La mort du sociologue Jean Baechler

Par  – Le Monde, 19 août 2022.

Membre de l’Institut de France, historien devenu sociologue, puis philosophe, résolument difficile à enfermer dans une seule discipline tant il envisageait sa réflexion sur la nature humaine sans exclusive des matrices culturelles, Jean Baechler est mort, le 13 août, à l’âge de 85 ans.

Né à Thionville (Moselle), le 28 mars 1937, Jean Baechler étudie au lycée Charlemagne de cette ville avant, bachelier en 1954, d’intégrer la faculté de Strasbourg, puis celle de Paris. Reçu à l’agrégation d’histoire-géographie, il enseigne au lycée du Mans (1962-1966) avant d’entrer au Centre national de la recherche scientifique – attaché (1966), puis chargé (1969), enfin directeur de recherches (1977-1988) –, l’année même où il assure un cours de sociologie à la Sorbonne (1966-1969). Résolument tourné vers cette discipline, l’historien donne également des conférences de sociologie, dès 1968, à la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), section qui deviendra, en 1975, l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Quand il quitte le CNRS, il retrouve Paris-IV, où il enseigne la sociologie historique jusqu’à l’heure de l’éméritat (2006).

Cessant toute forme d’enseignement, il se consacre alors à la publication de ses travaux, largement issus des séminaires qu’il a animés au fil de son parcours, d’enseignant comme d’académicien. Parallèlement, il propose des ouvrages destinés au grand public, synthèses limpides de sa pensée (Qu’est-ce que l’humain ?, Hermann, 2014), ou des mises en lumière d’enjeux contemporains brûlants (Modèles d’humanité. Humanisme et mondialisation, Hermann, 2019 ; De l’art à la culture, Hermann, 2019 ; Ecologie ou écologisme ? Raison et pertinence des politiques environnementales, Hermann, 2020).

Aron plutôt que Foucault

Car rien n’est classique dans le parcours de Jean Baechler. Depuis ses 14 ans, une préoccupation le hante : comprendre le règne humain. Et, bientôt, le rapport de l’humain à l’absolu. Pas étonnant que, optant pour l’histoire, il se soit désolidarisé des enjeux épistémologiques du moment pour se tourner vers la pensée de Raymond Aron (1905-1983), qui avait fondé, au sein de l’EPHE, grâce à une bourse de la Fondation Ford, un Centre de sociologie européenne, dont Pierre Bourdieu (1930-2002) sera, un temps, le secrétaire général.

Désormais, Jean Baechler s’engage résolument sur le terrain encore mouvant de la sociologie historique – dès que Bourdieu rompt avec Aron, le second fonde le Centre européen de sociologie historique, quand le premier, émancipé, propose un Centre de sociologie de l’éducation et de la culture (CSEC, 1968). Baechler suit Aron et le choisit pour diriger sa thèse, qu’il soutient en 1975. Entre-temps, le jeune essayiste rompt des lances contre les valeurs en vogue. Et si c’est en universitaire qu’il propose le recueil de textes Politique de Trotsky (Armand Colin, 1968), qui évite, par sa sobre rigueur, le double écueil de l’hagiographie et du dénigrement, ou Les Phénomènes révolutionnaires (PUF, 1970), il s’engage plus frontalement, interrogeant Les Origines du capitalisme avant de se demander Qu’est-ce que l’idéologie ? (Gallimard, 1971 et 1976).

Au risque de s’éloigner sans retour de la discipline historique. Aron plutôt que Foucault. De sa thèse, éditée dès sa soutenance (Les Suicides, Calmann-Lévy, 1975), l’historien Jean-Claude Schmitt, dans le compte rendu des Annales, salue le style alerte et la pensée d’une clarté rare, comme son projet de « donner matière à réflexion sur l’ensemble des sciences de l’homme », mais il épingle une vivacité qui s’affranchit trop aisément de la rigueur du comparatisme, tel que le prône la naissante anthropologie historique.

Ce chemin peu classique ne l’écarte pas des honneurs. Sans qu’il les obtienne, en conformité avec les usages. Fait assez rare, Jean Baechler devient membre de l’Institut – il intègre l’Académie des sciences morales et politiques, section morale et sociologie, le 6 décembre 1999 – non à la suite du décès d’un titulaire, mais après un transfert : Alain Besançon, élu, en décembre 1996, au fauteuil du grand rabbin Jacob Kaplan (1895-1994), est, par décision de l’Académie, appelé à occuper en section philosophie le fauteuil laissé vacant par le décès de Jean Guitton (1901-1999), trois semaines seulement après sa disparition.

Portrait du sociologue Jean Baechler en février 1996, France. (Photo by Louis MONIER/Gamma-Rapho via Getty Images)

Bienveillance étonnante

Nourrie par une érudition confondante, l’œuvre de Jean Baechler observe les mutations des sociétés humaines sans en négliger les invariants ; elle joue ainsi de traditions multiples, de regards croisés, entée sur les classiques (Weber, Durkheim, Aristote sur le champ politique), qu’il réfute ou nuance au besoin pour mieux saisir les mécanismes fondamentaux des changements du monde contemporain. Comme chez Aron, Clausewitz n’est jamais oublié, puisque le sociologue-philosophe voit le champ public en perpétuel état de guerre virtuelle selon des bouleversements du politique.

Le compagnonnage avec l’éditeur et philosophe Arthur Cohen, amorcé peu avant que celui-ci ne devienne le PDG des éditions Hermann, où il était déjà directeur éditorial, a permis d’accumuler les pièces de son œuvre, qui se trouvaient éparpillées dans des revues ou des collectifs, comme dans des actes de colloques souvent non édités jusque-là, ou encore des notes de séminaires. Cela vaut autant pour le moment où Baechler enseignait que pour ses travaux animés avec dynamisme et pertinence au sein de l’Académie des sciences morales et politiques, où il avait conçu un projet encyclopédique autour de l’homme et la guerre (17 volumes prévus).

Inaugurée par Les Fins dernières (2006), premier titre de la collection « Sociétés et pensées », fondée et dirigée par Gérald Bronner, cette collaboration n’est pas finie. Alors que L’Intime, qui interroge la distinction évanouie entre public et privé, vient de paraître, Hermann annonce, outre la réédition de Démocraties (Calmann-Lévy, 1985), la parution, en 2023, de L’Invention de l’absolu, premier tome d’une « Sociologie historique de l’absolu », pensée en trois mouvements.

Homme affable, d’une bienveillance étonnante, réservant son intransigeance à sa propre production, Jean Baechler ne craignait que de manquer de temps. Car ce « moine universitaire », dont Gérald Bronner se rappelle, nostalgique, qu’il lui semblait le survivant d’une « époque révolue », était obsédé par la notion de complétude. En cela, les deux sociologues, qui codirigèrent un colloque sur L’Irrationnel aujourd’hui (Hermann, 2021), partageaient l’exigence de ne rien négliger de la part des invariants de l’espèce humaine. Une voie singulière pour penser l’anthropologie historique, en somme.

Jean Baechler en quelques dates

 

28 mars 1937 Naissance à Thionville (Moselle)

1966 Entre au CNRS et Chargé de cours de sociologie à la Sorbonne

1975 Les Suicides (Calmann-Lévy)

1988-2006 Professeur à Paris IV-Sorbonne

1999 Elu à l’Académie des sciences morales et politiques

13 août 2022 Mort