La démocratie, un carcan imaginaire en Afrique

Aussi bien avant qu’après les indépendances, il y a toujours eu des intellectuels, des politiques, des journalistes, des gens d’affaires, des artistes africains pour contester la nécessité de la démocratie en Afrique. Certains l’ont eu fait au nom du marxisme ou du socialisme – des doctrines et des pratiques… européennes. Désormais, la critique de la démocratie se fait au nom de l’« authenticité » africaine, d’Alain Foka à Yann Gwet (Si on osait en finir avec la démocratie, ce carcan ?, Jeune Afrique, n° 3127, août 2023, p. 46-47), en passant par d’autres. Rien n’est cependant plus ancien et plus mémorable que ce fétiche de l’authenticité appliqué à la politique en Afrique.

Un grand bond en arrière

Dans un certain Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire paru en 1980, on pouvait lire : « Authenticité; n.f., Rwanda, Tchad, Togo, Zaïre (généralement mélioratif). Doctrine politique et culturelle prônant la désaliénation par le recours aux valeurs proprement africaines. Au Zaïre, le président Mobutu est l’âme de la politique du recours à l’authenticité. Ce terme a été mis à la mode dans le cadre de la Révolution culturelle de diverses nations africaines, sous l’impulsion du Zaïre ».

En réalité, l’« authenticité » fut d’abord une ressource rhétorique pour justifier rétrospectivement la prise de pouvoir par l’armée au Zaïre, la dévolution de ce pouvoir au colonel Mobutu Sese Seko et… l’extinction du pluralisme politique. Certes il y eut la  zaïrianisation des noms de rues et de places et l’insertion des langues locales dans l’enseignement public. Ainsi que le fameux « abacost » supposément zaïrois mais fait avec des textiles… venus d’Asie ou d’Europe. C’est à peu près tout.

L’« authenticité » a eu un versant plus dramatique. Elle a été la justification de l’exercice du pouvoir à travers l’emprisonnement, la torture et les disparitions forcées à grande échelle des opposants. Elle fut l’autre nom de deux pathologies politiques qui ont immédiatement accompagné les indépendances, une approche démiurgique de la fabrique de l’« unité nationale » et une infantilisation des citoyens par le « Bon président ».

Le mirage du « Bon président »

En 1968, a paru un livre promis à devenir une référence dans l’histoire internationale et africaine de la littérature politique. Dans Vive le Président !, Daniel Ewandé, jeune professeur de lettres dans la région parisienne, livra une critique féroce et drolatique des pouvoirs politiques en Afrique noire dans les premières années des indépendances. La « fête africaine » dont le jeune intellectuel camerounais fait la chronique a pour principal personnage le Bon président. Celui auquel les écoliers, en premier lieu, mais tous les citoyens en dernier ressort doivent crainte, admiration et révérence sur la foi d’un principe : « Tous les hommes sont mortels. Les Présidents sont des hommes supérieurs. Donc les Présidents sont immortels ».

Ce Bon président africain a la dépense somptuaire, considère le budget de l’État comme étant sa propre cassette, essaie de mimer de grands bâtisseurs historiques par des projets à sa propre gloire, généralise des liens féodaux, entretient une immense cour, distribue rentes et prébendes, excommunie ou châtie toute voix dissidente, assure l’ancienne puissance coloniale de ce que sans lui ce serait, ou le chaos, ou les marxistes, ou le tribalisme… Le président Mobutu en était l’archétype. Aussi y a-t-il une absurdité logique à prétendre que la démocratie en Afrique est aujourd’hui un carcan alors que les « bons présidents » y sont encore nombreux.

Synonymie entre « chef africain » et despotisme

Pour autant que l’on a bien compris, la démocratie ne serait pas convenable en Afrique noire pour une raison qui tiendrait du rapport des Africains au « Chef ». Comme la figure du chef a existé dans toutes les sociétés humaines, y compris en Europe, il y aurait donc quelque chose de particulier dans le « chef africain ». Or, ce quelque chose de particulier ne peut pas être, ni le fait que ce chef décide, ni même le fait que ce chef décide souverainement, voire arbitrairement, puisque cela a existé et existe toujours partout à travers le monde. Et si, comme beaucoup le disent en Afrique, leur admiration pour Vladimir Poutine doit au fait qu’il est un « chef à l’africaine », c’est donc qu’il n’y a proprement rien d’africain dans la figure du chef autocratique et/ou viriliste.

En Europe, les chefs d’Etat ou de gouvernement démocratiques ne décident pas moins que les despotes d’autrefois, éclairés ou non, lesquels ne se prévalaient certes pas d’une culture… africaine. La différence tient au fait qu’ils décident dans le cadre de procédures d’un genre particulier, parce que ces procédures sont articulées au principe de la souveraineté des citoyens, un acte de confiance en des individus préparés et formés par l’instruction à être des citoyens. Il importe peu qu’ils puissent ne pas être chacun à la hauteur de cet idéal. L’essentiel est la non-infantilisation des individus.

Gouvernabilité démocratique

Les adversaires africains de la démocratie ne voient en elle que sa dimension contraignante, c’est-à-dire l’énergie et le temps dépensés dans la délibération et la confrontation publiques. Cette vision est paradoxale et hémiplégique.

Elle est paradoxale parce que des civilisations africaines (Ochollo, Igbo…) ne sont pas moins créditées que d’autres civilisations non-européennes de très grandes et très institutionnalisées traditions délibératives et d’accountability. C’est ce qu’Amartya Sen a appelé La démocratie des autres. Cette vision est hémiplégique parce qu’elle ne tient pas compte de ce que la démocratie facilite par ailleurs la décision publique, puisque le chef élu reçoit un mandat pour exécuter son programme. Certes cela ne vaut que pour une durée limitée. Mais pour cette excellente raison qu’il n’y a pas meilleure barrière à la corruption, aux clientélismes, aux rentes et aux prébendes politiques que la séparation de l’État et du Gouvernement, qui suppose que les gouvernements passent lorsque l’État reste.

Les adversaires contemporains de la démocratie se trompent en définitive de diagnostic en imputant à celle-ci une responsabilité qu’elle ne peut pas avoir (puisque la démocratie n’existe guère en Afrique) dans le problème politique le plus viscéral en Afrique : la fabrique de l’État. Il est à cet égard remarquable qu’ils ne poussent pas leur aspiration à un « modèle politique africain » jusqu’à vouloir d’abord la restauration en Afrique, au nom des « traditions africaines » ou des «valeurs africaines », de sociétés sans État.

Pascal Mbongo – Novembre 2023