Le « droit naturel » n’est pas si « naturel » (Vincent Descombes)

« Comprendre une autre forme d’humanité, c’est comprendre ses institutions, dont le principe est à chercher dans son “droit naturel”, c’est-à-dire dans ce que les intéressés eux-mêmes vont invoquer comme “la justice” pour s’opposer aux puissances qui les dominent et aux lois existantes.

Car l’histoire nous montre comment, à chaque âge, le droit positif est contesté par les acteurs historiques eux-mêmes, lesquels invoquent à chaque fois ce qui est (disent-ils) vraiment bon et juste.

Plus précisément, ils invoquent à chaque fois ce qui leur 𝘱𝘢𝘳𝘢𝘪̂𝘵 juste et bon. Ainsi, sans le droit naturel, c’est-à-dire sans un jugement que portent les gens sur leurs institutions héritées, pas de changement historique.

Or le droit naturel est variable : il est ce qui 𝘢𝘱𝘱𝘢𝘳𝘢𝘪̂𝘵 juste et bon à des gens qui partagent les mêmes conditions de vie. En ce sens, il est relatif à la forme particulière de vie des gens qui le revendiquent : est juste, dans telles circonstances, ce que tout le monde y dit être juste (et il n’y aurait donc pas de sens à opposer 𝘪𝘤𝘪 les apparences et la réalité, car ce serait opposer ce qui apparaît juste à tout le monde et ce qui est réellement juste à l’insu de tout le monde).

Les penseurs jusnaturalistes ont donc eu 𝘳𝘢𝘪𝘴𝘰𝘯 de concevoir les relations sociales en termes normatifs (plutôt que matérialistes), mais ils ont eu 𝘵𝘰𝘳𝘵 de vouloir dégager un système de la “loi naturelle” qui serait commun à toutes les sociétés humaines.

L’erreur des trois “princes de la théorie du droit naturel” (Grotius, Selden et Pufendorf) est d’avoir perdu de vue que l’idée de justice naturelle était elle-même une idée sociale.

Le concept de justice naturelle est un concept social, donc un concept variable selon les types d’organisation sociale. Le changement qui fait passer d’un type d’organisation à un autre : pour diverses raisons (toujours personnelles, le plus souvent intéressées, et même égoïstes), des gens émettent des revendications (sans pour autant avoir présent à l’esprit le plan d’un nouvel ordre, d’une nouvelle organisation sociale).

Du conflit entre l’ordre établi et le mécontentement présent résultent de nouvelles institutions sociales qui, elles, vont (pour un temps) apparaître justes à tous au regard de leur sens commun. »

Vincent Descombes, « L’idée d’un sens commun », 𝘗𝘩𝘪𝘭𝘰𝘴𝘰𝘱𝘩𝘪𝘢 𝘚𝘤𝘪𝘦𝘯𝘵𝘪𝘢𝘦, vol. 6, 2002.