Apologies de la langue française. Paul Deschanel, La langue française, 1922.

LA LANGUE est la patrie spirituelle. Elle survit à la patrie terrestre. Voyez la Bible. N’est-elle pas, depuis deux mille ans, la vraie patrie des Juifs ? La langue d’Homère n’a-t-elle pas tenu lieu de patrie aux Hellènes opprimés ? Oui, la langue est une religion. Là est le royaume de l’esprit, qui ne connaît ni les frontières ni la mort. Et quand le Parthénon ne sera plus que cendre, la voix d’Eschyle et la voix de Démosthène continueront de monter vers la roche sacrée et de remplir l’univers.

Une langue vaut en proportion de ce qu’elle donne à l’humanité. Elle meurt quand elle n’a plus rien d’utile à dire. Elle ne mérite de vivre que par l’ascendant moral qu’elle exerce sur le monde et par les services qu’elle lui rend. La langue française, au commencement du XIX° siècle encore, était, par le nombre, la première des langues européennes ; elle n’est plus que la quatrième. Le français est parlé par 58 millions d’hommes, l’allemand par 80 millions, le russe par 85 millions, l’anglais par 1 1 6 millions. Non que nous ayons perdu du terrain, mais les autres en ont gagné. Seulement, le nombre n’est pas tout, pas plus que l’étendue du territoire : à ce compte, les Chinois seraient le premier peuple de la terre. La langue vaut ce que vaut la nation, et c’est pour cela que vous repoussez tout ce qui affaiblit l’initiative individuelle, la force militaire, l’union civique.

La langue française a été, par deux fois, en des saisons diverses, la langue universelle de l’Europe : la première fois, dans sa fleur de jeunesse et de simplicité, aux XIIe et XIIIe siècles ; la seconde fois, dans la pleine maturité de son génie, aux XVIIe et XVIIIe. Pourquoi ?

Aux XIIe et XIIIe siècles, parce qu’elle apportait à l’Europe une vie nouvelle, tout cet idéal de chevalerie, d’honneur, d’amour, que ni l’Antiquité ni le Moyen Age n’avaient connu ; au XVII°, parce que sa littérature,

parvenue au plus haut point de perfection, était l’expression achevée de la morale, le miroir de l’homme et de la société ; au XVIIIe, parce que sa philosophie préparait l’affranchissement de l’homme et la proclamation de ses droits. Chaque fois, la France ouvrait au monde un idéal nouveau, non seulement français, mais humain.

A l’inverse, du XIVe au XVIe siècles, la résurrection des lettres antiques, l’invention de l’imprimerie, la Renaissance, firent éclore d’autres littératures. La patrie de Dante, de Pétrarque et de Boccace, la patrie de Cervantes et de Lope de Vega, la patrie de Camoëns et celle de Shakespeare apprirent à se passer de nous. Et, depuis le XIXe siècle, l’expansion des langues anglaise, allemande et slaves est venue ravir à notre idiome sa primauté numérique.

Nous ne pouvons plus songer à substituer notre langue à la leur. Mais voici qu’un rôle nouveau s’offre à nous. A mesure que les relations internationales deviennent plus étroites et plus fréquentes, il faut, il faudra de plus en plus, non seulement à l’élite pensante, mais à l’ensemble du monde civilisé, à côté des langues nationales, un idiome commun, une langue complémentaire, qui permette aux peuples d’échanger aisément leurs sentiments et leurs idées. Or, quelle peut être cette langue ?

On a inventé de toutes pièces des idiomes artificiels, volapük, esperanto, universal, que sais-je ! Je ne prétends pas que ces créations factices ne puissent servir aux transactions commerciales, à peu près comme les notations du télégraphe ou de la sténographie ; mais il est bien improbable que jamais une langue artificielle devienne la langue générale, commune, ou même la plus répandue des peuples civilisés, et cela d’abord parce qu’elle n’a point de littérature. Le succès d’une langue est en proportion de l’éclat de sa littérature ; le jour où celle-ci périclite, la langue décline. La. langue d’un peuple est une flore vivante, qui porte en plein ciel les sucs de la terre. Il lui faut la lente maturation des saisons et des ans. Une langue artificielle est comme une fleur imitée; elle ne vit pas, elle n’a ni sève, ni couleur, ni parfum, elle ne peut s’épanouir. Ce ne sont pas seulement des mots, des sons, que les hommes veulent apprendre lorsqu’ils apprennent une langue, c’est tout le monde moral qu’elle exprime. Non : une langue qui n’a pas été vécue ne saurait créer de la vie ; une langue où un peuple n’a pas mis son âme ne prendra jamais les coeurs ; une langue sans poésie ne volera jamais aux lèvres des hommes.

Le monde civilisé devra donc choisir une langue naturelle, et il n’en est que trois : l’anglais, l’allemand et le français. L’allemand, admirable de force, de richesse, de profondeur, mais trop difficile, trop synthétique ; l’anglais, plus facile, mais formé de deux langues juxtaposées. Reste le français. Quels sont ses titres ?

Le français est la langue de la diplomatie ; il est aussi celle des élites en Russie, en Pologne, en Turquie, en Grèce, en Roumanie, en Bulgarie, en Serbie, en Hongrie, en Bohême, en Italie, en Espagne, en Portugal, dans les pays Scandinaves, et chaque jour ses clients deviennent plus nombreux. Il est, par excellence, la langue de la conversation, il a le sourire, la grâce. Il y a des races tristes, même sous le soleil ; la nôtre est gaie. Le ciel de la France est sur nos lèvres. « L’esprit français, c’est la raison en étincelles. »

Notre langue est la plus simple, en ce sens qu’elle emploie moins de mots, qui la plupart ont même origine ; la plus douce, car on peut dire de la France ce que Vauvenargues disait de Racine : « Personne n’éleva plus haut la parole et n’y versa plus de douceur  » ; la plus logique et la plus claire, parce qu’on y parle dans l’ordre même où l’on pense : sujet, verbe, régime, se suivent toujours et se commandent ; c’est le mot de Rivarol : « La langue française est la seule qui ait une probité attachée à son génie » ; oui, précision, probité, c’est tout un ; enfin, la plus humaine, parce que c’est l’homme qui est le centre et le principal objet de notre littérature.

Au fond de l’épouvante de Pascal et de l’ironie de Voltaire, c’est le même drame, le même effort de la créature périssable pour saisir l’infini et se survivre à elle-même. Dans la foi comme dans le doute, l’homme se débat contre la fatalité, il essaye d’échapper à sa prison de chair, pour vivre, ne fût-ce qu’un instant, de la vie éternelle. Si l’on veut surprendre le génie de la France dans son essence même, dans ce qu’il a d’indestructible et de permanent à travers ses innombrables métamorphoses, on voit que ce peuple, le plus traditionnel à la fois et le plus révolutionnaire qui soit au monde, a toujours poursuivi le même rêve de justice. Le trait essentiel de l’âme française, c’est l’amour de l’idéal. Oui, c’est le plus pur de notre gloire, c’est l’harmonie et l’originalité de notre magnifique histoire, d’avoir toujours vécu par les idées et pour les idées. La pensée de la France est une pensée d’amour. Tout ce que gagne la culture française est gagné par la justice. La France travaille et pense pour le monde entier, et sa langue, outil d’affranchissement spirituel, est le patrimoine commun de tous les hommes.

Grâces donc soient rendues à nos grands écrivains, à ceux qui, même après tant de pertes illustres et sur des tombes encore fraîches, continuent la glorieuse lignée, qui dans la poésie, le roman, l’histoire, la philosophie, la critique, la presse, ou bien au théâtre, à la tribune, à la barre, gardent la pureté de notre langue et l’empêchent de vieillir ! Et grâces soient rendues aux artisans de raison et de beauté qui, sur toute la terre, répandent la langue immortelle de la. France et son âme divine !