gouvernement et du parlement une loi pénale spéciale de censure : la loi du 5 août 1914 sur les indiscrétions de la presse en temps de guerre[56] interdisait, à peine d’un emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 1000 à 5000 francs, la publication d’informations et de renseignements « autres que ceux qui seraient communiqués par le Gouvernement ou le commandement, sur les points suivants : ‒ les mouvements des troupes  ‒  les pertes militaires  ‒ les effectifs  ‒ les renseignements stratégiques », et plus généralement la publication d’informations ou articles « concernant les opérations militaires ou diplomatiques de nature à favoriser l’ennemi et à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations ».

3. Compétence des juridictions militaires

La troisième et dernière portée juridique de l’état de siège a rarement fait l’objet en elle-même de critiques : il s’agit de la compétence des juridictions militaires pour connaître de certaines infractions. Cette compétence, qui ressort de l’article 700 du code de procédure pénale, du code de la défense et du code de justice militaire, est mise en œuvre de manière spécifique à celui des motifs invoqués par les pouvoirs publics pour déclencher l’état de siège. Ce sont ainsi certaines infractions spécifiques, quels qu’en soient les auteurs principaux ou les complices, dont la connaissance est transférable exceptionnellement à des juridictions militaires « dans les territoires décrétés en état de siège en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère »[57], ce régime exceptionnel « [cessant] de plein droit à la signature de la paix »[58]. Ce sont certaines autres infractions spécifiques dont la connaissance est transférable exceptionnellement à des juridictions militaires « si l’état de siège est décrété en cas de péril imminent résultant d’une insurrection à main armée »[59].

C. L’état d’urgence : un dispositif démiurgique ou un fétiche animiste ?

 

Dans la très grande multiplicité des opinions de toutes origines (élus politiques, juristes, universitaires, journalistes, citoyens) produites depuis 1955 à la faveur de chaque application de l’état d’urgence, trois écoles peuvent être distinguées à propos des pouvoirs de crise caractéristiques de l’état d’urgence. Les uns acceptent ces pouvoirs « sans états d’âme ». Une deuxième catégorie d’opinions veut pouvoir apprécier au cas par cas la mise en œuvre de l’état d’urgence. Il y a enfin ceux qui rejettent le principe même de tels pouvoirs. La dernière catégorie, celle des adversaires du principe même de la loi de 1955, est intéressante parce qu’elle a pu être partagée entre deux courants dont un seul a survécu à l’histoire de la loi. Ce courant est celui de ceux pour qui la combinaison entre la police administrative « ordinaire » (police des réunions, police des manifestations et des rassemblements, police des circulations, etc.) et la procédure pénale (pour ainsi dire les procureurs de la République en général et le parquet anti-terroriste de Paris depuis les années 1980 en particulier), permet de gérer les événements qui sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application de l’état d’urgence[60].  Le courant critique des pouvoirs d’état d’urgence dont on ne trouve plus d’écho en 2016 est celui qui consistait à soutenir que ce dispositif est plus attentatoire aux libertés que le dispositif de l’état de siège. Et, parmi les nombreuses raisons avancées à l’appui de cette thèse, il y avait celui consistant à dire que le pouvoir accordé au ministre de l’Intérieur d’ordonner des assignations administratives à résidence « conduirait inévitablement, sous une forme ou une autre, qu’on l’avoue ou qu’on ne l’avoue pas, à l’institution de camps de concentration, ne serait-ce que pour faciliter la surveillance, la nourriture et le logement des gens qui seraient déplacés »[61].

1. Droit en vigueur au moment des attentats de Paris

Avant sa modification par la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions, les pouvoirs administratifs assortis à l’état d’urgence étaient les suivants[62] :

Article de la loi du 3 avril 1955 Mesure Acte juridique de mise en œuvre de la mesure Condition supplémentaire de l’acte de mise en œuvre
Article 5 Interdiction de la circulation des personnes ou des véhicules Arrêté préfectoral
Article 5 Institution de zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé Arrêté préfectoral
Article 5 Interdiction de séjour Arrêté préfectoral
Article 6 Assignation à résidence Arrêté ministériel Décret fixant les zones d’application de l’état d’urgence
Article 8 Fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion Arrêté préfectoral, ou arrêté ministériel (Intérieur) sur l’ensemble du territoire où est institué l’état d’urgence Décret fixant les zones d’application de l’état d’urgence
Article 9 Remise des armes de 1ère, 4ème et 5ème catégories Arrêté ministériel (Intérieur)
Article 10 Réquisitions de personnes ou de biens Ordre de réquisition préfectoral
Article 11 (1°) Perquisitions à domicile de jour et de nuit Ordre de perquisition du ministre de l’Intérieur ou du préfet Mention expresse dans le décret déclarant ou dans la loi prorogeant l’état d’urgence ; décret fixant les zones d’application de l’état d’urgence.
Article 11 (2°) Contrôle des médias[63] Arrêté préfectoral ou ministériel Mention expresse dans le décret déclarant ou dans la loi prorogeant l’état d’urgence
Article 12 Compétence de la juridiction militaire pour les crimes Revendication de la poursuite par l’autorité militaire

Décret ministériel (Justice et Défense)

La défense du dispositif de l’état d’urgence tel qu’il existait au moment des attentats de Paris de 2015 consistait à dire que les pouvoirs accordés au Gouvernement et aux préfets sont d’autant moins déraisonnables qu’ils sont gradués par l’article 11 de la loi : d’une part, l’état d’urgence peut être limité à certains territoires seulement, auquel cas ces différents pouvoirs ne peuvent s’exercer que dans les circonscriptions territoriales à l’intérieur desquelles l’état d’urgence est décrété par le pouvoir exécutif ; d’autre part, deux des pouvoirs prévus par la loi de 1955 n’étaient applicables que si le décret déclarant ou la loi prorogeant l’état d’urgence le prévoyaient par « une disposition expresse » (la pratique de perquisitions administratives à domicile de jour et de nuit et le contrôle des médias).

La loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions n’a pas changé l’économie générale du dispositif de l’état d’urgence, même si elle contenait aussi bien de nouvelles mesures restrictives des libertés que de mesures de « libéralisation » du dispositif.

2. « Renforcement » du dispositif par la loi du 20 novembre 2015

Entre autres apports restrictifs des libertés de la loi du 20 novembre 2015, il y avait :

− la faculté pour les forces publiques de sécurité pratiquant des perquisitions administratives d’état d’urgence d’accéder aux terminaux informatiques trouvés sur les lieux de la perquisition et de stocker les données recueillies à cette occasion. Cette « adaptation » des perquisitions administratives à « l’évolution des technologies » a été invalidée par le Conseil constitutionnel le 19 février 2016. Après avoir considéré que la copie de données informatiques pendant une perquisition administrative d’état d’urgence était « assimilable à une saisie », le Conseil constitutionnel constata que « ni cette saisie ni l’exploitation des données ainsi collectées ne sont autorisées par un juge, y compris lorsque l’occupant du lieu perquisitionné ou le propriétaire des données s’y oppose et alors même qu’aucune infraction n’est constatée » et qu’« au demeurant peuvent être copiées des données dépourvues de lien avec la personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ayant fréquenté le lieu où a été ordonnée la perquisition ». Par conséquent, a conclu le Conseil constitutionnel, la restriction au droit au respect de la vie privée des personnes prévue par la nouvelle loi était contraire à la Constitution[64].

− la faculté pour le ministre de l’Intérieur de procéder à des assignations administratives à résidence non plus seulement contre toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse »,  mais contre toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que [leur] comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics (…) ». Cette définition plus large des conditions dans lesquelles une assignation administrative à résidence peut être décidée a été complétée par la possibilité pour le ministre de l’Intérieur de décider que la personne concernée était tenue de se présenter périodiquement à un commissariat de police ou à une brigade de gendarmerie ou qu’il lui était interdit d’entrer en contact avec d’autres individus nommément désignés par le ministre de l’Intérieur[65].

− la création d’une nouvelle possibilité de dissolution administrative d’une association. Outre les cas de dissolution administrative d’une association prévu par le droit en vigueur[66], il était désormais possible au président de la République de dissoudre en conseil des ministres « les associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent »[67].

− l’attribution au ministre de l’Intérieur, pendant l’état d’urgence, du pouvoir de « prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». L’on ne comprend la portée de cette disposition qu’en partant de la loi du 13 novembre 2014 relative à la lutte contre le terrorisme qui a introduit en droit français un mécanisme de blocage, à l’initiative du ministère de l’Intérieur, de sites internet provoquant à des actes terroristes ou apologétiques du terrorisme. Ce mécanisme oblige le Gouvernement à saisir d’abord les éditeurs et les hébergeurs afin de leur demander de retirer les contenus illicites. Ce n’est que si ce retrait n’a pas été opéré dans les 24 heures que le Gouvernement peut se tourner vers les fournisseurs d’accès afin d’obtenir le blocage du site problématique. Il appartient enfin à la Commission nationale Informatique et Libertés (CNIL) de veiller à la bonne application de ces règles : les demandes de blocage du ministère de l’Intérieur lui sont communiquées et la commission peut demander au juge administratif de se prononcer sur leur légalité. Or, la loi du 20 novembre 2015 relative à l’état d’urgence, non seulement ne prévoit plus le délai de 24 heures, mais en plus elle ne prévoit pas non plus l’intervention de la CNIL. Au surplus, son langage est moins précis que celui de la loi de 2014 puisqu’il y est question « d’interruption de service » lorsque la loi de 2014 parlait plus précisément de retrait ou de blocage de sites, ainsi que de déréférencement de pages.

3. « Libéralisation » du dispositif par la loi du 20 novembre 2015

En 2015, le législateur a prétendu aller dans le sens du libéralisme avec principalement six innovations juridiques :

− désormais, l’Assemblée nationale et le Sénat « sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures »;

− les perquisitions administratives d’état d’urgence ne doivent être décidées que « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser » que le lieu perquisitionné « est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Ce qui semblait être une évidence était désormais précisé dans la loi ;

− les perquisitions administratives d’état d’urgence ne pouvaient pas avoir lieu « dans un lieu affecté à l’exercice d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes ». Autrement dit, pendant l’état d’urgence, seules des perquisitions judiciaires pouvaient être diligentées dans ce type de lieux dans le cadre des règles « ordinaires » prévues par le code de procédure pénale ;

− les perquisitions administratives d’état d’urgence devaient être accomplies avec des égards pour l’article 66 de la Constitution qui prévoit que « l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle ». Aussi, le procureur de la République territorialement compétent doit être informé de la décision du ministre de l’Intérieur ou du préfet de pratiquer une telle perquisition[68]. D’autre part, cette perquisition devait avoir lieu en présence d’un policier ou d’un gendarme ayant qualité d’« officier de police judiciaire ». Enfin, les perquisitions ne pouvaient être pratiquées qu’en présence de l’occupant ou, à défaut, de son représentant ou de deux témoins, autrement dit dans des conditions relativement proches de celles des perquisitions judiciaires ;

− l’abrogation du pouvoir du ministre de l’Intérieur ou du préfet de prendre des mesures de contrôle des médias (presse et publications de toute nature, émissions radiophoniques, projections cinématographiques, représentations théâtrales). Ce pouvoir avait été activé en faveur du ministre de l’Intérieur et du gouverneur général de l’Algérie pendant tout la durée de l’état d’urgence en Algérie en 1955, en faveur du ministre de l’Intérieur et des préfets pendant l’application de l’état d’urgence sur le territoire métropolitain en 1958 et en 1961. En revanche, l’état d’urgence de 1985 en Nouvelle-Calédonie, celui de 2005 ou celui de 2015-2016 n’ont pas été assortis d’une disposition expresse prévoyant l’application éventuelle d’une censure de la presse, de la radio, de la télévision, du cinéma ou du théâtre.

− l’abrogation du pouvoir du Gouvernement de transférer à des tribunaux militaires la compétence de juger « de crimes, ainsi que des délits qui leur sont connexes, relevant de la cour d’assises ».

4. Adaptations nouvelles introduites par la loi du 21 juillet 2016

Le projet de loi déposé par le Gouvernement au parlement le 19 juillet 2016 avait un double objectif. Il s’agissait d’abord de proroger pour une durée de trois mois l’état d’urgence[69] en assortissant cette prorogation d’une remise en vigueur des perquisitions administratives d’état d’urgence. Le Gouvernement a dit vouloir ainsi tirer les conséquences « de la persistance d’un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » après l’attentat commis le 14 juillet 2016 à Nice[70]. Le deuxième objectif du Gouvernement était de doter les forces de police du pouvoir de procéder à la saisie et à l’exploitation des données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal présent sur le lieu d’une perquisition administrative d’état d’urgence. Ce faisant, le Gouvernement entendait surmonter les objections formulées par le Conseil constitutionnel dans sa décision précitée du 19 février 2016[71].

La loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste est triplement frappante au premier abord, d’une part en raison de son adoption par le parlement dans le cadre d’une session extraordinaire, d’autre part en raison du délai remarquablement court (deux jours) de son adoption par le parlement, enfin par son contenu et sa portée plus étendus et plus denses que ne l’était le projet gouvernemental puisqu’il s’est finalement agi d’un texte hybride comprenant concurremment des dispositions relatives au régime de l’état d’urgence et des dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme en dehors même de toute considération d’état d’urgence[72].

Dans ses dispositions relatives à l’état d’urgence, la loi du 21 juillet 2016 comporte donc plusieurs innovations :

− le ministre de l’Intérieur, pour l’ensemble du territoire où est institué l’état d’urgence, et le préfet, dans le département, peuvent ordonner la fermeture provisoire des « lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes »[73] ;

− le ministre de l’Intérieur, pour l’ensemble du territoire où est institué l’état d’urgence, et le préfet, dans le département, peuvent ordonner l’interdiction de cortèges, de défilés et de rassemblements pour lesquels la sécurité ne peut être garantie[74] ;

− le préfet peut autoriser, par décision motivée, les policiers et les gendarmes ayant qualité d’officier, d’agent de police judiciaire et d’agent de police judiciaire adjoint[75], à procéder à des contrôles d’identité, à des fouilles de véhicules, à des fouilles et inspections de bagages[76].

La loi modifia par ailleurs le régime juridique des perquisitions administratives en état d’urgence. Il a été précisé que lorsqu’une perquisition révèle qu’un autre lieu remplit les conditions fixées pour ces perquisitions, l’autorité administrative peut en autoriser par tout moyen la perquisition, cette autorisation étant régularisée en la forme dans les meilleurs délais et le procureur de la République en étant alors informé sans délai.

Surtout, et comme le souhaitait précisément le Gouvernement, la loi habilite les personnels de police à procéder à la saisie de données informatiques lors des perquisitions administratives : « Si la perquisition révèle l’existence d’éléments, notamment informatiques, relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l’ordre publics le comportement de la personne concernée, est-il prévu, les données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal présent sur les lieux de la perquisition peuvent être saisies soit par leur copie, soit par la saisie de leur support lorsque la copie ne peut être réalisée ou achevée pendant le temps de la perquisition ». Afin de « prendre en compte les raisons qui avaient conduit le Conseil constitutionnel à censurer ces dispositions dans leur rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015 », trois garanties ont été définies par le législateur. En premier lieu, la saisie ou la copie de données informatiques, qui se fait en présence de l’officier de police judiciaire nécessairement présent lors de toute perquisition administrative, donne lieu à un procès-verbal de saisie qui en indique les motifs et dresse l’inventaire des matériels saisis, une copie en étant remise aux personnes intéressées. D’autre part, les données et les supports saisis sont conservés sous la responsabilité du chef du service ayant procédé à la perquisition et sans qu’aucune personne ne puisse y avoir accès avant l’autorisation du juge. Enfin, seul précisément un juge – le juge des référés du tribunal administratif dans le ressort duquel se trouve le lieu de la perquisition – peut autoriser l’exploitation de données ou de matériels saisis lors d’une perquisition administrative[77]. Le Conseil constitutionnel a jugé qu’en prévoyant ces différentes garanties légales, le législateur a, en ce qui concerne la saisie et l’exploitation de données informatiques, « assuré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public » et n’avait pas méconnu le droit à un recours juridictionnel effectif[78]. Le Conseil constitutionnel s’est plutôt formalisé de l’hypothèse dans laquelle les données copiées caractériseraient une menace pour la sécurité et l’ordre publics sans conduire à la constatation d’une infraction. Or le législateur n’avait prévu aucun délai, après la fin de l’état d’urgence, à l’issue duquel ces données seraient détruites. Aussi, a jugé le Conseil constitutionnel, le législateur, en ce qui concerne la conservation de ces données, « n’a pas prévu de garanties légales propres à assurer une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public »[79].

5. « Constitutionaliser l’état d’urgence »

Immédiatement après les attentats de Paris du 13 novembre 2015, le président de la République prit l’engagement de présenter au parlement un projet de loi constitutionnelle en vue d’« inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ». Beaucoup de juristes exprimèrent leur enthousiasme dans les médias[80], sans s’interroger sur le fait de savoir s’il était dans les principes ou dans les traditions du constitutionnalisme de vouloir réviser la Constitution pendant un état d’exception[81] et sans se poser des questions sur l’urgence même de cette révision constitutionnelle ou sur la différence entre le fait de « constitutionnaliser » un dispositif ou un principe et le fait de le définir de manière libérale.

En faisant la proposition d’une révision de la Constitution dans un moment particulièrement dramatique, alors que les rues de Paris étaient désertes et que des touristes estimaient devoir quitter la France, le président de la République a nécessairement donné le sentiment de voir dans cette révision de la Constitution une urgence. Toutefois, le président de la République avait lui-même contredit ce sentiment d’urgence en plaçant sa proposition sous l’autorité du « Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République » présidé par l’ancien Premier ministre Edouard Balladur et dont le rapport datait de… 2007[82]. À l’évidence, l’urgence de cette proposition n’avait pas sauté aux yeux des députés, des sénateurs et du pouvoir exécutif lorsque la Constitution a fait l’objet en 2008 de sa plus importante révision[83] d’un point de vue « quantitatif » et du point de la protection constitutionnelle des libertés[84]. D’une certaine façon l’urgence et/ou la nécessité de cette révision constitutionnelle ont été démenties par l’échec parlementaire, au printemps 2016, du projet de loi constitutionnelle « de protection de la nation » déposé par le gouvernement au parlement le 23 décembre 2015. Le fait que le désaccord entre le Sénat et l’Assemblée nationale n’ait pas porté sur les dispositions de ce texte qui se proposaient de donner une assise constitutionnelle à l’état d’urgence mais sur celles relatives à la déchéance de nationalité ne change rien à l’affaire.

La révision constitutionnelle envisagée aurait donc voulu ajouter dans la Constitution un article 36-1 ainsi rédigé :

« L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements.

« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »

Il s’agissait de faire remonter de la loi vers la Constitution les motifs justificatifs de l’état d’urgence, sans rien changer à l’énonciation formelle de ces motifs tout en empêchant il est vrai le parlement de les modifier, dans un sens (libéral) ou un autre (non libéral). Pour autant, si la disposition constitutionnelle envisagée avait existé en 2005 ou en 2015, il n’y aurait pas moins eu des controverses sur l’opportunité de recourir à l’état d’urgence. Il s’agissait encore de faire remonter de la loi vers la Constitution la compétence du parlement pour maintenir en vigueur l’état d’urgence au-delà de douze jours. Cela voulait dire que cette compétence de la loi ne pouvait pas être supprimée ou modifiée par une majorité parlementaire mais par une révision constitutionnelle et qu’une loi ne pourrait pas prévoir que la durée de l’état d’urgence serait indéterminée. Pour autant, quand bien même la disposition constitutionnelle envisagée aurait-elle existé en 2005 ou en 2015, il n’y aurait pas moins eu des controverses sur l’opportunité des prorogations de l’état d’urgence décidées par le parlement.

Trois silences du projet de révision constitutionnelle présenté en 2015 retiennent l’attention.

Le premier silence a porté sur la nature des pouvoirs et des dérogations à la légalité ordinaire assortis à l’état d’urgence. Le Gouvernement a d’autant moins envisagé de « constitutionnaliser » ces pouvoirs, autrement dit de suspendre leur modification à une révision constitutionnelle, qu’il venait d’obtenir du parlement, rapidement et sans complications, une adjonction de nouveaux pouvoirs de police dans la loi de 1955[85], au nom de l’efficacité de l’action policière.

Le deuxième silence du texte gouvernemental portait sur une idée à laquelle il avait dû renoncer et qui aurait permis au Gouvernement de pouvoir faire usage de ses pouvoirs d’état d’urgence après l’expiration de ce dernier. C’est ce que le Gouvernement a présenté comme une « sortie progressive de l’état d’urgence » : « C’est indispensable, avait plaidé un conseiller du Président de la République, si nous le levons d’un seul coup et qu’un attentat survient dans la foulée, vous imaginez les réactions »… »[86]. Le Gouvernement avait donc envisagé de proposer l’introduction dans la Constitution d’une disposition aux termes de laquelle « Lorsque le péril ou les événements ayant conduit à décréter l’état d’urgence ont cessé mais que demeure un risque de terrorisme, les autorités civiles peuvent maintenir en vigueur les mesures prises [en vertu de l’état d’urgence] pour une durée maximale de six mois ». « Mais, comme dirait M. de La Palice, avait-on fait remarquer, si le danger « demeure », c’est qu’il n’a « pas cessé » ! Et inversement. Comment, alors, justifier la levée ou le maintien de l’état d’urgence ? Autre souci : durant la période intermédiaire, les restrictions des libertés pourront non seulement être intégralement maintenues mais aussi étendues grâce à de nouvelles « mesures générales » »[87]. Le Gouvernement s’est rangé à ces objections et a renoncé finalement à une idée qui ne figura finalement pas dans le projet de loi constitutionnelle soumis au parlement.

Le troisième silence du projet de révision constitutionnelle a porté sur les contrôles de l’application de l’état d’urgence. L’explication de ce silence est quelque peu prosaïque : le Gouvernement n’a pas trouvé d’idées réformistes et innovantes en la matière qui doivent absolument faire l’objet d’une ou de plusieurs dispositions spécifiques dans la Constitution. Pour cause, le système français de contrôle des dispositifs d’état d’exception était formellement moins lacunaire en 2015 qu’il ne pouvait l’être un demi-siècle plus tôt.

*

Formellement, le contrôle politique que l’opinion publique est supposé exercer sur l’état d’exception a gagné aussi bien avec la disparition de la tutelle exercée par l’état sur la radio et la télévision jusqu’au début des années 1980 qu’avec l’internationalisation de l’information et la démultiplication de services de communication en ligne. Le fait est néanmoins qu’aussi bien en 2005 qu’en 2015, l’acceptation par l’opinion publique de l’état d’urgence et son apathie vis-à-vis de certaines formes de démesure policière ont été imputées à la « propagande gouvernementale » ou à l’influence des « médias de masse ». à tort ou à raison, peu ou prou, cette vision fait de l’opinion publique un « sujet » infantile ou aliéné à la peur.

Les moyens formels du contrôle politique que le parlement est supposé exercer sur l’état d’exception sont pour la plupart d’entre eux liés au parlementarisme : − qu’il s’agisse des « procédures d’information » et des débats (les différents types de questions susceptibles d’être posées au Gouvernement) ; − qu’il s’agisse de la mise en cause de la responsabilité du Gouvernement ; − qu’il s’agisse des commissions parlementaires d’enquête ou des autres prérogatives parlementaires de mener des investigations dont ont été dotées les chambres dans la période contemporaine (missions d’information, groupes de travail créés par les commissions parlementaires) ; − qu’il s’agisse de la prérogative de voter des résolutions[88] consentie aux assemblées parlementaires par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 ; − qu’il s’agisse encore de la disposition introduite par la loi du 20 novembre 2015 dans la loi de 1955 sur l’état d’urgence et qui, d’une part, exige du Gouvernement qu’il informe « sans délai » l’Assemblée nationale et le Sénat des mesures prises pendant l’état d’urgence, d’autre part permet aux assemblées parlementaires de « requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures ». L’état d’urgence décrété après les attentats de Paris du 13 novembre 2015 est peut-être la première application de l’état d’exception en France qui ait fait l’objet de la part du parlement d’une importante sollicitation de ses moyens de contrôle[89]. Par hypothèse cet intérêt participe de la culture du contrôle parlementaire ayant prospéré en France au tournant des années 2000. L’on peut néanmoins se demander si cette désinhibition du contrôle parlementaire ne se fait pas, malgré tout, à l’intérieur de cette autre contrainte « culturelle » qu’est l’hypersensibilité des institutions policières et militaires aux critiques et à la très grande appropriation de cette hypersensibilité par les décideurs politiques[90].

Une équivoque caractérise les contrôles juridictionnels des états d’exception : alors que le décret par lequel le président de la République déclenche l’article 16 ne se prête pas à un contrôle du Conseil d’état parce qu’il constitue un « acte de gouvernement », le Conseil d’état n’applique pas le même principe au décret qui déclenche l’état de siège  ou l’état d’urgence, ce qui veut dire que le président de la République n’est pas « souverain » dans l’appréciation de la nécessité de déclencher l’état de siège ou l’état de siège. Mais cette différence de traitement par le Conseil d’état entre l’article 16 de la Constitution et les deux autres dispositifs ne s’appuie pas sur des raisons claires. Dans le cas de l’état de siège, il a souvent été dit que le Conseil d’état n’a fait que perpétuer une solution de la Cour de cassation datée du xixe siècle[91]. Or l’arrêt Geoffroy c. ministère public n’a pas tout à fait porté sur la validité du déclenchement de l’état de siège et il a été rendu, comme l’arrêt  Sieur Huckel du Conseil d’état de 1953[92], dans un contexte dans lequel l’état de siège n’avait pas de fondement constitutionnel. En tout état de cause, la probabilité de voir le Conseil d’état contredire le président de la République sur la nécessité de déclencher l’état de siège ou l’état d’urgence est particulièrement faible, puisque le Conseil n’exerce sur ces décisions qu’un « contrôle restreint ».

Deux innovations ont marqué l’histoire contemporaine des contrôles juridictionnels susceptibles de s’exercer à l’occasion d’un état d’exception. La première innovation consiste dans le contrôle du Conseil constitutionnel, qu’il s’agisse de son contrôle a priori d’une loi prorogeant l’état de siège ou l’état d’urgence, ou de son contrôle a posteriori en « question prioritaire de constitutionnalité » de dispositions législatives adoptées par des lois de prorogation de l’état de siège ou de l’état d’urgence[93]. La deuxième innovation consiste dans la création par la loi du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, d’une procédure d’urgence (« référé-liberté ») permettant de saisir ces juridictions afin de leur demander de se prononcer dans les 48 heures sur l’opportunité de suspendre une décision administrative portant « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ». Or les mesures administratives prises dans le cadre des différents dispositifs d’état d’exception ne sont pas exclues du champ d’application de cette procédure d’urgence.

Il n’est cependant pas aisé d’évaluer les décisions rendues par les juges sur des mesures prises pendant un état d’exception, pour quatre raisons. En premier lieu, un grand nombre de ces décisions sont rendues par des juridictions « de base » et n’accèdent pas à la visibilité des décisions rendues par ailleurs par le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’état. D’autre part, on ne saurait postuler que le libéralisme consiste pour le juge à accéder à toutes les mises en cause des décisions prises par les autorités publiques[94]. En troisième lieu, si l’on est convaincu de ce que les juges français sont « aux ordres du pouvoir », la tentation est grande de vouloir légitimer cette prémisse en se fixant davantage sur les décisions des juges favorables à l’état[95]. Enfin, comme le principe même de l’état d’exception est de permettre de déroger à la légalité ordinaire, il faudrait pouvoir juger les décisions rendues à ce titre par les tribunaux à l’aune d’autres standards que ceux de la légalité ordinaire. Pour ainsi dire, les juges eux-mêmes doivent décider à l’aune d’autres standards que ceux qu’ils éprouvent en légalité ordinaire. Et ils sont supposés le faire en gardant à l’esprit que l’état d’exception aiguise particulièrement la « demande de sécurité » des citoyens (ou excite particulièrement leur « sentiment d’insécurité », ça dépend du point de vue où l’on se place). L’autolimitation des juges en période d’exception – que leur langage traduit de nombreuses manières[96] − a donc quelque chose d’inévitable. La question devient alors celle-ci : comment distinguer une autolimitation des juges (celle-ci étant en théorie libérale) d’une compromission des juges avec le refus du libéralisme ?

[1]  Articles L.2121-1 à L.2121-8.

[2] Pour toutes sortes de raisons, les pouvoirs publics ont renoncé à codifier la loi de 1955 dans le Code de la défense ou dans le Code de la sécurité intérieure lorsque ces deux codes ont été créés (2004 et en 2012). Chacun de ces codes contient néanmoins un chapitre sur l’état d’urgence mais avec un renvoi à la loi de 1955 (article L. 2131-1 du code de la défense, article L. 213-1 du code de la sécurité intérieure).

[3] Tableau emprunté au rapport présenté le 15 novembre 2005 par le député Philippe Houillon sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 (Assemblée nationale, document parlementaire n° 2675).

[4] Jacques Genton, rapporteur, Assemblée nationale, 2e séance du 30 mars 1955, compte-rendu intégral, p. 2130.

[5] Ibid.

[6] Le code désigne, en effet, sept régimes juridiques  « exceptionnels » de défense : la guerre ; l’état d’urgence ; l’état de siège ; la « mobilisation » ; le « service de défense » ; les « sujétions résultant des manœuvres et exercices » ; le « dispositif de réserve de sécurité nationale ».

[7] Ces références bibliographiques sont données par : Olivier Gohin, « Les dispositifs d’état d’exception », in Traité de droit de la police et de la sécurité (Pascal Mbongo, dir.), LGDJ, 2014, p. 301-333 ; voir également de Olivier Gohin et Xavier Latour (dir.), Code de la sécurité intérieure, Lexisnexis, 2016.

[8] Voir par exemple  de Bruno Dive, Au cœur du pouvoir. L’exécutif face aux attentats, Plon, 2016, et notre recension de l’ouvrage : « Les attentats de Paris et le for intérieur de l’État », nonfiction.fr, 9 mars 2016.

[9] Article 12.

[10] La Constitution du 27 octobre 1946 ne contenait pas à l’origine une référence à l’état de siège. C’est une loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 qui a complété son article 7 par la phrase : « L’état de siège est déclaré dans les conditions prévues par la loi ».

[11] Olivier Gohin, in Traité de droit de la police et de la sécurité (Pascal Mbongo, dir.), LGDJ, 2014, p. 315.

[12] Assemblée nationale, 1re séance du 31 mars 1955, compte-rendu intégral, p. 2173.

[13] Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de l’Intérieur, Assemblée nationale, 1re séance du 31 mars 1955, compte-rendu intégral, p. 2174.

[14] Jean-Louis Debré, Les idées constitutionnelles du général De Gaulle, Paris, LGDJ, 1974, p. 186 et s. ; Michèle Voisset, L’article 16 de la Constitution de 1958, Paris, LGDJ, 1969.

[15] L’avis du Conseil constitutionnel est motivé et publié (ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, article 53). Il s’agit d’un « avis simple ». Autrement dit, il n’oblige pas le président de la République.

[16] Rapport remis au président de la République le 15 février 1993 par le Comité consultatif pour la révision de la Constitution, J.O., 16 février 1993, p. 2540.

[17] Loi des 8-10 juillet 1791 concernant la conservation et le classement des places de guerre et postes militaires, la police des fortifications et autres objets y relatifs. Ce texte est souvent désigné comme étant le « décret de 1791 » ou la « loi du 10 juillet 1791 ».

[18] Senatus consulte du 16 thermidor an X (4 août 1802).

[19] Article L. 2121-1 du Code de la défense.

[20] Sur la possibilité pour les juges de se prononcer sur un décret de déclenchement de l’état de siège, voir notre conclusion.

[21] Article L. 1111-1 du code de la défense.

[22] Article 35 de la Constitution.

[23] Assemblée nationale, 1re séance du 31 mars 1955, compte-rendu intégral, p. 2170.

[24] Ibid.

[25] L’état d’urgence décidé en Nouvelle-Calédonie le 12 janvier 1985 l’avait été par le haut-commissaire de la République en application d’un texte spécial donnant à ce « préfet » le pouvoir d’appliquer le dispositif de la loi de 1955.

[26] Saisine de soixante députés et de soixante sénateurs par le Conseil constitutionnel contre la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances.

[27] Cons. Const., n° 85-187 DC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, Recueil, p. 43.

[28] C.E., ordonnance de référé du 14 novembre 2005, M. Rolin, Recueil Lebon, 499 ; AJDA 2006. 501, note Chrestia ; BJCL 11/05, p. 754, obs. J.-C. B.

[29] Nous écrivons sic parce que cette phrase comprend une faute de grammaire : le verbe menacer aurait dû être au féminin.

[30] Décision du 23 avril 1961 portant application de l’article 16. Le général De Gaulle s’était néanmoins justifié dans un célèbre discours radiotélévisé du 23 avril 1961.

[31] Georges Burdeau, Libertés publiques, Paris, LGDJ, 1972, p. 54.

[32] Rapport remis au président de la République le 15 février 1993 par le Comité consultatif pour la révision de la Constitution, J.O., 16 février 1993, p. 2540.

[33] Paul Ourliac, « Standard juridique », in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de philosophie du droit, LGDJ, 1993, p. 581.

[34] Voir notamment : Sénat, direction de l’initiative parlementaire et des délégations, Le régime de l’état d’urgence. Étude de législation comparée (Allemagne – Belgique – Espagne – Italie – Portugal – Royaume-Uni), mars 2016 : http://www.senat.fr/lc/lc264/lc264.pdf

[35] François Mitterrand, député, Assemblée nationale, 1re séance du 31 mars 1955, compte-rendu intégral, p. 2167. François Mitterrand était ministre de l’Intérieur du gouvernement de Pierre Mendès France qui élabora un premier projet de loi sensiblement différent de celui présenté en mars 1955 par le gouvernement d’Edgar Faure.

[36] Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le mouvement social, n° 218, janvier-mars 2007, p. 65-66.

[37] Sur les détails de cette articulation, voir les précisions données par Olivier Gohin, in Traité de droit de la police et de la sécurité, p. 326.

[38] CE, Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, Recueil Lebon, p. 143.

[39] La liste des mesures intervenues en vertu de l’article 16 de la Constitution entre le 23 avril 30 et le 29 septembre 1961 est consultable sur le site du professeur Michel Lascombe :

http://michel-lascombe.pagesperso-orange.fr/CDVR16.html#ListeMesuresA1 de la CoNS T6

[40] CE, Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, Recueil Lebon, p. 143.

[41] J.O., 28 avril 1961, p. 3947. Ce système de censure a été en vigueur jusqu’au 15 juillet 1962.

[42] François Mitterrand, allocution radiotélévisée du 22 novembre 1965, citée par Roger-Gérard Schwartzenberg, in La campagne présidentielle de 1965, Paris, PUF, 1967, p. 35.

[43] Roger-Gérard Schwartzenberg, La campagne présidentielle de 1965, Paris, PUF, 1967, p. 35.

[44] Alain Pellet, « La ratification par la France de la Convention européenne des droits de l’Homme », RDP, 1974, p. 1359-1360.

[45] Cet aspect de la réserve française se prête depuis lors à des débats doctrinaux sur sa compatibilité avec l’interdiction de réserves de caractère général posées par l’article 64 § 1er ancien (article 57 § 1er actuel) de la Convention européenne des droits de l’Homme.

[46] François Mitterrand, déclaration faite à l’Agence France-Presse le 2 mars 1993 et citée par Gilles Paris, « François Mitterrand propose l’abrogation de l’article 16 », Le Monde, 4 mars 1993).

[47] Exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle n° 231 portant révision de la Constitution du 4 octobre 1958 et modifiant ses titres VII, VIII, IX et X déposé au Sénat le 11 mars 1993).

[48] Georges Vedel, La Croix, 6 mars 1993.

[49] Thierry Bréhier, « Le Conseil d’état est opposé à l’abrogation de l’article 16 », Le Monde, 11 mars 1993.

[50] Article L. 2121-8 du code de la défense.

[51] Article L. 2121-1 du code de la défense.

[52] Article L. 2121-2 du code de la défense.

[53] Olivier Gohin, in Traité de droit de la police et de la sécurité, précité, p. 316.

[54] Voir en premier lieu les articles L. 131-1 à L. 131-6 du code de la sécurité intérieure.

[55] Article L. 2121-7 du code de la défense.

[56]  J.O., 6 août 1914, p. 7128.

[57] Article L. 2121-3 du code de la défense.

[58] Ibid.

[59] Article L. 2121-4 du code de la défense.

[60] Pouria Amirshahi (député socialiste), « Pourquoi je voterai contre la prolongation à 3 mois d’un état d’urgence », Lemonde.fr, 19 novembre 2015.

[61] Louis Vallon (député), Assemblée nationale, 1re séance du 31 mars 1955, compte-rendu intégral, p. 2161.

[62] Source du tableau : Jean-Jacques Urvoas, Rapport au nom de la commission des lois de l’Assemblée nationale sur le projet de loi, Assemblée nationale, document n° 3237, 19 novembre 2015, p. 52.

[63] Presse, publications de toute nature, émissions radiophoniques, projections cinématographiques, représentations théâtrales.

[64] Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.

[65] Dans un sens plus libéral, il a également été prévu que cette restriction à la liberté des personnes pouvait s’appliquer à temps partiel à raison de huit heures par jour afin de permettre à l’intéressé de pouvoir exercer son activité professionnelle.

[66] L’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure a codifié la célèbre loi du 10 janvier 1936 « sur les groupes de combat et les milices privées », qui a connu des modifications successives. Cet article permet donc au président de la République de dissoudre, par décret en conseil des ministres, une association ou un « groupement de fait » (autrement dit une association non déclarée aux pouvoirs publics) : 1° Qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ; 2° Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; 3° Ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ; 4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ; 5° Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ; 6° Ou qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; 7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.

[67]  Cette disposition a souvent été justifiée par la nécessité de donner au Gouvernement le moyen juridique de dissoudre rapidement certaines mosquées.

[68] La loi du 18 novembre 2015 a codifié ainsi une pratique d’autant plus établie qu’il revient au procureur de la République de donner des suites judiciaires en cas de découverte d’indices d’infractions pénales.

[69] L’état d’urgence fut déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et le décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015 portant application outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et prorogé par les lois du 20 novembre 2015, du 19 février 2016 et du 20 mai 2016.

[70] « Au cours des dernières semaines, la réorientation de la stratégie de l’organisation terroriste Daech constitue un élément de contexte nouveau. Celle-ci a été affaiblie dans sa zone d’influence syro-irakienne, à la suite des opérations militaires ayant permis, notamment, la reprise particulièrement symbolique de la ville de Fallouja. L’organisation Daech a ainsi perdu, au cours de la période récente, une part significative du territoire qu’elle contrôlait. Cette évolution de la situation, conjuguée à la perte d’une part significative de ses combattants, amène l’organisation à redoubler ses frappes à l’étranger pour prouver que sa capacité destructrice reste réelle malgré cet affaiblissement. Cette évolution de la donne stratégique renforce l’intensité de la menace terroriste sur notre territoire » (exposé des motifs).

[71] Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.

[72] Ces règles relatives à la lutte contre le terrorisme se rapportent aux modalités d’aménagement de peine des personnes condamnées pour terrorisme, au régime de vidéosurveillance dans les cellules des établissements pénitentiaires notamment pour les personnes en détention provisoire, à l’augmentation de la durée maximale d’assignation à résidence pour les personnes de retour d’un théâtre d’opérations à l’étranger de groupements terroristes, à l’augmentation du quantum des peines applicables aux crimes terroristes, à l’allongement des délais de détention provisoire pour les mineurs mis en cause dans des procédures terroristes, à la rétention de sûreté et surveillance de sûreté pour les personnes condamnées pour terrorisme, à l’automaticité de la peine complémentaire d’interdiction du territoire français pour les condamnés terroristes étrangers, à l’assouplissement des conditions d’autorisation de l’armement des policiers municipaux…

[73] Article 8 modifié de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.

[74] Ibid.

[75] Plus exactement il s’agit des agents mentionnés aux 2° à 4° de l’article 16 du code de procédure pénale et, sous leur responsabilité, ceux mentionnés à l’article 20 et aux 1°, 1° bis et 1° ter de l’article 21 du même code.

[76] Article 8-1 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.

[77] Ce juge statue en urgence dans un délai de 48 heures à compter de sa saisine, sa décision d’accorder ou non l’autorisation demandée étant rendue, « au vu des éléments révélés par la perquisition », à la lumière de la régularité de la procédure de saisie et de la question de savoir si les éléments en cause sont relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l’ordre publics le comportement de la personne concernée. Voir à ce propos l’ordonnance rendue par le Conseil d’état le 5 août 2016 (ministère de l’intérieur, n° 402139).

[78] Cons. const., n° 2016-600 QPC, M. Raïme A. [Perquisitions administratives dans le cadre de l’état d’urgence III].

[79] Ibid.

[80] M. Jean-éric Callon par exemple, dans les colonnes du Monde, assura que cette révision était « urgente » et que toute objection à la nécessité ou à l’urgence de cette révision n’étaient qu’« ergotage » (Jean-éric Callon, « Oui, il faut réviser la Constitution », Le Monde, 7 décembre 2015). Sur ces « ergotages », voir les annexes 2 et 3 du présent volume.

[81] Certaines constitutions (Pologne, Roumanie, Lituanie…) interdisent d’ailleurs de modifier la Constitution durant un état d’exception. L’article 89 de la Constitution de la Ve République pour sa part n’interdit la révision constitutionnelle que « lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire », et sans référence particulière aux dispositifs d’état d’exception. Au demeurant, l’interdiction posée par l’article 89 de la Constitution ne vaut en principe que pour les révisions constitutionnelles menées selon cette procédure et pas pour celles qui sont menées suivant la procédure de l’article 11.

[82] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/074000697.pdf

[83] Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.

[84] Consécration constitutionnelle de l’égalité professionnelle entre Hommes et Femmes, précision de la portée de la liberté des partis politiques, encadrement des pouvoirs exceptionnels de crise du président de la République, création de la question prioritaire de constitutionnalité, création du Défenseur des droits, etc.

[85] Voir supra.

[86] Le Canard Enchaîné, 9 décembre 2015.

[87] H. L., « Les acrobaties de l’état d’urgence », Le Canard Enchaîné, 9 décembre 2015.

[88] Article 34-1 de la Constitution.

[89] Création d’un comité de suivi de l’état d’urgence au Sénat, veille de la commission des lois de l’Assemblée nationale, questions parlementaires, auditions de responsables politiques, de hauts responsables de la police et de la gendarmerie, d’experts et de défenseurs des libertés (voir par exemple : Dominique Raimbourg et Jean-Dominique Poisson, Rapport du 25 mai 2016 au nom de la commission des lois sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, Assemblée nationale, document parlementaire n° 3784).

[90] Entre autres raisons de cette appropriation, il y a la conscience des décideurs publics de la difficulté particulière du travail policier ou militaire, leur prise en compte de ce que les Français ont un rapport équivoque vis-à-vis de la police nationale et de l’armée.

[91] Cass., Geoffroy c. ministère public, 30 juin 1832, Recueil Dalloz, p. 265-274.

[92] CE, Ass., 23 octobre 1953, Sieur Huckel, Rec. 452.

[93] Voir par exemple, à propos des assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence : Cons. Const., n° 2015-527 QPC, 22 décembre 2015, M. Cédric D., JO, 26 décembre 2015, p. 24084.

[94] Ce postulat était très caractéristique de la tribune anonyme publiée le 29 décembre 2015 sur le site d’information en ligne Mediapart par « une dizaine de juges administratifs ». « Lorsque la loi, écrivaient ces juges anonymes, comme c’est le cas de celle portant application de l’état d’urgence, instaure un état d’exception dont la nature est d’éclipser des pans entiers de l’ordre constitutionnel normal et permet de déroger à nos principaux engagements internationaux, en particulier la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le pouvoir du juge est limité : il doit seulement vérifier si les mesures exceptionnelles autorisées par l’état d’urgence pouvaient être prises à l’encontre des personnes concernées. Ce pouvoir, les sept ordonnances rendues le 11 décembre 2015 par le Conseil d’État ne l’ont pas, à notre sens, suffisamment renforcé ». Source : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/291215/etat-d-urgence-des-juges-administratifs-appellent-la-prudence

[95] C’est dans cette dernière mesure que la tradition académique française se partage entre ceux qui sont convaincus de ce que le Conseil d’état a été « gardien des libertés » et ceux qui sont convaincus de ce que le Conseil d’état a plutôt été accommodant avec les refus du libéralisme.

[96] L’« absence d’erreur manifeste d’appréciation » de la part des pouvoirs publics, le « caractère non-déraisonnable de la décision litigieuse », etc.

Due process of Law et procès équitable

Le concept de « droit au procès équitable », qui désigne depuis 1998 les nombreuses prescriptions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, est traduit dans la version anglaise de la Convention par Right to a fair trial au prix d’un paradoxe : fair trial renvoie plutôt littéralement à une idée d’honnêteté (*). En même temps, Due Process of Law, que la littérature juridique américaine associe quelquefois à la fairness(*), pouvait d’autant moins être retenu par les rédacteurs britanniques de la Convention que ce concept est très fortement enraciné dans la tradition juridique américaine. La première occurrence de l’expression Due Process of Law est datée d’un texte remontant à Edward III (1354). Toutefois, à la suite d’Edward Coke qui assimilait la notion de Law of the land contenue à l’article 39 de la Magna Carta à la common law et considérait que la common law impliquait le Due Process (*), la notion de Law of the Land a pu être interprétée comme étant synonyme de la notion de Due Process of Law : la Cour suprême elle-même a défendu cette synonymie au motif que les constitutions adoptées par les colonies britanniques libérées reprenaient à leur compte les principes posés par l’article 39 de la Magna Carta (*). Les raisons pour lesquelles la notion de Due Process of Law s’est substituée en 1791 à celle de Law of the Land restent encore obscures à l’historiographie de la Constitution des Etats-Unis (*). La plupart des Constitutions des Etats se sont néanmoins alignées sur l’expression Due Process et dans celles dans lesquelles subsiste la notion de Law of the Land, celle-ci est interprétée comme synonyme de Due Process of Law (*).

Le Grand oral du CRFPA (V). Cas pratique et plaidoiries.

A la demande d’une association de locataires, une société propriétaire d’un ensemble immobilier a fait installer une clôture des lieux et a limité l’accès par des portes s’ouvrant par digicode. Toutefois, certains résidents font valoir que, pour des motifs religieux, il leur est interdit d’utiliser ces systèmes de fermeture pendant le Shabbat et certaines autres fêtes. Ils sollicitent donc du juge des référés qu’il ordonne à la société propriétaire de l’ensemble immobilier d’y installer une serrure mécanique. Comment vous y prendriez-vous, en qualité d’avocat de  la société concernée, pour amener le juge des référés à ne pas accéder aux exigences des demandeurs ?

Exposé du candidat (10-15 mn)

Madame, Monsieur, le cas dont nous sommes saisis est le suivant : […].

Avant de répondre directement et précisément à la question qui nous est posée – à savoir comment nous nous y prendrions dans la défense de la société propriétaire de l’ensemble immobilier – (II), nous nous proposons d’analyser la demande de l’association des locataires, afin d’en préciser le sens juridique (I). La 1re partie me sert à imaginer le type d’argumentation juridique que l’association des locataires peut avoir développé à l’appui de sa demande ; La 2ème partie me sert à la contrecarrer. Mon exposé n’en est que plus simple, « carré ».

I- Ainsi donc, la demande dont nous sommes saisis touche à la question du retentissement ou des conséquences en matière d’exécution d’un contrat des convictions religieuses de l’un des cocontractants, lorsque ces convictions n’ont pas été intégrées au contrat par les parties elles-mêmes. Cette demande appelle certaines précisions.

Manifestement – et c’est là notre première précision – les requérants entendent faire admettre au juge des référés qu’indépendamment du silence des parties au contrat sur ce point, l’exécution du contrat doit s’approprier les conditions religieuses de l’une des parties.

Or – et c’est notre deuxième précision – cette interprétation ne peut se développer qu’à la faveur d’une combinaison entre la liberté constitutionnelle et conventionnelle de religion d’une part et le principe d’exécution de bonne foi des contrats d’autre part.

Le premier de ces principes – la liberté de pensée, de conscience et de religion – n’a pas seulement un aspect négatif qui interdit aux États ou aux pouvoirs publics de s’immiscer dans les croyances philosophiques ou religieuses des citoyens ; il a également un aspect plus positif qui veut que les États, à travers leur législation, garantissent un exercice des croyances religieuses.

La combinaison de ce principe avec le principe d’exécution de bonne foi des contrats énoncé à l’article 1134 al. 3 du code civil pourrait donc conduire le juge des référés à accéder à la demande du requérant tendant à obliger notre client à installer une serrure mécanique dans son immeuble. Plus généralement, cette demande, si elle était satisfaite, obligerait les bailleurs à adapter les lieux loués aux prescriptions religieuses dont se réclament les locataires.

II- Il nous semble au contraire – et telle est la substance de l’argumentation que nous développerions devant le juge des référés – que sauf stipulation expresse, les convictions et pratiques religieuses des cocontractants ne sauraient être considérées comme un élément du contrat lui-même ou de son exécution. Trois arguments militent en faveur de cette interprétation.

Le premier argument est tiré de la jurisprudence sociale de la Cour de cassation. En effet, dans un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 24 mars 1998, la Cour a en effet posé que « s’il est exact que l’employeur est tenu de respecter les convictions religieuses de son salarié, celles-ci, sauf clause expresse, n’entrent pas dans le cadre du contrat de travail et que l’employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché, dès l’instant que celle-ci n’est pas contraire à une disposition d’ordre public ». Cette jurisprudence nous paraît d’autant plus remarquable qu’elle tend paradoxalement à protéger les convictions religieuses, puisque sinon l’on ne voit pas comment serait conjurée la discrimination pour motifs religieux dans l’exécution du contrat de travail alors que cette discrimination est sanctionnée par les articles L. 122-45 du code du travail et 225-1 du code pénal.

D’autre part, et c’est le second point de notre argumentation, la liberté de pensée, de conscience et de religion n’a pas la portée générale et absolue que suggère la demande des requérants. S’il est vrai que la Cour européenne des droits de l’homme admet que l’article 9 de la Convention a un effet horizontal, au point de s’opposer par exemple au licenciement par un hôpital catholique d’un médecin s’étant déclaré favorable à l’avortement (Comm. Rommelfanger c/ France, 6 sept. 1989), on peut néanmoins mettre en évidence de nombreux arrêts de la Cour fixant plutôt les limites de la liberté des croyances religieuses.

  • CEDH, Refah Partisi c. Turquie du 31 juillet 2001 portant condamnation de la Charia ;
  • CEDH, Pichon et Sajon c. France DU 2 octobre 2001 relatif à la validation des sanctions infligées à deux pharmaciens pour un refus de vente de produits contraceptifs fondé sur leurs convictions religieuses.

Le troisième et dernier argument justifiant à nos yeux le rejet de la requête par le juge des référés relève du « bon sens ». En effet, la demande du requérant créerait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. L’on ne voit en effet pas comment l’on pourrait donner satisfaction aux locataires de confession juive sans courir le risque d’une discrimination au regard des articles 9 et 11 de la CESDH en ne donnant pas satisfaction à d’autres locataires d’autres confessions qui, sur la question même de l’accès aux immeubles peuvent avoir des demandes d’une autre nature mais néanmoins dictées également par la religion. De la même manière, l’on ne voit pas comment l’on pourrait donner satisfaction aux locataires de confession juive sur la question de l’ouverture des portes sans leur donner satisfaction plus générale sur toutes demandes intéressant la vie de l’immeuble dictées par le respect des croyances au risque de conflits avec les autres locataires de confessions différentes, athées ou agnostiques.

Conclusion 1 (le candidat n’a pas vu ou ne sait pas que la Cour de cassation a déjà statué sur cette question) : « Madame, Monsieur, pour les différentes raisons que nous venons de dire le juge des référés devrait donc raisonnablement rejeter la demande de l’association de locataires ». 

Conclusion 2 (le candidat sait que la Cour de cassation a déjà statué sur un tel cas et le candidat connaît cet arrêt ; dans ce cas celui-ci doit lui servir d’argument d’autorité à la fin de ses conclusions car invoquer cet arrêt dès le début c’est se préparer à disserter sur lui alors qu’il s’agit de rédiger des conclusions) : « Madame, Monsieur, ce sont ces différentes raisons qui ont conduit la Cour de cassation, dans une espèce identique à celle dont nous sommes saisis à conclure précisément….. »

A suivre

Le Grand Oral du CRFPA. Le commentaire de texte (IV).

Comprendre un texte (jugement, arrêt, texte non-juridique) et organiser un commentaire suggère une démarche en deux temps: – procéder à une lecture-analyse préliminaire. – bâtir le commentaire.

I. L’analyse préliminaire

Elle doit marquer un temps de réflexion et d’approfondissement de la lecture, avant que la rédaction du commentaire ne soit entreprise. Les étapes en sont : – La lecture réfléchie et  attentive du texte. – L’analyse du contenu du texte.

La lecture réfléchie et attentive du texte

Elle a pour but de déterminer dans l’ensemble le « sujet » du texte, l’idée directrice, sans entrer dans le détail. Effectuée calmement, elle permet d’éviter toute interprétation fausse, tout contresens, sur le texte. Cette lecture tient compte :

– des indications éventuelles d’introduction,

– des indications spécifiques de « production » du texte (date, auteur, etc.).

– du titre, qui n’est jamais choisi au hasard mais qui peut avoir des rapports avec l’idée directrice du texte

– du genre auquel appartient le texte: récit, exposé, discours, texte polémique, etc.

– du ton, du style, et plus particulièrement lorsqu’ils constituent en eux-mêmes un aspect fondamental de l’idée directrice,

– de la langue employée: langue technique (juridique), langue ordinaire, ……

L’analyse du contenu du texte

Elle a pour objet de saisir:

– les idées principales du texte,  leur enchaînement. La lecture réitérée du texte doit être conduite crayon en main. Il est recommandé de souligner sur le texte :

. les mots clés et leurs rapports, les termes évoquant des thèmes importants.

. les liaisons et articulations logiques du texte, lorsqu’elles sont évidentes. Exemple : « sans doute….mais », « cependant », « toutefois », « mais encore ». On peut indiquer en marge les liaisons non explicitées.

– Le mouvement du texte: Il s’agit de marquer les différents mouvements du texte en s’efforçant de leur donner un titre bref et précis qui indique leur contenu, mais en évitant de recopier les phrases du texte: on obtient ainsi un véritable canevas de l’analyse.

Il est recommandé de noter à part toutes les idées intéressant la discussion, à mesure qu’elles se présentent, soit dans le texte, soit dans l’esprit du commentateur….

II. Le commentaire proprement dit

Il faut disposer d’un plan simple et clair, qui peut être construit sur le modèle suivant : 

Hypothèse où il s’agit de commenter un texte non-juridique en rapport avec les libertés (article de presse, etc.)

a) L’introduction doit fournir :

  • des indications de « production » du texte (date, auteur, etc.).
  • des indications sur le genre auquel appartient le texte : récit, exposé, discours, texte polémique, etc.
  • la problématique développée par l’auteur ;
  • la thèse principale de l’auteur du texte.

b) Le corps du commentaire doit exposer les vues personnelles du candidat sur la question principale traitée dans le texte, étant entendu que cet exposé doit être lui-même ordonné.

Compte tenu du fait que vous disposez de très peu de temps, il vous faut organiser votre réflexion autour de deux points :

– la proposition principale de l’auteur (sa « thèse ») ;

– les « propositions secondaires » de l’auteur, c’est-à-dire les arguments qu’il invoque afin d’étayer sa thèse. Stratégiquement, vous devriez vous attacher à dire :

. soit que vous partagez sa thèse et que vous avez les mêmes propositions secondaires que lui, dans ce cas vous devez approfondir ces propositions secondaires ;

. soit que vous partagez sa thèse mais par à partir des mêmes propositions secondaires que lui ; dans ce cas vous devez quelles sont les vôtres ;

. soit que voue ne partagez pas sa thèse principale ; dans ce cas vous devez dire à la fois pourquoi et critiquer ses propositions secondaires.

Hypothèse où il s’agit d’une décision de justice :

a) L’introduction : Les faits – La procédure – Le « problème de droit » en cause dans l’arrêt – La solution développée par l’arrêt.

b) Faute d’avoir beaucoup de temps, il vous faut organiser le corps de votre exposé autour de deux axes :

  • axe 1. L’analyse des bases légales [il faut prendre bases légales ici au sens le plus large, comme désignant les normes constitutionnelles, les normes conventionnelles, les normes législatives] retenues par le juge. « Dans une première partie, nous apprécierons les bases légales de la décision de la Cour d’appel de Paris (I) ».
  • axe 2. L’analyse des conséquences tirées par le juge de ces bases légales. « Dans une seconde partie, nous évaluerons l’usage fait par la Cour d’appel de Paris des bases légales applicables au cas d’espèce (II) »

► C’est ici que vous devez dire ce que vous pensez de la manière dont le juge a utilisé les modes d’argumentation et les méthodes traditionnelles d’interprétation ;

► C’est ici que le candidat doit dire ce qu’il pense de la manière dont le juge a utilisé les méthodes d’interprétation spécifiques aux normes constitutionnelles.

► C’est ici que le candidat doit dire ce qu’il pense de la manière dont le juge a utilisé les méthodes d’interprétation spécifiques à la CESDH.

 

Simulations à venir

*

Le Grand Oral du CRFPA. La dissertation (III)

I. Les exigences fondamentales de la dissertation

Outre de solides, une bonne composition demande, en toutes circonstances, la mise en œuvre de quelques qualités.

Essayer d’être complet : cela veut dire une connaissance complète du sujet proposé ; elle engage donc à une restitution des connaissances nécessaires à l’argumentation.

Essayer de rester objectif. Les jugements de valeur péremptoires sont à proscrire ; cela ne veut pas dire que des opinions ne peuvent pas être exprimées et défendues mais à la condition d’être étayées par des éléments de connaissance.

Essayer d’être clair. Par définition, c’est le refus de la confusion. C’est aussi la nécessité de démontrer et d’illustrer (des exemples !) toute idée avancée dans le devoir par une référence à un texte précis, à une décision juridictionnelle précise ou à un événement précis.

Être absolument rigoureux. C’est le refus des approximations. En matière de connaissance politique – mais cela vaut également pour la connaissance économique et sociale – chaque mot, chaque groupe de mots a une signification particulière, sinon ne parlerait-on pas de « concepts juridiques », de « concepts politiques », de « notions juridiques » ou de notions politiques. Il est donc important que le candidat ait constamment à l’esprit qu’il sera jugé par des personnes ayant un certain bagage.

Être logique. Une dissertation bien pensée et bien ordonnée doit nécessairement s’organiser à partir d’un point fixe, d’une idée directrice dont découle le reste du raisonnement. Quant à la démonstration, elle doit adopter une progression logique.

II. Les écueils à éviter

La mauvaise délimitation du sujet. Il ne faut étudier que le sujet, rien que le sujet, mais tout le sujet. Par conséquent, il faut éviter la confusion entre le sujet et la matière à laquelle celui-ci se rapporte. Inversement, l’étudiant évitera de n’envisager que trop partiellement le sujet.

La récitation simpliste de connaissances. Comme il arrive souvent que la formulation du sujet se rapproche de l’intitulé d’un chapitre, d’une section ou d’un paragraphe du cours, l’étudiant évitera de restituer ces développements du cours sans envisager les questions pertinentes se rapportant au sujet.

Le temps de composition. L’on peut trouver ce temps long, court ou raisonnable. Il reste qu’un examen est aussi une épreuve physique (vous êtes assis, enfermé dans une salle) et une manière d’éprouver la capacité de l’étudiant à bien composer – ce qui suppose un certain éveil et une certaine attention – pendant le temps qui lui est imparti. Sans qu’il soit possible de fixer une règle en la matière, vous devez néanmoins concevoir une organisation structurée autour des points suivants : temps d’analyse du sujet ; temps de mobilisation des connaissances; temps d’élaboration du plan détaillé ; temps de rédaction (1h30-2h) ; temps de relecture.

Attention à la grammaire et à la syntaxe ! 

III. Typologie des sujets de dissertation en Libertés et droits fondamentaux

1. Une notion, un  principe, une valeur

. Le gouvernement des juges

. Le Conseil constitutionnel

. La liberté

. Le secret

. Le droit à l’enfant

. Le juge d’instruction

. Le devoir de mémoire

. La double peine

. La prééminence du droit

. Le populisme pénal

. Le Patriot Act.

. L’humanisme

. Les frontières de l’Europe

. Les statistiques ethniques

. La délation

. Les polices privées

Observations.

S’il s’agit d’une valeur, d’une notion, d’un principe, l’on attendra de vous que vous mettiez en évidence, notamment : 1. la construction historique de la notion, du principe ou de l’institution en question 2. La place qu’il (ou elle) occupe dans le cadre contemporain 3. les problèmes de principe ou pratiques auxquels il (ou elle renvoie) 4. les moyens de remédier à ces problèmes.

S’il s’agit plus précisément d’une institution juridique, vous devez nécessairement penser à deux choses : 1. quelle est sa place dans le système juridique dans lequel elle s’inscrit : prééminence ou subordination à d’autres institutions ? lesquelles ? à quoi voit-on cette prééminence ou cette subordination? Vous noterez qu’en général dans un système juridique une institution est toujours prééminente sur d’autres institutions et elle-même subordonnée à d’autres, ce qui autorise en général deux sous-parties 2. quel est son rôle dans le système juridique dans lequel elle s’inscrit ? Vous noterez qu’en général l’on analyse le rôle des composantes d’un système institutionnel à partir de ces trois concepts : rôle de contrepoids (si oui, à quoi le voit-on ? comment se manifeste-t-il) – rôle de régulateur – rôle de médiateur.

Nota bene : si le sujet ne renvoie qu’au rôle (« Le rôle du Conseil constitutionnel ») ou à la place d’une institution (« La place de la Cour de cassation, etc.  »), l’on serait « Hors sujet » en traitant de l’autre problème.

2. Deux notions liées par une conjonction additive (« ET »)

. Constitution et liberté

. Internet et libertés

. Torture et preuve judiciaire

. Secret des sources journalistiques et vérité judiciaire

. Tolérance et laïcité

Observations

L’on vous demande de dégager la nature des rapports entre les deux notions, les deux institutions. Trois hypothèses sont logiquement envisageables : 1. Des rapports d’antagonisme ? 2. Des rapports de complémentarité ? 3. Des rapports de consubstantialité ? Ce type de sujet se prête en général à un balancement dialectique entre le 1 (en apparence des rapports d’antagonisme – I) et le 2 (en réalité, des rapports de complémentarité).

3. Deux notions liées par une conjonction supplétive (« OU ») 

. Ordre public ou Liberté ?

. Démocratie ou libéralisme ?

Une proposition comprenant une alternative entre les termes de laquelle il vous est demandé d’exprimer une préférence

. Faut-il préférer…. ?

. Est-il préférable de …. ?

. Faut-il légaliser l’enregistrement et la diffusion des débats judiciaires ?

. Faut-il aider les pays pauvres ?

. Faut-il débattre encore de la peine de mort ?

. Faut-il légiférer sur l’euthanasie ?

Observations.

L’on vous demande de dire votre préférence entre les deux valeurs ou les deux institutions ainsi opposées. Le piège dans ce type de sujet est qu’il renvoie souvent à une alternative entre deux valeurs d’une égale importance pour la démocratie libérale. Quel peut être le sens de la liberté sans ordre ? Quel peut être auj. le sens d’un régime libéral mais hostile au suffrage universel.

Il vous faut donc savoir éviter le piège théorique du sujet pour offrir un balancement dialectique ; par exemple entre la difficulté de faire coexister ces deux valeurs (I) et la possibilité-nécessité de cette coexistence (II).

4. Une question ouverte

. Que pensez-vous de ?

. Existe-t-il une identité européenne ?

. Y a-t-il une vertu de l’oubli ?

. Le droit a-t-il réponse à tout ?

. Qu’est-ce qu’être Français ?

. L’humanisme a-t-il un avenir ?

. Une guerre peut-elle être juste ?

. Quelles politiques d’intégration ?

Observations

Ici vous ne pouvez pas vous permettre d’escamoter la question qui vous est posée. Simplement, avant d’arriver à l’explicitation de votre propre préférence vous devez vous approprier les arguments de la partie adverse pour en montrer les limites, les insuffisances.

IV.  Les sujets de dissertation dits « atypiques » ou « historiques »

 Les sujets dits « atypiques » ou « historiques » proposés au Grand Oral dans certains IEJ demandent au candidat de faire des connexions avec le droit des libertés fondamentales et non de vouloir réciter des connaissances : l’enjeu du grand oral est, pour le candidat, de mettre en évidence la résonance en droit des libertés fondamentales du sujet dont il est saisi. Et tous les sujets authentiquement ou prétendument « atypiques » ou « historiques » se prêtent à des connexions avec le droit des libertés fondamentales.

Les sujets authentiquement atypiques

Ce n’est le cas que lorsque le sujet désigne une notion non-juridique mais soit une institution sociale, soit un objet social, soit une pratique sociale, soit un affect, soit une valeur :

→ Les fleurs (objet social)

→ Le soleil (objet social)

→ L’amitié (valeur)

→ Les jardins (objet social)

→ La fidélité (valeur)

→ L’école (institution sociale)

→ Le sport (pratique sociale)

→ L’hospitalité (valeur)

→ La haine (affect)

→ L’amour (affect)

Des thèmes tels que la confiance, la loyauté, le consentement, la force sont pour leur part d’authentiques catégories juridiques : il suffit de prendre les index des codes pour les y trouver.

En toute hypothèse, le candidat doit faire des connexions avec le droit des libertés fondamentales tel qu’il l’a appris dans le Bréviaire et tel qu’il ressort des codes.

Exemple : Les fleurs.

Connexions :

→ Fleurs et droit à un environnement sain

→ Fleurs et protection de la santé publique (motif de limitation des libertés)

→ Fleurs et droit de propriété (propriété olfactive)

→ Fleurs et règles de civilité (elles sont offertes dans de nombreuses occasions de la vie sociale).

Et puis on peut essayer de concevoir un plan qui regroupe les différentes connexions.

Exemple :

Les fleurs, reflet de la civilité

Les fleurs, reflet du droit au bien-être

La méthode idéale pour concevoir son exposé pour ce type de sujets consiste à partir de deux pistes :

→ les modalités de la reconnaissance par le droit de cet objet social, de cette valeur, de cette institution sociale, de cette pratique sociale, de cet affect (telles que ces modalités ressortent des codes)

Ex. : l’amour = le mariage, l’adoption, les successions, les dons, etc.

Ex. : le sport = le sport comme élément culturel, à l’école, à la télévision – l’organisation par le droit des fédérations sportives – l’encadrement des manifestations sportives.

→ la sanction par le droit des pathologies liées à cet objet social, à cette valeur, à cette institution sociale, à cette pratique sociale, à cet affect (telle que cette sanction ressort de la législation administrative, civile, pénale).

Ex. : l’amour = les interdits liés à certains types d’unions, même fondées sur l’amour

Ex. : le sport = la triche dans le sport – la corruption dans le sport – le racisme dans le sport, etc.

Les sujets prétendument historiques

Le Grand oral porte sur les libertés et les droits fondamentaux. Ce que les candidats (Paris II) appellent « sujets historiques » ce sont en réalité une occurrence historique dont on attend du candidat qu’il dise la résonance qu’il lui trouve en libertés et droits fondamentaux.

Le contresens absolu consiste à penser que sur un sujet tel que « Le procès de Socrate », il s’agit de faire un exposé historique sur le procès de Socrate. En réalité, le candidat doit faire des connexions avec le droit des libertés fondamentales tel qu’il l’a appris dans le Bréviaire et tel qu’il ressort des codes.

Dans le cas du procès de Socrate, si le candidat sait ce dont il s’agit, il devrait logiquement faire des connexions :

→ le procès de Socrate et le droit à un procès équitable

→ le procès de Socrate et la question de la loi injuste (droit de résistance à l’oppression)

→ le procès de Socrate et la liberté de pensée des jeunes (Socrate fut accusé de corrompre la jeunesse par sa pensée philosophique)

→ le procès de Socrate et le pluralisme

A partir de là, on construit un plan cohérent ; et dans son exposé, on s’oblige à faire des allers retours entre le sujet historique et les données juridiques.

Sur un sujet tel que « La Révolution américaine », les connexions envisageables sont nombreuses :

→ La Révolution américaine et les idéaux du libéralisme politique au XVIIIe sècle

→ La Révolution américaine et la Révolution française : la DDHC est le miroir des déclarations des droits des colonies britanniques libérées (bréviaire : déclaration des droits de la Virginie, du Maryland, etc.)

→ La Révolution américaine et l’égalité : hier (esclavage et ségrégation) et aujourd’hui (affirmative action, Obama)

A partir de là, on construit un plan cohérent ; et dans son exposé, on s’oblige à faire des allers retours entre le sujet historique et les données juridiques.

Sur un sujet tel que « Henri IV », les connexions envisageables sont évidentes : guerres de religions, liberté religieuse, séparation des églises et de l’Etat. A partir de là, on construit un plan cohérent ; et dans son exposé, on s’oblige à faire des allers retours entre le sujet historique et les données juridiques.

Henri IV : un acteur de référence dans l’histoire de la liberté religieuse

Henri IV : un moment matriciel dans l’histoire de la séparation des églises et de l’Etat.

Les sujets prétendument atypiques

Il convient d’éviter d’envisager comme « atypiques » des sujets qui le sont d’autant moins qu’ils prennent une catégorie juridique ou une catégorie spécifique du droit des libertés fondamentales. Simplement il importe au candidat de se rappeler deux choses : a) les libertés  ont un effet vertical (relations entre pouvoirs publics et personnes privées) et horizontal (relations entre personnes privées) ; il faut donc penser à ces deux registres lorsque l’on réfléchit sur une dissertation ; b) les libertés ont souvent une dimension transdisciplinaire (c’est elle qui justifie la disponibilités des codes le jour de l’examen) et cette dimension transdisciplinaire ne pose pas de problème si le candidat s’oblige à utiliser les index des codes.

Voici des exemples de sujets qui n’ont rien d’« atypiques » mais demandent simplement au candidat une bonne analyse des termes du sujet et l’établissement des connexions avec le droit des libertés.

Exemple 1. Le domicile

Le candidat ne peut pas ne pas penser immédiatement au droit à la vie privée, aux visites et perquisitions domiciliaires, au droit à un logement décent : tout cela est dans les codes. Et il est loisible en 5 minutes maximum de concevoir un plan du style : I. Le droit au domicile comme droit fondamental II. L’intimité du domicile comme corollaire du droit au domicile.

Exemple 2. Le silence

Le sujet appelle des connexions immédiates telles que : le silence de l’administration à une demande des administrés, le silence des mis en cause dans une procédure policière et pénale (spécialement en garde à vue), le silence et les nuisances sonores rapporté au droit à un environnement sain, etc. Tous ces éléments de connexion de base sont dans les codes (code administratif, code de procédure pénale, code général des collectivités territoriales nuisances sonores, police du bruit, etc.).

En cinq minutes ces connexions sont faites, il ne reste plus qu’à trouver le plan. Il vient aisément comme celui-ci : I. Le silence comme modalité relationnelle entre Administration et Administrés II. Le silence comme modalité du droit à un environnement sain.

Exemple 3 : Minorité et commerce

L’analyse du sujet suggère des connexions immédiates avec les libertés.

« Minorité » = enfants = droits des enfants. → Quid de la faculté des mineurs de faire des actes de commerce ? Quid de la protection des mineurs face aux actes de commerce ?

→ Il suffit de prendre le code civil, le code de commerce et le code pénal pour identifier dans leurs index les règles pertinentes et composer quelque chose.

Exemple 4 : L’entreprise a-t-elle des droits fondamentaux?

Une analyse du sujet permet de faire des connexions avec le droit des libertés fondamentales et d’éviter le piège du sujet (et donc le risque d’un hors sujet). Le sujet n’est pas Les droits fondamentaux dans l’entreprise mais L’entreprise a-t-elle des droits fondamentaux ? ça change tout !

Intro : qu’est-ce qu’une entreprise ? Une personne morale, une personne morale caractérisée par le code du commerce, le code des sociétés, le code du travail… La question n’est pas « les personnes morales ont-elles des droits fondamentaux » : il y a d’autres personnes morales que des entreprises qui sont plus immédiatement liées aux droits fondamentaux (partis politiques, syndicats, associations, congrégations religieuses… etc.).

A partir de l’analyse du sujet et des connexions, l’on peut alors concevoir le plan. Les entreprises sont bénéficiaires plutôt que titulaires des droits fondamentaux
A. Le bénéfice des droits économiques 1. droit de propriété 2. liberté d’entreprendre – avec à chaque fois : protection constitutionnelle, protection conventionnelle + illustrations du style : nationalisations/expropriations et indemnisation – fusions, acquisitions, etc.

Le bénéfice de droits classiques : la liberté d’expression, la liberté de la presse (publications des entreprises, publicité) : protection constitutionnelle, protection conventionnelle + illustrations : publications des entreprises, publicité – La liberté d’association, la liberté syndicale (associations d’entreprises, syndicats patronaux) : protection constitutionnelle, protection conventionnelle + illustrations.

Les entreprises sont bénéficiaires de protections légales dans le cadre de leur responsabilité pénale… (on prend le code pénal et on décline le régime de la responsabilité pénale des personnes morales) en le rapportant aux prescriptions fondamentales du droit processuel et du droit de la sanction (droit à un procès équitable, principe non bis in idem, etc.).

TRES IMPORTANT !

Une bonne introduction doit comprendre trois temps, lesquels peuvent être articulés en trois paragraphes, avant l’annonce du plan :

  • l’analyse du sujet (Voir la colonne 2 du tableau ci-dessus où vous avez des modèles d’analyse du sujet qu’il suffit de reprendre à votre compte) ;
  • l’actualité du sujet, autrement dit les événements de l’actualité institutionnelle et politique qui rendent ce sujet pertinent ;
  • les questions pertinentes soulevées par le sujet (c’est ici que le jury doit entendre des phrases telles que : « l’on peut se demander si… » ; « l’on peut encore se demander si…. » ; « au surplus l’on peut se demander si…. ».).
  • Chaque partie de l’exposé doit correspondre à une proposition principale (Grand I et Grand II), cette proposition principale étant elle-même étayée par deux propositions secondaires (Grand A et Grand B). Il ne faut pas chercher à faire « compliqué », ni sophistiqué. En cas de doute ou si vous voyez le temps filer, choisissez des propositions secondaires simples mais efficaces du genre : A. Les manifestations de la chose/B. L’explication de la chose – A. Les manifestations de la chose/B. La portée de la chose – A. La difficulté de la chose/B. La possibilité de la chose, etc.

Autrement dit : de la même manière que les deux propositions principales doivent se répondre dans un rapport dialectique, les propositions secondaires elles aussi doivent se répondre dans un rapport dialectique.

Ne pas oublier non plus que : les manifestations des phénomènes juridiques sont à classer selon leur nature (manifestations juridiques, manifestations sociologiques, manifestations économiques, etc.) ; de la même manière, l’explication des phénomènes juridiques doit toujours faire l’objet d’une systématisation (explications de type juridique, explications de type sociologique, explications de type politique, explications de type psychanalytique, explication de type anthropologique, etc.).

*

Sujet. L’incrimination de la « prédication subversive ».

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet et d’autres députés « Les Républicains » ont déposé à l’Assemblée nationale le 31 août 2016, une proposition de loi pénalisant la prédication subversive.

Cette proposition de loi est remarquable au premier regard :

  • la proposition de loi est signée par un nombre très faible de députés « Les Républicains ». Autrement dit le groupe « Les Républicains » ne se retrouve pas en elle ;
  • la proposition de loi n’est pas, formellement, l’« interdiction du salafisme » que Mme Kosciusko-Morizet a plusieurs fois annoncé à la télévision : ou bien sa formulation pour les télévisions était-elle du marketing dans le cadre de sa candidature aux primaires ; ou bien a-t-elle pris la mesure de l’absurdité de l’idée générale généralisante d’« interdire le salafisme ». Ou bien les deux (M. Geoffroy Didier expliquait récemment que les parrainages d’adhérents pour sa candidature aux primaires « affluaient chaque fois » qu’il faisait « une proposition choc à la télévision », comme sa proposition d’un « test de radicalisation » pour les adolescents).

L’incrimination envisagée de la « prédication subversive » est une ingérence dans : – la liberté de religion garantie par la Constitution, la CESDH, etc. – la liberté d’expression garantie par la Constitution, la CESDH, etc. ; – le droit à la vie privée ; – la liberté de réunion.

Cette incrimination demande donc à être analysée (discutée) au prisme de sa justification libérale (« test des motifs légitimes de restriction des libertés ») et de sa définition libérale (« test de sa proportionnalité au but poursuivi », etc.).

I. La difficulté d’une justification libérale de l’incrimination de la « prédication subversive »

Par hypothèse, les motifs susceptibles de justifier cette incrimination sont : – la protection de la sécurité nationale ; – la protection de la sûreté publique ; la défense de l’ordre ; – la prévention des infractions pénales.

« Le prêche, l’enseignement et la diffusion des idéologies politico-religieuses radicales constituent réellement une menace pour notre sécurité, ainsi qu’une atteinte aux intérêts fondamentaux de notre Nation », est-il écrit dans la proposition de loi. Cette formulation est floue car le concept de « sécurité » qu’elle utilise peut désigner : – soit la sécurité nationale ; – soit a sécurité publique.

En toute hypothèse, l’admissibilité de ce motif est plaidable, comme son inadmissibilité.

A. Admissibilité du motif tiré de la « sécurité »

→ Le fait qu’il existe bien des prêches apologétiques ou incitatifs de (à) la violence : soit des prêches apologétiques d’actes de terrorisme ; soit des actes apologétiques d’actes de violence vis-à-vis de personnalités dont les opinions sont jugées blasphématoires ou islamophobes (Robert Redeker, par exemple, qui vit depuis plusieurs années sous surveillance policière).

B. Inadmissibilité du motif tiré de la « sécurité »

→ L’absence d’un lien de causalité immédiate entre des prêches hostiles aux valeurs fondamentales de la France et des actes de terrorisme :

  • d’ailleurs l’exposé des motifs de la proposition de loi est très ambigu puisqu’il suggère que, en vérité, ce sont des valeurs particulières promues par la « prédication subversive » qui est le problème, indépendamment de toute considération relative à des actes commis par les prédicateurs subversifs :

« La radicalité politico-religieuse est prêchée, enseignée et diffusée par des prédicateurs qui défendent la supériorité de leurs lois religieuses sur les principes constitutionnels et fondamentaux de la République, en prônant notamment une ségrégation identitaire et communautaire à rebours de l’État de droit ».

  • d’ailleurs la proposition de loi vise spécialement les prêches dans les mosquées alors que la radicalisation est réputée se faire principalement sur les réseaux numériques ;

II. La difficulté d’une incrimination libérale de la « prédication subversive »

La discussion sur la définition libérale de cette infraction emprunte un format classique :

A. Comme il s’agit d’une infraction pénale, les partisans de cette incrimination (ou les plaideurs en sa faveur) voudront démontrer qu’elle ne méconnaît pas le principe constitutionnel de « clarté et de précision des infractions » (ou de « prévisibilité » de la « loi », selon la CEDH). Les adversaires du texte (ou les plaideurs contre lui) voudront montrer qu’il n’en est rien (exemple : qu’est-ce qu’un « principe constitutionnel et fondamental de la République » ? La laïcité de l’état ? Mais en quoi le fait de dire que l’on est contre la laïcité de l’état ou l’égalité entre les hommes et les femmes constitue-t-il un discours plus subversif que celui de l’anarchiste qui veut la fin de l’état lui-même ?)

B. Cette incrimination est-elle proportionnée au but poursuivi ?

– n’existe-t-il pas des réponses non-juridiques et non-limitatives des libertés à certains prêches ?

– n’existe-t-il pas des réponses juridiques alternatives et plus respectueuses des libertés à l’incrimination envisagée ?

*

Simulation Grand oral du CRFPA : Sommes-nous en guerre ?

Madame, Monsieur,

Le sujet dont nous sommes saisis est « Sommes-nous en guerre ? ».

En guise d’introduction, nous voudrions faire deux observations.

Notre première observation porte sur le sens du sujet. A bien y regarder, ce sujet peut se rapporter à la compétition économique mondiale, auquel cas faudrait-il le comprendre ainsi « Sommes-nous en guerre économique ? ». L’on peut très bien aussi se demander si nous sommes « en guerre technologique ». Toutefois, nous nous proposons de saisir ce sujet à la lumière de son actualité la plus immédiate qu’est le terrorisme et la « guerre contre le terrorisme ». La question est donc bien celle-ci : le terrorisme contemporain est-il assimilable à une guerre et qui cette guerre hypothétique engage-t-il ?

Cette question est vaste car, en réalité, elle soulève de nombreuses questions d’ordre philosophique et politique, ainsi que des questions d’ordre juridique. Parmi ces questions, l’on peut citer quelques-unes :

  • Qu’est-ce que la guerre ?
  • Si, par hypothèse, nous sommes en guerre, quels sont nos buts de guerre ?
  • Si, par hypothèse, nous sommes en guerre, jusqu’à quel point sommes-nous prêts aux sacrifices humains qui est le lot des guerres ?

Nous verrons donc que si la qualification du terrorisme comme « guerre » peut sembler opportune (I), elle est néanmoins risquée (II).

I. L’assimilation du terrorisme à la guerre peut sembler opportune

En effet, les actes terroristes sont souvent l’occasion pour les responsables politiques et les médias de dire « nous sommes en guerre ». Cela ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui : au moment des attentats de Paris de 1986, le gouvernement disait déjà « nous sommes en guerre ». Au lendemain des attentats du 11 septembre, le gouvernement américain déclara à son tour qu’« il s’agit d’une guerre ». Ces déclarations ne sont pas nécessairement absurdes si l’on admet, d’une part qu’elles ont une certaine utilité politique (A), d’autre part que le concept de guerre est élastique (B).

Une assimilation politiquement utile

On le sait, l’article 421-1 du code pénal définit comme actes terroristes un certain nombre d’infractions de droit commun lorsque celles-ci sont « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». On sait aussi les problèmes d’interprétation de cette définition peut soulever.

Ce qui nous importe dans le cadre de cet exposé, c’est l’élément de définition du terrorisme consistant dans « l’intimidation » ou la « terreur ». Si cet élément est assez commun aux textes internationaux et européens, c’est parce qu’il permet de dire deux choses :

  • primo, que le terrorisme a des effets politiques ; en cela il n’est d’ailleurs pas original puisque de nombreuses autres infractions pénales peuvent avoir des effets politiques ;
  • surtout, cet élément lié à l’intimidation ou à la terreur permet de dire que le terrorisme a des effets politiques très particuliers. Or le terrorisme a un effet de sidération qui produit une peur sans commune mesure avec la peur que peuvent générer des formes de violence politique traditionnelle telles que des manifestations, des émeutes, des violences urbaines, etc. (1)

C’est dans cette dernière mesure que l’on peut comprendre que les responsables publics puissent parler d’« actes de guerre » à propos de certains types d’actes terroristes : l’on peut comprendre que le concept de guerre soit dans ces cas, une facilité rhétorique qui leur permet, somme toute, de montrer qu’ils ont pris la mesure de la sidération de l’opinion publique et qui leur permette de suggérer qu’ils à la fois une volonté et une capacité d’agir.

Voyons à présent dans quelle mesure le concept de « guerre » lui-même facilite son appropriation dans la question terroriste…

Une assimilation facilitée par le concept même de guerre

Il nous semble que cette assimilation du terrorisme à la guerre est facilitée par plusieurs facteurs.

Le premier facteur est que les auteurs d’actes terroristes peuvent eux-mêmes placer leur action sous ce label. Cela est vrai du terrorisme politique « laïque », comme celui de certains mouvements de libération nationale. Cela n’est pas moins vrai du terrorisme politique religieux d’Al Qaïda, de Daesh ou de Boko Haram. Pour ainsi dire, si « Eux » disent « nous faire la guerre », répondre que « Nous leur faisons aussi la guerre » peut sembler cohérent (2).

Le deuxième facteur est que le concept de guerre s’applique depuis très longtemps à d’autres formes de violence politique que des conflits armés entre des états. Ainsi, le concept de « guerre civile » sert depuis déjà le XIXe siècle à qualifier certaines formes de violence armée à l’intérieur des états : les émeutes, les rébellions, etc. Et ce concept de « guerre civile » a même pu être utilisé lorsque les armes utilisées dans le cadre de ces violences armées n’étaient pas militaires, par exemple les machettes du Rwanda ou les voitures explosives. D’ailleurs, les conventions de Genève n’utilisent pas le concept quelque peu daté de « guerre » mais ceux de « conflits armés internationaux » (CAI) et de « conflit armés non-internationaux ».

Troisième et dernier facteur : il existe désormais des guerres qui ne portent pas leurs noms. C’est ainsi que la France n’est pas en guerre au mali ou à Syrie mais qu’elle agit dans ces pays dans le cadre d’« opérations extérieures » (OPEX).

Après cet effort de compréhension de la proposition « nous sommes en guerre », il faut à présent voir qu’elle comporte des risques importants…

II. L’assimilation du terrorisme à la guerre est néanmoins très risquée

Deux types de risques sont assortis à l’assimilation du terrorisme à une guerre. Le premier type de risque est celui des réponses déraisonnables au terrorisme (A). Le deuxième type de risque est celui de la guerre sans fin (B).

La tentation de réponses déraisonnables

Entre l’emphase guerrière et l’antijuridisme, il n’y a qu’un pas à franchir. Cette première tentation demande à être précisée.

En effet, des restrictions aux droits et aux libertés en vue d’une lutte plus efficace contre le terrorisme peuvent très bien avoir une justification libérale, puisque la sécurité nationale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales sont des motifs de limitation des libertés et des droits prévus par la CESDH et que des motifs comparables ne sont pas moins protégés par le Conseil constitutionnel en tant notamment qu’« objectifs de valeur constitutionnelle ». Et il ne suffit pas qu’une mesure ait une justification libérale, encore faut-il qu’elle soit définie par le droit d’une manière qui ne soit pas disproportionnée, à tout le moins, par rapport au but poursuivi.

Cette approche, libérale, est résolument distante de l’antijuridisme. L’antijuridisme en partant du principe selon lequel l’invocation de l’état de droit équivaut à des « arguties juridiques », relativise le principe même de la limitation du pouvoir (policier, étatique) qui est au fondement de l’état de droit et qui exige de regarder les choses au cas par cas. Ou, plus exactement, l’antijuridisme suggère que ce principe est un luxe. À partir de là, tout est possible, comme le rétablissement de la « loi des suspects » pour les « fichés S ».

Une guerre sans fin ?

L’idée de « guerre » est en général associée à celle d’une « fin de la guerre ». Et cette fin est souvent identifiée à des dispositifs juridiques : un traité de paix entre états, un accord de paix, un dispositif de réconciliation nationale, une scission…

Dans le cas du terrorisme contemporain, ce schéma peut être inopérant (B. Manin) en raison du « caractère décentralisé » des organisations terroristes et la forte autonomie des acteurs ou des sympathisants locaux : on l’a vu certains terroristes peuvent avoir un simple lien numérique d’allégeance à Daesh. Cette « décentralisation » emporte elle-même une « dispersion de la menace » qui a deux importantes conséquences :

  • en premier lieu, cette dispersion « implique qu’aucun démantèlement d’un groupe terroriste particulier (…) ne garantirait la fin des dangers liés au terrorisme djihadiste » ;
  • en second lieu, cette dispersion « rend extrêmement difficiles les compromis politiques » (3).

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(1) « La notion de terrorisme est notoirement difficile à définir. On peut cependant discerner un noyau commun aux différentes définitions analytiques du terrorisme. Ce noyau comporte deux éléments. Les actes terroristes sont des actes de violence (1) commis contre des civils ou des non-combattants, et (2) conçus pour avoir un impact sur des publics plus vastes que les victimes directes. Ces publics plus larges, ainsi que les effets recherchés pour chacun d’eux, sont différenciés. Les actes terroristes visent d’abord à intimider l’adversaire, en instillant la peur chez lui. Mais ils ont aussi pour fin d’encourager et de mobiliser des soutiens potentiels en exposant au grand jour les faiblesses de l’adversaire, et en amenant celui-ci à réagir de façon excessive, suscitant ainsi une opposition en retour. Enfin, un troisième objectif est d’inspirer chez les partisans déjà gagnés à la cause le désir d’imiter l’action commise. Les caractéristiques matérielles de l’acte reflètent l’importance donnée à ces différents effets sur les perceptions publiques. Les terroristes choisissent leurs cibles et leurs modes d’action de façon à obtenir la plus large publicité. Les caractéristiques du terrorisme ainsi compris sont indubitablement présentes dans les attentats de la dernière décennie » (Bernard Manin).

(2) Ce point renvoie à la célèbre distinction « ami-ennemi » comme critère du politique (Carl Schmitt) et à la célèbre déclinaison qu’en avait donnée le philosophe Julien Freund lors de la soutenance de thèse de Jean Hippolyte, dirigé en thèse par Raymond Aron.

Aux objections de Julien Freund lui faisant valoir que sa critique de la distinction schmittienne était naïve, Jean Hippolyte répondit :

−  « Sur la question de la catégorie de l’ami-ennemi, si vous avez vraiment raison, il ne me reste plus qu’à aller cultiver mon jardin. »

Réponse célèbre de Julien Freund :

− « Écoutez, Monsieur Hippolyte, vous avez dit […] que vous aviez commis une erreur à propos de Kelsen. Je crois que vous êtes en train de commettre une autre erreur, car vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. »

Réponse célèbre de Jean Hippolyte :

− « Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à me suicider. »

(3) « Supposons que les pays visés parviennent à un compromis, impliquant des concessions de part et d’autre, avec la direction d’Al-Qaïda, un tel accord, passé avec des acteurs dont le contrôle sur leur organisation est incertain, n’offrirait pas une garantie suffisante pour que les pays cibles renoncent à leurs dispositifs de sécurité ».

Nouvelles simulations à venir…

 

Le Grand Oral du CRFPA. La préparation (II)

Il convient de distinguer la préparation générale de l’exercice Grand Oral de la préparation de l’épreuve le jour de l’examen.

I. Préparation générale

Une bonne préparation individuelle au Grand Oral devrait commencer par une réappropriation pendant l’année préparatoire des catégories catégories politiques et philosophiques des libertés fondamentales (culture politique et philosophique), par une replongée dans les fondamentaux du droit (culture juridique) avant une plongée dans le droit des libertés fondamentales (culture des droits et des libertés fondamentaux). Un travail de fond qui s’accompagne d’une veille sur les libertés et le droit dans le débat public.

Réappropriation des concepts politiques et éthiques fondamentaux du droit (culture politique)

Les Notions politiques

L’Autorité

Le civisme

La communication

La Démocratie

La Délation

L’Etat

L’égalité

L’esclavage

La fraternité

Le Gouvernement

L’Idéologie

L’Individualisme

La Justice, l’équité

La Laïcité

La Légitimité

Le Communautarisme

Le Libéralisme

La Liberté

La Morale

Le Multiculturalisme

Le Nationalisme

La Neutralité (de l’État)

L’Ordre

L’Ordre moral

Le Pluralisme

Le Pardon

La Police

La Politique

Le Pouvoir

La Raison d’État

La République

La Souveraineté

La Tolérance

Le Totalitarisme

L’Utilitarisme

Les Valeurs

La liberté

La Nation, l’Etat-Nation

La Peuple

La Raison d’Etat

La Représentation

La République

La séparation des pouvoirs

La souveraineté

Le suffrage universel

Le totalitarisme

Le terrorisme 

Les notions politico-juridiques

L’État de droit

Le crime contre l’Humanité

Les droits des minorités, les droits culturels

Les droits de l’enfant

Les droits de l’étranger

Les Droits de l’Homme

Le droit nature, le droit positif

Les droits des femmes

Le droit d’ingérence

Le génocide

Guerre et Paix

La loi

Le pouvoir discrétionnaire

Les notions économiques et sociales

L’aliénation

Le capitalisme

L’économie de marché

Le commerce

La concurrence

Le développement

La famille

Le Genre

L’identité

L’opinion publique

La propriété

La société

La société civile

Le travail

Les doctrines et idéologies

L’altermondialisme

Le bonapartisme

Le colonialisme

Le communisme

Le conservatisme

L’élitisme

Le fascisme

Le gaullisme

La décolonisation

Le féminisme

Les Lumières

Le populisme

Le racisme

Le stalinisme

Revenir aux fondamentaux du droit (culture juridique).

Il s’agit de revenir aux fondamentaux de l’histoire du droit français, du droit constitutionnel (essentiellement le droit constitutionnel de la Cinquième République), du droit civil, du droit administratif, du droit international, des institutions européennes et du droit européen, du droit pénal, du droit social, c’est-à-dire au fond une partie du programme de L1 et L2 en droit.

En effet, ce n’est pas un hasard si l’enseignement des Libertés fondamentales est dispensé seulement en 3e année de droit,  qu’il y est obligatoire et qu’il est considéré comme l’un des cours fondamentaux. Plus précisément, ce qui rend le Grand Oral de Libertés fondamentales particulièrement « pernicieux », c’est qu’il révèle très vite les grosses lacunes caractéristiques de la culture juridique et politique des candidats.

Culture juridique historique

Esprit concret et stratège. Du mois de décembre de l’année – 1 à la fin juin de l’année du CRFPA, l’on dispose de 28 semaines. Chaque semaine, l’on s’accorde deux heures pour lire et « ficher » une trentaine de pages de L’histoire des institutions et des faits sociaux de P. C. Timbal. de très anciennes éditions (jusqu’en 1960-1970), simples et claires, peuvent parfaitement faire l’affaire. Il suffira de relire ses fiches à l’automne, au moment du CRFPA.

Culture juridique du barreau et de la justice

Celles des fiches de culture juridique et historique (voir paragraphe précédent) se rapportant à la justice ne seront pas moins utiles ici.

La lecture des Grandes plaidoiries des ténors du barreau (livre de poche) permet un loisir lettré sur un certain nombre de grands procès.

Les stages faits en cabinets d’avocats auront permis d’engranger un capital culturel relatif aux gens de justice, à leurs codes et à leurs usages. Spécialement ceux des avocats : Devoirs professionnels : Probité : Respect du serment — Vie privée — Dettes et engagements. — Engagements compromettants — Secret Indépendance : Affaires étrangères à la profession — Mandats, dépôts et comptes — Mandats ad litem ; auprès des officiers ministériels — Recherche de clientèle Désintéressement : Honoraire de l’avocat – Devoirs envers le confrère – Réclamations contre l’avocat – Réclamations d’honoraires – Modes de paiement – Reçus d’honoraires Confraternité : Ancienneté — Appui réciproque — Communication des pièces… Vie professionnelle : Le cabinet de l’avocat – L’avocat à l’audience – La modération – Devoirs envers le confrère Libertés de l’avocat : dans l’exercice professionnel – à l’égard du client, de l’adversaire, des témoins, des experts, irresponsabilité, poursuites.

Veille sur les libertés et le droit dans le débat public 

Les libertés fondamentales, et plus généralement le droit, sont constamment convoqués dans le débat public de différentes manières :

– des procès ayant un certain écho médiatique ;

– des initiatives législatives (propositions de loi et projets de loi) ;

– des décisions (juridictionnelles ou non) remarquées ou controversées ;

-des événements d’actualité politique et sociale ayant une importante dimension ou résonance juridique.

L’expérience montre que les réseaux sociaux ne permettent pas vraiment d’avoir une bonne veille sur ces quatre registres grâce aux réseaux et médias sociaux, pour une raison : les usages des réseaux et médias sociaux sont « tribalisés », en ce sens que l’on ne s’y fixe en général que sur ses propres centres d’intérêt. Un abonnement au Monde (même électronique) est un peu cher  et pas indispensable pour le CRFPA. En revanche une lecture quotidienne d’Aujourd’hui fait l’affaire.

La révision proprement dite des libertés et droits fondamentaux

Dans la phase de révision des Libertés fondamentales proprement dites, le candidat  doit s’efforcer de ne pas se disperser ou se perdre dans plusieurs manuels. De la même manière, l’idée de travailler dans le manuel le plus exhaustif peut se révéler contre-productive pour deux raisons : parce que l’on finit par ne plus y distinguer l’essentiel de l’accessoire ; parce que, comme cela a été expliqué au point I, ce n’est certainement pas l’encyclopédisme des candidats qui est évalué au Grand Oral.

L’ouvrage qui doit servir de support à la révision doit être le plus à jour possible du droit positif. Il n’est pas inutile de savoir que les ouvrages universitaires sont en général édités tous les deux ans – il vaut donc mieux travailler sur la dernière édition – et que certaines rééditions ne sortent qu’en novembre ou en décembre, c’est-à-dire à un moment où tout ou presque est fini !

L’entraînement à l’expression orale

La préparation individuelle du candidat au Grand Oral passe également par un travail régulier sur son expression orale et sur sa forme d’éloquence. Il s’agit concrètement pour le candidat, de s’exercer régulièrement seul devant une glace et avec un magnétophone.

L’objectif de cette préparation est de permettre au candidat : 1° de savoir « gérer » sa voix, sa respiration afin que, le jour J, son exposé soit « fluide », audible, « musical » ; 2° de savoir quel volume de notes il lui faut pour tenir dans la durée de l’exposé devant le jury.

II. Préparation de l’épreuve le jour du Grand Oral

Nombre de candidats au Grand Oral ne semblent pas avoir idée de la nécessité pour eux de gérer le temps de préparation qui leur est imparti. Il convient pourtant de se fixer :

  • un temps pour l’analyse du sujet, le dégagement des faits, de la procédure, de la question de droit s’il s’agit d’un cas pratique (une feuille de notes);
  • un temps pour l’identification des questions pertinentes sur le sujet (une feuille de notes) ;
  • un temps pour l’identification de l’actualité du sujet (une feuille de notes) ;
  • un temps pour la recherche des références juridiques au regard desquelles il convient de composer :

– les normes constitutionnelles de référence (une feuille de notes avec une distinction entre le statut de ces normes dans le bloc de constitutionnalité et leur portée normative).

– les normes conventionnelles de référence (une feuille de notes avec une distinction entre le statut de ces normes dans les conventions internationales et leur portée normative).

– les normes législatives et réglementaires pertinentes (une feuille).

Nota bene : De nombreux candidats n’ont pas le réflexe de consulter systématiquement certains codes (code civil, code administratif, code pénal) quelque soit leur sujet, pour être sûr de ne pas passer à côté d’une référence importante. Surtout, certains candidats peu inspirés par un sujet n’ont même pas l’idée d’aller consulter les index de certains codes pour identifier par cette voie les normes de référence !

  • un temps pour la préparation de sa composition (idées, plan) ;
  • un temps pour relire ses notes, penser à ses transitions et à ses enchaînements – toutes choses qui ne s’écrivent pas – relire encore ses notes pour pouvoir se les approprier et les restituer avec naturel ou un semblant de naturel.

Important !  Cette proposition de consigner dans une feuille séparée chacune des étapes de la préparation de son intervention présente au moins deux avantages :

 + Cela évite de se perdre dans ses propres notes comme cela arrive trop souvent.

 + Cela permet de disposer d’une soupape de sortie dans le cas où l’on n’a pas eu le temps de faire un plan satisfaisant ou un plan tout court ; l’on aura malgré tout de quoi faire un exposé qui, à défaut d’être structuré en deux parties, au moins sera clair.

SAVOIR-FAIRE : LE JOUR J

I- La préparation en loge

Elle doit consister en 3 étapes.

 L’analyse du sujet

Dans les 15-60 secondes qui suivent le tirage, le candidat doit être fixé sur le type de démarche intellectuelle qu’il doit suivre (voir plus haut) :

selon qu’il s’agit d’un sujet théorique ;

selon qu’il s’agit d’un commentaire ;

selon qu’il s’agit d’un cas pratique.

 

L’analyse des documents

Le candidat doit ensuite :

– repérer les écrits les plus utilisables, c’est-à-dire les codes les plus pertinents, les juris-classeurs les plus pertinents ; il faut éviter d’être submergé par des livres ou des documents, les doublons documentaires.

– Exploiter les index des codes.

Dans le cas des IEJ qui accompagnent le cas pratique d’un document annexe, le candidat doit commencer par lire et comprendre ce document annexe pour savoir notamment si ce document contient des informations qui vont ou non dans le sens de la thèse qu’il lui est demandé de défendre. Et, d’ailleurs, le candidat devra dire dans son introduction : 1. l’objet du cas pratique ; 2. dire au jury qu’à l’appui de sa réflexion il lui a été donné tel ou tel document (il faut présenter ce document et dire dans quel sens il va) ; 3. Dire l’actualité de la problématique  du cas pratique et non pas du document annexé au cas car ce n’est pas un commentaire de texte que l’on vous propose ! 4. annoncer son plan de résolution du cas pratique.

 La prise de notes

Elle doit être systématique ; autrement dit à chaque type de notes (normes constitutionnelles, normes conventionnelles, normes législatives, fond, procédure, etc.) doit correspondre une feuille ou des feuilles distinctes.

Les notes relatives aux normes fondamentales doivent être classées dans le respect de la hiérarchie des normes (1. normes constitutionnelles ; 2. normes conventionnelles ; 3. normes législatives).

Ne pas écrire au verso de ses feuilles ; cela peut être très compliqué à gérer ensuite.

Écrire au crayon à papier ; c’est plus simple et plus propre d’avoir des notes gommées plutôt que des notes raturées ou recouvertes de blanc partout.

II- L’exposé devant le jury

Remarques générales

Comment faire pour être certain de ce que le temps imparti ne sera pas dépassé ?  En faisant des simulations pour savoir le volume de notes dont on a besoin pour tenir pendant 10-15 mn.

Le temps imparti aux candidats a-t-il un caractère « absolu » ? Non. Ce qui compte : c’est de ne pas être coupé parce que l’on « déborde » ; c’est de ne pas s’interrompre trop tôt parce que cela voudra dire que votre exposé aura été aride ou superficiel (une marge de 2 mn est encore convenable)

La maîtrise corporelle

Le trac : le candidat doit donner le sentiment de maîtriser le sujet. Des exercices de respiration abdominale avant de se présenter devant le jury permettent de dissiper les tensions corporelles.

La tenue. Elle doit être adaptée. Il faut éviter tout ce qui peut bloquer la respiration et tenir compte de la température ambiante.

La posture, le maintien. Éviter des balancements de jambes ou des pieds en éventail, autant de signe de nervosité, de relâchement ou de désinvolture. – Les mains doivent être libres et ….visibles sur la table : éviter de manier un stylo ou des feuilles pendant que l’on s’adresse au jury – il faut donc plutôt faire glisser ses feuillets au fur et à mesure de son exposé.

La voix. Il faut articuler (il est encore temps d’apprendre à le faire !) et porter sa voix d’une manière pertinente (ni trop fort, ni trop bas).

La langue utilisée doit être soutenue, claire, précise, didactique.

III- La conversation avec le jury

La nature des questions du jury

Les questions du jury peuvent se répartir entre 3 catégories :

Les questions-objections ; Il faut toujours commencer par dire que l’on comprend l’objection avant d’expliquer la raison pour laquelle l’on pense « autre chose ».

Les demandes de précisions ou de renseignements complémentaires ; ces précisions doivent être apportées « tranquillement ». Si ce sont des précisions sur des choses que vous avez dites, alors répétez-vous (« ce que j’ai voulu dire, c’est que…. »).

Les questions de connaissances. Si vous savez, répondez « tranquillement ». Si vous ne savez pas, ne dites pas « je ne sais », dites plutôt : « je ne suis pas certain(e) d’avoir la réponse précise à cette question mais [mutatis mutandis] cette question me fait penser à [invoquer une règle une procédure comparable sur laquelle vous pensez être plus sûr(e)] ».

Attention : certaines questions du Jury renvoient à des enjeux sur lesquels (l’avortement, l’euthanasie, le mariage homosexuel, la lutte contre le terrorisme, l’entrée et le séjour des étrangers, etc.) plusieurs opinions, plusieurs points existent ou sont envisageables. Il vous faut savoir être libéral c’est-à-dire :

Commencer toujours par montrer que vous savez que cette question met aux prises plusieurs points de vue ou qu’elle divise le corps social.

Ensuite savoir montrer les termes rationnels et raisonnables du problème (la tension entre la souveraineté de l’État et les droits des personnes dans le cas de l’immigration ; la tension entre ordre public et libertés dans le cas du terrorisme ; la tension entre la liberté d’expression et le droit au respect des croyances religieuses dans l’affaire des caricatures de Mahomet ; la tension entre le droit à l’auto-détermination des personnes et la difficulté d’objectiver la volonté de mourir chez une personne souffrante dans le cas de l’euthanasie.

Ce n’est que dans un troisième temps que vous pouvez dire « qu’à titre personnel » vous « pencheriez plutôt vers telle point de vue, vers telle solution ». Mais il vous faut savoir ajouter une petite pointe de modestie et une conclusion libérale : « C’est le point de vue vers lequel je balance actuellement mais il est possible que ce point de vue évolue parce que ce sont des questions complexes ».

La règle d’or n° 1. Écouter attentivement le jury.

Cela veut dire qu’il ne faut jamais couper la parole à un membre du jury. C’est vrai que cela ne se fait pas de couper la parole !

Cela veut dire aussi qu’il faut avoir ce que les comportementalistes appellent « une attitude d’écoute ». Dans cette perspective, il faut éviter de faire des mimiques ou des moues, de jouer fébrilement avec son stylo, ses feuilles. Il faut tout simplement imiter le Penseur de Rodin (en gardant cependant le corps droit c’est-à-dire sans être voûté ou courbé)

La règle d’or n° 2. Ne jamais agresser le jury.

Si l’on n’a pas compris la question ou si l’on n’est pas sûr de l’avoir comprise, il faut la reformuler : « Pardonnez-moi M. le président, je voudrais être sûr(e) d’avoir compris votre question. Vous me demandez bien de dire si…. ».

Si votre formulation correspond à l’idée du membre du jury, il vous répondra « Oui c’est bien ce que je vous demandais ».

Si votre formulation ne correspond pas à l’idée du membre du jury, il vous répondra « Non ce que je vous demandais …. » et vous, vous enchaînerez par « Je vous prie de m’excuser [et non pas « Je m’excuse ! »], j’avais en effet mal compris… » et vous ferez ensuite votre réponse.

Si un membre du jury vous demande d’expliquer un passage de votre communication, vous ne devez pas vous démonter et penser que tout est foutu ni développer la prétention de croire que votre interlocuteur est « bête » car après tout il est possible que vous vous soyez mal exprimé ! Vous répondez « tranquillement ».

Extraits de bons échanges au Grand Oral

 

Le jury. Ne pensez-vous pas que, à cause de l’ambiance de peur instaurée par le terrorisme nous sommes en train de marcher en direction d’un durcissement de la loi vis-à-vis des libertés ?

Le candidat. Je dirais d’abord qu’il est indiscutable que, depuis le « 11 septembre » en particulier, tous les États démocratiques ont révisé leurs législations afin de doter la police et les juges de plus de pouvoir dans la lutte contre le terrorisme. La première question qu’il faut se poser est de savoir si les motifs qui fondent ces textes sont légitimes. Or de deux choses l’une : ou bien l’on considère que le terrorisme existe ou que le 11 septembre a existé, alors il n’est pas illégitime qu’un État de droit se dote de moyens juridiques ; ou bien l’on considère que le terrorisme ou le 11 septembre n’ont pas existé ou ne sont pas si graves, alors va-t-on considérer que les États démocratiques n’étaient pas fondés à réagir.

Une fois que l’on admet que le but poursuivi par les législations en cause est légitime, il reste encore à savoir si les restrictions aux libertés prévues par ces législations sont nécessaires et proportionnées au but poursuivi. C’est ici que l’espace de débat est très grand et où la discussion est très difficile puisque l’on n’a pas nécessairement les moyens de démontrer rationnellement que les nouvelles prérogatives dont la police et les juges disent avoir besoin, et qui leur sont ainsi accordées, ne servent à rien.

Commentaire. La réponse est courte. Elle est structurée d’une manière qui laisse évidemment apparaître que le candidat sait comment raisonner sur ce type de questions. Elle est circonspecte, puisque le candidat s’attache d’abord à montrer la difficulté de la question plutôt qu’à dire « c’est scandaleux » ou « c’est pas scandaleux ».

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Le jury. Ne pensez-vous pas que le secret des sources des journalistes devrait être garanti par la Constitution comme en Suède ?

Le candidat. Sur le plan symbolique c’est en effet quelque chose de marquant. Mais sur le plan juridique la portée d’une constitutionnalisation est limitée pour deux raisons : d’abord parce que la Suède est partie à la Convention européenne des droits de l’homme et que le secret des sources des journalistes, tel qu’il est garanti par cette Convention s’impose à sa législation interne ; d’autre part parce que les juristes savent bien que ce qui compte c’est la manière dont un principe juridique ou un droit – qu’il soit protégé constitutionnellement, conventionnellement ou par la loi – est mis en œuvre au niveau inférieur, soit par le législateur, soit par les juges dans l’exercice de leur pouvoir d’interprétation des textes.

De quels codes faut-il se munir le Jour J ?

Cette question comprend deux aspects :

Il existe sur le marché, des ouvrages appelés « codes » (code constitutionnel, code de la convention européenne des droits e l’homme, code administratif, code de la communication, code de la fonction publique) et qui sont une recension offerte par des éditeurs juridiques de textes applicables à telle ou telle activité ou secteur d’activité. C’est auprès de son IEJ que chaque candidat doit vérifier si ces « codes non-officiels » sont également accessibles aux candidats au Grand Oral.

En toute hypothèse, comme l’on ne saurait mobiliser une fourgonnette de Codes pour le Grand Oral, il convient d’identifier ceux des codes que l’on ne peut pas ne pas avoir par avec soi le jour du Grand Oral.

a) Les codes officiels indispensables :

– Code civil

– Code pénal

– Code de procédure pénale

– Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)

– Code général des collectivités territoriales

– Code de procédure civile

– Code de la santé publique

– Code du travail

b) Les codes « non-officiels » indispensables, pour autant que ces « codes » sont admis par l’I.E.J. du candidat.

– Code de la Convention européenne des droits de l’homme.

– Code administratif : ce code est une mine d’informations pour n’importe quel sujet touchant de près ou de loi aux pouvoirs publics et au droit public (Constitution, associations, armées, carte nationale d’identité, éléments du code de justice administrative, domaine public, enseignement, étrangers, expropriation, fonctions publiques, sécurité, etc.) ; malheureusement, rares sont les candidats qui pensent à le poser sur leur table de travail et à l’exploiter.

– Code de la communication : tout ce qui touche de près ou de loin aux médias s’y trouve.

Le Grand Oral du CRFPA. Présentation (I)

Dans la perspective du Grand Oral, beaucoup de candidats aux écoles d’avocats sont obsédés par l’idée qu’il leur faut « tout savoir ». Du coup il arrive souvent que ceux des candidats qui croyaient « tout savoir » et qui n’ont pas réussi leur Grand Oral ne comprennent pas pourquoi tel ou tel candidat qui n’a apparemment pas « avalé » des encyclopédies juridiques a pu, pour sa part, faire un bon Grand oral.

Ce type de réactions est révélateur de la fausse idée que beaucoup de candidats se font de ce qu’est un bon juriste ; ils s’imaginent que le bon juriste – en l’occurrence le bon avocat – est celui qui a une connaissance encyclopédique du droit. Or cette connaissance encyclopédique est rationnellement impossible ; surtout, la connaissance des énoncés du droit n’est pas synonyme de qualité juridique, puisque cette dernière renvoie plutôt à la qualité de l’argumentation et du raisonnement éprouvés par une personne.

Ce type de réactions est révélateur de la fausse idée que beaucoup de candidats se font du Grand Oral d’entrée aux CRFPA. En effet, beaucoup de candidats s’imaginent que le Grand Oral est un moment de détection de « têtes bien pleines » alors qu’il s’agit plutôt d’un moment de détection de « têtes bien faites », c’est-à-dire de personnes ayant une bonne culture juridique, politique, économique, sociale et capable de rapporter cette culture aux modes d’argumentation et de raisonnement des juristes.

Si l’objectif du Grand Oral du CRFPA était de détecter des « encyclopédies vivantes », pourquoi mettre à la disposition des candidats des codes et autres ouvrages dans lesquels figurent les informations nécessaires au traitement des différents sujets ?

Malgré tout, la difficulté prêtée par les candidats au Grand Oral de Libertés fondamentales sanctionnant l’accès aux Écoles d’avocats n’est pas factice. Cette difficulté est imputable aussi bien à des facteurs propres aux « Libertés fondamentales » qu’à des facteurs propres à l’exercice même du Grand Oral. C’est la connaissance de ces difficultés qui doit éclairer la préparation du candidat.

I. L’identité trouble du Grand Oral

L’arrêté organisant les épreuves de l’examen d’entrée aux CRFPA fixe, s’agissant du Grand Oral de « libertés et droits fondamentaux », le programme suivant :

Origine et sources des libertés et droits fondamentaux :

  • histoire des libertés : évolution générale depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine en France et dans le monde ; les générations de droits de l’homme ;
  • sources juridiques, internes, européennes et internationales ;
  • libertés publiques, droits de l’homme et libertés fondamentales.

Régime juridique des libertés et droits fondamentaux :

  • l’autorité compétente pour définir les règles en matière de libertés et la hiérarchie des normes.
  • l’aménagement du statut des libertés fondamentales : – régime répressif ; – régime préventif ; – régime de la déclaration préalable ; – régime restitutif et droit à réparation ;
  • la protection des libertés fondamentales : – les protections juridictionnelles (internes, européennes et internationales) ; – les protections non juridictionnelles (par les autorités administratives indépendantes, par l’effet du système constitutionnel, politique, économique et social) ; – les limites de la protection des libertés fondamentales dans les sociétés démocratiques et dans les différents systèmes politiques ; – les régimes exceptionnels d’atténuation de la protection des libertés et droits fondamentaux.

Les principales libertés et droits fondamentaux :

  • les principes fondateurs et leurs composantes : – dignité de la personne humaine (droit à la vie et à l’intégrité physique de la personne, bioéthique) ; – liberté (liberté d’aller et venir, droit à la sûreté personnelle) ; – égalité (devant la justice, en matière de fonction publique, devant les charges publiques, entre les hommes et femmes, entre Français et étrangers) ; – fraternité ;
  • les droits et libertés de la personne et de l’esprit (liberté d’opinion, liberté de croyance, liberté d’enseignement, liberté de communication) ;
  • les droits et libertés collectifs (association, réunion, liberté syndicale, droit de grève) ;
  • les droits économiques et sociaux (droit de propriété, liberté du commerce et de l’industrie, droit à la protection de la santé, droit aux prestations sociales, droit à l’emploi) ;
  • les droits du citoyen (droit de vote, liberté des partis politiques, droit dans les relations avec l’administration) ;
  • la laïcité.

Or ce programme veut à la fois tout dire et… pas grand chose !

Il veut dire que l’objet du Grand Oral ce sont : les aspects philosophiques, politiques, juridiques de la démocratie, du libéralisme politique et de l’économie de marché.

Il ne dit pas grand chose dans la mesure où il ne préfigure pas le type d’exercice ou de problématique que le candidat au CRFPA devra « gérer » au Grand Oral. Cela veut dire que l’on peut très bien avoir « bachoté » un Manuel, un Traité de « libertés fondamentales » ou des encyclopédies entières et « se planter » au Grand Oral. Et pour cause :

– l’on peut avoir bien bachoté et ne pas savoir mettre ses informations au service de l’exercice que l’on doit traiter au Grand Oral.

– l’on peut avoir bien bachoté et ne pas être au courant de l’actualité politique, économique et sociale alors que cette actualité est utile pour mettre en évidence « l’actualité du sujet » et qu’elle peut être sollicitée par le jury au cours de la discussion. Il ne faut pas l’oublier : les tribunaux sont des lieux qui témoignent de la vie tout court ; on y parle donc politique, économie, société, mœurs, etc.

Exemple : « L’enfer c’est les autres ». Commenter. – Exemple : « Le colonialisme, atteinte aux droits de l’homme ».

Ces deux sujets ne correspondent à aucun chapitre d’un manuel de Libertés fondamentales. Pourtant, ce sont des sujets d’actualité qui intéressent néanmoins le droit des libertés fondamentales. Le colonialisme renvoie ainsi à deux séries de préoccupations en rapport avec les libertés fondamentales, les unes sur le principe même de la colonisation (I) les autres sur le droit colonial (II). Le principe de la colonisation et les théories racistes (I-A) ; le principe de la colonisation et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (I-B) ; le droit colonial, un droit inégalitaire par essence (II-A) ; le droit colonial un droit attentatoire à la dignité de la personne humaine (II-B).

– l’on peut avoir bien bachoté son « droit des libertés fondamentales » et être très faible en droit constitutionnel, en droit civil, en droit administratif, en droit pénal, en droit social. Or les cas pratiques ainsi d’ailleurs que les dissertations proposés au Grand Oral sont d’authentiques objets de droit civil, de droit administratif, de droit pénal, de droit social mais des objets sur lesquels se greffent des enjeux intéressant la protection des libertés et des droits fondamentaux.

Exemple : « Le juge d’instruction a-t-il trop de pouvoirs ? ». Ce sujet renvoie au droit pénal, à la procédure pénale, à la CESDH, à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, au statut des magistrats. Or ce sujet sera d’autant plus « facile » au candidat qu’il aura une bonne culture de base en droit pénal, en procédure pénale.

 Autrement dit, le Grand Oral exige des candidats cinq types de ressources intellectuelles :

– Le candidat doit avoir une culture juridique générale, recouvrant notamment les matières fondamentales des trois premières années de droit.

– Le candidat doit avoir une solide maîtrise de la nomenclature des droits et des libertés.

– Le candidat doit démontrer le jour de l’examen sa capacité de mettre en évidence les aspects droit constitutionnel, droit administratif, droit civil, droit pénal, droit international, etc. de son sujet.

– Le candidat doit démontrer qu’il maîtrise les modes d’argumentation (argumentation juridique – argumentation de type « moral », sociologique ou philosophique) et les méthodes d’interprétation des juristes, qu’il s’agisse de méthodes générales (interprétation littérale, interprétation téléologique, interprétation systémique, interprétation fonctionnelle) ou de méthodes propres à certains sous-systèmes de normes (ex. : interprétation stricte de la loi pénale).

– Sur des sujets « très juridiques », le candidat doit pouvoir éclairer le problème dont il est saisi à partir de certains principes d’argumentation propres aux libertés :

a) le principe de la prééminence du droit ou de l’État de droit ;

b) le principe de la hiérarchie des normes ;

c) le principe selon lequel « la liberté est le principe et la restriction l’exception » ;

d) le principe d’effectivité des libertés (il faut garantir aux personnes des droits concrets et non des droits théoriques) ;

e) le principe de proportionnalité entre la restriction d’une liberté et l’objet poursuivi à travers cette restriction.

II. L’objet nébuleux du Grand Oral

La plupart des candidats aux écoles d’avocats n’ont pas véritablement l’expérience d’une conversation avec un jury. Or cet exercice n’a pratiquement aucun rapport avec les exposés auxquels les étudiants avaient été habitués en Travaux dirigés, ni même avec les oraux de fin de semestre. Il importe donc pour le candidat de savoir à quoi sert le Grand Oral et en quoi il consiste.

 La vocation du Grand Oral

Cette épreuve doit permettre au jury de savoir si le candidat possède les qualités que tout justiciable est en droit d’attendre d’un bon avocat, c’est-à-dire : le bon sens ; la force de conviction ;  la clarté du raisonnement ; le sens critique ; l’ouverture d’esprit ; la capacité d’écoute ; la réactivité face à des situations imprévues ; la faculté de s’adapter à ses interlocuteurs ; une souplesse et une vivacité de la pensée.

La consistance du Grand Oral

Le Grand Oral est composé de deux parties : l’exposé liminaire du candidat d’une part et la discussion avec le jury proprement dite.

Le jury

Le Grand Oral a lieu devant un jury composé de trois personnes dont un magistrat, un professeur de droit (ou un maître de conférences) et un avocat. Cette composition en elle-même est signifiante.

  1. Le candidat s’adresse à des juristes: dans cette mesure il doit s’attacher à donner au jury le sentiment qu’il a tout ou presque tout pour faire partie de la « communauté des juristes » : la même culture juridique de base, les mêmes modes d’argumentation juridique, les mêmes références intellectuelles, la même rhétorique.
  2. En même temps, le candidat s’adresse à des juristes qui n’ont pas le même rapport au droit. L’un des membres du jury a théoriquement du droit une approche doctrinale ; les deux autres en ont une approche plus pratique et pragmatique puisqu’ils sont des acteurs de procès opposant généralement des prétentions contraires, avec d’ailleurs une différence entre magistrat et avocat liée au fait que l’un doit « dire le droit » tandis que l’autre cherche à le faire dire dans l’intérêt de son client.
  3. Toujours est-il que le bon Grand Oral est celui au cours duquel le candidat traite de son sujet et répond au jury en prenant également en considération les « nuances mentales » qui peuvent séparer les trois juristes qu’il a en face de lui. Le candidat doit supposer :

que le Professeur de droit ne sera pas indifférent à sa rigueur analytique et à sa faculté à remonter jusqu’aux principes ;

que le magistrat ne sera pas indifférent à sa familiarité avec le travail, la jurisprudence de ses pairs ;

que l’avocat ne sera pas indifférent à son « pragmatisme »;

qu’en toute hypothèse, les trois membres du jury ne seront pas indifférents à sa force de persuasion et à son humanité ou à son humanisme.

L’exposé liminaire

Cet exposé peut porter, selon les Instituts d’études judiciaires (IEJ), sur un sujet théorique, sur un cas pratique ou sur un commentaire d’un texte (soit un texte de caractère juridique, soit un texte de caractère général et touchant aux aspects sociaux, juridiques, politiques, économiques et culturels du monde actuel).

Cet exposé doit faire ressortir la qualité de la réflexion personnelle du candidat sur le sujet choisi. Et cette qualité est éprouvée aussi bien quant au fond que quant à la forme.

  • Sur le fond :

. le candidat doit faire apparaître qu’il a compris le sujet ou qu’il a discerné les idées essentielles relatives au sujet ;

. en même temps, le candidat doit s’attacher à exposer une réflexion personnelle sur le sujet proposé ou sur les idées développées dans le texte proposé, lorsqu’il s’agit d’un commentaire de texte.

  • Sur la forme :

. le candidat doit décliner sa pensée avec un souci de logique et de cohérence ;

. le candidat doit s’exprimer avec clarté, avec un sens didactique, notamment par une invocation systématique des références textuelles ou jurisprudentielles qui viennent à l’appui de chacun de ses arguments ;

. l’exposé du candidat doit être « suffisamment attractif pour retenir l’attention des auditeurs » ;

. le candidat doit respecter le temps de parole qui lui est imparti ;

. le candidat doit s’attacher à ne pas lire ses notes mais s’efforcer de partir d’elles.

La discussion proprement dite avec le jury

Le « point de départ » en est l’exposé du candidat. Il ne s’agit pas d’une discussion au sens ordinaire de cette expression, mais plutôt d’une conversation, ce qui suppose notamment de la part du candidat une manière d’être : ni trop décontracté, ni trop « compassé » ; ni trop idéologue, ni exclusivement technique ; etc.

Cette discussion doit être l’occasion pour le candidat d’expliquer, de nuancer, voire de corriger ses positions initiales « avec une suffisante souplesse d’esprit sans, toutefois, renoncer systématiquement à la défense de ses options ». Une règle d’or en la matière est que le candidat « ne doit jamais perdre pied face aux questions qui lui sont posées tout en ayant l’honnêteté intellectuelle de reconnaître son ignorance lorsqu’il est incapable d’apporter une réponse pertinente à une question précise posée par un membre du jury (…) ».