Chose lue. Léonard Burnand : Benjamin Constant, Perrin, 2022.

A la fin de sa vie, Benjamin Constant déclarait : « Je veux qu’on dise après moi que j’ai contribué à fonder la liberté en France. » La postérité ne lui a pourtant pas rendu suffisamment justice, célébrant plutôt le romancier d’Adolphe, chef d’œuvre pionnier de l’autofiction, que le combattant inlassable de « la liberté en tout », selon son expression. Né en 1767 à Lausanne dans une famille protestante d’origine française, orphelin de mère dès sa naissance, il mena une existence vagabonde à travers l’Europe, où il se fit remarquer aussitôt par la puissance de son esprit et son extraordinaire facilité d’expression, ainsi que par ses amours erratiques et ses dettes de jeu. En 1795, formant avec Germaine de Staël un couple exceptionnel et orageux, il s’engage en politique. Par la plume et par l’action, sa ligne ne variera jamais : conjurer la tentation totalitaire par un gouvernement représentatif équilibré et garantissant toutes les libertés, celle de la presse comme celle des Noirs. C’est pourquoi il s’opposa vivement à l’Empire autoritaire puis à la Restauration réactionnaire. Parmi ses innombrables écrits et discours, les Principes de politique furent le bréviaire de la jeunesse libérale, et ses obsèques, en décembre 1830, donnèrent lieu à Paris à une énorme manifestation de foule, qui saluait la liberté faite homme. Dans une démocratie en crise, Benjamin Constant est plus actuel  que jamais.

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Chose lue. Michel Sapanet : Autopsies. Chroniques d’un médecin légiste, Plon, 2022

Scènes de crime, opérations médico-légales, reconstitutions criminelles, procès d’Assises, le docteur Sapanet entraîne le lecteur sur le long chemin qui mène du crime obscur à la vérité judiciaire.
Pour son cinquième opus, le Dr Sapanet revient sur une trentaine d’affaires criminelles passées sous son bistouri. Fusil de chasse, couteau de cuisine, sabre japonais, strangulation, chaque méthode a laissé sur les corps des victimes une signature que l’autopsie se fait fort d’authentifier.

Parmi ces affaires, l’histoire du petit Nino, 9 mois. Sans la perspicacité de son équipe, ce dernier aurait rejoint la liste des bébés victimes de la « mort subite du nourrisson ». Mais l’autopsie confirmera de nombreux sévices dans les semaines précédant le décès et un secouage aussi violent que mortel. Quant à Marie-Lucie, 75 ans, elle aurait été inhumée après un décès qualifié de « naturel ».Tout était prêt, le cercueil sur le point d’être refermé, lorsqu’un doute a suspendu les funérailles. L’autopsie ordonnée in extremis a révélé l’ultime calvaire de la vieille dame, passée à tabac et étranglée.

Scènes de crime, opérations médico-légales, reconstitutions criminelles, procès d’assises, Michel Sapanet entraîne le lecteur, avec humour et pédagogie, sur le long chemin qui mène du crime obscur à la vérité judiciaire.

Douala, Palimpseste.

Louis-Ferdinand Céline – 1er mai 1917 – Retour d’Afrique

Le 1er mai 1917, le RMS Tarquah de l’Affican Steamship Company entre dans le port de Liverpool, en provenance d’Afrique, avec à son bord Louis Destouches dans un très piètre état. Il a vingt-deux ans et vient de passer un an au Cameroun, protectorat allemand occupé par les Anglais et les Français, au service de la Compagnie forestière Shanga-Oubangui. Après quelques mois au consulat de Londres où il avait découvert les bas-fonds et s’était même marié, le jeune réformé avait quitté l’Europe pour un poste en Afrique de « surveillant de plantations ».

Avant même de débarquer à Douala, Louis avait écrit à ses amis pour leur faire part de sa désillusion. Ainsi, le 1er juin 1916, de Lagos, à Simone Saintu : « Votre vieil ami a bien changé, il est devenu encore plus vilain qu’avant, couleur rieur citron, secoué par une fièvre qui paraît m’affectionner, légèrement rendu myope par les doses exorbitantes de quinine absorbées, transpirant ou grelottant suivant les heures. » Et, le lendemain, à Albert Milon : « Rien n’est plus triste que les visages des colons d’ici jaunes, languissants, l’air miné par toutes les fièvres possibles. Tristes épaves dont la vie semble s’échapper peu à peu, comme absorbée par un soleil qui noie tout et tue infailliblement ce qui lui résiste
Dès son arrivée à Douala, il est envoyé à Bikobimbo, village de la tribu des Pahouins, plus ou moins anthropophages, à vingt-sept jours de marche de Douala, à onze jours du premier Européen. En ce lieu perdu d’une terre étrangère, Louis Destouches souffre de solitude. Une des constantes de sa vie. Il s’organise du mieux qu’il peut, avec les moyens du bord : « du matin au soir je me promène entouré d’épais voiles contre les moustiques. Je fais ma cuisine moi-même de peur d’être empoisonné. Je m’intoxique à la quinine et à pas mal d’autres drogues pour me protéger des fièvres » (28 juin 1916, à Simone Saintu). Il est armé en permanence et craint d’être mangé par ses clients ou par ses employés. Et en plus, il n’aime pas les Noires : « Jamais je n’ai été aussi sage, j’ai horreur des Noires j’ai trop aimé les Blanches. » (14 septembre 1916, à ses parents). Louis se fait envoyer des livres, il lit le plus possible et s’adonne déjà un peu à la médecine : « Je tâche de faire un peu de bien, je suis à la tête d’une pharmacie, je soigne le plus de nègres possible, quoique je ne sois nullement persuadé de leur utilité » (12 octobre 1916, à Simone Saintu). Il se livre aussi à des petites expériences : « Pour me convaincre de visu de la nocivité des alcools, je fais sur les singes de petites expériences. ( ..) Vous me direz que les hommes ne sont point des gorilles, j’agrée¬rai en faisant toutefois certaines et même de nombreuses réserves. » (même lettre à Simone Saintu).

Loin des combats, il suit les événements du front sur lesquels il jette un regard froid. Révolté contre les horreurs de la guerre, Louis rentrera d’Afrique avec le même sentiment d’indignation contre la condition faite aux Africains par l’Administration coloniale, qu’il exprimera avec autant de force que d’humour dans Voyage au bout de la nuit : « La chasse ne donnait guère autour du village, et on n’y bouffait pas moins d’une grand-mère par semaine, faute de gazelles.» Et ceci : « quelques tribus, extrêmement disséminées croupissaient çà et là entre leurs puces et leurs mouches, abruties par les totems en se gavant invariablement de maniocs pourris. ( ..) Peuplades parfaitement naïves et candidement cannibales, ahuries de misère, ravagées par mille pestes.» Et aussi : « La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l’espoir de devenir puissants et riches dont les Blancs sont gavés, ça ne coûte rien, absolument rien! » Et encore : « Faut les voler avant qu’ils vous volent, c’est ça le commerce.» Enfin, pour en finir avec l’Afrique : « C’est par les odeurs que finissent les êtres, les pays et les choses. Toutes les aventures s’en vont par le nez j’ai fermé les yeux parce que vraiment je ne pouvais plus les ouvrir. L’odeur âcre d’Afrique, nuit après nuit, s’est estompée. Il me devint de plus en plus difficile de retrouver son lourd mélange de terre morte, d’entrejambes et de safran pilé. » 

François GIBAULT 

Figaro Hors-série, 2011.

Ecrivains à la barre. Plaidoiries.

Un procès d’écrivain convoque l’esthétique autant que l’histoire des sensibilités et des représentations politiques et culturelles. C’est ce que montrent les joutes judiciaires réunies dans ce volume, des exercices de critique et d’histoire littéraires qui convoquent de grands penseurs, de grands artistes ou de grands écrivains à la barre de la littérature.

Le Roi s’amuse de Victor Hugo ? Les ténors Odilon Barrot et Gustave Chaix d’Est-Ange n’en pensèrent donc pas la même chose. Et Hugo vint lui-même à la barre non pas pour témoigner, mais pour… plaider. Le refus de Balzac de donner la fin du Lys dans la vallée au journal périodique qui en avait commencé la publication ? Gustave Chaix d’Est-Ange, encore, et Ernest Boinvilliers, l’avocat de Balzac, en eurent une idée différente, au nom de la littérature et des droits de l’écrivain. Comme Alexandre Dumas plaidant pour lui-même en 1847 contre le bâtonnier Adolphe Lacan, pour n’avoir pas honoré ses promesses de textes à différents journaux. L’on vit encore le même Dumas, qui avait une certaine régularité judiciaire, opposer deux éminents avocats sur son droit prétendu de faire construire une statue à… Balzac.

Flaubert et Baudelaire bien sûr, tous deux en 1857. Dans les deux cas, l’histoire ne désigne que le procureur Ernest Pinard, comme si l’on ne se souvenait pas de ce que Flaubert avait fait précéder la réimpression de Madame Bovary d’une élogieuse dédicace à « Marie-Antoine-Jules Sénart, Membre du Barreau de Paris, Ex-président de l’Assemblée nationale et ancien ministre de l’Intérieur ». Comme s’il était fatal que la brillante plaidoirie de Gustave Chaix d’Est-Ange en faveur des Fleurs du mal fût vaine devant le procès en réalisme autrement formulé par Pinard après sa défaite contre Flaubert.

Et que dire de la plaidoirie de l’ancien haut magistrat devenu avocat, Robinet de Cléry, en faveur du droit de l’écrivain de s’emparer de faits réels ou de ces avocats qui bataillèrent, avec plus ou moins de succès à la fin du siècle, contre des ligues de vertu et un parquet déterminés à lutter contre la souillure de la littérature par de la « pornographie » ?

Ces procès sur les droits intellectuels, moraux ou patrimoniaux de l’écrivain étaient déjà médiatisés au XIXe siècle, tant ils résonaient de sensibilités politiques et sociales nouvelles, dans un contexte de proto-démocratisation des arts et des lettres par les progrès de l’instruction publique, l’invention de quotidiens à bon marché et la publication par eux de romans-feuilletons ou d’autres genres littéraires, les facilités de circulation offertes par le chemin de fer.

Ce livre théâtral est une sorte d’hommage au barreau littéraire et politique du XIXe siècle, aux Odilon Barrot, Chaix d’Est-Ange, Boinvilliers, Lacan, De Nogent Saint-Laurens, Paillard de Villeneuve, Sénard, Allou, Paul-Boncour.

Écrivains à la barre

 

La loi Baudelaire (1946)

Le 31 mai 1949, la chambre criminelle de la Cour de cassation casse et annule le jugement rendu en 1857[1] par la 6e Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, en ce qu’il a condamné Baudelaire, son éditeur et son imprimeur pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs à raison de la publication des Fleurs du Mal. Mieux, la Cour décharge leur mémoire de la condamnation prononcée, autrement dit les réhabilite. Mémorable, l’arrêt de la Cour de cassation n’est pas moins remarquable dans la mesure où il montre ce qui est au cœur d’Ecrivains à la barre. Plaidoiries, que la critique littéraire est proprement un genre judiciaire, puisque le tribunal qui, à l’exemple de la Cour de cassation, relaxe un auteur, ne procède pas moins à une exégèse esthétique et morale de l’œuvre poursuivie ou attaquée que le tribunal qui condamne. Le conseiller-rapporteur et l’avocat général de la Cour de cassation (documents en ligne) ont fait, au fond, la même chose que le substitut Pinard, juger l’œuvre litigieuse, mais à partir de sensibilités esthétiques et politiques séparées par… près d’un siècle.

Baudelaire doit sa réhabilitation à la loi n° 46-2064 du 25 septembre 1946 ouvrant un recours en révision contre les condamnations prononcées pour outrages aux bonnes mœurs commis par la voie du livre. Son article unique se décompose en trois alinéas disposant :

« La révision d’une condamnation prononcée pour outrage aux bonnes mœurs commis par la voie du livre pourra être demandée vingt ans après que le jugement sera devenu définitif.

Le droit de demande de révision appartiendra exclusivement à la société des gens de lettres de France agissant soit d’office, soit à la requête de la personne condamnée, et, si cette dernière est décédée, à la requête de son conjoint, de l’un de ses descendants ou, à leur défaut, du parent le plus rapproché en ligne collatérale.

La Cour de cassation, chambre criminelle, sera saisie de cette demande par son procureur général, en vertu de l’ordre exprès que le ministre de la justice lui aurait donné. Elle statuera définitivement sur le fond, comme juridiction de jugement investie d’un pouvoir souverain d’appréciation. »

La « loi Baudelaire » est un objet étrange au regard de sa genèse. En effet, rien dans l’« actualité » de 1946, ni même de Vichy, ne justifiait spécialement une proposition de loi en ce sens le 23 juillet 1946, en pleine Seconde Assemblée constituante. Et rien ne semblait prédisposer spécialement des députés communistes à en prendre l’initiative, quand bien même l’auteur principal de la proposition de loi, Georges Cognoit, par ailleurs rédacteur en chef de L’Humanité était-il un intellectuel formé à la philosophie et auteur d’une œuvre prolifique sur le marxisme et le communisme. « Le pharisaïsme étant une des formes de la persécution de la pensée, disait l’exposé des motifs de la proposition de loi, il doit être dénoncé et combattu, surtout quand il frustre notre patrimoine littéraire de trésors authentiques ». Il convenait donc de créer une procédure de révision au bénéfice des « seuls ouvrages qui ont enrichi notre littérature et que le jugement des lettres a déjà réhabilité » et à la seule initiative de la Société des Gens de Lettres de France « (qui possède) la personnalité civile et (est) reconnue d’utilité publique ». La proposition de loi fut adoptée sans vote, autrement dit à l’unanimité de l’Assemblée constituante.

La postérité de ce texte, toujours en vigueur, n’est pas moins étrange puisqu’il n’a pas fait l’objet d’autres applications depuis 1957, alors qu’il ne manque pas d’œuvres de grande valeur littéraire condamnées par les tribunaux. Comme si les descendants de grands auteurs condamnés, intéressés au premier chef à voir agir la SGDL, en ignoraient l’existence ou ne savaient pas que la « loi Baudelaire » est impersonnelle et pérenne.

 

[1] Comme un certain nombre de biographes de Baudelaire, la Cour de cassation semble ne pas avoir su la date exacte du jugement puisque si le conseiller-rapporteur et l’avocat général le date du 20 août 1857 la Cour de cassation, dans son arrêt, lui donne deux dates, le 20 août 1857 et le 27 août 1857. Il est vrai que la presse d’époque n’était pas plus sécure. Au prix d’une plongée dans les archives judiciaires, la date exacte du jugement est donnée dans écrivains à la barre. Plaidoiries.

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Péguy, les canulars de l’ENS et l’« atteinte à la dignité humaine »

De l’humour. Dans les deux textes ci-après, Félicien Challaye, camarade de promotion de Charles Péguy à l’Ecole normale supérieure raconte d’abord comment Péguy a cherché à se dérober au canular à son arrivée en 1894 à l’Ecole, puis comment il a échoué à être élu chef de canular.

Je ne constatai la présence de Péguy qu’après la semaine d’innocentes brimades infligées par les anciens aux nouveaux, ce qu’on nomme en argot normalien le canular.

Pendant ces sept jours, les nouveaux, les gnoufs[1], étaient les domestiques des anciens, utilisés à transporter d’une turne[2] à l’autre les livres, les cahiers, les notes, tous les biens des carrés et des cubes[3]. Ils leur servaient aussi de jouets, en des séances récréatives dirigées par le chef de canular. Notre ahurissement amusait les normaliens quand, la nuit, ils venaient nous retourner dans nos lits ; quand, le jour, ils nous faisaient combattre les uns contre les autres à coups de traversin, ou quand ils nous conduisaient, enveloppés chacun dans un drap de lit transformé en suaire, baiser la dernière vertèbre du méga[4] ; un squelette de mégathérium, dont l’ancienneté symbolisait les plus lointaines traditions de l’école. On contait qu’il y a quelques dizaines d’années, un gnouf ayant refusé d’accomplir ce geste, qu’il jugeait déshonorant, Jaurès improvisa un magnifique discours, flétrissant cette manifestation d’un monstrueux irrespect, et exprimant l’indignation éprouvée par l’archicube méga devant un scandale dont il n’avait jamais encore été témoin…

Après plus d’un demi-siècle, bien des détails de ces pittoresques scènes vivent encore devant mes yeux. Je vois s’agiter avec une verve extraordinaire le chef de canular, le cube Feyel ; j’écoute ses mots d’esprit que rendait encore plus piquants un bégaiement léger. Je me rappelle la stupeur du petit provincial bien élevé que j’étais quand je l’entendis hurler; après la bataille aux traversins : « Le combat ayant eu lieu à l’arme blanche, il n’y a pu y avoir que des pertes de même couleur ».

Le dernier soir du canular, au cours d’une vaste assemblée, certains nouveaux devaient s’exhiber en grimpant sur un poêle, pendant que quelques anciens ; qui souvent avaient été au lycée leurs camarades, chantaient une chanson dénonçant leurs ridicules physiques ou moraux. J’entends encore le refrain de la chanson consacrée à notre camarade Albert Mathiez, dont la douceur n’était point la qualité dominante :

« C’est épatant :

Rouspétait tout le temps ».

À la fin de cette séance, le chef de canular proclamait qu’il n’y avait jamais eu de gnoufs, qu’il n’y avait plus que des conscrits[5]. Un bal animé, où les plus jeunes d’entre nous faisaient fonction de danseuses, mettait fin au canular. Puis cubes et carrés invitaient les conscrits à prendre le thé dans leurs turnes. Je fus invité par Paul Crouzet, le futur historien de la littérature, qui devait devenir inspecteur général de l’instruction publique, et qui partageait sa turne avec Gustave Téry. Sur le pas de la porte, j’entendis la grosse voix de Crouzet faire à mon sujet un calembour, que j’ai dû plus d’une fois subir : « Dans cette maison, tu travailleras, Challaye, de nécessité »…

Dans cette période de la vie normalienne, qui avait l’avantage de faire se connaître les membres des diverses promotions, et aussi les nouveaux venus entre eux, comment se fait-il que je ne remarquai point une silhouette aussi originale que celle de Péguy et qu’au contraire elle me frappa de suite après la fin de cette semaine fatidique ?

On me conta que Péguy, dès son succès au concours de l’École, avait déclaré les brimades du canular contraires à la dignité humaine, proclamé sa décision de ne point s’y plier, annoncé sa ferme résolution de casser la figure au premier des anciens venus pour le canuler ; et que l’administration, connaissant son énergie, redoutant un esclandre, l’avait invité à rester chez lui huit jours de plus.

Cette explication me parut confirmée quand j’appris que, quelques jours avant l’entrée de l’École, Péguy avait, pour exprimer son refus d’accepter le canular, convoqué en un café quelques camarades amis, dont Albert Mathiez. Celui-ci conduisit à la petite réunion son cousin et correspondant ; c’est de sa fille que je tiens ce récit.

Le bruit se répandit, parmi les normaliens, que Péguy n’avait pas comme nous subi le canular, et que l’administration avait reculé devant son énergie.

À mes yeux, comme aux yeux de tous les nouveaux, cet « on-dit » lui conféra un extraordinaire prestige, dès le début de notre vie commune.

*

(…) Une amusante agitation secoua les conscrits quand il s’agit d’élire le futur chef de canular. Il y eut de nombreux candidats. Fidèle à ses convictions antérieures, Péguy posa sa candidature en qualité d’anti-canulariste : son élection signifierait la fin d’une tradition stupide, comportant des violences attentatoires à la dignité d’autrui. Bien que ne me sentant aucune vocation pour la conduite de ces manifestations collectives, je fis aussi acte de candidat, me proclamant canulariste modéré. Personnellement, j’avais trouvé utile et pittoresque cette semaine pendant laquelle les membres des diverses promotions, mêlés les uns aux autres, arrivaient à se mieux et plus vite connaître. Je proposais de supprimer les brimades vraiment désagréables, celles qui se produisaient la nuit et troublaient le sommeil, tout en maintenant, dans l’ensemble, l’antique tradition de l’école ; idée que, dans mon affiche électorale, je symbolisai par la formule : « Ne contristons point le Méga ». (Dans le numéro de l’Illustration consacré à l’école Normale à l’occasion de son centenaire, la phrase figure sur l’image reproduisant le mégathérium, inscrite sur le socle au-dessus duquel se dresse le gigantesque squelette).

Je crois me rappeler que Péguy recueillit seulement les voix de ses coturnes, et encore. Je n’obtins pas une seule voix ! Mes camarades avaient bien apprécié l’incapacité où j’aurais été de conduire un canular ! Un des candidats avait fait une campagne animée de mots d’esprit et même de calembours : « Que fait la brebis ? Elle bêle… Votez pour lui ! ». Paul Elbel fut élu chef de canular, préludant par ce triomphe à d’autres succès électoraux et parlementaires (il devint plus tard député des Vosges, puis ministre de la Marine marchande, avant de mourir prématurément).

Félicien Challaye, Les Deux Péguy, Editions Amiol-Dumont, 1954.

[1] Ainsi appelait-on alors un nouveau reçu à l’école normale supérieure. Après avoir passé un rite initiatique (le canular), le gnouf devenait un conscrit. L’expression ne désigne plus de nos jours que tout élève de première année.

[2] La « t(h)urne » désigne une chambre de Normalien, en argot de l’école normale supérieure. Et un « coturne » est un camarade de chambre, dans le même argot.

[3] Le « carré » est un élève de deuxième année, et le « cube » est un élève de troisième année.

[4] Cette expression désigne, en argot de Normalien, le « week-end d’intégration » à l’école normale supérieure. « Historiquement, comprend-on, les élèves entrant à l’École étaient invités à se prosterner devant un fossile de Megatherium conservé à la Bibliothèque de lettres. Le fossile a depuis disparu, et le Mega, lui, s’est adapté… ».

[5] En argot de l’Ecole normale supérieure, un « conscrit » est un étudiant de première année.

Chose lue. Dictionnaire enjoué des cultures africaines (Alain Mabanckou et Abdourahman A. Waberi)

Le Dictionnaire enjoué des cultures africaines que viennent de signer Alain Mabanckou et Abdourahman A. Waberi est certainement un dictionnaire puisqu’il a la forme d’un recueil alphabétique. Aussi y trouve-t-on d’abord à la lettre A le très congolais abacost, auquel Gaël Faye, dans son fameux Petit Pays (2016), avait déjà consacré une explication pour le lecteur, contre toute convention littéraire : Donation est arrivé d’un pas chaloupé. Il portait un abacost, sorte de veston à manches courtes, en tissu sombre et léger, sans chemise ni cravate, que Mobutu avait imposé aux Zaïrois pour s’affranchir de la mode coloniale. La dernière entrée du dictionnaire de Mabanckou et Waberi porte quant à elle sur le zémedjan, la moto-taxi ordinaire au Bénin. Les auteurs ne se donnent cependant pas la peine d’expliquer au lecteur pourquoi, sous leur plume, le zem prend un i pour s’écrire plutôt zémedjian.

Ce défaut d’explication des choix est caractéristique du livre tout entier. Et il s’ajoute à un défaut de conception de ce recueil de textes inédits et de textes déjà publiés par les auteurs. Le livre aurait été plus honnêtement titré, par exemple, Miscellanées africaines. Ou tout autre chose, puisque l’avant-propos de l’ouvrage, quatre petites pages, ne dit mot de cet « enjouement » dont le partage est promis au lecteur, et encore moins ce que sont ces « cultures africaines » dont il va être question, compte tenu notamment… de ce que les « cultures africaines » ne sont pas réductibles au « Continent » et du grand nombre d’entrées n’ayant aucune consonance « culturelle ». Et on ne dira pas non plus que les auteurs avaient plutôt fondamentalement à l’esprit les « mondes noirs » puisque les Afro-Caribéens n’ont les honneurs de l’ouvrage qu’à travers les prévisibles Césaire et Fanon, que les Africains Arabes y sont absents, quand bien même les Irakiens noirs, par exemple, forment une communauté importante, que les Africains latinoaméricains (lusophones ou hispanophones) ne sont pas moins absents. Comme les Africains distingués dans la politique ou dans la création dans de nombreux pays européens, coloniaux ou non, avant ou après Pouchkine.

« Ce livre, écrivent les auteurs, est un abécédaire buissonnier, une sorte de portrait ou plus exactement une mythographie qui donne à voir et à sentir le pouls d’un très grand continent dont la puissance culturelle est en train de se déployer sous nos yeux. Hier minorées, voire moquées, la voix et l’importance du Continent dans les affaires planétaires sont aujourd’hui indéniables. C’est dire que l’Afrique est en passe d’imposer une griffe, un style, une manière d’être au monde et en relation avec le reste du monde ».

Peut-être. Mais à cette aune, on s’attendrait à lire un dictionnaire de l’ancrage culturel du « Continent » dans la globalisation, ce qui ne se voit pas à la lecture des entrées consacrées par exemple à André Gide, à Winnie Mandela, à Thomas Sankara, ou à Indépendance Cha Cha. Toutes figures du XXe siècle, et même un peu du XIXe pour Gide.

Château-Rouge en revanche est certainement global dans la mesure où les échoppes de ce marché africain du 18e arrondissement de Paris appartiennent pour beaucoup à des Chinois devenus connaisseurs, par dynamisme entrepreneurial, des « produits exotiques ». Il est néanmoins étrange que Château-Rouge et son paradoxe sino-africain n’ait pas aiguisé la curiosité des auteurs sur la part hautement chinoise de l’Afrique contemporaine ainsi que sur la présence nouvelle d’Africains en Chine.

Le Dictionnaire enjoué des cultures africaines désigne donc des penseurs de l’africanité ou de la négrité assez convenus dans le francocentrisme comme Paulette Nardal, Césaire, Senghor, Fanon et Achille Mbembe. En revanche, W.E.B. Du Bois et les autres participants au premier congrès panafricain réuni à Londres en 1900 ne semblent pas parler aux deux auteurs. Il est vrai que beaucoup d’entre eux étaient des Noirs anglophones.

Le Dictionnaire désigne encore des figures politiques ou militantes. Thomas Sankara, Barack Obama ou… Rokhaya Diallo. Mais pas l’Empereur Menelik II, ni Sundiata Keita, André Rigaud, Charlotte Maxeke, Ernest Cole, Manuel Cuesta Morúa, Berta Soler, Marielle FrancoFrancia MárquezKillion Munzele Munyama, Marvin Jonathan Rees, Pierrette Herzberger Fofana

Du côté de la création, du spectacle et du sport, Alain Mabanckou et Abdourahman A. Waberi honorent Sembène Ousmane, Batouala (plutôt que son auteur René Maran), L’Enfant noir (plutôt que son auteur Camara Laye), Black Mic-Mac (un film français), la Rumba congolaise ou Tintin au Congo (une œuvre belge). Richard Wright et son Black Boy manquent à l’appel. Comme Théodore Chasseriau, Saít Sökmen, Euzhen Palcy, Salif Keita, Manu Dibango, Fela, Kassav, le zouk, le jazz, le reggae, le rap, le samba, la biguine ou le makossa. Nancy Cunard et sa Negro Anthology parue à Londres en 1934 sous le sceau de l’« égalité des races, des sexes, des classes » n’est pas moins absente. La présence d’Omar Sy ou de Kylian Mbappé est d’autant plus curieuse que Yaphet Kotto, Roger Milla, Samuel Eto’o, pour s’en tenir à des Noirs natifs africains, n’y sont pas.

Haïti d’une part, le vaudou d’autre part, ont droit à leurs entrées. Mais pas Cuba, ni la religiosité yoruba. La religiosité et les croyances métaphysiques de manière plus générale ne sont pas envisagées, alors qu’elles sont l’un des atavismes les plus caractéristiques des mondes noirs.

« L’aspect éclaté du Dictionnaire, était-on prévenu, et son goût assumé d’inachevé offrent au lecteur la liberté de creuser là où nous n’avons pas pu ou voulu nous attarder ».

Comment dire ? C’est un peu désinvolte.

William Melvin Kelley, 1937-2017.

Les éditions Delourt publient une traduction française de A Different Drummer (1962).

Juin 1957. Sutton, petite ville tranquille d’un État imaginaire entre le Mississippi et l’Alabama. Un jeudi, Tucker Caliban, jeune fermier noir, répand du sel sur son champ, abat sa vache et son cheval, met le feu à sa maison et quitte la ville. Le jour suivant, toute la population noire de Sutton déserte la ville à son tour. Quel sens donner à cet exode spontané ? Quelles conséquences pour la ville, soudain vidée d’un tiers de ses habitants ?
L’histoire est racontée par ceux qui restent : les Blancs. Des enfants, des hommes et des femmes, libéraux ou conservateurs. En multipliant et en décalant les points de vue, Kelley pose de façon inédite (et incroyablement gonflée pour l’époque) la « question raciale ». Une histoire alternative, féroce et audacieuse, un roman choc, tant par sa qualité littéraire que par sa vision politique. (PDE)

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Né à New York en 1937, William Melvin Kelley a grandi dans le Bronx. Il a 24 ans lorsque paraît son premier roman, Un autre tambour, accueilli en triomphe par la critique. Comment ce jeune auteur, promis à une brillante carrière, a-t-il disparu de la scène littéraire ? Une décision consciente: la réponse est contenue dans son premier roman en quelque sorte. En 1966, il couvre le procès des assassins de Malcom X pour le Saturday Evening Post, ce qui éteint ses derniers rêves américains. Anéanti par le verdict, il regagne le Bronx par la West Side Highway, les yeux pleins de larmes et la peur au fond du cœur. Il ne peut se résoudre à écrire que le racisme a encore gagné pour un temps, pas maintenant qu’il est marié et père. Quand il atteint enfin le Bronx, sa décision est déjà prise, ils vont quitter la «Plantation», pour toujours peut-être. La famille part un temps pour Paris avant de s’installer en Jamaïque jusqu’en 1977. William Melvin Kelley est l’auteur de quatre romans dont Dem (paru au Castor Astral en 2003) et d’un recueil de nouvelles. En 1988, il écrit et produit le film Excavating Harlem in 2290 avec Steve Bull. Il a aussi contribué à The Beauty that I saw, un film composé à partir de son journal vidéo de Harlem qui a été projeté au Harlem International Film Festival en 2015. William Melvin Kelley est mort à New York, en 2017.

Weyant, Jill. “The Kelley saga: Violence in America.” CLA Journal, vol. 19, no. 2, 1975, pp. 210–220. JSTOR, www.jstor.org/stable/44324681.

* William Melvin Kelley a vécu en France en 1967-1968, et enseigné alors comme assistant à l’université de Nanterre : Michel Fabre, “William Melvin Kelley and Melvin Dixon: Change of Territory,” From Harlem to Paris: Black American Writers in France, 1840-1980, Champaign, University of Illinois Press, 1991.