Langue française. A Villers-Cotterêts, une «folie» présidentielle à 200 millions d’euros, L’Express, 1er juin 2023.

Dans l’Aisne, le chef de l’Etat a tenu à restaurer le château de François Ier pour en faire un lieu dédié à la langue française. Conte de fées ou fait du prince ?

Est-ce parce que l’inauguration, initialement prévue en mars 2022, a été maintes fois repoussée ? Est-ce parce que, ce qui est, pour les élus locaux, une chance inespérée pour le territoire, est vu par nombre de leurs administrés comme un coûteux caprice présidentiel ? Difficile d’imaginer, en arrivant à Villers-Cotterêts, dans l’Aisne, qu’ici avance le deuxième plus gros chantier patrimonial de France après Notre-Dame de Paris. Au comptoir de La Française ou du Longchamp, à l’ombre de la statue d’Alexandre Dumas ou devant l’hôtel de ville, le sujet est absent des conversations. Seuls les bips des camions de chantier qui reculent et les cris des ouvriers qui s’interpellent sur les toits d’ardoise brisent l’apparente indifférence qui entoure la future Cité internationale de la langue française voulue par Emmanuel Macron, dont l’ouverture est désormais envisagée « à la fin de l’été ».

Drôle d’ambiance pour une rencontre. Côté ville, Villers- Cotterêts, c’est 11 000 habitants, un revenu médian inférieur à la moyenne nationale, des taux de pauvreté, d’illettrisme et de chômage très élevés. Voilà des années que cette bourgade du nord-est de la Picardie, à 90 kilomètres et cinquante minutes de train de Paris, se débat avec ses difficultés. Voilà des années qu’elle se donne largement au Rassemblement national, aux municipales (depuis 2014), à la présidentielle (50,2 % pour Marine Le Pen au second tour en 2017, 56,2 % en 2022), et aux dernières législatives (la circonscription est tombée dans l’escar- celle frontiste en 2022 après avoir été En Marche en 2017). Côté château, Villers-Cotterêts, c’est un « logis royal » Renaissance, relais de chasse de François Ier, avec ses tourelles, son superbe « escalier du roi » sculpté, sa chapelle, et sa cour des offices, le tout en bordure d’une forêt immense, labellisée « d’exception ».

C’est aussi un pan de l’histoire de France pour avoir abrité la signature de « l’ordonnance de Villers-Cotterêts » en 1539, instituant une langue unique ­ en l’occurrence le français ­ pour les décisions de justice. C’est, enfin, l’endroit où Emmanuel Macron a décidé d’ancrer, avant même son élection, son « grand projet culturel présidentiel ».

En mars 2017, la campagne bat son plein. L’affaire Fillon a rebattu les cartes, les socialistes représentés par Benoît Hamon ont du mal à exister, la compétition se resserre entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Les terres picardes, avec la désindustrialisation à l’oeuvre et les bons scores du Rassemblement national, attirent l’attention du Marcheur. Le 17 mars, il s’arrête à Villers-Cotterêts, dirigée par le frontiste Franck Briffaut. « L’idée vient d’Emmanuel Macron, il avait le souci d’aller au contact d’une ville RN », confirme un membre de l’équipe. Jacques Krabal, qui deviendra quelques semaines plus tard député En Marche, lui montre le château. Ils n’ont pas le droit de s’approcher, encore moins d’entrer. Le lieu, propriété de l’Etat, a longtemps été loué à la Ville de Paris qui en a fait une maison de retraite. Il a été mal entretenu, puis abandonné à partir de 2014. Voilà des années que les élus locaux butent sur le même obstacle : l’argent. Ils ont envisagé de créer un hôtel destiné aux personnels des compagnies aériennes en escale, l’aéroport de Roissy n’est qu’à cinquante kilomètres, mais l’évolution du trafic aérien rend le projet obsolète. Ils ont tenté d’obtenir de l’Etat une promesse de rénovation lors de l’entrée d’Alexandre Dumas, natif de la ville, au Panthéon en 2002, elle a vite été oubliée. Au ministère de la Culture, personne n’a envie de récupérer le dossier. « Quand j’étais Rue de Valois et que je prononçais le nom de Villers-Cotterêts, on me faisait taire d’un : « Tu n’y penses pas, tu vas ruiner la maison ! »», se remémore un responsable.

« C’est le deuxième plus gros chantier patrimonial de France après Notre-Dame de Paris »

Le soir même de sa visite, en meeting à Reims, Emmanuel Macron annonce que, s’il est élu, il installera dans les lieux remis en état un centre dédié à la francophonie. Il s’amuse des réactions. Comment ? Lui, qui incarne l’élite française, choisit un site peu connu et populaire loin de Paris quand ses prédécesseurs ont inscrit leur nom dans la capitale ­ Jacques Chirac avec son musée du Quai Branly, François Mitterrand avec sa pyramide du Louvre ? Lui, qui se veut à la tête d’une « start-up nation », opte pour une opération on ne peut plus « tradi-patrimoniale » ? Ses équipes n’auront de cesse de « raconter » le projet en ces termes : ruralité, décentralisation, amour de la langue partagé entre les époux Macron. En réalité, l’improvisation est totale. Sur place, personne n’y croit. On continue à contourner la bâtisse pour aller promener son chien dans la forêt, on critique au passage l’état déplorable des bâtiments et les rustines posées d’année en année comme ces toitures métalliques pour préserver ce qui peut l’être encore.

A Paris, une fois Emmanuel Macron élu, une féroce bataille s’engage. Bien sûr, il y a la volonté présidentielle qui balaie toutes les discussions, mais comment trouver les moyens ? Au Centre des monuments nationaux (CMN), le président Philippe Bélaval esquisse un projet. Il propose de ne restaurer qu’une partie du site, uniquement l’aile Renaissance. Pour 25 à 30 millions d’euros. « Je trouvais déjà cela d’une audace considérable et cela répondait à la promesse présidentielle », souligne l’intéressé. Jusqu’en décembre 2017, il pense l’idée abandonnée. Puis, le 8 de ce même mois, un vendredi soir, il est invité rue du Faubourg Saint-Honoré pour présenter son projet. Le président de la République est entouré de quelques proches. Philippe Bélaval, aujourd’hui conseiller culture à l’Elysée, insiste : avec son schéma, le chef de l’Etat pourra revendiquer d’avoir sauvé les parties les plus importantes du château.

Emmanuel Macron le coupe. Il veut un plan bien plus ambitieux. Philippe Bélaval reprend sa copie.

Ni le ministère des Finances ni celui de la Culture n’ont été associés aux travaux préparatoires. Rue de Valois, en particulier, on s’affole de ce caprice présidentiel qui risque de siphonner tous les moyens dédiés au patrimoine. Le projet est estimé à 110 millions d’euros pour la seule partie « logis royal » : 85 millions d’euros versés par l’Etat et 25 millions alimentés par du « mécénat international ». Colossal. En 2019, le ministre de la Culture, Franck Riester, commande à Jean d’Haussonville un rapport sur l’usage alternatif qui pourrait être fait du site. L’homme, qui dirige le château de Chambord, autre joyau François Ier, propose de retirer la tutelle du projet au CMN pour créer une structure ad hoc qui chapeauterait d’autres demeures en Picardie (Pierrefonds, Compiègne et pourquoi pas Chantilly). Sur le papier, l’idée est séduisante, elle bute pourtant sur des questions juridiques (le château de Chantilly, par exemple, appartient à l’Institut de France) et surtout financières. Tous ces monuments sont déficitaires. « Mettre des éclopés ensemble, ça ne fait pas un bataillon », ironise un acteur de l’époque. Pour s’incliner sans se déjuger, le ministère de la Culture commande un contre-rapport au cabinet Roland Berger qui conclut à l’impossibilité économique du scénario proposé par Jean d’Haussonville. Le CMN a gagné, il a pour lui de gérer des sites très lucratifs comme le Mont-Saint-Michel et de pouvoir compenser les futures pertes.

Sur place, l’arrivée des premières grues rend le projet concret. L’espoir se mêle aux interrogations. L’exemple de Bilbao et du musée Guggenheim, devenus en quelques années des incontournables de la carte touristique, érigé en modèle, est-il reproductible ? Entre la ville et l’Etat, les relations sont cordiales, sans plus. Le maire Franck Briffaut prend un malin plaisir à rappeler que, sans lui et son étiquette, Emmanuel Macron ne se serait pas intéressé à Villers-Cotterêts. Du côté du CMN, on se félicite de la bonne volonté de l’édile, qui a cédé pour un euro symbolique les réserves du bâtiment qui appartenaient à la commune. Lequel édile rétorque qu’il n’a toujours pas perçu cet euro symbolique, ce qui, affirme-t-il, le place dans une situation administrative compliquée.

Localement, ses opposants le soupçonnent de ne pas faire tout ce qu’il pourrait pour préparer sa ville à l’ouverture du site. « On a des millions dans les caisses et on est désendetté, mais pas de projet, regrette Jeanne Roussel, conseillère d’opposition. Concernant le château, la mairie a tendance à dire que ça va compliquer la vie des Cotteréziens. Il y aura trop de circulation, où les gens vont-ils se garer ? C’est un peu petit bras. » Ces derniers mois, des querelles picrocholines autour du parking alimentent la presse locale. Faut-il le mettre dans la prairie et dénaturer un joli site ? Ou l’installer au « grand bosquet » en attendant de connaître l’ampleur de la fréquentation ?

L’agacement gagne les autres élus, qui s’inquiètent surtout du manque d’ancrage local de la cité internationale. Pour mieux associer la population, le conseil départemental a diffusé un appel à projets « Variations autour de la langue française » doté de 250 000 euros. La communauté de communes a, elle, lancé un festival, Paroles, dont la première édition s’est déroulée en mars. D’autres veulent s’appuyer davantage sur les célébrités locales, notamment Alexandre Dumas et ses trois mousquetaires. En mars, Jacques Krabal, ex-député En marche battu en 2022, s’est fait l’écho des interrogations dans une longue note envoyée à l’Elysée.

« Aujourd’hui, ce projet […] pourrait apparaître même imaginé et conçu davantage pour une élite parisienne que pour les Axonais et encore moins pour l’ensemble de la région des Hauts- deFrance. L’ouverture de la future Cité internationale de la langue française ne mobilise pas nos habitants à l’exception de quelques initiés », écrit-il notamment. Il a évoqué l’idée d’un Puy du Fou, indéniable succès populaire, mais a suscité une moue à Paris. Beaucoup, sur place, se vivent comme les « petits », la « France d’en bas », un peu méprisés par ces messieurs-dames de Paris, pressés par le temps.

Du côté du CMN, on s’efforce de rassurer. Le parcours permanent autour de la langue française, dont la conception a été pilotée par Xavier North, ancien délégué général à la langue française, et par Barbara Cassin, philosophe et académicienne, se veut à la fois très accessible et très ludique avec l’utilisation de nombreux dispositifs numériques. D’ailleurs, la première personne arrivée sur les lieux au côté du directeur n’est-elle pas chargée de la formation et de l’éducation ? En janvier, Paul Rondin, ancien du Festival d’Avignon, a été nommé directeur de la Cité internationale. A charge pour lui d’imaginer en quelques mois une programmation culturelle à la fois haut de gamme et populaire. « Elle doit capter les gens quand ils sont disponibles, donc pendant les week-ends et les vacances. Partout, ce qui est permanent est plus à la peine, quand ce qui est festivalier attire toujours plus un public très diversifié », expliquet-il. Et de promettre, dans le futur auditorium de 250 places, toutes les disciplines, artistes populaires et « ceux qui sont en recherche », des humoristes, des rappeurs, mais aussi du théâtre ­ Molière n’a-t-il pas donné ici une première représentation du Tartuffe ou l’imposteur ?

Pris par l’urgence, soucieux de préserver la surprise jusqu’à l’inauguration, le CMN garde les détails secrets, suscitant au mieux l’indifférence, au pire la critique parmi la population et les acteurs locaux. « L’aspect positif, c’est qu’on va avoir ce château rénové alors qu’il était complètement délabré. Là où je suis plus dubitatif, c’est sur le contenu, on me dit : langue française, mais ça reste un peu abstrait », regrette Denis Rolland, président de la Société historique de Soissons. Ni vraiment musée ni espace d’exposition, à la fois résidence d’artistes et de recherche, lieu de passage et centre d’animation, destinée à un public érudit tout en ne se coupant pas de la population locale, la Cité internationale peine à faire comprendre son ambition.

Le flou alimente l’inquiétude. En novembre, Emmanuel Macron annonce que le prochain sommet de la francophonie, en 2024, se tiendra à Villers-Cotterêts. Localement, tout le monde applaudit à ce coup de projecteur. Mais depuis, il se murmure que les conseillers du pouvoir ne seraient pas ravis de déplacer tout l’aréopage de la francophonie dans un secteur qui ne dispose pas des infrastructures suffisantes, en termes de restauration ou d’hôtellerie. L’Elysée rassure ceux qui s’inquiètent, sur l’air d’un « il se passera des choses ». Mais, là encore, aucun détail ne filtre. Les élus locaux ont conscience des cruels manques de leur territoire. Les capacités de couchage sont le gros point noir. Le projet d’hôtel dans les anciens communs n’avance pas. Les groupes contactés ont reculé face à l’investissement nécessaire au regard d’une fréquentation incertaine. Un bureau d’études vient d’être mandaté, mais il faudra plusieurs années avant que les chambres soient disponibles.

A peine ouverte, la Cité internationale devra séduire le public, en particulier local. « Rien ne serait pire qu’un ovni autour duquel tout le monde tourne », s’inquiète un responsable. « Il faut faire entrer des gens qui n’y entreraient pas naturellement et leur donner envie de revenir », renchérit Nicolas Fricoteaux, le président du conseil départemental. En réponse, Paul Rondin et Xavier Bailly, le directeur délégué, promettent un lieu ouvert aux associations locales ­ escrime, permanence d’écrivains publics de France Services… ­, un lieu qu’on pourra traverser sans payer pour passer de la ville à la forêt, un lieu où se tiendront des marchés (aux arbres, par exemple), bref, un lieu que la population locale pourra s’approprier. « Nous souhaitons éviter que les gens se disent : « Ce n’est pas pour moi. » Nous misons sur leur curiosité pour ce lieu afin qu’ils y entrent, pour un jour le visiter », insiste Xavier Bailly.

En chiffres
209 millions d’euros montant de la restauration.

200000 : nombre de visiteurs attendus chaque année.

45 : effectif après l’ouverture.

8 millions d’euros budget de fonctionnement estimé.

Suffisant pour atteindre l’objectif de 200 000 visiteurs par an qui, de l’aveu d’un des promoteurs du projet, a été fixé « au doigt mouillé » à partir de la fréquentation du château de Pierrefonds, tout proche ? « Je ne suis pas inquiet pour la première ou la deuxième année, on l’atteindra, mais le défi, c’est de faire vivre au-delà », reconnaît Paul Rondin. Désormais, pourtant, dans les réunions de pilotage, on évoque une jauge de 70 000. Au risque de fragiliser un peu plus l’équilibre financier de l’établissement. Auditionné devant la commission des finances dans le cadre de l’examen du budget 2023, le CMN a indiqué anticiper un déficit d’exploitation d’environ 6 millions d’euros par an. Le coût de fonctionnement serait d’un peu plus de 8 millions, pour des recettes ne dépassant qu’à peine les 2 millions. Le CMN a, certes, les moyens de compenser ces dépenses, mais politiquement un déficit trop important (et récurrent) serait du plus mauvais effet.

Au total, la réfection a coûté 209 millions d’euros. En l’absence de mécènes, le CMN avait obtenu, au titre du plan de relance, une première rallonge de 85 millions d’euros. Puis une seconde de 24 millions d’euros pour faire face à la hausse récente du prix des matériaux. Un coup de pouce perçu comme un privilège présidentiel et malvenu dans un contexte politique très différent de celui de la première élection d’Emmanuel Macron en 2017. Entre gilets jaunes et réforme des retraites, l’antimacronisme n’a cessé de croître et les questions identitaires ­ dont la langue est un des enjeux ­ de s’envenimer. Il y a quelques semaines, des tags sont apparus sur les palissades du chantier en réaction à la réforme des retraites : « Macron, on va raser ton château », « Retire ta réforme de merde », « Dernière sommation ». Le RN Franck Briffaut en a aussi pris pour son grade : « Le maire est un facho ». Les inscriptions ont aussitôt été recouvertes d’un coup de peinture blanche, mais elles inquiètent à l’approche de l’ouverture.

Le chef de l’Etat, qui s’est rendu à deux reprises à Villers Cotterêts en 2019 et 2021, n’y a pas fait étape lors de la campagne de 2022 comme cela avait été un temps envisagé. Dans ces temps de budgets contraints pour tout le monde, où les petits projets patrimoniaux peinent à trouver des financements, la Cité internationale va devoir faire très vite la preuve de son intérêt. Sinon, elle gardera pour longtemps l’étiquette de « château Macron » ou de « caprice présidentiel ».

Le CMN a indiqué anticiper un déficit d’exploitation d’environ 6 millions d’euros par an

AGNÈS LAURENT