Aux origines américaines du « délai raisonnable de jugement » : la Speedy Trial Clause

La Speedy Trial Clause interdit-elle de juger une personne longuement détenue à l’étranger par la CIA alors que sa mise en cause judiciaire était en cours aux États-Unis ? C’est l’une des trois questions auxquelles la cour fédérale d’appel pour le 2e circuit a répondu par la négative le 24 octobre 2013 dans un arrêt United States of America v. Ahmed Khalfan Ghailani (ci-après : United States v. Ghailani) relatif à une affaire de terrorisme et à un « ennemi combattant ».

Homme orchestre des attentats à la bombe d’Al Qaeda contre les ambassades américaines  de Nairobi (Kenya) et de Dar es Salaam (Tanzanie) le 7 août 1998, Ahmed Khalfan Ghailani avait quitté Dar es Salaam vingt-quatre heures plus tôt à destination du Pakistan et ce en compagnie d’autres dirigeants d’Al Qaeda. Après que la plupart des organisateurs avaient été arrêtés, ils furent mis en accusation en 1998 par des procureurs fédéraux, Ahmed Khalfan Ghailani compris, bien qu’il fût en fuite. Ce n’est que le 25 juillet 2004 qu’il fut arrêté. Détenu en dehors des États-Unis  pendant deux ans par la CIA, il ne fut transféré à Guantanamo qu’en 2006. Ahmed Khalfan Ghailani fut condamné le 25 janvier 2011 par la cour fédérale pour le district sud de New York à une peine de prison à vie pour les attentats de 1998, une condamnation que confirme précisément la cour fédérale d’appel pour le 2e circuit en écartant les motifs d’appel tirés notamment d’une violation de la Speedy Trial Clause et du caractère inhumain de la prison à vie.

La première formulation moderne et constitutionnelle du droit d’être jugé dans un délai raisonnable date, en effet, du VIe amendement de la Constitution des États-Unis (1791) en tant qu’il dispose que dans toutes les poursuites pénales, l’accusé devra notamment bénéficier du droit d’être jugé rapidement (the right to a speedy trial). « Amorphe », « glissant », « nécessairement relatif » selon les mots de la Cour suprême (Barker v. Wingo, 407 U.S. 514, 522 [1972] ; Vermont v. Brillon, 556 U.S. 81, 89 [2009]), ce droit l’est d’autant plus qu’il a constamment été soutenu qu’il participe autant d’un intérêt du mis en cause en matière pénale que d’un intérêt social, ces deux intérêts étant susceptibles d’entrer en conflit. Du point de vue du mis en cause, la Speedy Trial Clause est ainsi vouée à « empêcher l’incarcération injustifiée et oppressive avant le procès, [à] minimiser l’anxiété et la préoccupation induites par une mise en cause publique et [à] limiter la détérioration de la capacité d’un accusé à se défendre » (United States v. Loud Hawk, 474 U.S. 302, 312 [1986]). La société pour sa part gagne à voir des mis en cause être rapidement jugés afin d’empêcher un arriéré d’affaires susceptible ou bien de permettre à de « dangereux criminels » de rester sans surveillance durant de longues périodes de libération sous caution, ou bien de retarder la réinsertion des mis en cause, ou bien de gêner de quelque manière la justice pénale (dixit l’arrêt commenté ; Barker v. Wingo, 407 U.S. 519 [1972]).

La nécessité de concilier l’intérêt du mis en cause et celui de la société (Beavers v. Haubert, 198 U.S. 77, 86 [1905] ; United States v. Ewell, 383 U.S. 116, 120 [1966]) aura donc déterminé les quatre critères définis par la Cour suprême comme devant être pris en compte dans l’évaluation d’un délai raisonnable de jugement, soit : la longueur du retard ; les raisons du retard ; le fait pour le mis en cause de s’être formalisé ou non du retard lors de la période antérieure au procès ; l’existence d’un préjudice découlant pour le mis en cause du fait de n’avoir pas été jugé plus vite (United States v. Cain, 671 F.3d 271 (2012) : “(1) the length of the delay; (2) the reasons for the delay; (3) whether the defendant asserted his right in the run-up to the trial; and (4) whether the defendant was prejudiced by the failure to bring the case to trial more quickly.”).

Comme le rappelle la cour fédérale d’appel pour le 2e circuit dans l’arrêt commenté, le premier critère est une question de seuil puisque « par définition, un défendeur ne peut pas se plaindre de ce que le gouvernement l’a privé d’un procès rapide si, en fait, la poursuite s’est faite avec la promptitude usuelle ». Dans cette mesure, les autres critères ne devraient être envisagés que si le mis en cause peut établir que « l’intervalle entre l’accusation et le procès a dépassé le seuil distinguant un retard ordinaire d’un retard ‟présomptivement préjudiciable” ». Rien n’est cependant moins défini que ce qui est presumptively prejudicial (United States v. Vassell, 970 F.2d 1162, 1164 [2d Cir. 1992]) même si l’arrêt rapporte l’inclination de différentes juridictions fédérales à considérer qu’au delà d’un an entre la mise en accusation et le procès, il y a à se poser des questions. Quant au quatrième critère – celui tiré du préjudice pour le mis en cause −, pour être régulièrement éprouvé par les juges, dont ceux de la Cour suprême (Doggett v. United States, 505 U.S. 647, 654 [1992] ; Reed v. Farley, 512 U.S. 339 [1994]), il est relativement fébrile dans la jurisprudence fédérale. Certains juges sont en effet enclins à considérer que la Speedy Trial Clause « est faite pour minimiser la possibilité de longue incarcération avant le procès, pour réduire la restriction de liberté imposée à un accusé libéré sous caution – une restriction qui, pour être limitée n’en est pas moins substantielle – pour abréger la perturbation de vie causée par l’arrestation et le poids de poursuites pénales non résolues » (opinion du Chief Justice Warren E. Burger, United States v. MacDonald, 456 U.S. 1 (1982), au point 8). Dans cette perspective, le préjudice découlant pour le mis en cause d’un long écoulement de temps avant le procès ressortirait plutôt des dispositions constitutionnelles relatives au Due Process et des dispositions législatives relatives aux délais de prescription des infractions ou des poursuites.

Somme toute, la Speedy Trial Clause génère beaucoup moins de contentieux que d’autres provisions de « droit processuel » du Ve et du VIe amendement. L’explication tient à l’existence de lois fédérales −  spécialement le Speedy Trial Act (1974) − qui inscrivent les étapes successives de la procédure pénale fédérale dans des délais précis et souvent sanctionnables par des nullités.

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(*) Voir notre étude : « Procès équitable et Due Process of Law », in Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 44, 2014.

Pluralisme, hypermodernité et prééminence du droit

De l’importante littérature qu’il a inspiré, l’on peut extraire cette simple idée que le pluralisme est une conception philosophico-politique qui, dans sa dimension descriptive, veut qu’il y ait dans la société une pluralité d’opinions, de croyances, d’identités, de morales et d’intérêts, et qui, dans sa dimension prescriptive, veut que la garantie et la promotion de cette pluralité comptent parmi les exigences nécessaires de toute association politique fondée sur la liberté des individus et l’égalité des citoyens. Il est néanmoins entendu que chacune de ces dimensions du pluralisme se prête à un questionnement et que ce standard juridique est particulièrement sous tension[1].

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  1. Mystique du pluralisme

La dimension descriptive du concept de « pluralisme » suppose, en effet, une société d’individus,[2] avec la question subséquente de savoir si l’individualisme est une caractéristique exclusive des sociétés occidentales. Or, cette question est tout sauf simple pour deux raisons initiales. En premier lieu, il n’y a pas de consensus initial sur le fait de savoir si, comme le veut une certaine tradition intellectuelle, l’individualisme est un ensemble de manières d’être caractéristique de la modernité ou s’il faut plutôt le considérer, avec Louis Dumont, comme une idéologie[3] – une idéologie dont Louis Dumont considérait qu’elle recouvrait y compris des principes tels que la souveraineté du politique ou la privatisation de la croyance religieuse et que l’artificialisme en expliquait certaines conséquences politiques et sociales (violences collectives et totalitarismes compris).[4] D’autre part, même envisagé seulement comme un ensemble de manières d’être du sujet, l’individualisme se comprend historiquement et sociologiquement sous trois registres distingués par Michel Foucault, celui de l’« attitude individualiste », celui de la « valorisation de la vie privée », celui de l’« intensité des rapports à soi ». [5]

Appréhendé dans sa dimension prescriptive – c’est celle au fond que le droit formalise sous des catégories légales telles que le droit à des élections libres, le droit à la vie privée, la liberté de pensée, la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’expression, la liberté de réunion, la liberté d’association, la liberté de manifestation – le pluralisme suppose à la fois un individu « tolérant » et un État neutre. Pour autant, aucune de ces propositions ne va de soi. La tolérance d’abord, au-delà du voile romantique et des propriétés magiques dont ce concept est revêtu dans le langage des médias : s’agit-il d’une aptitude de l’individu ou d’un construit juridico-politique ? S’il s’agit d’une aptitude de l’individu, est-elle à la portée de chacun et est-elle compatible avec cette « transcendance de soi »[6] caractéristique de l’hypermodernité ? La tolérance s’entend-elle seulement comme principe de non-immixtion dans les actions et les opinions d’autrui ou faut-il la concevoir positivement et dynamiquement comme une balise de ce que Paul Ricœur appelle des « parcours de la reconnaissance »[7] (la reconnaissance comme identification d’un objet ou d’une personne, la reconnaissance de soi, la reconnaissance mutuelle) ?

La neutralité de l’État que requiert le pluralisme s’entend communément de l’abstention de l’État de s’approprier une conception particulière du bien. Or, cet idéal d’abstention est, au moins en théorie, contradictoire avec l’essence juridique de l’État qu’est sa puissance souveraine et il est mis à l’épreuve lorsque certaines oppositions de valeurs sont rationnellement irréductibles (« pour » ou « contre » la peine de mort, « pour » ou « contre » l’avortement, etc.), soit les cas dans lesquels, quel que choix que fasse l’État, il accorde sa préférence aux partisans de l’une des morales ou des intérêts en concurrence. Que faire face à ce genre de situations où le consensus est impossible ? Sur la base de quels principes, de quelles valeurs et de quels protocoles définit-on, sur de grands enjeux de valeurs, les limites de la liberté dans une société pluraliste ? Ce sont au moins deux réponses procédurales qui sont disponibles sur le marché des idées. La première réponse suggère en substance que bien que l’on ne puisse pas mettre tout le monde d’accord sur ce type de questions, il convient néanmoins de les soumettre longuement à la délibération publique avant que les pouvoirs publics (législateur et/ou juges) ne tranchent. L’enjeu de cette délibération publique n’est pas de faire advenir la « bonne solution » – puisqu’elle est rationnellement impossible – mais de faire en sorte que les uns et les autres s’approprient les bonnes raisons pour lesquelles ils ne peuvent pas être d’accord. L’intérêt de cette double compréhension des raisons du désaccord et de l’impossibilité de le surmonter rationnellement est de conjurer le risque que l’un des deux camps ne soit tenté de résoudre ce différend par une guerre civile. L’autre réponse suggère qu’il faut soustraire ce type de questions de la délibération publique pour confier le soin à des élites instruites et expertes – détentrices présumées de la « raison » – de les trancher souverainement. Cette deuxième solution a néanmoins contre elle de sous-estimer le « pouvoir d’évocation » que le sujet démocratique (à travers les médias, les associations, les sondages d’opinion, etc.) revendique y compris sur ces questions – autrement dit le pouvoir des citoyens de s’en saisir même lorsque les élites voudraient les soustraire à son examen.[8]

  1. Le pluralisme comme standard juridique

De ce que la notion de « pluralisme » est une occurrence courante de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la tentation existe – spécialement chez les juristes – d’en inférer que la Cour en aurait sinon une « théorie » particulière, du moins une « doctrine » spécifique. On voudra plutôt constater que ces occurrences ont souvent un caractère axiomatique, péremptoire et standardisé.

Ainsi, la Cour répète qu’« (…) il n’est pas de démocratie sans pluralisme. C’est pourquoi la liberté d’expression consacrée par l’article 10 vaut, sous réserve du paragraphe 2, non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ». La Cour répète encore que la liberté de pensée, de conscience et de religion « figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer ». Plus généralement, elle assure en de nombreux arrêts :

« « Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (…). Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (…). Si les « droits et libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la Convention ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les États à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention : c’est précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une « société démocratique » ».

Ces invocations du pluralisme ajoutent moins aux énoncés de la Convention auxquels elles se rapportent qu’elles ne les éclairent en réalité. Tout au plus peuvent-elles servir de ressource argumentative à la Cour pour décider de « placer le curseur » ici ou là en matière de restriction des droits et des libertés garantis par la Convention, puisqu’en définitive ce sont ces restrictions qui substantialisent négativement les droits et libertés. Autrement dit, c’est à l’intérieur d’un bréviaire juridique tout ce qu’il y a de classique – et non à partir d’une conception du pluralisme surplombante – que la Cour européenne des droits de l’homme traite « techniquement » des questions intéressant la diversité des opinions, des croyances, des morales, des intérêts. Ce bréviaire est celui qui veut que les droits garantis par les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention ne se prêtent à restriction que pour autant que ces restrictions reposent sur l’un des motifs légitimes prévus par chacun de ces articles et que pour autant que ces restrictions sont proportionnées au but poursuivi et « nécessaires dans une société démocratique ». Or, ce bréviaire, dont il faut garder à l’esprit qu’il a été conçu dans la Convention européenne des droits de l’homme à partir de la définition libérale de la liberté comme faculté de faire « ce qui ne nuit pas à autrui »[9], doit servir à la Cour à « gérer », sans préjudice des sensibilités propres à chaque société politique européenne,[10] des questions constamment renouvelées,[11] celles-ci se cristallisant depuis les années 1980 autour d’une « inquiétude laïque » et d’une « inquiétude morale ».[12]

 

III. Inquiétude laïque, inquiétude morale

De Peter Ludwig Berger[13] : « L’idée selon laquelle nous vivons dans un monde sécularisé est fausse. Le monde d’aujourd’hui est aussi furieusement religieux qu’il l’a toujours été ». Cette proposition est en tout cas en résonance avec la très grande fécondité éditoriale de la sociologie du fait religieux, soit qu’il s’agisse de repenser le « paradigme de la sécularisation » tel qu’élaboré par Max Weber, soit qu’il s’agisse de penser ce que cette religiosité a – endogéniquement ou exogéniquement – de proprement moderne.

Voudrait-on faire une sociologie du contentieux porté devant les juridictions nationales européennes et devant la Cour européenne des droits de l’homme sous le chef de l’article 9 de la Convention (liberté de religion) que deux éléments en particulier sauteraient aux yeux. En premier lieu, il apparaît que la question du pluralisme religieux n’a plus vraiment le catholicisme pour point nodal en Europe (pas même en République d’Irlande ou en Italie), mais plutôt l’Islam, certains « surgeons du christianisme » (les témoins de Jéhovah, l’Église de l’unification, l’Église mormone, etc.), certains « nouveaux mouvements religieux » (Mouvement raëlien, Église de scientologie, etc.). D’autre part, l’on peut compter une dizaine de points de fixation contentieuse : le prosélytisme religieux ;[14]  l’intégrisme religieux ;[15]  le port des signes religieux dans les établissements publics d’enseignement ;[16]  le droit à des lieux de culte ;[17] le droit du patient de pratiquer son culte et de manifester ses croyances religieuses au sein des établissements de santé  (à travers notamment des refus d’actes médicaux fondés sur des convictions religieuses[18] ou à travers un choix de médecin traitant fondé sur des convictions religieuses) ; le droit au respect des croyances religieuses dans les rites et les cérémonies mortuaires (avec en particulier la question des « carrés musulmans » dans les cimetières) ; la lutte contre les groupements qualifiés de « sectaires » ;[19]  la conciliation entre la liberté d’expression et le droit au respect des croyances religieuses ;[20]  les entreprises de tendance religieuse et le choix de leurs sociétaires ou de leurs employés en fonction de considérations religieuses.[21] Enfin, ce dont la connaissance de ces litiges permet plus fondamentalement de prendre la mesure, c’est que les revendications dont les juges doivent ainsi juger de la légitimité sont relativement « politisées » par les « minorités » concernées, au point d’être précisément le terreau du débat entre « libéraux » (Rawls, Dworkin et autres) et « communautariens » (Taylor, Walzer et autres) sur la capacité de l’universalisme originellement constitutif du droit des États démocratiques de résorber les différences existant dans l’application du principe de l’égalité des droits.

Quant à l’inquiétude morale qui travaille le pluralisme contemporain, elle sourd des grands enjeux « éthiques » apparus depuis les années 1980 :  les prélèvements de tissus d’embryons et de fœtus humains morts à des fins thérapeutiques, diagnostiques et scientifiques ; les recherches et utilisation des embryons humains in vitro à des fins médicales et scientifiques ; l’expérimentation médicale et scientifique sur des sujets en état de mort cérébrale ; les expérimentations sur des malades en état végétatif chronique ; l’expérimentation médicale et scientifique sur des sujets en état de mort cérébrale ; les recherches sur l’embryon ; les réductions embryonnaires et fœtales ; la contraception chez les personnes handicapées mentales ; la stérilisation en tant que mode de contraception définitive ; la « fin de vie », l’arrêt de vie, l’euthanasie ; la conservation des corps de fœtus et enfants mort-nés ; l’accès aux origines, l’anonymat et le secret de la filiation ; la commercialisation des cellules souches humaines et autres lignées cellulaires… Devant les juges, l’inquiétude morale contemporaine sourd surtout de deux types de litiges : d’une part les litiges relatifs au « droit à l’enfant », ceux-ci intéressant – pour ne citer que des interdits français – la revendication de la procréation médicalement assistée avec tiers donneur pour les femmes, les demandes d’implantation d’embryons congelés ou de « gestation pour autrui », les demandes de reconnaissance de l’adoption homoparentale ; d’autre part les litiges intéressant les « mauvais usages » par l’individu de sa liberté, ceux-ci intéressant notamment les pratiques sadomasochistes ayant entraîné la mort d’autrui,[22] les clubs échangistes,[23] la prostitution et le débat entre « abolitionnistes » et réglementaristes », etc. Or, il est de fait que l’« autonomie de la volonté » des sujets juridiques est souvent ici préférée par les juges au « pluralisme » comme ressource argumentative, sans d’ailleurs que cela ne change fondamentalement grand chose à la dimension « paternaliste » ou « non-paternaliste » des décisions rendues dans ces matières.

[1] Extrait de : (sous la direction de Pascal Mbongo et Marie-Louisa Frick), PluralismusKonflikte – Le pluralisme en conflits. Französisch-Österreichische Begegnungen, Berlin, Lit, 2010.

[2] La sociohistoire de la figure de l’« individu » continue de faire crédit au grand historien de la Renaissance et de son Art, Jacob Burckhardt, de l’idée que l’homme du Moyen Âge « ne se connaissait que comme race, peuple, parti, corporation, famille, ou sous toute autre forme générale et collective » (Die Kultur der Renaissance in Italien [La Civilisation de la Renaissance en Italie], 1860).

[3] L. Dumont, Homo aequalis I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977 (rééd. : 2008). Dumont distingue, en effet, l’individu – en tant que réalité universelle – et l’individualisme, qu’il analyse comme système de valeurs. C’est à partir de cette distinction que Dumont développe sa célèbre distinction entre les sociétés holistes et les sociétés individualistes.

[4] L. Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983 (rééd. : 1991).

[5] M. Foucault, Histoire de la sexualité. III : Le souci de soi, 1984 (nouvelle édition : Gallimard, 1997). Par « attitude individualiste », Foucault entend « la valeur absolue qu’on attribue à l’individu dans sa singularité, et (…) le degré d’indépendance qui lui est accordé par rapport au groupe auquel il appartient ou aux institutions dont il relève ». La « valorisation de la vie privée » renvoie pour sa part à « l’importance reconnue aux relations familiales, aux formes de l’activité domestique et au domaine des intérêts patrimoniaux ». Quant aux « rapports à soi », ils s’entendent « des formes dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut ».

[6] L’expression est de N. Aubert (dir.), L’Individu hypermoderne, Toulouse, Éditions Érès, 2004.

[7] P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004.

[8] Mutatis mutandis, le référendum français sur le traité constitutionnel européen (2007) peut être analysé comme une manifestation paradigmatique de la souveraineté de ce « pouvoir d’évocation » du sujet démocratique.

[9] « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui e nuit pas à autrui » (article 4 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789).

[10] C’est la fameuse « marge nationale d’appréciation » que la Cour concède aux États dans certains types de litiges à très forte charge axiologique.

[11] Les juristes sont convenus de parler à ce propos de la « dimension évolutive et dynamique » de la Convention européenne des droits de l’homme, cette formule pour le mois curieuse (en tout cas pour qui a conscience de ce que l’interprétation juridique consiste constamment en de la création-recréation du texte interprété) étant somme toute une manière de prêter à la Convention européenne des droits de l’homme des propriétés d’avant-garde plutôt que de l’analyser comme une caisse de résonance des transformations à l’œuvre dans les sociétés européennes.

[12] L’expression est empruntée à M. Canto-Sperber : L’inquiétude morale et la vie humaine, Paris, P.U.F., 2001.

[13] (dir.), Le Réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001.

[14] Avec l’arrêt de référence de la Cour européenne en date du 25 mai 1993 (Kokkinakis c. Grèce).

[15] Avec l’arrêt de référence de la Cour européenne en date du 1er juillet 1997 (Kalac c. Turquie).

[16] Avec les arrêts Dahlab c. Suisse (2001), Leyla Sahin c. Turquie (2004 et 2005).

[17] La question de la construction des mosquées, puisque c’est d’elle dont il s’agit, se pose dans la plupart des États européens mais elle s’est cristallisée sous une forme particulière à la faveur de la votation populaire suisse du 29 novembre 2009 qui a introduit à l’article 72 de la Constitution suisse un paragraphe 3 au terme duquel « La construction de minarets est interdite ».

[18] La question s’est posée en France en termes vifs à propos de refus de transfusions sanguines par des témoins de Jéhovah.

[19] Les politiques publiques de « lutte contre certains mouvements sectaires » ont contre elle une donnée juridique de base : il est aussi impossible à un État membre de la Convention européenne des droits de l’homme de définir généralement la « religion » ou les « convictions religieuses » que de labelliser des croyances comme étant authentiquement « religieuses ». L’exclusion de ces deux méthodes signifie que c’est en principe à l’individu de définir le contenu et les modalités de « sa » « religion ». C’est à la lumière de cette impossibilité juridique – qui participe de la garante de la neutralité de l’État à l’égard des convictions religieuses – qu’il faut comprendre que même lorsque les juges reconnaissent aux pouvoirs publics un pouvoir d’information-prévention sur les dangers des « sectes », c’est sans préjudice de la faculté légale des groupements mis en en cause d’attaquer les pouvoirs publics pour violation ou pour offense aux convictions religieuses des membres du groupement. C’est cette même impossibilité juridique initiale qui explique, par exemple, que loi française du 12 juin 2001 « tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales » regorge d’énoncés plus ou moins alambiqués (et qui, au final, sont rarement sollicités par les tribunaux).

[20] Le moment européen de référence en la matière reste l’affaire des caricatures danoises de Mahomet : J. Klausen, The Cartoons That Shook the World, New Haven, Yale University Press, 2009.

[21] Les « entreprises de tendance » sont des groupements (paroisses, écoles religieuses, associations, partis, etc.) dans lesquelles « une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée » (Ph. Waquet, « Loyauté du salarié dans les entreprises de tendance », Gazette du Palais, 1996, p 1427). La défunte Commission européenne des droits de l’homme avait institutionnalisé cette notion d’entreprise de tendance dans une décision du 8 mars 1984 (Van der Heijden c. Pays-Bas), à propos du licenciement d’un employé d’une fondation  œuvrant en faveur de l’intégration des étrangers, mais qui était par ailleurs militant actif d’un groupement hostile aux étrangers. Il est admis que dans de telles entreprises, et singulièrement des entreprises à connotation religieuse, la liberté du salarié est moins grande que dans une entreprise « ordinaire ». Le salarié ne peut, même à l’extérieur du groupement, prôner une philosophie, avoir un comportement, des mœurs ou une vie familiale en contradiction flagrante avec l’objet ou l’idéologie de son entreprise (Cour de cassation française, 19 mai 1978, Dame Roy).

[22] Voir en particulier les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme : Lackey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni (19 février 1997) ; K.A. et A.D. c. Belgique (17 février 2005).

[23] Dans deux arrêts rendus le 21 décembre 2005, la Cour suprême du Canada a conclu à la licéité des clubs échangistes en donnant raison à deux propriétaires de clubs échangistes de Montréal, lesquels avaient été condamnés pour tenue de « maisons de débauche ».

De l’esclavage dans les colonies. L’affaire Douillard-Mahaudière (Cour d’assises de la Guadeloupe, octobre 1840).

Des esclaves dangereux pour la tranquillité des colons. Les archives de notre justice pénale regorgent des procès ayant eu cet objet, spécialement dans la période qui a séparé l’abolition de l’esclavage en métropole et son abolition dans les colonies (1848). Il en a déjà été question ici avec l’affaire du colon Prus. Il en est nouvellement question avec l’affaire Douillard-Mahaudière. 

I. Verbatim de l’affaire à la Gazette des tribunaux du 17 février 1841.

« M. Douillard-Mahaudière, propriétaire, demeurant à l’Anse-Bertrand, avait perdu successivement sa femme, 3 nègres, 1 négresse, et 281 têtes de bétail.

« Il attribua ses pertes à l’empoisonnement.

« Ses soupçons se portèrent sur Lucile, une de ses esclaves, parce qu’il avait consulté un devin, et qu’une autre esclave avait révélé la culpabilité dans l’œuvre du magnétisme.

«Fort de ces preuves, Douillard-Mahaudière, la fit jeter vivante dans une espèce de tombeau, présentant une grande ressemblance avec le tumulus antique.

« Il lui signifia qu’elle n’en sortirait que morte.

« Le cachot que Lucile était condamnée à ne plus quitter était entièrement privé d’air et de lumière ; elle ne pouvait s’y tenir que le corps courbé en deux ; elle couchait sur un plancher nu, superposé à la terre, au milieu des insectes dévorants des tropiques.

« On l’avait attachée, par ordre de son maître, à une barre de fer où se trouvaient deux jambières. Sa jambe et sa main gauche furent enfermées dans la même jambière ; sa main droite, placée dans un anneau mobile : elle passa une année entière dans cette cruelle position. Son embonpoint fit place à une affreuse maigreur, qui lui permit de retirer sa main gauche de la jambière; mais elle fit de vains efforts pour en retirer sa jambe.

« Un jour cependant, ayant senti une bête à mille pieds lui dévorer les chairs, elle parvint, excitée par la douleur, à se dégager en arrachant la pierre à laquelle sa chaîne était scellée. Découverte le lendemain, elle fut, par l’ordre de son maître, enferrée de nouveau.

« Le poids de son corps, reposant toujours sur les mêmes parties, elle était obligée de se servir de son bras droit comme point d’appui.

« On entrait une fois par jour, dans son cachot, à des heures inégales, pour lui apporter une petite quantité de farine de manioc, et de morue, qui représentait à peu près la moitié de la ration ordinaire d’un seul repas des nègres. L’infortunée serait morte d’inanition, sans l’humanité d’un nommé Lapierre et de Félicité, sa fille, qui, en apportant du linge blanc à sa mère, y cachait des aliments. Pendant seize mois, elle fut soumise à une privation non moins cruelle ; on lui donnait une ration d’eau si faible, qu’elle ne pouvait étancher sa soif.

« La justice fut informée qu’une esclave périssait dans le cachot de l’habitation Douillard-Mahaudière ; elle y fit une descente : les faits furent constatés, et des poursuites commencèrent.

« Néanmoins, elles furent suspendues et n’auraient pas été continuées, si le colon avait consenti à la déportation de son esclave ; mais il s’y refusa, pensant n’avoir usé que de son droit. »

Pour imprimer à ce récit fabuleux, qui nous reporterait à la barbarie du moyen âge, un caractère d’authenticité, le correspondant particulier de la Gazette des Tribunaux l’a étayé d’un acte d’accusation, d’un interrogatoire de l’accusé, et de dépositions de témoins. En regard des faits et de la procédure ainsi présentés, il a placé le verdict d’acquittement de la Cour d’assises de la Pointe-à-Pitre, l’ovation de l’accusé et de son avocat, portés en triomphes par les colons.

« La Cour se retire d’abord pour poser les questions et les résoudre. Elle revient ensuite avec un verdict d’acquittement. Les colons en masse se précipitent vers M. Grandpré, dont ils pressent avec effusion la main. Douillard-Mahaudière est enlevé du banc des accusés et transporté jusqu’à l’hôtel des Bains, situé en face le Palais de Justice. Bientôt après, il monte dans son cabriolet et parcourt les rues de la Pointe-à-Pitre. Ses amis se portent en foule devant la maison du défenseur, et là crient avec enthousiasme : Vive Grandpré ! »

À la tête de ces messieurs on remarquait un conseiller colonial et vice-président de cette assemblée » (Gazette des Tribunaux du 17 février.)

II. La défense rétrospective de Douillard-Mahaudière (et des colons esclavagistes) par Adolphe Jollivet, député.

Le but de mon Précis est d’établir que tous les faits imputés à M. Douillard-Mahaudière sont faux, à l’exception de la détention de Lucile, dont j’expliquerai la cause et la durée.

Que le correspondant particulier de la Gazette des Tribunaux a tronqué l’acte d’accusation ; qu’il a dénaturé l’interrogatoire ; qu’il a altéré les dépositions ; qu’il en a supprimé treize en entier, parce qu’elles étaient favorables à l’accusé (1). Ce n’est pas dans des correspondances particulières, que j’irai chercher mes preuves ; je les trouverai exclusivement dans un acte authentique, dans le procès-verbal des séances de la Cour d’assises, signé par le président et parle greffier,| et dont j’ai pris connaissance au ministère de la marine.

Il est vrai que M. Douillard-Mahaudière a fait détenir, pendant 22 mois, son esclave Lucile. Personne ne le conteste, mais il faut qu’on connaisse les causes de cette détention prolongée. M. Douillard avait perdu sa femme ; sa mort fut généralement attribuée au poison. Il perdit depuis entre 1837 et 38, trois noirs et une négresse. Il perdit également 63 boeufs, 38 mulets, 30 vaches et génisses, 160 moutons. Il fut constaté que ces pertes avaient pour cause le poison. Plusieurs circonstances attirèrent les soupçons sur Lucile, que M. Douillard venait de refuser d’affranchir. On va juger si ces soupçons étaient fondés.

Le 9e témoin entendu devant la Cour d’assises, Philippe, a déposé :

« Que Lucile avait cherché à l’accuser d’empoisonnement; qu’elle lui avait dit plusieurs fois que toute petite qu’elle était, elle était capable de faire périr quelqu’un à qui elle en voulait; que tout le monde sur l’habitation la regardait comme sorcière et prophète (synonymes d’empoisonneuse), et qu’il a toujours pensé que Lucile est une empoisonneuse. »

Les 15e, 16e, 17e, 18e et 19e témoins, Adrienne, Marie-Thérèse, Annette, Madeleine et Andrèze, déposent que «pendant que Lucile était au cachot, l’habitation n’a fait aucune perte; que Lucile était détestée par l’atelier à cause de sa mauvaise langue, et que tout le monde disait que c’était une empoisonneuse. »

Le correspondant particulier de la Gazette des Tribunaux a supprimé en entier les dépositions de ces cinq témoins ; il ne lui convenait pas qu’on sût que Lucile passait aux yeux de tous pour une empoisonneuse.

Il ne lui convenait pas qu’on sût que les empoisonnements ont continué tant que Lucile a été libre ;

Qu’ils ont cessé dès qu’elle a été détenue.

Le 32e témoin, M. Barbotteau, propriétaire, a déposé « que M. Douillard-Mahaudière perdait beaucoup de bestiaux, et que ces pertes n’ont cessé que depuis l’incarcération de Lucile. »

Pour infirmer son témoignage, le correspondant particulier imagine de le faire parent de l’accusé, ce que ne constate pas et ce qu’eût constaté le procès-verbal d’audience, si cette parenté eût été réelle.

Le 23e témoin, madame veuve Théophile, rentière, dépose « que pendant qu’elle donnait des soins à la dame Douillard-Mahaudière, gravement malade au Port-Louis, elle a vu venir Lucile deux ou trois fois chez sa maîtresse, mais que celle-ci paraissait la recevoir avec répugnance. Le témoin ignore la cause de la maladie de la dame Douillard ; seulement elle a entendu dire dans le public qu’elle est morte empoisonnée ; mais on ne lui a jamais dit que ce fût par suite du poison que lui avait donné Lucile.

« Lucile interpellée déclare d’abord qu’elle n’est point allée au Port-Louis pendant la maladie de la dame Douillard-Mahaudière ; ensuite elle dit qu’elle y est allée deux fois ; elle sait aussi que lorsque sa maîtresse est morte, les domestiques de la maison, et notamment Annette, l’ont accusée de l’avoir empoisonnée, mais que tout cela est faux. »

L’opinion générale que Mad. Douillard-Mahaudière était morte empoisonnée, la répugnance que son approche causait à Mad. Douillard, les tergiversations de Lucile, sa dénégation d’avoir approché de sa maîtresse malade, l’aveu qu’elle en fait ensuite, les accusations de tous les domestiques portées contre Lucile…..

Voilà ce qui résulte de la déposition de Mad. veuve Théophile et des réponses de Lucile.

Le correspondant a supprimé en entier la déposition de Mad. veuve Théophile, et des réponses de Lucile.

Le 24e témoin, Cherat-Franville, propriétaire à l’Anse-Bertrand, dépose « qu’il a assisté aux derniers moments de la dame Douillard-Mahaudière ; tout le monde disait alors que Lucile avait empoisonné sa maîtresse. La dame Douillard en était convaincue ; on le disait à M. Douillard-Mahaudière, qui ne voulait pas croire au poison. » Le correspondant a supprimé cette déposition.

Le 25e témoin, M. Boisaubin, négociant à la Pointe-à-Pitre (ancien membre du conseil privé) dépose « qu’en 1837, les habitations Bonne-Veine et Douillard-Mahaudière, qui sont limitrophes, étaient dans l’état le plus prospère, mais cette prospérité fut de courte durée, grâce à une société d’empoissonneurs qui vint tenir ses séances à Bonne-Veine.

« Qu’un nègre nommé Pierre, traduit devant la Cour d’assises de la Pointe-à-Pitre, avait été condamné pour cause d’empoisonnement ; que ce nègre, après la condamnation, livra à la justice la liste de ses complices, liste qui fut envoyée par le gouverneur à tous les chefs de division de la colonie; qu’en tête de cette liste figuraient les noms du nègre Louis et de la mulâtresse Lucile; que le nègre Louis fut surpris un jour cherchant à empoisonner un bœuf, mais qu’au moment où il allait faire des révélations, il mourut lui-même dans la même journée, victime du poison ; que des quatre nègres qui avaient arrêté Louis, deux moururent deux ou trois jours après. »

C’est la révélation de Pierre, complice de Lucile ; c’est cette liste sur laquelle figurait son nom, liste adressée par le gouverneur à tous les commandants de quartiers, qui ont amené Douillard-Mahaudière à penser que Lucile était coupable, Douillard-Mahaudière , qui jusque-là (M. Cherat Franville le déclare) ne voulait pas croire au poison, ne pouvait pas se résoudre à accuser Lucile, quoique tout le monde l’accusât.

À la révélation judiciaire faite par un complice, à la dénonciation officielle du gouverneur, qui certes étaient de nature à agir sur la conviction d’un homme sensé…. le correspondant particulier substitue les révélations d’un devin que M. Douillard- Mahaudière aurait consulté, et des visions magnétiques !

N’est-ce pas là, je le demande, une odieuse plaisanterie ?

L’excusera-t-on parce qu’elle est faite aux dépens d’un colon ?

Comprendra-t-on qu’il se soit rencontré un homme assez pervers pour l’inventer ?

Un journal assez facile pour la publier ?

Dés lecteurs assez simples pour la croire ?

Le correspondant ne s’arrête pas là dans ses inventions— il invente des dépositions.

Déposition du docteur Souques, suivant la Gazelle des Tribunaux :

« Madame Douillard était atteinte d’une maladie organique à laquelle elle a succombé ; elle ne voulait prendre aucun remède ; elle avait une idée fixe, c’était que Lucile l’avait frappée de quelque maléfice. Elle est morte persuadée qu’elle était empoisonnée ; mais le docteur Souques n’a rien observé qui justifiât cette idée qui était chez elle une monomanie. »

La déposition du docteur Souques recueillie par le greffier ne dit pas un mot de ce qu’on lit dans la Gazette.

La variante valait la peine qu’on l’inventât puisqu’elle absolvait Lucile de l’empoisonnement de sa maîtresse morte d’une maladie organique, sans aucun symptôme d’empoisonnement.

On ne prévoyait pas que le ministre de la marine recevrait le procès-verbal authentique des débats de la Cour d’assises, — et que la comparaison de la déposition de la Gazette avec la déposition recueillie par le greffier, constaterait des altérations, des additions criminelles.

On connaît maintenant la gravité des motifs qui ont déterminé M. Douillard à faire détenir Lucile.

Il me reste à dire les raisons qui ont prolongé sa détention.

Douillard n’avait d’autres indices contre Lucile que la révélation de Pierre, condamné pour empoisonnement, la liste sur laquelle le nom de Lucile était inscrit, et l’opinion générale de l’atelier.

Quelque idée qu’on se fasse ici de la justice coloniale, ces indices auraient paru insuffisants pour déterminer une condamnation, même contre une esclave. Lucile déférée aux tribunaux eût été acquittée.

Cependant Douillard-Mahaudière, voyait sans pouvoir l’empêcher, le poison exercer chaque jour, et depuis deux ans, ses ravages sur son habitation.

Quiconque a vécu dans les colonies, sait que les poisons végétaux y abondent ; que les noirs les emploient sans scrupule ; que ces poisons ne laissent après eux aucune trace ; et que la certitude de périr par le poison, intimide les témoins, assure l’impunité.

Exposé dans sa fortune, dans sa famille, dans la personne de ses enfants, sans que les tribunaux pussent lui venir en aide, que devait faire Douillard-Mahaudière?

Un journal (Le Courrier Français du 22 février) lé dit : il fallait qu’il demandât la déportation de Lucile au gouverneur.

Et c’est précisément ce qu’il a fait.

Le 30e témoin, M. Joseph Papin, dépose « que M. le procureur du roi lui a dit à l’Anse-Bertrand qu’il avait promis à l’accusé de faire déporter Lucile. »

Le 22e témoin, M. Ferry, négociant, dépose « qu’il avait été chargé de voir M. le procureur du roi, de la part de M. Douillard-Mahaudière, pour lui rappeler la promesse qu’il lui avait faite de déporter Lucile. »

Enfin, le procureur du roi lui-même, et sa déclaration a été recueillie par la Gazette des Tribunaux des 15 et 16 février, dit ; « Je n’ai pu promettre à l’accusé de faire déporter Lucile, parce que ce droit ne m’appartient pas. C’est une mesure de haute police réservée au gouverneur; j’ai seulement dit à Mahaudière :

« Si vos soupçons contre Lucile se vérifient, je promets d’appuyer votre demande en déportation. »

Douillard-Mahaudière, a, comme le prouve le témoignage de M. Ferry, fait rappeler au procureur du roi sa promesse, sinon de déporter, du moins de faire déporter Lucile par le gouverneur. Il a employé d’autres intermédiaires auprès du gouverneur, mais n’en a jamais reçu que des réponses évasives. Pouvait-il, en attendant la déportation qu’il sollicitait avec persévérance, mettre en liberté celle qu’il avait lieu de croire l’auteur de la mort de sa femme, de ses esclaves, la cause de sa ruine ?

Veut-on savoir le motif qui a empêché le gouverneur d’accorder la déportation? Ce n’est pas l’absence de pouvoirs :

Ils sont écrits dans l’ordonnance du 9 février 1827, article 75, qui permet « aux gouverneurs des Antilles, de Cayenne et de Bourbon, d’envoyer au Sénégal les « esclaves reconnus dangereux pour la tranquillité des « colonies. »

Si le gouverneur de la Guadeloupe n’a pas usé de ses pouvoirs, s’il a refusé la déportation de Lucile, c’est qu’il a craint la presse, la tribune métropolitaine. Il a craint qu’on ne représentât toute déportation comme un acte arbitraire, tyrannique, alors même qu’elle rétablirait la sécurité dans la colonie, ou que, comme celle de Lucile, elle assurerait le salut d’une habitation.

J’ai dit les causes qui ont prolongé la détention de Lucile, détention connue de l’autorité locale, du maire, témoin entendu dans le procès, et qui a déclaré l’avoir approuvée, également connue du procureur du roi et du gouverneur, puisque M. Douillard-Mahaudière leur avait démandé de la convertir en déportation.

Si la justice a été informée qu’une esclave périssait dans le cachot de l’habitation Douillard-Mahaudière (expressions du correspondant), c’est donc Douillard-Mahaudière lui-même qui l’a fait connaître à la justice. Voyons enfin ce qu’était ce fameux cachot qu’on a comparé à un tombeau destiné à engloutir des victimes vivantes.

Ce n’est pas sans raison que le correspondant de la Gazette a toujours employé l’expression de cachot, qui, chez nous, dans son acception usuelle veut dire prison souterraine: et simple prison ou salle disciplinaire aux colonies.

Il n’y a point de prison souterraine sur les habitations des colons, et la prison de l’habitation Douillard était comme toutes les autres, au niveau du sol.

Le premier témoin, le docteur Souque dépose, que « le cachot de l’habitation Douillard-Mahaudière est « établi dans de bonnes conditions, et qu’il ressemble « à ceux de toutes les autres habitations. »

Le 31e témoin, M. Clavier, dépose « que le cachot de M. Douillard-Mahaudière est infiniment meilleur que celui de Fleur-d’Epée où l’on enferme de braves soldats.

Le juge d’instruction appelé à l’audience en vertu du pouvoir discrétionnaire, déclare que l’air pénétrait dans le cachot qui ne fermait pas hermétiquement.

L’acte d’accusation même reconnaît que le cachot était éclairé par une ouverture haute de 83 centimètres, large de 50 centimètres.

Maintenant croira-t-on que le correspondant ait eu la hardiesse de fabriquer un interrogatoire, et de mettre dans la bouche du président de la Cour d’assises ces paroles : Douillard-Mahaudière « votre cachot est affreux ; pas d’air, pas de soupiraux; c’est une tombe destinée à ensevelir des personnes vivantes !

Le 4e témoin, Albert, commandeur de l’habitation, dépose « que c’est lui qui a enferré Lucile, mais que la main gauche était à côté de la jambe gauche dans un anneau séparé et non au-dessus. »

Le témoin ajoute « que si son maître lui avait donné l’ordre de gêner la main gauche de Lucile, c’était pour l’empêcher de s’étrangler, mais que lui, Albert, qui connaissait bien Lucile, savait que ce n’était pas au monde à s’étrangler; aussi lorsque huit jours après il revint au cachot voir Lucile par ordre de son maître, il la trouva libre de ses fers, et ne fit rien pour l’enferrer de nouveau.

« Tous les huit jours son maître l’envoyait au cachot pour savoir comment Lucile y était, et il lui répondait : bien! La seconde porte du cachot n’était jamais fermée, et au-dessous de celle qu’on fermait on faisait passer à Lucile du linge et des aliments. Lucile avait un réchaud; elle faisait sa cuisine; elle avait deux draps et un traversin fait avec de la bagasse; elle couchait sur un plancher en madriers.

« Chaque fois que le témoin est entré, il l’a trouvée cousant et faisant du linge ; enfin elle n’a pas gardé ses fers plu® de huit jours et elle a constamment reçu les aliments et l’eau nécessaires à sa subsistance. »

Lucile confrontée avec le témoin et interpellée de s’expliquer sur chacun des faits qu’Albert venait de déclarer, répond que ces faits sont vrais.

Le correspondant altère la déposition du commandeur Albert.

Albert a dit que son maître l’envoyait au cachot pour savoir comment Lucile y était.

Il transforme cet acte d’humanité en un acte de sévérité, fort habilement, par l’addition d’un seul mot; voici sa version :

Mon maître m’envoyait au cachot pour savoir comment Lucile y était ferrée !

Quant aux aveux si importants de Lucile, qui renversent de fond en comble l’odieux échafaudage de l’accusation; qui démentent les descriptions mélodramatiques du tumulus, de l’affreux cachot sans air, sans soupiraux; l’enchaînement pendant une année entière ; l’histoire de la bête à mille pieds ; la privation d’eau et de nourriture : le correspondant de la Gazette a cru devoir les passer sous silence.

Le 14e témoin, Lapierre, propriétaire, dépose « que Célina, fille de Lucile, lui a dit qu’elle était chargée de vendre du fil, des bretelles et des chemises que sa mère faisait dans son cachot.

Lucile interpellée avoue ce fait, et convient qu’elle voyait assez clair dans son cachot pour y travailler, mais seulement lorsqu’il n’était fermé que par une seule porte.

Déposition de M. Lapierre ; aveux de Lucile supprimés par le correspondant.

Le 10e témoin. Petit François, dépose « qu’il a été chargé d’apporter la nourriture à Lucile; que celle-ci n’avait plus de fers aux mains, le second ou le troisième jour; qu’elle faisait sa cuisine dans son cachot, et qu’elle y travaillait à la couture.

La déposition de Petit-François est supprimée par le correspondant de la Gazette.

Le 11e témoin, Alfred, dépose « qu’il a été chargé de porter à Lucile sa nourriture, et que lorsqu’elle était dégoûtée de sa nourriture ordinaire, il lui portait de temps à autre du pain, du bouilli, du poisson mariné, et du vin; que ces douceurs provenaient tantôt de la libéralité de son maître, tantôt de celle de la ménagère de la maison; que Lucile recevait aussi des aliments de ses enfants par le dessus de la porte du cachot, où la main et le bras pouvaient facilement passer. »

Lucile interpellée de s’expliquer, dit que ces faits sont vrais; mais elle soutient que les douceurs qu’elle recevait dans son cachot, ne lui étaient point apportées par Alfred, mais par sa fille Félicité.

Le correspondant de la Gazette des Tribunaux a altéré une partie de la déposition d’Alfred et supprimé en entier les aveux de Lucile.

Mais s’il supprime les dépositions favorables à M. Douillard-Mahaudière, en revanche il crée des interpellations et des réponses dans le but de l’incriminer. Il suppose que M. l’assesseur Corneille aurait demandé au témoin Saint-Germain :

– Peut-on rester debout dans le cachot ? Vous par exemple ?

– Réponse. Non.

– Demande. Et Lucile?

– Réponse. Non plus, elle ne pouvait y rester que courbée.

– M. le Président. Greffier, prenez note de cette déclaration du témoin.

Demandes de l’assesseur, réponses du témoin, injonction du président au greffier ; tout cela est faux, et la fausseté est établie par le procès-verbal officiel des séances tenu par le greffier, signé par le président, et qui garde sur cet incident imaginaire le silence le plus complet.

L’interrogatoire est caricaturé de la manière la plus indigne, pour déverser à la fois le ridicule et l’odieux sur M. Douillard-Mahaudière.

On lui fait demander par le président s’il avait assigné un terme à la sépulture de cet être humain.

Réponse. Aucun.

Demande. Vous êtes-vous informé de Lucile pendant sa détention ? , Réponse. Jamais.

Demande. La visitiez-vous?

Réponse. Je ne l’aurais visitée que pour lui tirer un coup de pistolet.

Demande. Ne reconnaissez-vous pas que votre cachot était affreux ? Ne frémissez-vous pas à l’idée que, par votre ordre, une créature humaine y a été engloutie vivante?

Réponse. (L’accusé agile son éventail, et se fait verser de l’eau sur la tête.)

Demande. Vous ne voulez donc pas répondre?

L’’accusé vivement et comme se réveillant: Oui ! oui ! (hilarité.) »

N’est-il pas évident que ce prétendu interrogatoire, dont on ne trouve aucune trace dans le procès-verbal officiel, a été fabriqué dans le but de représenter M. Douillard-Mahaudière comme un monstre chez qui l’imbécillité le dispute à la cruauté ?

Douillard un homme cruel.

Tous les témoins ont fait l’éloge de son caractère humain et généreux.

Je n’en citerai que deux.

«M. Nicolai, curé de la paroisse de l’Anse-Bertrand, 2e témoin, « rend hommage à sa bonne réputation et à sa charité envers les habitants malheureux du PortLouis ; c’est, dit-il, le père de ses esclaves et la providence du malheureux de son quartier. »

13e témoin. Félicité, fille de Lucile, « déclare qu’elle et toute sa famille ont été comblées de bienfaits par M. Douillard-Mahaudière. »

Tel est le caractère de l’homme qui a été odieusement diffamé par un compte-rendu infidèle !

Et dans l’intérêt d’une malheureuse que la voix publique, les révélations judiciaires d’un complice, la dénonciation officielle du gouverneur accusent d’empoisonnement !

Est-ce dans un but philanthropique, par compassion pour une pauvre esclave, qu’on a tronqué l’acte d’accusation, caricaturé l’interrogatoire, falsifié, supprimé, inventé des dépositions ; qu’on a représenté les colons comme des maîtres cruels, jetant leurs esclaves dans des cachots, sur les soupçons les plus frivoles, les torturant à plaisir, s’arrogeant sur eux un droit de vie et de mort?

Assurément, non.

Mais on espère arriver de la sorte plus facilement et plus promptement à l’abolition de l’esclavage.

Ce sont là d’indignes calculs, d’odieux moyens.

Je dirai aux abolitionnistes : « Vous voulez dépouiller les colons de la propriété qu’ils ont reçue de leurs pères, que leur ont garantie nos lois !

« Attaquez-la, mais franchement, mais ouvertement, et ne soyez pas étonnés qu’ils se défendent ; mais n’encouragez pas les délations et les correspondances anonymes qui travestissent et calomnient les mœurs coloniales.

Ce n’est pas là, ce n’est pas dans les séances des Cours d’assises qu’on étudie les mœurs d’un pays. étudiez-les dans les récits des négociants, des officiers de marine, des fonctionnaires publics européens qui ont visité les colonies ; ils vous diront tous que les Créoles sont généreux, hospitaliers, pleins de douceur el de bonté pour leurs esclaves; que toutes les rigueurs de l’ancienne législation ont disparu. Que loin d’abuser de leur autorité* ils usent rarement des armes que les lois leur ont données pour la maintenir.

Écoutez les témoignages publics que leur donne le représentant de la métropole près la colonie à laquelle appartient M. Douillard-Mahaudière ;

Il connaît les colons, il a vécu longtemps au milieu d’eux, et sans partager toutes leurs idées, il sait du moins leur rendre justice.

Lisez le discours que M. Jubelin, gouverneur de la Guadeloupe, a prononcé, le 5 janvier dernier, lors de la clôture du conseil colonial :

« En ce qui touche des matières qui intéressent plus profondément les destinées du pays (la question d’émancipation des esclaves), les communications qui vous ont été faites et les documents placés sous vos yeux avaient nettement fixé l’état de la question. L’initiative prise par le gouvernement est d’ailleurs un fait dont personne ne peut méconnaître la signification et la portée. Je désire que les résolutions du Conseil répondent aux exigences de la situation; mais en respectant vos convictions, je persévère dans celles qui ont inspiré mes actes et mon langage.

À chacun son devoir ; le mien était de vous avertir ; je l’ai rempli.

Et mon dévouement à la cause coloniale est d’une date assez ancienne pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mes avertissements, ici comme ailleurs.

« Quoi qu’il en soit, je me plais à reconnaître que vos délibérations ont été généralement aussi calmes que leur objet était grave; d’un autre côté, l’ordre, la paix et le travail n’ont été troublés sur aucun point de la colonie. Votre retour au milieu de vos ateliers continuera à maintenir un état de choses qui honore le pays, et où se révèlent à la fois l’humanité des planteurs et le bien-être du reste de la population. »

Paris, 3 mars 1841.

JOLLIVET, Délégué de la Martinique.

(1) Les dépositions supprimées sont celles des témoins Lapierre, Fapin, Blancourt, Petit François, Adrienne, Marie-Thérèse, Annette, Madeleine, Andrèzc, veuve Théophile, Cherat Franville, Guéry et Michelon.

Adolphe Jollivet, Précis de l’affaire Douillard-Mahaudière, adressé à la Chambre des Députés, 1841.

 

Première image : Circulaire du préfet colonial de la Guadeloupe du 6 prairial an XI (26 mai 1803) pris en application de l’arrêté consulaire de Bonaparte rétablissant l’esclavage à la Guadeloupe (16 juillet 1802).

« Originalism is the rage, but Constitution’s authors had something else in mind »

WIKICOMMONS
Howard Chandler Christy’s painting of the signing of the United States Constitution is displayed in the east grand stairway of the House wing of the US Capitol.

AMERICANS OFTEN FIXATE on the origins of their Constitution. Indeed, before the confirmation hearings for the high court’s newest Justice Brett Kavanaugh took an unexpected turn, we found ourselves preoccupied with its birth yet again.

Kavanaugh, after all, like so many recent Republican nominees to the Supreme Court, embraces constitutional originalism — the theory that the Constitution must be interpreted today in accordance with the meaning it had at its inception.

Originalism continues to surge in popularity, winning converts across the federal judiciary, law school faculties, and the political ranks, while the Supreme Court often decides cases based ostensibly on what the Constitution meant to those who conceived it — most prominently of late in the 2008 Second Amendment case District of Columbia v. Heller. As the Kavanaugh hearings reminded us, Americans’ preoccupation with our Constitution’s birth fuels relentless struggles over the Founders’ intent, the Constitution’s original meaning, and the nation’s foundational values.

Despite this outsized attention, crucial features of the Constitution’s creation remain obscure. It is often assumed that the Constitution was fully created in 1787 and 1788 when it was written and ratified. But when it initially appeared, it was shrouded in uncertainty. Not only was the Constitution’s meaning unclear but, far more significantly, it was unclear what the Constitution itself actually was.

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Histoire. Égalité v. Propriété = Babeuf c. Thermidor

On trouvera ci-après deux textes qui se répondent d’une certaine manière. Le premier texte est un extrait du discours prononcé par le thermidorien Boissy d’Anglas à la Convention le 23 juin 1795, des lignes qui définissent parfaitement la philosophie de la Constitution de l’an III (texte remarquable spécialement pour sa Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen). Définissant une vision radicalement différente de l’ordre politique et social, le deuxième texte, Analyse de la doctrine de Babeuf, tribun du peuple : proscrit par le Directoire exécutif pour avoir dit la vérité, 1796, se voit accorder une certaine importance par Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution. La paternité en est généralement attribuée à Philippe Buonarroti même si Jaurès indique que Babeuf a reconnu à son procès l’avoir visé. Le texte fut affiché et distribué à Paris sous la forme d’un imprimé au printemps 1796 dans le contexte de la Conjuration des égaux fomentée contre le Directoire par Gracchus Babeuf et ses partisans.

Boissy d’Anglas, discours à la Convention, 23 juin 1795 :

« Nous devons être gouvernés par les meilleurs ; les meilleurs sont le plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. Or, à bien des exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui possèdent une propriété… et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne une éducation qui les a rendus propres à discuter, avec sagacité et justesse, les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie… Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social ».

Philippe Buonarroti, Analyse de la doctrine de Babeuf, tribun du peuple : proscrit par le Directoire exécutif pour avoir dit la vérité, 1796 :

La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens.

Le but de la société est de défendre cette égalité souvent attaquée par le fort et le méchant dans l’état de nature et d’augmenter, par le concours de tous, les jouissances communes.

III. La nature a imposé à chacun l’obligation de travailler : nul n’a pu, sans crime, se soustraire au travail.

Les travaux et la puissance doivent être communs.

Il y a oppression quand l’un s’épuise par le travail et manque de tout, tandis que l’autre nage dans l’abondance sans rien faire.

Nul n’a pu, sans crime, s’approprier exclusivement les biens de la terre ou de l’industrie.

VII. Dans une véritable société, il ne doit y avoir ni riches ni pauvres.

VIII. Les riches qui ne veulent pas renoncer au superflu, en faveur des indigents, sont les ennemis du Peuple.

Nul ne peut, par l’accumulation de tous les moyens, priver un autre de l’instruction nécessaire pour son bonheur : l’instruction doit être commune.

Le but de la Révolution est de détruire l’inégalité et de rétablir le bonheur de tous.

La Révolution n’est pas finie, parce que les riches absorbent tous les biens et commandent exclusivement, tandis que les pauvres travaillent en véritables esclaves, languissent dans la misère et ne sont rien dans l’état.

XII. La Constitution de 93 est la véritable loi des Français : Parce que le Peuple l’a solennellement acceptée : Parce que la Convention n’avait pas le droit de la changer : Parce que, pour y parvenir elle a fait fusiller le Peuple qui en réclamait l’exécution : Parce qu’elle a chassé et égorgé les députés qui faisaient leur devoir en la défendant : Parce que la terreur contre le peuple et l’influence des émigrés ont présidé à la rédaction et à la prétendue acceptation de la constitution de 1795, qui n’a eu pour elle pas même la quatrième partie des suffrages qu’avait obtenu celle de 1793 : Parce que la constitution de 1793 a consacré les droits inaliénables pour chaque citoyen de consentir les lois, d’exercer les droits politiques, de s’assembler, de réclamer ce qu’il croit utile, de s’instruire et de ne pas mourir de faim ; droits que l’acte contre-révolutionnaire de 1795 a ouvertement et complètement violés.

XIII. Tout citoyen est tenu d’établir et de défendre, dans la constitution de 1793, la volonté et le bonheur du peuple.

XIV. Tous les pouvoirs émanés de la prétendue constitution de 1793 sont illégaux et contre-révolutionnaires.

Ceux qui ont porté la main sur la constitution de 1793, sont coupables de lèse-majesté populaire.

Sur Thermidor et le Directoire

Sur la Constitution du 5 fructidor an II

Contexte :

La Convention montagnarde. 1. 24 juin 1793. Constitution montagnarde. 2. Des invasions étrangères menacent ou se font (Anglo-Hollandais/Dunkerque ‒ Autrichiens/Condé et Valence ‒ Prussiens/Loraine ‒ Piémontais & Autrichiens/Dauphiné ‒ Espagnols/Roussillon) 3. Des rébellions et résistances internes (royalistes pour une part seulement) se forment, notamment en Normandie dont est originaire Charlotte Corday (Marat est assassiné le 13 juillet 1793) : massacres de Lyon, exécutions à Nantes. 4. La guerre de Vendée. En Vendée, la rébellion est catholique et royaliste. Elle mobilise 40.000 hommes qui s’emparent d’Angers en particulier mais échouent à Nantes. Paris réunit une « armée de l’Ouest » pour combattre les Vendéens dont la défaite est scellée le 23 décembre 1793 à Savenay 5. La chouannerie. 6. L’état d’exception – La Terreur (10 mars 1793 : loi établissant à Paris un Tribunal criminel révolutionnaire ‒ 17 septembre 1793 : la loi des suspects) : arrestations massives – condamnations expéditives (16 octobre 1793 : exécution de Marie-Antoinette) 7. 10 octobre 1793. Suspension de la Constitution montagnarde. Proclamation du « gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ». → Les trois « comités » du gouvernement révolutionnaire : le Comité de Salut public ‒ le Comité de Sûreté générale ‒ le Comité de surveillance → L’état d’exception – La Grande Terreur (loi du 22 prairial : 10 juin 1794).

Thermidor : 1. Le 8 thermidor (26 juillet 1794). Célèbre discours de Robespierre devant la Convention sur les « fripons » qui compromettent la cause révolutionnaire : punir les traîtres, épurer le gouvernement révolutionnaire ; 2. Le 9 thermidor (27 juillet 1794). Séance confuse à la Convention au cours de laquelle l’arrestation de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just sont adoptée ; 3. Le 10 thermidor (28 juillet 1794). Arrestation des Robespierristes. Exécution (guillotine) de 22 d’entre eux dont Robespierre, Couthon, Saint-Just, 83 autres seront exécutés plus tard.

La Constitution de l’an III (1795) : 1. Adoption par la Convention le 22 août 1795 (5 fructidor an III) de la Constitution de l’an III ‒ 2. 26 octobre 1795 (4 brumaire an IV) : séparation de la Convention et débuts effectifs du Directoire

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Les réunions, rassemblements et groupements extrémistes au prisme de la liberté de réunion et d’association

Par hypothèse, une réunion, un rassemblement ou un groupement peut être « extrémiste » : ou bien parce qu’il (elle) promeut une idéologie, une doctrine, des croyances, des opinions, des valeurs ou des intérêts particuliers (dimension idéologique ou dogmatique) ; ou bien parce qu’il (elle) éprouve ou envisage d’éprouver des moyens ou des méthodes particuliers (dimension comportementale). Les deux situations demandent a priori à être distinguées : une idéologie, une doctrine, des opinions, des croyances, des valeurs ou des intérêts « extrémistes » peuvent être promus dans des rassemblements et des groupements pacifiques, voire festifs ; des rassemblements et des groupements violents ou armés peuvent se former à l’appui d’une idéologie, d’une doctrine, d’opinions, de valeurs ou d’intérêts « non-extrémistes ». Pour autant, l’on ne saurait considérer ab initio que des rassemblements ou des groupements violents ou armés ressortent exclusivement du maintien de l’ordre, sans aucune considération des libertés d’expression (la liberté d’expression proprement dite, la liberté de réunion, la liberté de manifestation, la liberté d’association[1]) puisque, dans certains cas, le recours à la violence ou l’usage de la force peuvent participer d’une doctrine, d’une opinion ou d’un système de valeurs, soit qu’il s’agisse de promouvoir un idéal « révolutionnaire » (qu’il s’agisse d’un idéal révolutionnaire laïque ou d’un idéal révolutionnaire religieux comme dans le Djihad), soit qu’il s’agisse de « résister à l’oppression »[2].

Rapportée au libéralisme institutionnel, la question de la saisie par le droit des discours et des sociabilités « extrémistes » ne se pose fondamentalement que dans les sociétés politiques et les ordres juridiques qui, tels les sociétés et les ordres juridiques des États européens conçoivent des immixtions des pouvoirs publics dans le marché des idées et le contenu des discours. Cette question ne se pose donc guère aux États-Unis, qui pensent « en bloc » la liberté d’expression, la liberté de réunion et de manifestation – d’où leur juxtaposition dans la Constitution fédérale (Premier Amendement) – et qui n’admettent donc pas que les pouvoirs publics puissent restreindre des groupements, des réunions ou des manifestations en raison de la nature des opinions, des croyances, des idéologies professées (du moins tant qu’il s’agit de discours protégés par le Premier Amendement[3]) : aucun groupement ne peut ainsi être interdit(e) ou restreint dans sa liberté tant qu’il ne promeut pas des discours incitatifs à la commission d’actions illégales[4] ; aucun groupement, aucune réunion, aucune manifestation ne peut ainsi être interdit(e) tant qu’il (elle) est pacifique, autrement dit tant qu’il (elle) ne trouble pas la paix publique. Ce n’est qu’à défaut de cette exigence du caractère pacifique qu’une ingérence des pouvoirs publics est envisageable ; encore cette ingérence doit-elle vouloir répondre à un « danger clair et présent » (clear and present danger) ou vouloir conjurer une « incitation imminente à la commission d’une action illégale »[5].

Qu’est-ce qui fait qu’une réunion, un rassemblement ou un groupement[6] peut être qualifié(e) d’extrémiste ? Cette qualification a deux propriétés de base. D’une part, elle place nécessairement celui qui l’éprouve en situation d’extériorité et de surplomb moral par rapport à ceux dont il parle (ceux qui sont perçus comme « extrémistes » par les autres s’auto-qualifient eux-mêmes rarement d’« extrémistes », mais plutôt, le cas échéant, de « radicaux »[7]). D’autre part, elle sourd d’un idéal de modération dont l’assise sociale est historicisée et indexée à des variations socioculturelles[8]. Ces deux considérations éclairent sans doute le fait que les droits des États démocratiques et libéraux utilisent rarement ce syntagme, même dans leurs dispositifs constitutionnels ou législatifs définissant l’état d’exception ou la défense de l’ordre constitutionnel. L’article 21-2 de la loi fondamentale allemande (1949) est à cet égard éloquent puisqu’il est réputé désigner notamment des groupements politiques extrémistes : « Les partis qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont inconstitutionnels. La Cour constitutionnelle fédérale statue sur la question de l’inconstitutionnalité ».

Quant au droit français, loin d’autonomiser des réunions, des groupements, des rassemblements qualifiés ex cathedra d’« extrémistes », il identifie tout au plus et dans certains contextes normatifs (la police des discours) des idées, des opinions, des doctrines philosophiques, politiques ou religieuses qu’il juge « problématiques » à différents égards, pour justifier ou bien leur surveillance policière, ou bien la conjuration de toute expression publique de leur part. Aussi voudra-t-on s’intéresser successivement à ce que font les administrations policières réputées incarner la « police politique » (I), à la police des lieux de sociabilité qui inquiètent politiquement les pouvoirs publics (II) ainsi qu’à ce qui, dans le droit français, rend quasi-invisible sur la voie publique le prosélytisme en faveur de certaines idées ou doctrines (III).

  1. Le magistère de la « police politique »

La surveillance des mouvements et des sociabilités extrémistes est réputée participer de la définition même de la police dans l’État moderne. En l’occurrence, le « maintien de l’ordre public contre toute tentative de déstabilisation (combattre les mouvements subversifs, les groupuscules révolutionnaires, les ennemis de l’État, mais aussi encadrer et contrôler toute manifestation ou tout rassemblement qui pourrait représenter une menace pour le gouvernement en place ou la tranquillité publique) » substantialise cette part de l’activité policière qu’il est convenu d’appeler « police politique »[9].

  1. L’universalisme de la « police politique » : le cas du FBI

Même dans un contexte comme celui des États-Unis[10] dans lequel le Premier Amendement est protecteur des idéologies, des doctrines, des discours tant que ceux-ci ne constituent pas des incitations à commettre des actions illégales, l’État n’exerce pas moins une surveillance d’individus ou de groupes qu’il considère comme « à risques »[11]. L’histoire du Federal Bureau of Investigation (FBI) est donc pour une part celle de la « police politique » fédérale. Cette histoire est revendiquée par l’institution elle-même, notamment à travers la plate-forme en ligne (The Vault[12]) sur laquelle elle consigne celles de ses archives qu’elle juge d’intérêt public ou qu’elle a rendu (« rendues ») publiques par suite d’une demande formée sur le fondement du Freedom of Information Act (FOIA). Et ces archives sont répertoriées autour d’un certain nombre de thèmes au nombre desquels l’on compte : les militants pacifistes – le mouvement des droits civils[13] – la lutte contre le terrorisme – le contre-espionnage – les fugitifs – les groupes extrémistes et les gangs – le crime organisé – les événements se rapportant à des personnalités politiques[14] – la culture populaire – la corruption – la Cour suprême[15] – les phénomènes inexpliqués[16] – la Seconde Guerre mondiale – les crimes violents.

Cette surveillance policière peut avoir des conséquences sur la très longue durée, comme le montre le cas du Socialist Workers Party, soit un parti trotskiste dont « l’impopularité »[17] lui a valu une « longue histoire » de menaces, de violences et de harcèlements, de la part des dépositaires de l’autorité publique fédérale ou locale, ainsi que de la part de personnes privées. Ainsi, il a été établi que de 1941 à 1976, le FBI a notamment recouru à des infiltrations de ses agents à l’intérieur du parti, surveillé la vie privée des membres du parti, fait usage à l’encontre du parti et sans mandat judiciaire de moyens de surveillance électronique, « visité » illégalement les bureaux des dirigeants du parti, cherché à discréditer politiquement les membres du parti sur la base d’éléments tirés de leur vie privée, cherché à créer des conflits entre les dirigeants du parti et entre le Socialist Workers Party et d’autres organisations « d’extrême gauche ». Si l’importance de cette hostilité, notamment de la part des pouvoirs publics, a considérablement reculé (par exemple, la surveillance exercée par le FBI, « qui a duré 25 ans, a pris fin aux environs de 1976, soit il y a bientôt 40 ans »[18]), elle n’a pas moins pour conséquence de faire bénéficier à ce parti, depuis 1985, d’une dispense de certaines obligations de publicité du financement des campagnes et activités électorales prévues par le Federal Election Campaign Act de 1971, des obligations dont cette organisation politique estimait qu’elles avaient pour effet de la priver, ainsi que ses adhérents, ses sympathisants ou ses donateurs, du droit à la liberté d’expression garanti par le Premier Amendement de la Constitution des États-Unis[19].

En 2014, une topographie des menaces de « terrorisme intérieur », telles qu’elles sont perçues par les autorités et les agences de sécurité des états fédérés américains, a fait l’objet d’une publication remarquée. Par hypothèse, ces menaces désignent autant la politique de surveillance et de renseignement revendiquée par ces autorités et ces agences fédérées que celle pratiquée par le FBI contre les groupes concernés : les extrémistes musulmans – les milices nationalistes – les Skinheads racistes – les néonazis – les défenseurs extrémistes des droits des animaux (Extreme Animal Rightists) – les extrémistes environnementalistes – le Klux Klux Klan – les révolutionnaires d’extrême gauche – les radicaux anti-avortement et pro-life – les nationalistes Noirs – les radicaux anti-fiscalistes – les radicaux anti-immigration – les radicaux chrétiens – les Idiosyncratic Sectarians – les « millénaristes » et les « apocalyptiques » (Millennial/Doomsday Cults) – les Sovereign Citizens (un mouvement « populiste » et radicalement anti-étatiste que l’on classe généralement à l’extrême droite et auquel est imputé un paper terrorism, des actes d’intimidation, voire des actes de violence)[20].

  1. Les « Renseignements généraux »

Comme un miroir de l’histoire politique française – avec ses nombreuses révolutions, avec son clivage entre monarchistes et républicains, avec son clivage entre partisans et adversaires de la Révolution, avec son clivage entre défenseurs d’un magistère social de l’église catholique et les adversaires d’un tel magistère[21] –, l’histoire juridique de la « police politique » en France est riche de législations et de réglementations depuis le XIXe siècle en particulier, à partir notamment de la création par un décret impérial du 22 février 1855 du service spécial de surveillance des chemins de fer[22]. Cette mission sera successivement confiée au commissaire principal chef du service des archives institué par le décret du 26 février 1911 fixant le titre et le traitement du commissaire spécial attaché à la direction de la sûreté générale, chargé d’un service des archives, informations et documents intéressant la sécurité publique ; au contrôleur général des services de police administrative (décret du 7 septembre 1913) ; au directeur des services des renseignements généraux et de la police administrative (décret du 28 avril 1937) ; au service des renseignements généraux créé au sein de la direction générale de la police par la loi du 23 avril 1941 portant organisation générale des services de police en France ; à la direction centrale des renseignements généraux par suite de la transformation du service du même nom en direction à part entière par une loi du 21 mars 1942, cette direction comptant par ailleurs une sous-direction de l’information spécialement vouée à informer le pouvoir exécutif sur l’opinion, les humeurs de la société, les activités des détenteurs de pouvoirs sociaux, toutes activités et sociabilités sociales susceptibles d’avoir une résonance sur l’ordre public, la sûreté de l’État.

La direction centrale des renseignements généraux était d’autant plus assimilée à une « police secrète » (ou à une « police politique ») dans les représentations populaires, que cette administration policière « couvrait » en particulier l’ensemble des partis politiques. D’ailleurs, à la faveur des alternances, les oppositions successives lui faisaient le reproche de « servir les basses œuvres du pouvoir » et, à partir de 1981, différentes entreprises de « moralisation » des renseignements généraux ont été initiées par différents gouvernements[23].

Entre autres prescriptions, cette « moralisation » voulut dans une circulaire non publiée du ministre de l’Intérieur datée du 28 février 1991 que les renseignements généraux s’investissent prioritairement dans la connaissance des revendications sociales ayant un « caractère multiforme », à la violence urbaine ou à des « faits de société (sectes ou groupements ésotériques) susceptibles d’avoir des incidences sur la sécurité et l’ordre publics ». Une nouvelle circulaire du ministre de l’Intérieur en date du 3 janvier 1995 désactiva la surveillance par les renseignements généraux des « congrès, séminaires, universités d’été, réunions internes et toutes les questions portant sur le fonctionnement et l’organisation internes des partis » à deux exceptions près : d’une part, « les manifestations et les menaces à l’ordre public, ce qui signifie que les manifestations et attroupements de voie publique doivent être suivis. Pour les réunions dont le caractère public n’est pas avéré, elles sont surveillées par les renseignements généraux si elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public ou si elles sont tenues par des partis, groupes ou mouvements à risques » ; d’autre part, « le respect des principes démocratiques. La mission de défense des intérêts fondamentaux de l’État exige que les renseignements généraux accomplissent leur mission de prévention et de lutte contre les activités terroristes et de surveillance des groupes et mouvements qui ne respectent pas ces principes et qui sont susceptibles de porter atteinte à nos institutions. Certaines idéologies véhiculées à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche (en particulier celles qui prônent le racisme et l’antisémitisme et celles qui encouragent le recours à la violence) doivent faire l’objet d’une vigilance constante. C’est un rôle essentiel des renseignements généraux d’alerter les pouvoirs publics sur les dérives de nature à être sanctionnées par les tribunaux ».

  1. De la DCRI à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI)

Une énième ponctuation juridique de la surveillance policière de certains individus ou groupes a consisté : d’abord en la création en 2008, toujours au sein du ministère de l’Intérieur, d’une direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) portant fusion de la direction de la surveillance du territoire (DST)[24] et de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG) ; puis en la substitution en 2014 d’une direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) à la direction centrale du renseignement intérieur.

Les décrets organisant successivement la direction centrale des renseignements généraux (DCRG), la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI)[25] contiennent précisément une référence par prétérition aux sociabilités « extrémistes » même si, par ailleurs, la désignation des « extrémismes » par ces textes habilitant les agents concernés à pratiquer une surveillance et à concourir à la police judiciaire (dans les conditions prévues à l’article 15-1 du code de procédure pénale)[26] est instable. Ainsi, l’article 1er du décret n° 2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale du renseignement intérieur prévoyait que la direction centrale du renseignement intérieur « participe également à la surveillance des individus, groupes, organisations et à l’analyse des phénomènes de société, susceptibles, par leur caractère radical, leur inspiration ou leurs modes d’action, de porter atteinte à la sécurité nationale ». Or l’article 2 du décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la direction générale de la sécurité intérieure prévoit pour sa part que la direction « participe à la surveillance des individus et groupes d’inspiration radicale susceptibles de recourir à la violence et de porter atteinte à la sécurité nationale ».

Ces deux textes sont remarquables d’abord par la préférence qu’ils accordent au concept de « radicalité », qui n’est pas plus épuisable dans une définition univoque que celui d’« extrémisme »[27] mais dont il ne partage pas la connotation dépréciative. D’ailleurs, dans ses usages non-politiques, le concept de radicalité peut même avoir une connotation appréciative, qu’il s’agisse des « radicalités artistiques » ou des « radicalités épistémiques »[28]. D’autre part, l’on fera observer l’hésitation entre les deux décrets quant à l’opportunité de circonscrire la surveillance aux seuls individus et groupes (DGSI) ou de l’étendre à des « phénomènes de société » (DCRI), cette dernière catégorie étant aussi caractéristique du langage des médias – où ses usages sont quasi-systématiquement appréciatifs – qu’elle est inconnue des sciences de la société ou du droit[29]. En troisième lieu, il est remarquable que dans le décret relatif à la DCRI, la radicalité soit envisagée comme un attribut secondaire des individus et des groupes visés, tandis que dans celui relatif à la DGSI elle soit envisagée comme attribut primaire, une « inspiration », autrement dit un ressort idéologique. En quatrième lieu, le décret relatif à la DCRI analyse la radicalité comme étant constitutivement la source d’une menace pour la sécurité nationale alors que dans le décret DGSI, c’est l’inclination tendancielle des « radicaux » à recourir à la violence qui est redoutée par les pouvoirs publics. Enfin, il n’est pas moins frappant de constater que, dans les deux cas, la protection de la sécurité nationale est la vocation ultime de la surveillance ainsi organisée même si dans le décret DGSI, le motif tiré de la sécurité nationale est « modéré » par la condition d’un usage hypothétique de la violence[30].

Cette référence à la « sécurité nationale » comme justification de l’action de la DCRI puis de la DGSI vis-à-vis de certains individus ou groupes a quelque chose de curieux, au moins d’un point de vue rédactionnel, car ces institutions sont en réalité plus généralement vouées à la prévention des « crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique » (Livre IV du code pénal) et spécialement des « atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation » qui, aux termes de l’article 410-1 du code pénal « s’entendent (…) de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ». En réalité, dans les décrets relatifs à la DCRI et à la DGSI, le concept de « sécurité nationale » n’est pas pris dans son sens vulgaire et militaire mais dans son acception institutionnelle et administrative contemporaine ressortant de l’article L. 1111-1 du code de la défense[31], une acception qui est précisément plus proche des énonciations du livre IV du code pénal[32].

  1. La police des lieux de sociabilité extrémiste

 Il n’y a guère qu’à travers la législation relative aux « groupes de combat » et aux « milices privées » que le droit français autonomise des lieux de sociabilité dont on peut faire l’hypothèse qu’il les juge « extrémistes » ou « radicaux »[33]. Pour le reste, la police des réunions, des spectacles et du sport est assez générale dans ses énonciations pour saisir y compris des opinions, des doctrines, des idées qui « heurtent », « choquent » ou « inquiètent » à divers degrés.

  1. Les réunions et autres rencontres extrémistes

Les ressources légales de contrôle et d’interdiction, de réunions ou de toutes  autres rencontres dont disposent les pouvoirs publics français sont sensiblement plus importantes que ne le voudrait certaine philosophie générale de la Cour européenne des droits de l’homme[34].

  1. Réunions

En droit français, la réunion désigne « un groupement momentané de personnes, formé intentionnellement, en vue d’entendre l’exposé d’idées ou d’opinions, ou en vue de se concerter pour la défense de leurs intérêts »[35]. Jusqu’à la loi du 30 juin 1881, dont la discussion a duré deux ans, ce type de sociabilités a régulièrement été regardé avec défiance par les pouvoirs publics, d’où une alternance entre législations et réglementations restrictives et législations et réglementations libérales[36]. La loi du 30 juin 1881 consacre un régime de liberté aussi bien pour les réunions publiques que pour les réunions privées.

Réunions publiques. Leur libéralisation s’est faite en réalité en deux temps : d’abord avec la loi du 30 juin 1881 qui a substitué un régime de déclaration à un régime d’autorisation préalable ; ensuite avec la loi du 28 mars 1907 qui a supprimé l’obligation de déclaration prévue en 1881. Cette liberté est néanmoins balisée par l’interdiction posée par la loi de 1881 de tenir des réunions sur la voie publique[37]. D’autre part, les réunions publiques « sensibles » font l’objet d’une surveillance administrative consistant en la présence d’un « fonctionnaire de l’ordre administratif ou judiciaire » (souvent un commissaire de police) y affecté par le préfet, le sous-préfet ou le maire, et qui a l’aptitude légale ou bien de demander aux organisateurs de la dissoudre ou bien d’ordonner lui-même cette dissolution en cas de risques de « collisions et de voies de fait ». Enfin, cette liberté est balisée par une condition tenant à une menace de « troubles graves à l’ordre public » de la réunion envisagée[38], une condition que le Conseil d’État a durablement interprétée de manière restrictive comme n’étant réalisée que lorsqu’il ne peut être paré à tout danger par des mesures de police appropriées (spécialement une insuffisance des forces de police disponibles pour y faire face[39]) et autres qu’une interdiction pure et simple[40]. Toutefois, la solution adoptée par le Conseil d’État en janvier 2014 à propos des spectacles[41] devrait logiquement vouloir qu’une réunion publique elle aussi constitue en elle-même un trouble à l’ordre public, dès lors qu’elle porte atteinte, par sa teneur (probable ou certaine) à la « dignité de la personne humaine ».

Réunions privées. L’État n’est pas indifférent à certaines idées ou opinions, à certains intérêts susceptibles d’être promus dans le cadre de réunions privées. C’est le cas des idées et opinions haineuses. Ainsi, l’article R. 624-3 du code pénal punit de l’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe : − la diffamation non publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; − la diffamation non publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap. L’article R. 624-4 du même code punit pour sa part l’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe : − l’injure non publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; − l’injure non publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap.

Les discours de haine prononcés dans le cadre de réunions privées peuvent également tomber sous le coup de poursuites pénales sur le fondement de l’article R. 625-7 du code pénal qui punit de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe : − la provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; − la provocation non publique à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap, ainsi que la provocation non publique, à l’égard de ces mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal, soit le refus de fourniture d’un bien ou d’un service, l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique quelconque, le refus d’embaucher, la sanction ou le licenciement, la subordination de la fourniture d’un bien ou d’un service à une condition fondée sur un motif discriminatoire, la subordination d’une offre d’emploi d’une demande de stage ou d’une période de formation en entreprise à une condition fondée sur l’un des motifs de discrimination prohibés par la loi, etc.

La « dangerosité » particulière prêtée par l’État aux auteurs des discours visés aux articles R. 624-3 et 624-5 du code pénal (soit une faculté de glissement de discours de haine à des actions haineuses) est rapportée par les articles R. 624-5 R. 625-7 du code pénal à travers la définition qu’il donne des peines complémentaires encourues par les auteurs de ces infractions, soit l’interdiction de détenir ou de porter, pour une durée de trois ans au plus, une arme soumise à autorisation, la confiscation d’une ou de plusieurs armes dont le condamné est propriétaire ou dont il a la libre disposition, la confiscation de la chose qui a servi ou était destinée à commettre l’infraction ou de la chose qui en est le produit.

  1. Spectacles

La police administrative des spectacles – ceux-ci constituant la représentation en public d’une œuvre de l’esprit − était d’autant plus alignée sur celle des réunions publiques que la vocation formelle des spectacles est le divertissement, quand bien même ces spectacles seraient caractérisés par de la satire, de la caricature ou du pastiche d’opinions et d’acteurs politiques, religieux, etc. Aussi, l’interdiction d’un spectacle ne pouvait être légalement justifiée que si l’autorité administrative de police ne disposait d’aucun autre moyen que l’interdiction pour prévenir les troubles matériels qu’un tel spectacle était susceptible d’induire. C’est cette solution traditionnelle qui a été mise à l’épreuve en 2014 par la perspective d’un spectacle de « Dieudonné », dont de précédentes représentations avaient déjà donné à entendre des propos à caractère antisémite. Par une circulaire du 6 janvier 2014, le ministre de l’Intérieur proposa aux préfets un argumentaire juridique voué à leur permettre d’interdire les représentations prévues du spectacle litigieux. En substance, le ministre de l’Intérieur expliquait qu’il était loisible aux préfets, au préfet de police de Paris ou à celui des Bouches-du-Rhône, de substituer au motif classique d’interdiction tiré de l’impossibilité de prévenir autrement des troubles matériels à l’ordre public un motif tiré de ce que le spectacle « constitue en lui-même un trouble à l’ordre public, dès lors qu’il porte atteinte par sa teneur à la dignité de la personne humaine ». C’est cette évolution que le Conseil d’État a validée dans trois ordonnances de référé rendues en janvier 2014[42]. Au-delà des arguments mobilisés dans la réception hautement conflictuelle, dans l’opinion et chez les juristes, des ordonnances du Conseil d’État, il reste encore à savoir l’étendue des discours susceptibles de rentrer dans le champ d’application de l’« atteinte à la dignité de la personne humaine ». Plus précisément, il reste à savoir si ce motif ne vaudra que si, comme dans le cas d’espèce, il s’agit de conjurer des discours de haine (discours racistes, discours antisémites, discours dirigés contre des croyances religieuses, etc.) ou si, plus généralement, il pourra être appliqué afin d’empêcher la production de toute parole ou toute image illicite. La question est d’autant plus ouverte qu’il existe des polices des discours dans lesquelles le « respect de la dignité de la personne humaine » va au-delà des discours de haine : c’est le cas de la police des discours produits à la radio, à la télévision ou sur Internet, où cette expression recouvre par ailleurs des discours non-patriotiques, des discours « obscènes » ou « indécents »[43].

  1. Les « fights »

La police française s’est dotée en 2009 d’une division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH) vouée précisément à endiguer les violences connexes aux manifestations sportives en général et aux matches de football en particulier. Les fights en particulier sont analysés par le ministère de l’Intérieur comme étant « des rixes organisées en marge de rencontres de football, qui opposent des groupes en raison de divergences politiques, sociales ou de contentieux de diverse nature. Les participants souhaitent y acquérir une reconnaissance dans le milieu du supportérisme, asseoir leur suprématie dans le milieu du hooliganisme français ou international…. Ces affrontements, auparavant limités à des supporters des clubs professionnels des Ligues 1 et 2, concernent dorénavant aussi des supporters d’équipes évoluant dans les championnats amateurs »[44]. Les ressources légales autres que pénales[45] dont dispose l’État en la matière sont nombreuses et réparties entre le code de la sécurité intérieure et le code du sport. La sécurisation des manifestations sportives susceptibles de donner lieu à du hooliganisme peut ainsi amener l’État à exiger des organisateurs, lorsque la manifestation a un but lucratif et lorsque son objet ou son importance le justifie, d’y assurer un service d’ordre[46]. Surtout, la loi permet aux autorités administratives de police de prononcer des interdictions administratives de stade[47], des interdictions de déplacements de supporters[48], des restrictions d’accès à un périmètre autour du stade[49], voire la suspension ou la dissolution d’associations de supporters[50]. « Lors de la saison 2012-2013 », s’est réjoui le ministre de l’Intérieur en 2013, « l’action des services du ministère de l’intérieur, notamment de la division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH) de la direction centrale de la sécurité publique, a permis d’empêcher plusieurs « fights » planifiés. Le travail effectué par les services de renseignement implantés dans les directions départementales de sécurité publique, l’efficacité des services d’ordre mis en place à l’occasion des matchs sensibles ainsi qu’une bonne coordination entre échelons locaux et centraux et entre services de renseignement et unités opérationnelles ont permis d’obtenir ces résultats. L’échange d’informations entre les Points Nationaux Information Football (PNIF) créés dans les pays de l’Union européenne a également permis d’éviter ou d’abréger plusieurs « fights », en France et à l’étranger (…) »[51].

Si l’appareil normatif relatif au hooliganisme en général et aux fights en particulier – aussi bien en lui-même que dans sa dimension contentieuse – est stabilisé[52], une question nouvelle est néanmoins apparue à la faveur d’internet : la diffusion en ligne d’images de fights. Cette diffusion ressort pour sa part de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, qui définit l’obligation des fournisseurs d’accès à Internet et des hébergeurs de concourir à la lutte contre la diffusion d’images illicites, spécialement celles dont l’illicéité est posée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ou par le code pénal (atteintes volontaires à la vie et à l’intégrité de la personne, pédopornographie, diffusion de messages à caractère violent susceptibles d’être vus ou perçus par un mineur).

  1. Les « groupes de combat » et les « milices privées »

La célèbre loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées est désormais codifiée à l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Ce texte permet au président de la République, par décision prise en Conseil des ministres, de dissoudre un certain nombre de groupements (groupements de fait ou « associations déclarées ») : 1/ les groupements qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ; 2/ les groupements qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; 3/ les groupements qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ; 4/ les groupements dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ; 5/ les groupements qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ; 6/ les groupements qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; 7/ les groupements qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.

La portée de ce texte et ses applications, notamment au regard de la Convention européenne des droits de l’homme[53], sont assez connues pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir[54]. L’on fera néanmoins observer d’abord que la question de son applicabilité au Front national se pose encore moins depuis la fin des années 2000 (avec une assise électorale au-dessus de 10 % des électeurs et une présence d’élus dans de nombreuses assemblées locales ou au parlement) que dans les années 1980 (à la faveur des premiers succès électoraux du parti)[55]. Ce consensus sur l’immunité du Front national au regard de la législation sur les groupes de combat et les milices privées est d’autant plus remarquable que le parti continue d’être qualifié de « fasciste » par certains de ses adversaires. Or le tribunal correctionnel de Paris a considéré que la qualification de « fasciste » n’est qu’un excès de langage « dépourvu de caractère injurieux lorsqu’il est employé entre adversaires politiques sur un sujet politique »[56], ce qui pose la question de savoir comment il faudrait analyser juridiquement un groupement politique qui se revendiquerait lui-même du « fascisme ». Pour ainsi dire, peu ou prou, ce jugement du tribunal de grande instance de Paris revient à considérer que le « fascisme » est une idéologie licite en droit français contemporain puisqu’il n’y a guère de cas dans lesquels les juges ont pu considérer que le fait d’affubler quelqu’un d’une qualification renvoyant à une idéologie illicite ou à un comportement illicite n’était pas « intrinsèquement » injurieux (sans préjudice des marges de violence du langage admises dans la polémique politique et électorale ni de l’excuse d’humour).

La deuxième observation à laquelle se prête la police administrative des groupes de combat et des milices privées touche au taux d’acceptation par le Conseil d’État des décisions présidentielles de dissolution, un taux qui est proche de 100 % dans la période contemporaine[57]. Ce taux peut s’interpréter de deux manières. L’on peut le lire comme l’expression d’un très grand scrupule libéral des pouvoirs publics qui ne se décideraient à prononcer la dissolution que dans des cas… « extrêmes »[58]. L’on peut cependant aussi lire le taux d’acceptation par le Conseil d’État des décisions présidentielles de dissolution comme l’expression d’une certaine autolimitation du juge sur une question qu’il analyse comme étant dans la plus large mesure possible du seul ressort des autorités exécutives. Un élément au moins milite en faveur de cette dernière interprétation, soit le fait que le juge accepte de se prononcer sur la base de certains éléments classés « secret défense »[59] – de ce que l’on a compris il s’agit souvent de documents émanant du « renseignement intérieur » (DCRG, DCRI, DGSI) –, qui ne sont portés à sa connaissance que dans le cadre de l’instruction et sans d’ailleurs que l’on sache s’ils sont soumis à une discussion contradictoire entre les parties ; d’où cette formule rituelle du Conseil d’État dans ce contentieux : « le juge des référés a relevé que l’administration avait produit dans le cadre de l’instruction des éléments précis et concordants (…) »[60]. C’est un peu comme si le juge procédait par présomption de confiance en les pouvoirs publics, une présomption d’autant plus difficile à renverser dans le contexte d’asymétrie apparente d’information dans laquelle se trouvent les parties devant lui ; d’où cette autre formule rituelle du Conseil d’État dans ce contentieux : « Le juge des référés a estimé que les éléments apportés devant lui par les associations requérantes pour combattre ceux produits par l’administration ne sauraient être regardés comme suffisants pour remettre en cause la réalité des faits invoqués et leur exacte appréciation »[61].

III. L’organisation de l’invisibilité du prosélytisme extrémiste sur la voie publique

Lorsqu’il a la voie publique pour cadre, le prosélytisme d’opinions ou d’idéologies « extrémistes » renvoie à l’enjeu juridique plus général de la police administrative de la rue et à la définition spontanéiste que Maurice Hauriou donnait de la notion française d’ordre public lorsque l’éminent juriste faisait remarquer que « quand on emploie ce mot (celui d’ordre public), on pense d’abord à l’ordre dans la rue ». On peut le dire autrement : considération faite de ce que la liberté se définit comme la faculté de faire ce qui ne nuit pas à autrui, la rue est précisément le lieu où les probabilités de voir les individus faire ce qui peut nuire à autrui sont les plus élevées[62]. Or cette police de la rue pose la question de savoir s’il n’y a pas une orthodoxie discutable, un anachronisme, voire un contre-sens à substantialiser l’ordre public par le triptyque « sécurité »/« tranquillité publique »/« salubrité publique », comme le font encore certains discours doctrinaux en France, qui en infèrent que l’inscription dans cette notion (par la loi, le juge ou l’administration) de considérations de moralité, d’esthétique, de respect de la dignité de la personne humaine… a quelque chose de pathologique, du moins d’anormal. On voudra cependant se limiter à voir sous quelles qualifications l’« extrémisme » peut être saisi par le droit de la police administrative et le droit pénal lorsqu’il a la rue pour théâtre.

  1. Les attroupements extrémistes

La deuxième catégorie légale susceptible de s’appliquer à des rassemblements « extrémistes » est celle d’attroupement. La « définition » en est donnée par l’article 431-3 du code pénal qui dispose que « constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public ». C’est moins à travers les dispositions légales relatives à la dispersion des attroupements[63] que l’on peut voir poindre une occurrence explicite à de l’extrémisme, celui-ci étant comportemental, que dans les dispositions pénales applicables aux refus d’exécuter les sommations des forces publiques de sécurité. Ainsi, l’article L. 211-16 du code de la sécurité intérieure prévoit que « la poursuite, après les sommations de se disperser, de la participation à un attroupement sans être porteur d’une arme, la participation à un attroupement en étant porteur d’une arme et la provocation directe à un attroupement armé sont réprimées dans les conditions prévues à la section 2 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal ». Ce sont précisément plusieurs agissements consistant en la possession ou en l’encouragement à la possession d’armes au cours d’un attroupement qui sont visés par ces dispositions du code pénal :

− le fait de participer à un attroupement en étant porteur d’une arme ;

− le fait pour un individu ayant pris part à un attroupement en étant porteur d’une arme d’avoir « continué volontairement à participer à un attroupement après les sommations » ;

− le fait pour un individu ayant pris part à un attroupement en étant porteur d’une arme de « dissimuler volontairement en tout ou partie son visage afin de ne pas être identifiée » ;

− la « provocation directe à un attroupement armé, manifestée soit par des cris ou discours publics, soit par des écrits affichés ou distribués, soit par tout autre moyen de transmission de l’écrit, de la parole ou de l’image ».

La répression ainsi attachée à la possession d’armes à l’occasion d’un attroupement se veut d’autant plus sévère que le code pénal prévoit un certain nombre de peines complémentaires applicables aux personnes physiques condamnées pour de tels agissements[64]. Certaines de ces peines sont obligatoirement prononcées par le juge, sauf « décision spécialement motivée (…) en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur » (c’est le cas de l’interdiction de détenir ou de porter, pour une durée de cinq ans au plus, une arme soumise à autorisation ; de la confiscation d’une ou de plusieurs armes dont le condamné est propriétaire ou dont il a la libre disposition) ; d’autres sont facultatives (c’est le cas de l’interdiction des droits civiques, civils et de famille, suivant les modalités prévues par l’article 131-26 du code pénal ; de l’interdiction de séjour, suivant les modalités prévues par l’article 131-31 du code pénal ; de l’interdiction du territoire français, soit à titre définitif, soit pour une durée de dix ans au plus, lorsque la personne condamnée est de nationalité étrangère).

  1. Les manifestations extrémistes sur la voie publique

Le droit applicable aux manifestations en France résonne du statut particulier que ce fait social a dans l’histoire politique mouvementée de la France depuis la Révolution. Stéphanie Gruet résume parfaitement les choses lorsqu’elle écrit :

« D’un point de vue politique, la manifestation trouve son origine dans les divers mouvements insurrectionnels, révolutions et autres révoltes, qui ont fait et défait les régimes politiques jusqu’au début de la IIIe République ; ces mouvements ne disparaissent toutefois pas à ce moment mais se muent progressivement en manifestations d’une autre espèce. Il s’agit alors d’un mode d’expression pacifié, par et dans l’espace public. La naissance de la manifestation a été favorisée par l’institution du suffrage universel en 1848 qui légitimait ainsi « la force du nombre » ; les manifestations sont d’ailleurs implicitement prises en compte par la loi du 7 juin 1848 qui distinguait les attroupements armés, et les attroupements non armés susceptibles d’être interdits seulement s’ils troublent la tranquillité publique. Toutefois, le suffrage universel rendait dans le même temps ce mode d’expression illégitime, et la Troisième République condamnait les corps intermédiaires susceptibles de faire écran entre les électeurs et les élus, cette défiance valant également à l’égard des mouvements de rue, des manifestations. Les manifestations, sanglantes, de février 1934, vont ainsi ressusciter le souvenir de la Commune, en raison des barricades érigées à cette occasion et des nombreuses morts causées. (…) Mais les événements de mai 1968 redéfinissent ce système de références obligées (…). »[65]

La manifestation peut être définie comme « le fait, pour un certain nombre de personnes, d’user de la voie publique, soit de façon itinérante, soit de façon statique, afin d’exprimer collectivement et publiquement, par leur présence, leur nombre, leur attitude, leurs cris, une opinion ou une volonté commune »[66]. Mieux, « il n’y a donc ni discours formalisés, ni échange formalisé d’idées ; la manifestation a pour but d’exprimer une opinion, sans prise de parole, contrairement à la réunion publique qui a nécessairement pour objet d’entendre l’exposé d’idées ou d’opinions, ou de se concerter pour la défense de certains intérêts »[67].  La chambre criminelle de la Cour de cassation reste dans cette rationalité lorsqu’elle fait valoir en 2016 que la manifestation désigne « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune« , contre la cour d’appel qui avait cru pouvoir ajouter des éléments tirés des modalités de cette expression en définissant pour sa part la manifestation comme un « déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l’expression pacifique d’une opinion ou d’une revendication, cela à l’aide de chants, banderoles, bannières, slogans, et l’utilisation de moyens de sonorisation« .

Les manifestations sur la voie publique – l’habitude a été prise de les appeler « manifestations à caractère revendicatif sur la voie publique »[68] − font donc l’objet d’un régime en apparence libéral mais qui regorgent en réalité de ressources pour les autorités publiques. Le libéralisme du régime ressort de ce que les manifestations sur la voie publique ne sont pas soumises à un régime d’autorisation préalable, mais à un régime de déclaration[69] auquel échappe par ailleurs « les sorties sur la voie publique conformes aux usages locaux ». Or tout est prévu par ailleurs afin que les pouvoirs publics en général et les forces publiques de sécurité en particulier aient la maîtrise constante des manifestations sur la voie publique, qu’il s’agisse du prosélytisme ou des revendications dont sont porteuses les manifestations ou qu’il s’agisse de leur économie comportementale. Les ressources légales disponibles pour les pouvoirs publics se rapportent ainsi pour certaines à la période antérieure à la manifestation et pour d’autres à la manifestation elle-même[70].

Maîtrise en amont des manifestations. La déclaration auprès des autorités d’une manifestation envisagée obéit en effet à un formalisme particulier[71] qui veut qu’elle doive préciser aux autorités « les noms, prénoms et domiciles des organisateurs », qu’elle doive « être signée par trois d’entre eux faisant élection de domicile dans le département », qu’elle indique « le but de la manifestation, le lieu, la date et l’heure du rassemblement des groupements invités à y prendre part et, s’il y a lieu, l’itinéraire projeté ». La dimension policière de ce formalisme ressort de ce que sa méconnaissance est assortie d’une sanction pénale (article L. 211-12 du code de la sécurité intérieure), soit une peine de six mois d’emprisonnement et de 7.500 euros d’amende[72] pour le fait d’avoir organisé une manifestation sur la voie publique n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration préalable ou le fait d’’avoir établi une déclaration « incomplète ou inexacte de nature à tromper sur l’objet ou les conditions de la manifestation projetée ».

L’autorité administrative investie du pouvoir de police (le préfet, le préfet de police de Paris ou celui des Bouches-du-Rhône, le maire) peut décider d’interdire une manifestation dans les conditions définies par l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure. Une interdiction n’est ainsi susceptible d’être décidée que si « la manifestation projetée est de nature à troubler à l’ordre public », un risque évalué par les autorités compétentes en fonction du moment où la manifestation intervient, du lieu et des circonstances qui l’entourent. Toutes choses placées sous le contrôle du juge administratif, si ce n’est que les cas d’annulation ou de suspension par le juge de l’exécution d’une telle interdiction par suite d’un référé-liberté sont extrêmement rares. Il est vrai que les interdictions de manifestation sont elles-mêmes plutôt rares, de l’ordre de trois à cinq par an pour un total annuel de 3.650 manifestations revendicatives à Paris[73].

Pour autant, et malgré tout, différentes interdictions de manifestations sont fondamentalement liées aux opinions et revendications qui y seront promues, cette « maîtrise idéologique » de l’espace public étant alors abritée derrière l’argument tiré du risque que des contre-manifestants ne veuillent « en découdre »[74] : de fait, autant les préfets, dans leurs décisions, essaient de coller aux formes légales, autant les déclarations des responsables politiques (ministre de l’Intérieur, Premier ministre, président de la République) annonçant ces interdictions font constamment et presqu’exclusivement référence aux thèmes « fascistes », « intégristes », « islamistes » (etc.) susceptibles d’être promus à la faveur des manifestations envisagées. Et, la question d’une applicabilité aux manifestations sur la voie publique de la solution adoptée par le Conseil d’État en janvier 2014 à propos des spectacles[75] se pose, une solution qui voudrait nouvellement qu’une manifestation sur la voie publique elle aussi constitue « en elle-même » un trouble à l’ordre public dès lors que par sa teneur (probable ou certaine), elle porte atteinte à la « dignité de la personne humaine »[76].

Aux termes de l’article L. 211-3 du code de la sécurité intérieure, il est une mesure préventive autre que l’interdiction qui peut être ordonnée par le préfet « si les circonstances font craindre des troubles graves à l’ordre public » : l’interdiction, pendant les vingt-quatre heures qui précèdent une manifestation sur la voie publique et jusqu’à sa dispersion, du port et du transport, sans motif légitime, d’objets pouvant constituer une arme au sens (extensif) de l’article 132-75 du code pénal. La modération légale de ce pouvoir d’interdiction veut que « l’aire géographique où s’applique cette interdiction se limite aux lieux de la manifestation, aux lieux avoisinants et à leurs accès, son étendue devant demeurer proportionnée aux nécessités que font apparaître les circonstances ».

Ce dispositif préventif est dit « anti-casseurs » parce qu’il est dirigé contre des personnes qui, dans le contexte de manifestations sur la voie publique « pratiqu(e) nt des actes de vandalisme, notamment contre des vitrines de magasins ou du mobilier urbain ; ces actes ont souvent lieu pendant ou à la fin d’une manifestation. Les personnes en cause peuvent ne pas être liées à la manifestation, et ne pas revendiquer d’appartenance politique. Elles sont considérées par certains manifestants comme un facteur de « décrédibilisation » de leur cause. Par extension le terme « casseur » peut désigner aussi les personnes responsables d’affrontements violents avec les forces de l’ordre, en particulier les CRS, des personnes menant des actions de vandalisme par des larcins plus ou moins graves (vols à l’arrachée parmi les manifestants, vols dans les magasins vandalisés etc.) »[77].

Lorsque ces pouvoirs de police ont été créés par la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité en 1995, c’est à l’intérieur d’un ensemble normatif plus large dont d’autres éléments ont été jugés contraires à la Constitution par le Conseil constitutionnel[78] : il s’agissait de l’extension de cette interdiction d’être porteur d’une arme à tous les objets pouvant être utilisés comme projectile, laquelle, « par sa formulation générale et imprécise » était de nature à « entraîner des atteintes excessives à la liberté individuelle » ; il s’agissait également des opérations de fouille de véhicules afin d’y découvrir et de saisir des armes, lesquelles, en tant qu’elles comportent le constat d’infractions et entraînent la poursuite de leurs auteurs, relèvent de la police judiciaire et ne pouvaient donc être autorisées que « par l’autorité judiciaire, gardienne de cette liberté en vertu de l’article 66 de la Constitution ».

Répression des « mauvais manifestants ». Les auteurs de violences et les auteurs de destruction, de dégradation ou de détérioration d’un bien appartenant à autrui (articles 222-7 à 222-13, 322-1, premier alinéa, 322-2 et 322-3 du code pénal) sont les deux types de « mauvais manifestants » identifiés par le droit français lorsqu’il prévoit (article L. 211-13 du code de la sécurité intérieure), que les personnes s’étant rendues coupables, lors du déroulement de manifestations sur la voie publique, des infractions ainsi désignées encourent également la peine complémentaire d’interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique, dans des lieux fixés par la décision de condamnation, pour une durée ne pouvant excéder trois ans[79].

Entre le dispositif préventif « anti-casseurs » de l’article L. 211-3 du code de la sécurité intérieure et le dispositif répressif du code pénal, une question nouvelle s’est présentée aux pouvoirs publics et qui a justifié une décision publique : l’apparition dans les années 2000 de manifestants au visage dissimulé, notamment par une cagoule. Or certains de ces manifestants étaient soupçonnés d’être auteurs des violences et dégradations commises dans les manifestations, lorsque des poursuites pénales contre eux étaient hypothéquées par la difficulté pour les forces publiques de sécurité de les identifier de manière indiscutable. La réponse des pouvoirs publics a ainsi consisté dans le décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 relatif à l’incrimination de la dissimulation illicite du visage à l’occasion de manifestations sur la voie publique, qui a inséré dans le code pénal un article R. 645-14 punissant de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public ». Cette infraction n’est cependant pas applicable aux manifestations conformes aux usages locaux ou lorsque la dissimulation du visage « est justifiée par un motif légitime ». La création de cette infraction a été tout sauf consensuelle. Au point d’ailleurs que le Conseil d’État, tout en convenant de ce que « des mesures comparables, incriminant la recherche de l’anonymat dans l’exercice de la liberté de manifester, sont (…) en vigueur dans d’autres États européens », n’a conclu à sa validité qu’au prix d’une « interprétation neutralisante » de l’infraction : celle-ci n’est pas applicable « à l’encontre de manifestants masqués dès lors qu’ils ne procèdent pas à la dissimulation de leur visage pour éviter leur identification par les forces de l’ordre dans un contexte où leur comportement constituerait une menace pour l’ordre public que leur identification viserait à prévenir »[80]. Pour se vouloir rassurante, cette précision a néanmoins fait dire qu’« entre le manifestant qui porte une cagoule pour ne pas être reconnu des forces de l’ordre et celui qui veut simplement éviter d’être repéré à la télévision par sa famille, son employeur ou ses [professeurs] il devrait y avoir de belles plaidoiries en perspective »[81].

*

De cette traversée du droit français, l’on sort plus perplexe encore sur la possibilité d’une modélisation par le droit et/ou par la doctrine juridique de l’« extrémisme ». Qu’est-ce qui fait qu’une réunion, un rassemblement ou un groupement peut être qualifié(e) d’extrémiste ? S’il ne s’agit que de juger de l’idéologie, de la doctrine, des croyances, des opinions, des valeurs, ou des intérêts particuliers en cause (dimension idéologique ou dogmatique), l’on devrait concevoir que l’« extrémisme » désigne quelque chose qui est au-delà de ces opinions, idées, idéologies, croyances qui, pour « choquer », « heurter », ou « inquiéter », sont néanmoins protégées au titre de la liberté d’expression, voire de la « liberté de réunion pacifique » ou de la liberté d’association. Cet énoncé ne fait cependant pas vraiment avancer : en premier lieu, la référence aux opinions qui « choquent, qui heurtent, qui dérangent », non seulement n’a pas la même portée entre les États-Unis (où elle est née) et l’Europe, mais pas même entre deux États d’une même sphère culturelle, voire à l’intérieur d’un même État (comme précisément aux États-Unis où une manifestation de suprémacistes blancs, par exemple, choquera dans tel État et non dans tel autre) ; d’autre part, cet énoncé ne permet pas de trancher la question de savoir si le concept d’« extrémisme » est applicable aussi bien à des idéologies (celles-ci revendiquant une cohérence dogmatique) qu’à de simples idées[82], voire à des activités ayant une assise idéologique particulière mais qui sont réprouvées par les sensibilités et les codes de civilité en vigueur dans une communauté sociale[83] ; enfin, cet énoncé ne répond pas à la difficile question de savoir si l’on doit subsumer ou non sous la qualification d’« extrémisme(s) » des discours et des activités sociales plus que « choquants » mais à assise religieuse, sachant que des croyances et des discours religieux peuvent avoir une prétention politique (la « théologie de libération » par exemple) et, qu’en toute hypothèse, ils peuvent conduire à des actes (l’autoflagellation publique ou tous autres actes doloristes comme les crucifixions publiques pratiquées à Pâques dans certains pays) éloignés de ce que Norbert Elias a appelé le « processus de civilisation ».

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[1] Comme le propos porte principalement sur le droit français, l’on utilisera donc plutôt ces catégories françaises, sauf lorsque l’invocation de la Cour européenne des droits de l’homme justifie de « coller » spécialement aux catégories des articles 10 et 11 de la Convention.

[2] Voir notamment : Wen Stephenson, « Civil Disobedience and Our Radical Moment. Henry Thoreau’s Radical Moment–and Ours », thoreausociety.org, 1er novembre 2013.

[3] La Cour distingue anciennement des « discours protégés » (protected speech (es)) et des « discours non protégés » (Russell L. Weaver, Donald E. Lively, Understanding The First Amendment, LexisNexis, 2009 ; élisabeth Zoller (dir.), La liberté d’expression aux États-Unis et en Europe, Dalloz, 2008). Toutefois, et contrairement à une opinion répandue en Europe, le contentieux du Premier Amendement est loin de se réduire à cette distinction : Pascal Mbongo & Russell L. Weaver (dir.), Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine, Fondation Varenne-LGDJ, 2013 (sp. p. 37 et suiv., p. 71-75, p. 265-288).

[4] Une jurisprudence lointaine et constante de la Cour suprême fait de la liberté d’association une liberté protégée par le Premier Amendement.

[5] Cette doctrine de la Cour a été stabilisée dans De Jonge v. State of Oregon. La Cour suprême était saisie d’une loi de l’Oregon dirigée contre le syndicalisme révolutionnaire et réprimant « le fait de commettre des actes ou d’éprouver des méthodes analysables comme des moyens d’obtention d’un changement politique ou économique ou comme des moyens de commission d’une révolution ». Or De Jonge fut poursuivi et condamné sur le fondement de cette loi, pour avoir enseigné le communisme à un auditoire de trois cents personnes. Cette condamnation fut annulée par la Cour suprême.

[6] Le titre sous lequel la présente communication a été annoncée par les organisateurs du colloque était : « Les rassemblements extrémistes face à la liberté de réunion et d’association ». La publication nous donne l’occasion de l’amender afin de dissoudre l’incommunicabilité entre la notion de « rassemblement » (laquelle renvoie universellement à une assemblée de personnes sur la voie publique, d’où les notions de « liberté de manifestation » ou de « liberté de réunion pacifique », de Freedom of assembly) et celle de « liberté d’association », qui désigne universellement la faculté de former un groupement, qu’il s’agisse d’un groupement de fait ou d’un groupement ayant la personnalité juridique.

[7] Sur cet autre concept, voir infra, notes 23 et 24.

[8] Ce sont plutôt souvent les travaux sur la violence et la guerre dans les sociétés humaines qui donnent à voir cette double dimension. Voir notamment : Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Pocket, 2003 ; René Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972 ; Pierre Clastres, « Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives », Libre, n° 1, 1977. On lira cependant la contribution d’Uwe Backes au présent volume, sa notice « Extrémisme » dans Mbongo Pascal, Hervouët François et Santulli Carlo, (dir.), le Dictionnaire encyclopédique de l’état (Berger-Levrault, 2014) et son ouvrage Les extrêmes politiques, éd. du Cerf, 2011.

[9] Frédéric Gros, Le Principe Sécurité, Gallimard, coll. Essais, 2012, p. 142-143. Sur la « police politique » en France, voir Marcel Le Clère, La police, PUF, coll. « Que sais-je ? », p. 28-29. L’expression « police politique » est prise ici dans son sens savant, étant admis par ailleurs que les gouvernants ne la revendiquent guère, au motif qu’elle ne rend pas compte de la soumission de la police au droit dans un État de droit (voir dans ce sens la réponse du ministre de l’Intérieur à la question écrite n° 33586 de M. Jacques Bompard [Députés non-inscrits − Vaucluse] − JO, 11 février 2014, p. 1346).

[10] Les références au droit américain de la présente étude doivent aux ressources du programme de recherche Baltimore en droit américain dont nous avons la charge.

[11] Cette surveillance a notamment servi à faire obstacle au recrutement d’agents publics fédéraux dont l’État pouvait suspecter qu’ils ne supporteraient ni ne défendraient la Constitution, comme le veut le serment fédéral. Sur cette question, voir notre étude « La séparation entre Administration et Politique en droit américain », in Mbongo Pascal (dir.) La séparation entre Administration et Politique en droits français et étrangers, Berger-Levrault, 2014, p. 45-76.

[12] http://vault.fbi.gov/

[13] L’opération « COINTELPRO » est l’exemple paradigmatique de cette surveillance et de ses « dérives » liberticides. Dans une importante bibliographie sur le sujet, l’on a lu uniquement pour la présente étude : Nelson Blackstock, Cointelpro: The FBI’s Secret War on Political Freedom, Pathfinder Press, 1988 ; Seth Rosenfeld, Subversives: The FBI’s War on Student Radicals, and Reagan’s Rise to Power, Picador, 2013 ; Michael Fleming, Stalked by the FBI: COINTELPRO Targeted Individuals, Amazon Digital Services, Inc., 2014.

[14] Des volumes entiers portent sur l’affaire du Watergate.

[15] Les candidats pressentis à la Cour suprême se prêtent en effet à une enquête administrative du FBI, ainsi d’ailleurs que toutes les personnes qu’un président élu (en novembre) envisage de nommer, à son entrée en fonctions (en janvier), aux plus hauts emplois de son « administration » (au-delà des membres de son « gouvernement »). Sur cette question, voir notre étude « La séparation entre Administration et Politique en droit américain », in Mbongo Pascal (dir.), La séparation entre Administration et Politique en droits français et étrangers, Berger-Levrault, 2014, p. 45-76.

[16]  L’affaire de Roswell par exemple.

[17] McArthur v. Smith, 716 F. Supp. 592, 593 (S.D. Fla. 1989) ; ProtectMarriage.com v. Bowen, 830 F. Supp. 2d 914, 928 (E.D. Cal. 2011) ; Hall-Tyner Election Campaign Comm., 678 F.2d au 420.

[18] Federal Election Commission, Advisory Opinion 1990 & 2003, SWP ; Final Report of the Special Master Judge Breitel : Socialist Workers Party v. Attorney General, 73 Civ. 3160 (TPG) (S.D.N.Y. Feb. 4, 1980) ; Socialist Workers Party v. Attorney General, 642 F. Supp. 1357 (S.D.N.Y. 1986).

[19] Dans un avis (advisory opinion) daté du 25 avril 2013, la Federal Election Commission (FEC) a dit vouloir proroger cette dispense jusqu’au 31 décembre 2016.

[20]  Voir : National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism, Understanding Law Enforcement Intelligence Processes. Report to the Office of University Programs, Science and Technology Directorate, U.S. Department of Homeland Security, July 2014 – disponible sur www.droitamericain.fr

[21] Voir Pierre Serna, « Radicalités et modérations, postures, modèles, théories », Annales historiques de la Révolution française, 2009, n° 357, p. 3-19.

[22] Sur l’importance de ce texte dans la « police politique » en France, voir Georges Carrot, Histoire de la police en France, 1992, p. 167 et s. Voir également : Jean-Marc Berlière, Marie Vogel, « Aux origines de la police politique républicaine », Criminocorpus, 1er janvier 2008 (en ligne).

[23] Sur l’histoire juridique des renseignements généraux, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : La gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, L’Harmattan, 1999, p. 263-280.

[24] Cette direction du ministère de l’Intérieur (elle est née en tant que simple service en 1934 avant d’être transformée en direction du ministère de l’intérieur en 1944) était vouée pour sa part au « contre-espionnage intérieur », à la protection du patrimoine industriel, scientifique et technologique, au « contre-terrorisme intérieur ».

[25] D’importantes conséquences administratives et « opérationnelles » sont attachées au fait d’être une « direction générale » du ministère de l’intérieur et non plus seulement une « direction centrale » de la Direction Générale de la Police Nationale (DGPN) qui était traditionnellement la seule (mais colossale) dépendance policière du ministère de l’intérieur (avant la création d’une Direction générale de la gendarmerie nationale par suite du rattachement de la gendarmerie au ministère de l’intérieur). D’autre part, l’on voudra garder à l’esprit que l’organisation de la police nationale veut que Paris dispose d’un traitement spécial : le préfet de police de Paris est directement placé sous l’autorité du ministre de l’intérieur et non de celle du Directeur général de la police nationale, lors même que les policiers de la préfecture de police appartiennent depuis 1966 à la « police nationale ». Or la préfecture de police de Paris dispose d’une Direction du renseignement, héritière des Renseignements généraux de la préfecture de police (l’équivalent à la préfecture de police des Renseignements généraux du ministère de l’intérieur) et qui s’intéresse dans Paris et la banlieue parisienne aux violences urbaines, aux groupes extrémistes, à la lutte contre le terrorisme. Sur cette architecture quelque peu baroque et sur l’injonction faite par les textes d’une « coordination » et d’une « bonne intelligence », voir nos développements [Titre relatif à la Police nationale] dans Mbongo Pascal (dir.), Droit de la police et de la sécurité, Lextenso, 2014.

[26] Les personnels de la direction générale de la sécurité intérieure sont au nombre des personnels de la police et de la gendarmerie qui disposent légalement, au titre de la police administrative ou de la police judiciaire, de ressources telles que les « enquêtes administratives », les « écoutes téléphoniques », les infiltrations dites humaines, les infiltrations dites techniques. Sur les enquêtes administratives, nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « Une pièce-maîtresse de la police administrative. Les enquêtes administratives de la police et de la gendarmerie », in Mbongo Pascal et Latour Xavier (dir.), Sécurité, Libertés et Légistique. Autour du Code de la sécurité intérieure, L’Harmattan, 2012, p. 83-98.

[27] Le champ social couvert par ce concept très contemporain de « radicalité » se donne néanmoins à voir à la lecture d’un certain nombre d’ouvrages consacrés aux « radicalités » : Xavier Crettiez et Isabelle Sommier (dir.), La France rebelle. Tous les foyers, mouvements et acteurs de la contestation, Michalon, 2002 ; Philippe Raynaud, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Autrement, 2006 ; Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, La dispute, 2006 ; Xavier Crettiez et Laurent Mucchielli (dir.), Violences politiques en Europe, La découverte, 2010.

[28] Razmig Keucheyan, « Qu’est-ce qu’une pensée radicale ? Aspects du radicalisme épistémique », Revue du MAUSS permanente, 19 mars 2010 [en ligne].

[29] L’on a eu beau chercher, ce à quoi le gouvernement pouvait avoir pensé en 2008 à travers cette occurrence aux « phénomènes de société » reste obscur puisque l’apparition des « apéros facebook », encore appelés « apéritifs géants » ou « apéros géants », est réputée postérieure au décret de 2008. Peut-être s’agissait-il du mouvement Anonymous ; or la qualification usuelle et plus signifiante d’« activistes » de ses membres rendait ce mouvement justiciable de la référence aux « individus » et aux « groupes » contenue dans le décret relatif à la DCRI. Il reste que ce mouvement s’est prêté à une enquête judiciaire après que la direction centrale du renseignement intérieur a été informée de ce qu’une attaque informatique baptisée Operation Greenrights avait été lancée par certains de ses membres contre certaines compagnies internationales d’énergie électrique au nombre desquelles figurait Électricité de France (EDF). Sur les problèmes posés à la police par le « label Anonymous », voir de Laurent Borredon, « Derrière le label Anonymous, des « pirates » peu chevronnés », Le Monde, 15 mars 2013 (en ligne).

[30] C’est en tout cas ce que suggère la conjonction additive « et » :… recourir à la violence et de porter atteinte à la sécurité nationale.

[31] Cet article dispose notamment que : « La stratégie de sécurité nationale a pour objet d’identifier l’ensemble des menaces et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République, et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter. L’ensemble des politiques publiques concourt à la sécurité nationale. (…) ».

[32] Sur les déplacements de sens de ce concept de « sécurité nationale », voir de Xavier Latour, « Défense nationale », in Mbongo Pascal, Hervouët François, Santulli Carlo (dir.), Dictionnaire encyclopédique de l’État, Berger-Levrault, 2014.

[33] L’article 222-14-2 du code pénal, qui est relatif à la participation à un groupement en vue de commettre des violences, n’est pas spécialement analysé en raison de sa portée générale, qui le rend applicable à des activités délictuelles non-portées par une idéologie spécifique.

[34] « La liberté de réunion et le droit d’exprimer ses vues à travers cette liberté font partie des valeurs fondamentales d’une société démocratique. L’essence de la démocratie tient à sa capacité à résoudre des problèmes par un débat ouvert. Des mesures radicales de nature préventive visant à supprimer la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que peuvent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités, et aussi illégitimes les exigences en question puissent-elles être – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril. Dans une société démocratique fondée sur la prééminence du droit, les idées politiques qui contestent l’ordre établi et dont la réalisation est défendue par des moyens pacifiques doivent se voir offrir une possibilité convenable de s’exprimer à travers l’exercice de la liberté de réunion ainsi que par d’autres moyens légaux. (…) » (CEDH, 2 oct. 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c/ Bulgarie [n° 29221/95 et n° 29225/95]).

[35] Conclusions du commissaire du gouvernement Michel pour l’arrêt Benjamin du Conseil d’État, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. p. 541.

[36] Sous l’Ancien régime, les réunions étaient soumises à autorisation préalable. Elles furent libéralisées successivement par l’article 62 de la loi du 14 décembre 1789 et par la Constitution de 1791 avant d’être de nouveau bridées sous le Directoire par les articles 361 et 363 de la Constitution de l’an III ainsi que par l’article 291 du code pénal.

[37] Au risque d’une qualification d’attroupement (voir infra).

[38] Sur cette « gravité », voir notamment CE, 19 juin 1953, Houphouët-Boigny ; et sur la nécessité de son établissement par les pouvoirs publics, CE, 23 janvier 1953, Naud).

[39] CE, 29 décembre 1997, Maugendre, n° 164299.

[40] Voir dans ce sens CE, 29 décembre 1995, Association « Front national pour l’unité française » (n° 129759) : le Conseil d’État y annule un arrêté du maire d’Aix-en-Provence en date du 22 mai 1990 interdisant une réunion publique du Front national au palais des congrès d’Aix-en-Provence. Les mesures équivalentes à une interdiction se prêtent également à un examen du juge : le Conseil d’état juge ainsi constamment que lorsqu’une commune a décidé que des locaux dépendant d’elle sont susceptibles d’accueillir des réunions organisées par des partis politiques, un refus d’utiliser ces locaux ne peut être opposé à un parti politique que pour des motifs tirés des exigences de l’ordre public ou des nécessités de l’administration des propriétés communales. Or un tel motif manque lorsque le maire d’Annecy, président de la communauté d’agglomération, décide de s’opposer à ce que la société gérant le centre de congrès dépendant de la Communauté d’agglomération donne suite à la réservation souscrite auprès d’elle en vue de la tenue à Annecy de l’université d’été du Front National (CE, ord., 19 août 2002, Front national et Institut de formation des élus locaux, n° 249666.

[41] Voir infra, II. A. 2.

[42] CE ord., 9 janvier 2014, Ministre de l’Intérieur / Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374508 ; CE ord., 10 janvier 2014, Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374528 ; CE ord., 11 janvier 2014, Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374553.

[43] Sur cette question, nous renvoyons à notre note : « Images et respect de la dignité de la personne humaine », in Mbongo Pascal (dir.), La régulation des médias et se standards juridiques, Mare et Martin, 2011, p. 187-191.

[44] Réponse du ministre de l’Intérieur à une question écrite n° 28487 de M. Dominique Dord (Union pour un Mouvement Populaire − Savoie) − JO, 8 octobre 2013, p. 10640.

[45] Le miroir pénal spécial de cette sécurisation est dans les articles L. 332-1 et suivants du code du sport et relatifs aussi bien à la consommation d’alcool ; à la provocation des spectateurs à la haine ou à la violence à l’égard de l’arbitre, d’un juge sportif, d’un joueur ou de toute autre personne ou groupe de personnes, à l’introduction ; au port ou à l’exhibition dans une enceinte sportive, lors du déroulement ou de la retransmission en public d’une manifestation sportive, des insignes, signes ou symboles rappelant une idéologie raciste ou xénophobe ; à l’introduction, à la détention ou à l’usage d’une arme au sens de l’article 132-75 du code pénal ; au jet d’un projectile présentant un danger pour la sécurité des personnes ;

[46] Article L. 211-11 du code de la sécurité intérieure. Cet article ajoute que « les personnes physiques ou morales pour le compte desquelles sont mis en place par les forces de police ou de gendarmerie des services d’ordre qui ne peuvent être rattachés aux obligations normales incombant à la puissance publique en matière de maintien de l’ordre sont tenues de rembourser à l’État les dépenses supplémentaires qu’il a supportées dans leur intérêt ». Voir également l’article R. 211-22 du code de la sécurité intérieure s’agissant de l’obligation de déclaration des manifestations sportives, récréatives ou culturelles à but lucratif « dont le public et le personnel qui concourt à la réalisation de la manifestation peuvent atteindre plus de 1500 personnes, soit d’après le nombre de places assises, soit d’après la surface qui leur est réservée ».

[47] Article L. 332-16 du code du sport.

[48] Article L. 332-16-1 du code du sport.

[49] Article L. 332-16-2 du code du sport.

[50] Aux termes de l’article L. 332-18 du code du sport, « peut être dissous ou suspendu d’activité pendant douze mois au plus par décret, après avis de la Commission nationale consultative de prévention des violences lors des manifestations sportives, toute association ou groupement de fait ayant pour objet le soutien à une association sportive mentionnée à l’article L. 122-1, dont des membres ont commis en réunion, en relation ou à l’occasion d’une manifestation sportive, des actes répétés ou un acte d’une particulière gravité et qui sont constitutifs de dégradations de biens, de violence sur des personnes ou d’incitation à la haine ou à la discrimination contre des personnes à raison de leur origine, de leur orientation ou identité sexuelle, de leur sexe ou de leur appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».

[51] Réponse du ministre de l’Intérieur à une question écrite n° 28487 de M. Dominique Dord (Union pour un Mouvement Populaire − Savoie) − JO, 8 octobre 2013, p. 10640. Au surplus, les « ultras » et les hooligans promeuvent des codes de civilité assortis à des représentations virilistes qui peuvent heurter les représentations et les sensibilités contemporaines.

[52] Bastien Brignon, « Dissolution d’association de supporters violents et contradiction… du contradictoire ! », Cahiers du droit du sport, 2011, n° 25, p. 150 ; Virginie Castillon, « Prévention et sanction des violences sportives », Droit pénal, déc. 2007, n° 12, pp. 10-16 ; Marie Cresp, « Après la dissolution, la suspension des associations de supporters », AJDA, 2012, p. 655 ; Laurent Falacho, « Les mesures prises pour lutter contre le hooliganisme à l’épreuve des libertés publiques », RDP, 2001, p. 419 ; Guilhem Gil, « Bad boys : dissolution administrative d’une association de supporters », Cahiers de droit du sport, 2008, n ° 14, p. 100 ; Damien Leroy, « Associations de supporters… Quels risques ? », Jurisport, fév. 2012, n° 117, p. 37 ; Colin Miege, « La décision de dissoudre une association de supporters violents est conforme à la CEDH », Cahiers de droit du sport, 2011, n ° 24, p. 46 ; Florence Nicoud, « La sécurité au mépris des libertés : l’encadrement de l’action des supporters », in Vallar Christian et Latour Xavier (dir.), Le droit de la sécurité et de la défense en 2013, PUAM, 2014, p. 273-285 ; Jean-Marie Pontier, « Comportement violent des « supporters » et police administrative », JCP Adm, 2009, n° 17, p. 45 ; Jean-Pierre Vial, « Le spectacle sportif à l’épreuve du risque pénal », Lamy Droit civil, 2012, n° 97, p. 72.

[53] Telle que fixée dans Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie (30 janvier 1998), Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie (13 février 2003), la doctrine de la Cour a été appliquée de manière remarquée dans le cas d’une dissolution d’une association privée en raison de rassemblements et de manifestations anti-roms organisés par son aile paramilitaire (Vona c. Hongrie, 9 juillet 2013).

[54] Voir notre étude : « Actualité et renouveau de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées », Revue du droit public, 1998, n ° 3, p. 715-744.

[55] Au demeurant, même dans les années 1980 et même dans le contexte de certaines déclarations publiques du président du parti (Jean-Marie Le Pen) sur l’immigration ou le génocide des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale, aucun ministre de l’Intérieur, ni aucun « parti de gouvernement », n’a véritablement formé le vœu d’une dissolution. Tout au plus un rapport parlementaire a-t-il été commis sur « les agissements, l’organisation, le fonctionnement, les objectifs » du service d’ordre du Front national (« Département protection sécurité », DPS) : Rapport de MM. Guy Hermier, Bernard Grasset, document parlementaire n° 1622, 1999.

[56] TGI de Paris, 17e chambre correctionnelle, Mélenchon, 10 avril 2014 : http://www.droit-medias-culture.com/Liberte-d-expression-politique.html

[57] Un cas d’annulation peut néanmoins être rapporté dans la période récente. En effet, dans un arrêt rendu le 30 juillet 2014 (Association “Envie de rêver” et autres, n°s 370306, 372180), le Conseil a validé les dispositions du décret du 12 juillet 2013 portant dissolution des deux groupements de fait « Jeunesses nationalistes révolutionnaires » et « Troisième voie » en tant qu’il s’agissait de milices privées. Toutefois, dans le même arrêt, le Conseil d’État a annulé celles des dispositions du décret qui portaient dissolution de l’association « Envie de rêver », le juge ayant considéré que les pouvoirs publics ne pouvaient retenir contre cette association le seul fait que des membres ou des dirigeants des deux groupements de fait précités se réunissaient dans le local de l’association « Envie de rêver » et participaient à ses activités. Au surplus, le Conseil d’État a considéré que cette association ne remplissait pas davantage d’autres conditions justificatives de la dissolution posées par la loi.

[58] À la vérité, ils peuvent en nourrir également la tentation dans des circonstances discutables. Voir par exemple notre opinion juridique à la demande du Nouvel Observateur lorsque le ministre de l’Intérieur, à la faveur des manifestations contre l’extension du mariage aux couples homosexuels, a suggéré qu’une interdiction du « Printemps français » (nom que ses organisateurs avaient donné aux manifestations contre la réforme) était « à l’étude » : « Interdire le Printemps français ? Rien n’est envisageable avant la manif du 26 mai », Nouvel Observateur (Le Plus), 24 mai 2013 (en ligne).

[59] Contrairement à une opinion courante, et malgré la référence à « la défense nationale » contenue à l’article 413-9 du code pénal, le « secret de la défense nationale » désigne en réalité tous les « secrets de l’État » (exception faite donc du secret de l’instruction). Et c’est l’État qui décide souverainement des « procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale » qui doivent se prêter à l’une des trois classifications (« Très Secret-Défense » –  « Secret-Défense » –  « Confidentiel-Défense ») prévues par l’article R. 2311-12 du code de la défense.

[60] Voir par exemple : CE, ord., 25 juillet 2013, Association « Jeunesses nationalistes » et M. C. (n° 372319) ; CE, ord., 25 juillet 2013, Association « L’Œuvre française » et M. B. (n° 372321) : à propos de deux groupements auxquels les pouvoirs publics reprochaient de « propager une idéologie incitant à la haine, à la discrimination et à la violence envers des personnes en raison de leur nationalité étrangère, de leur origine ou de leur confession », de participer à « des hommages rendus à des responsables du régime de Vichy et à des miliciens condamnés pour collaboration ou intelligence avec l’ennemi et l’exaltation de la collaboration avec l’ennemi », et s’agissant de « L’œuvre française », d’avoir le caractère d’un groupe de combat ou d’une milice privée.

[61] Voir par exemple les ordonnances citées à la note précédente.

[62] Il existe une très grande diversité des occurrences de la police administrative dans la rue – aussi bien les occurrences traditionnelles (stationnement, mendicité, quêtes, vagabondage, etc.) que les occurrences plus contemporaines (publicité extérieure, arts de la rue, vidéosurveillance, biométrie, etc.), aussi bien les occurrences éprouvées dans les traités de police que celles qui le sont moins.

[63] L’article 431-3 du code pénal prévoit les conditions de la dispersion d’un attroupement par les forces publiques de sécurité.

[64] Articles 431-7 et 431-8 du code pénal.

[65] Stéphanie Gruet, « La police du prosélytisme et de l’agitation dans la rue », in Mbongo Pascal et Latour Xavier (dir.), Sécurité, libertés et légistique. Autour du Code de la sécurité intérieure, L’Harmattan, 2012, p. 139-140 ; voir également : Danielle Tartakowsky, Le pouvoir est dans la rue. Crises politiques et manifestations en France, Aubier, 1998 ; Danielle Tartakowsky, « Quand la rue fait l’histoire », Pouvoirs, n° 116, 2006 ; Danielle Tartakowsky, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Publications de la Sorbonne, 1997 ; Nicolas Mariot, « Le frisson fait-il la manifestation ? », Pouvoirs, n° 116, 2006, p. 97 et s. ; Samuel Hayat, « La République, la rue et l’urne », Pouvoirs, n° 116, 2006, p. 31 et s.

[66] André Decocq, Jean Montreuil, Jacques Buisson, Le droit de la police, Paris, Litec, 2e édition, 1998.

[68] L’habitude a été prise de parler de manifestations à caractère revendicatif sur la voie publique par opposition aux manifestations à caractère festif, sportif, commercial, caritatif ou culturel. En réalité, et en termes juridiques, seules les manifestations à caractère revendicatif sont des manifestations, celles-ci s’opposant plutôt aux événements à caractère festif, sportif, commercial, caritatif ou culturel. Or autant les premières sont soumises à un régime de déclaration, autant les secondes sont soumises à une autorisation administrative dont la demande est formée à Paris au moins un mois avant la date de la manifestation (à moins qu’un événement imprévu, d’envergure nationale ou internationale – à l’exclusion de toute animation à caractère saisonnier – justifie une demande en urgence) ou au moins trois mois avant si l’événement projeté rassemble une foule importante ou entraîne l’implantation d’installations complexes (grands concerts, marathons, etc.). Les organisateurs d’événements à caractère festif, sportif, commercial, caritatif ou culturel sur la voie publique ou tout espace ouvert au public sont par ailleurs soumis à des obligations particulières, notamment en matière de police d’assurance.

[69] Article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure. La déclaration est faite à la mairie de la commune ou aux mairies des différentes communes sur le territoire desquelles la manifestation doit avoir lieu, trois jours francs au moins et quinze jours francs au plus avant la date de la manifestation. À Paris, la déclaration est faite à la préfecture de police. Elle est faite au représentant de l’État dans le département en ce qui concerne les communes où est instituée la police d’État (article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure).

[70] Il va sans dire qu’accessoirement au cadre légal, les forces publiques de sécurité ont des dispositifs opérationnels de gestion du maintien de l’ordre dans le cadre de manifestations sur la voie publique, des dispositifs pour lesquels la France se voit même prêter un savoir-faire (voir dans ce sens de David Dufresne, Maintien de l’ordre. Enquête, Hachette Littérature, 2007 ; voir cependant aussi la mise en perspective internationale proposée par Donna Della Porta, Olivier Fillieule (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Presses de Sciences Po, 2006). Toutefois, et de l’aveu même de l’État, l’année 2013 restera dans les annales policières avec « 3 des 4 plus importantes manifestations de personnes depuis 30 ans (…) ; un nombre de manifestants à encadrer qui a atteint, en 5 mois, celui de la totalité de l’année 2012 ; la gestion depuis l’automne de 65 rassemblements contre le projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, dont les deux tiers n’ont pas fait l’objet de déclaration préalable ; enfin, la multiplication par 6 du nombre de blessés parmi les forces de l’ordre depuis le début de l’année 2013 (…) » (Réponse du ministre de l’Intérieur à la question écrite n° 26908 de M. Claude Goasguen [Union pour un Mouvement Populaire − Paris] − JO, 15 octobre 2013, p. 10876).

[71] Article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure.

[72] Article 431-9 du code pénal.

[73] Xavier Castaing, porte-parole de la préfecture de police (Paris), entretien avec Alexandra Guillet, « Film anti-islam : pourquoi les manifs de samedi ont été interdites à Paris ? », TF1/LCI en ligne, 21 septembre 2012.

[74] Voir par exemple les interdictions en 2012 à Lyon et à Paris des manifestations « contre les zones de non-droit et le racisme anti-blanc » envisagées par les Jeunesses nationalistes (l’affiche de la manifestation disait notamment : « Après la révolte des souchiens à Lyon. Les Français en marche vers la capitale »).

[75] Voir supra, II. A. 2.

[76] Cette question aurait pu se poser en juillet 2014 après que le préfet de police de Paris a pris, le 25 juillet, un arrêté interdisant une « manifestation de soutien à la Palestine » prévue à Paris le samedi 26 juillet 2014, une interdiction dont le juge des référés du tribunal administratif de Paris et celui du Conseil d’état n’ont pas ordonné la suspension demandée en urgence par les organisateurs. Cette interdiction n’avait été justifiée par la préfecture de police que par le fait que de précédentes manifestations avec les mêmes organisateurs avaient été ponctuées de « heurts violents avec les forces de l’ordre », d’atteintes aux biens et à des lieux de culte et que des « garanties suffisantes pour assurer la sécurité de la manifestation prévue le 26 juillet » n’avaient pas été apportées par les organisateurs. Le préfet de police n’est donc pas allé jusqu’à invoquer le fait que des slogans antisémites (donc des discours « attentatoires à la dignité de la personne humaine ») avaient été proférées au cours des précédentes manifestations.

[77] Stéphanie Gruet, op. cit., p. 146-147.

[78] CC, n° 94-352 DC du 18 janvier 1995, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, JO, 21 janvier 1995, p. 1154.

[79] Le même article précise, d’une part que si cette interdiction accompagne une peine privative de liberté sans sursis, elle s’applique à compter du jour où la privation de liberté a pris fin et, d’autre part, que le fait pour une personne de participer à une manifestation en méconnaissance de cette interdiction est puni d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende.

[80] CE, 23 février 2011, SNES, FSU et SAF.

[81] « La cagoule dans les manifs : le retour ? », Dalloz, Forum pénal, 25 février 2011 (en ligne).

[82] On renverra ici aux différents travaux par lesquels nous avons suggéré que l’antiracisme français ne s’oblige pas toujours à distinguer les idéologies racistes de « simples » idées racistes et de stéréotypes racistes. Voir notamment notre note : « Un antiracisme scripturaire : la suppression du mot « race » de la législation », Recueil Dalloz, 2013, n ° 19, Point de vue, p. 1288. Et on a montré pourquoi les juges qui sont saisis des discours racistes ne sont pas avisés de ne pas distinguer les discours « idéologiques » de ceux qui, étant simplement (si l’on ose dire) stéréotypiques, sont souvent le fait de sujets susceptibles de modifier leurs représentations (voir la conclusion de notre La liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2012.

[83] La question s’est posée par exemple aux Etats-Unis à propos des thérapies de « conversion hétérosexuelle ». Et, lorsque certains ont analysé leur réglementation comme étant une immixtion dans les discours (en l’occurrence les discours rétifs ou hostiles à l’homosexualité) et donc une violation du Premier Amendement, d’autres ont fait valoir qu’il s’agissait plutôt d’une réglementation d’un comportement professionnel (c’est cette deuxième analyse qu’en l’état certains juges fédéraux ont fait prévaloir).

Le viol conjugal : le précédent de 1839. Ledru-Rollin contre Dupin

“La pudeur de l’épouse”. C’est sous ce titre que l’affaire fut présentée dans un journal de l’époque. En droit, la question était ainsi formulée devant la Cour de cassation : Un mari peut-il attenter à la pudeur de sa propre femme ?
Alexandre Ledru-Rollin était, en effet, avocat.
Audience du 21 novembre 1839, Chambre criminelle. Présidence de M. de Crouzeilhes.
M. le conseiller Bresson présente le rapport.
Plaidoirie de Me Ledru-Rollin
Sous des dehors licencieux et rebutants, cette cause, messieurs, soulève une des plus graves questions de droit pénal, une des plus délicates questions de morale qui se soient jamais agitées.
« Peut-il y avoir, entre mari et femme, attentat à la pudeur punissable par la loi pénale ?
« La violence qui constitue le crime peut-elle être constatée par le témoignage seul, isolé, de la femme ? »
Avant d’examiner la question capitale, celle qui domine la cause, je dis qu’il n’y a point eu violence physique.
La dame avait d’abord accusé son mari de l’avoir frappée. C’était une imposture, démentie plus tard par son propre aveu. Il convient d’y revenir.
Mon mari m’a menacée de me frapper ; mais il ne l’a pas fait. J’ai été l’objet de ses brutalités, malgré mes cris et ma résistance ; mais il ne m’a pas porté de coups. En me maltraitant ainsi qu’il l’a fait, il n’a, je crois, jamais eu d’autre but que de satisfaire ses goûts honteux.
Ainsi, plus de coups : simple allégation de mauvais traitements.
Mauvais traitements, ce sont des mots bien vagues et fort commodes pour laisser supposer ce qu’on n’ose point préciser. Heureusement on trouve dans la déclaration elle-même un commentaire de ces expressions, qui les réduit à leur juste valeur.
J’ai été, quelques jours après mon mariage, l’objet et la victime des goûts honteux et dépravés de mon mari. Les outrages que j’ai reçus ont été tels, que j’ai été dans l’impérieuse nécessité, après trois semaines de souffrances, de fuir le domicile conjugal et de me retirer chez mes père et mère. Les violences graves dont je me plains ont été constatées dès le 25 juillet dernier, par les docteurs Honoré et Bazin. Je mets entre vos mains pour être joints à la procédure, les certificats qu’ils m’ont délivrés.
Les certificats, c’est-à-dire le procès-verbal de visite, ne constatant autre chose que les traces d’un fait cru, celui d’une conjonction répréhensible, il suit clairement de là que nulle violence, dans l’acception pénale, n’aurait été employée pour parvenir à ce but. La fin aurait été violente : non les moyens. Et comme, par la nature des choses, la fin ne se pouvait accomplir que violemment, même dans le cas du consentement le plus plein et le plus volontaire, les certificats qui, de l’aveu de la plaignante, établissent les seules violences qu’elle aurait souffertes, prouvent contre elle que ce n’est point à la force qu’elle aurait cédé.
Quant à ce qu’elle appelle ses outrages et ses souffrances, c’est évidemment ce qu’elle nomme plus bas les violences graves sur lesquelles on vient de s’expliquer : ou bien ce seront, si l’on veut, les mauvais sentiments de son mari. Mais ces expressions ne peuvent désigner des actes d’oppression physique, d’abord parce que leur signification y répugne, puis, parce que, dans ce cas, les actes n’auraient pas manqué d’être articulés avec précision.
Reste donc que la dame J. aurait été prise « malgré ses cris et sa résistance ».
Pour des cris personne ne les a entendus. Quant à la résistance, il ne se faut pas méprendre sur ce sujet.
Une femme peut ne pas consentir, succomber malgré elle, sans que pour cela l’auteur de sa chute en soit comptable à la justice criminelle ; car la compétence des Tribunaux ne commence que là où il y a eu emploi de la force physique. Une tyrannie morale qui aurait subjugué la volonté et surmonté les répugnances ne suffit point. La crainte révérentielle, l’ascendant de l’énergie sur la pusillanimité, la perspective des privations ou des dégoûts, celle des dissensions domestiques, et les autres moyens de tyranniser l’âme, ne sont point ce que le législateur a exigé pour sévir. Il faut la contrainte matérielle, l’oppression du corps par le corps, parce qu’effectivement, en une matière où la volonté est si peu saisissable pour les tiers, que souvent elle n’a pas une conscience bien sûre d’elle-même, l’acte physique est le seul signe infaillible de la coaction.
Les criminalistes sont unanimes à cet égard.
Ce n’est pas, dit M. Carnot, d’une force morale, d’une simple séduction que parle l’article 331 (devenu l’art.332), mais d’une force physique employée pour vaincre la résistance.
Violenter, en effet, c’est contraindre, c’est obliger de faire par force la chose qu’on exige et à laquelle on se refuse. (Tom. 2, page 95).
L’idée de viol, ou d’attentat à la pudeur avec violence, dit d’une manière encore plus précise M. Legraverand, tome 2, p. 124, emporte essentiellement l’idée de la force physique et la Cour de Cassation a jugé avec raison que l’on ne peut pas prononcer de condamnation lorsque le jury, interrogé sur la question si l’attentat a eu lieu avec violence, répond qu’il n’y a pas eu usage de violences physiques, parce qu’effectivement il ne résulte pas, d’une telle déclaration, une réponse catégorique à la question proposée. (Cass., 9 mars 1821 ; Journal du Palais, 3e édition, à sa date).
Dans l’espèce, il s’agissait d’un instituteur accusé d’avoir abusé de jeunes filles., ses élèves.
Or, la résistance de la dame J., et la contrainte qui en aurait triomphé, auraient été seulement morales ; car on a vu tout à l’heure que nulle douleur physique n’aurait vaincu son corps ; et il va de soi qu’à moins d’une torture matérielle qui mette un terme à la lutte, un attentat de la nature de celui dont il s’agit au procès ne peut être accompli par un homme seul et sans aide. D’ailleurs, la dame J. a déclaré devant les deux premiers médecins, qui le mentionnent en leur procès-verbal, qu’elle avait cédé trois fois à son mari ; et il est manifeste qu’elle aurait fui aussitôt après la première, si elle avait succombé seulement à l’épuisement d’un combat corporel.
Dans l’hypothèse même de la sincérité de l’accusation, il résulterait donc, de documents authentiques produits au procès, et consistant principalement dans les propres aveux de la plaignante, que la seule violence employée contre elle aurait consisté dans l’abus de l’ascendant du mari, et que, conséquemment, le cas de la cause ne serait point celui de la loi.
D’où un premier moyen de nullité contre l’arrêt. Arrivons au second.
En supposant la violence, il n’y aurait pas attentat dans le sens de la loi.
Dans la primitive Eglise, au moment où le prêtre prononçait les paroles solennelles de l’union, on enveloppait les deux époux d’un long voile, emblème de l’ombre où devait s’accomplir l’œuvre mystérieuse à laquelle ils étaient appelés. Quand, déchirant ce voile, un des époux essaie d’éclairer d’une affligeante lumière la couche conjugale, est-il de l’intérêt des mœurs et de la société d’aider à son entreprise ; et la prétendue vengeance en pareil cas accordée à la morale, ne serait-elle pas moins profitable par la répression que dommageable par le scandale ? Ne sait-on pas que tout dans les actes humains n’est pas du domaine de la loi ? Comme il y a des vertus qu’elle ne peut récompenser, il est des fautes qu’elle ne doit pas punir. Elle aussi a sa pudeur, et doit parfois détourner ses regards. Ces délicatesses de l’âme, qui commandent d’ignorer ce qu’on n’apprendrait pas sans rougir, appartiennent à la conscience publique aussi bien qu’à la conscience privée.
Qu’on nous pardonne ces réflexions, nées de l’embarras que nous éprouvons en abordant la question principale du procès !
Un mari accusé d’attentat à la pudeur de sa femme ! Est-ce une erreur ; et cède-t-on involontairement à l’effet d’une préoccupation ? Il semble vraiment que le seul énoncé de l’inculpation, et que l’essence même des choses résiste à l’idée du prétendu crime. Contrat d’une nature unique, extrême limite du droit de disposition appartenant à la créature humaine sur elle-même, le mariage a transformé en un devoir impérieux l’acte même auquel, jusque-là, la pudeur avait pour unique objet de mettre obstacle.
Quelle place dès lors laisse-t-il à la transgression du sentiment dont son but fut de lever la barrière ?
Non certes que le mari, avec le pouvoir d’oser beaucoup, ait la licence de tout entreprendre ; non que l’égarement de l’âme donne au plaisir le droit de revêtir des formes que la morale réprouve. Mais quelque chose d’intime nous crie cependant que l’interdiction qui pèse sur ces excès n’est point là, dans la chambre nuptiale, dans cet asile de franchise singulière où la raison aussi laisse parfois surprendre son empire, au même titre qu’ailleurs ; qu’il y a enfin entre la chasteté, la pudeur de la vierge, et la pudeur, si l’on veut, de la femme mariée, une nuance, toute une révélation, un monde.
C’est cette nuance qui à travers les siècles a passé dans notre législation. Pour en citer un des monuments les plus anciens, permettez-moi, messieurs, de remettre sous vos yeux un des passages des Assises de Jérusalem :
Cunciani. Burbarorum leges antiquœ, t. 2, index, p.590 ; Sodumila quomodo puniendus.
Texte
A quai corte se dié terminar la querele de la dona che dice l’homo usar con essa in altro che per il dretto modo.
249. Quando avien che una dona si lamenta de un hopio de heresia, o de dislealta, over un’ homo de una dona in la corte Reale, la rason judica che tal differencie non devenu esser aldite a la corte Real,ma neila corte de la sancta chiesia,la quai é obligata de inquerir questa cose sottismente in confessione, et redere questo délicto in pace, et in bona contritione, et il visconte li deve mandar la quelle che se voranno lamentar a lui de simel coso, e cosi vol la rason per l’assisa, (T. 2, p. 537, col. 1.)
Traduction
A quelle Cour doit se terminer la plainte de la femme qui dit l’homme user avec elle d’une voie autre que la légitime ?
249. Quand il arrive qu’une femme se plaint d’un homme pour cause d’hérésie et de sodomie, ou un homme d’une femme, à la Cour du roi, la raison décide que de tels débats ne doivent point être entendus en la Cour du roi, mais dans la Cour de la sainte église, laquelle est obligée de s’enquérir de ces choses prudemment en confession, et d’amender ce délit en paix et en bonne pénitence (en contrition) ; et le vicomte doit lui renvoyer ceux qui voudraient se plaindre à lui de telles choses ; et ainsi veut la raison qu’il soit fait par l’assise.
Sur l’assimilation constante dans le moyen âge de la sodomie à l’hérésie consulter un arrêt de Huc-le-Despensier (Hugues Spenser), en novembre 1326.
Là, en droit, fut jugé, par une suite de barons et chevaliers, à justicier en telle manière comme vous verrez : premièrement. Quand il fut ainsi lié, on lui coupa tout, premier le… et les… pour ce qu’il était herite et sodomite (Froissard, chap. 24.)
Les casuistes ont aussi discuté le degré de culpabilité que prenaient, entre époux les délits de la chair, et plusieurs des théologiens les plus sévères n’y ont vu que des fautes vénielles.
Prop. 3. Haec tria ±>ona (fides, proies, sacramentum) dicuntur excusare matrimonium, et concubitum matrimonialem. Sic excusatur omnis coitus libidinosus, tactus, oscula,et caeterae impudicitiae, modo fiant intra limites conjugii, ita quod cum aliena non fierent, ileque sit periculum exttaordinariae pollutionis, ideo oportet esse cautos quod si tale periculum occurrerit coiri possent ; rnanet enim fidei bonum excusans amortali. (Ovandus, de matrimonio, distinct. 31, p. 27 et 29.)
Ovandus est peu connu, parce que sa renommée n’est point sortie des écoles ; mais voici un homme dont le nom, fameux à bon titre, est su de tous, Novarre, dont les paroles sont bien autrement explicites sur la question.
Maritus qui, antequam in naturali sexu uxoris seminet, prius membrum ift vase non naturali ad delectationem citra animum sodomiam complendi immittit, peccat peccatum tactus illiciti.
Uxoratus, dum vult ab uxore debitum exigere. ut magis delectetur, incipit cum uxore actum sodomitium, citra.animum illud perficicndi, prout nec perficit, immo tandem semiijat in legitimo vase.Dubitatur an baec actio sit peccatum mortale,et an sufficiat si pœnitens dicat : tetigi meamconjugem ta’ctu iilicito, vel teneatur explicare tactum clarius ? Respondetur quod in casu illiuè videtur tantum esse peccatum tactus illiciti. (Consulta de poenitentia et remissione, consult, 7.)
Nous devons à la vérité de dire que cette opinion n’a point passé sans contradiction. Sanchez, entre autres, la combat ; et on n’a pas besoin d’ajouter qu’elle était aussi repoussée de l’école de Port-Royal, dont, par une coïncidence bizarre, un honorable descendant siégeait au nombre des magistrats auteurs de l’arrêt attaqué. Mais quand les théologiens doutent, les juristes auraient-ils le droit de décider, et la doctrine de la justice séculière s’erait-elle plus sévère que celle de cette église catholique dont la sainte austérité traite si rudement le plaisir criminel qu’a peine pardonne-t-elle à la volupté innocente ? Revenant d’ailleurs à la loi humaine, et nous interrogeant dans le silence auquel on doit condamner les préventions mêmes les plus respectables, demandons-nous si le législateur avait en vue deux époux quand il écrivait l’article 332 du Code pénal s’il n’aurait pas au moins, dans cette hypothèse, amoindri la peine en considération de l’affaiblissement du délit, et si, conséquemment, ce n’est pas abuser de sa disposition que de l’appliquer entre gens mariés ?
– Remarquons enfin qu’outre l’injustice de l’assimilation, il y aurait encore le danger d’un autre abus. Dans la distinction délicate entre les jouissances permises et les sensualités défendues, qui poserait la limite ? Qui dirait à la passion : Tes caresses iront jusqu’ici et s’arrêteront là ? Quoi donc ! chaque époux aurait le droit de faire asseoir la justice au bord du lit conjugal, pour suivre de l’œil le progrès de ses capricieux plaisirs, et les arrêter quand ils lui sembleraient sortir de leurs légitimes domaines ? Tâche étrange imposée aux magistrats !
Mais ce serait surtout quand il s’agirait de punir ces oeuvres, et non plus seulement de les mesurer, que naîtraient d’inévitables périls. Accomplies loin de tous regards étrangers, nécessairement privées de tout témoin, elles laisseraient le destin du mari abandonné à la foi de la femme. Hormis la loyauté de l’épouse, les Tribunaux ne pourraient espérer aucun garant. Nos mœurs sont-elles donc si saintes, et la religion du foyer si inviolable chez nous qu’on osât se contenter de cette caution ?
Que peut d’ailleurs vouloir la femme, si sa chasteté ne demande que protection, et ne suppose pas un crime pour exploiter une calomnie au profit de la cupidité, de l’insubordination ou du dérèglement ? Que lui faut-il ? la faculté d’échapper à des embrassements impurs. Or, le moyen en est facile. Qu’elle résiste avec assez d’énergie pour mettre un frein aux entreprises, ou pour les réduire à l’emploi d’une violence forcément accompagnée d’éclat. Cette violence lui suffira pour obtenir la séparation, sans besoin de divulguer sa honte, et de traîner sur les bancs d’une Cour d’assises un nom qu’elle est condamnée à porter toujours.
Conclusions de M. le procureur général Dupin
Messieurs, la justice a aussi sa pudeur : elle n’a pas seulement un bandeau sur les yeux; il y a des choses qu’elle ne sait pas dire, et qu’elle ne veut point entendre.
Quelquefois même elle ne donne ses audiences qu’à huis-clos, lorsqu’elle redoute quelque indiscrétion dans le langage de la part des hommes étrangers à son culte.
Mais, dans ce temple de la loi, où ses ministres seuls peuvent élever la voix, ils savent, même en parlant des choses dont l’honnêteté publique est la plus prompte à s’alarmer, observer les règles de la décence et de la gravité, et tous les crimes peuvent être accusés en votre présence, avec une fermeté de parole dont les oreilles les plus chastes ne sauraient s’alarmer.
Cette forme de discussion est d’autant plus facile à garder que dans cette enceinte et pour l’appréciation des moyens de cassation, nous n’avons point à rechercher et • à discuter les circonstances du fait, mais à nous occuper uniquement du point de droit.
Le mémoire que le demandeur en cassation a cru devoir livrer à l’impression a été plus loin ; il a raconté les faits, transcrit des pièces, discuté les charges. Dans cet écrit, le mari se récrie sur la recherche de ce qu’il appelle un crime mystérieux ! Il accuse le cynisme de la plainte ! il en signale l’invraisemblance ! il relève les contradictions qu’il prétend y remarquer ! Et comme dans cette accusation d’un attentat à la pudeur, la loi exige, pour condition, que la violence ait été employée, il nie qu’il y ait eu recours. Il ne se rend pas même à l’évidence des traces que cette violence aurait laissées après elle, et il en donne ce motif : « Que, par la nature des choses, la fin ne se pouvant accomplir que violemment, même dans le cas du consentement le plus plein et le plus volontaire, les certificats qui, de l’aveu de la plaignante, établissent les seules violences qu’elle aurait souffertes, prouvent contre elle que ce n’est point à la force qu’elle aurait cédé. » : Tout cela, messieurs, pourra se dire en Cour d’assises. Là, on pourra entendre de nouveau les médecins, interroger les témoins, discuter leurs dépositions, rechercher les contradictions, infirmer les preuves : c’est le fait mis en question et soumis à un genre de débat dont nous ne sommes pas juges. Pour nous, nous devons accepter le fait tel qu’il est présenté dans l’arrêt qui vous est déféré, sauf à examiner ensuite si ce fait, tel qu’il a été caractérisé et qualifié par cet arrêt, tombe sous la disposition de la loi pénale.
Après avoir rappelé, tous les faits, l’ordonnance des premiers juges et le réquisitoire du ministère public, l’arrêt prononce en ces termes : « Considérant que les faits ont été appréciés par les premiers juges, annule l’ordonnance ; — Et considérant qu’il existe charges suffisantes contre Jean-Michel J d’avoir, en juillet 1839, commis un attentat à la pudeur consommé avec violence sur la personne de sa femme, crime prévu par l’art. 332 du Code pénal ; ordonne la mise en accusation dudit J , et le renvoie devant la Cour d’assises du département de la Seine pour y être jugé suivant la loi. »
Tenons donc ceci pour constant :
Le fait est un attentat à la pudeur.
Cet attentat aurait été consommé avec violence ;
Il y a charges suffisantes contre le sieur J… qu’il en est l’auteur.
Aucun moyen de cassation ne pourrait être produit contre cet arrêt, sous prétexte que les charges qu’il a déclarées suffisantes ne le sont pas ; aucune discussion de fait n’est admissible pour retrancher de l’arrêt la circonstance de violence qu’il déclare résulter pour lui de l’instruction ; tout cela, je le répète, est dans le domaine du fait, dont l’appréciation, quant aux probabilités de son existence matérielle, et à toutes les circonstances de sa perpétration, appartenait souverainement à la Chambre d’accusation. Sous ce premier rapport, le pourvoi est complètement inadmissible.
Mais le demandeur présente un second moyen. Suivant lui, « quand même il y aurait eu au procès violence physique, il n’aurait pu y avoir attentat à la pudeur dans le sens de la loi. »
En effet, dit-il, conçoit-on un mari accusé d’attentat à la pudeur de sa femme !
« Tandis que le mariage a transformé en un devoir impérieux l’acte même auquel, jusque-là, la pudeur avait pour unique objet de mettre obstacle !»«Contrat d’une nature unique, extrême limite du droit de disposition appartenant à la créature humaine sur elle-même. Quelle place dès lors laisse-t-il à la transgression du sentiment dont son but fut de lever la barrière ? »
Nous répondrons que, si la pudeur de la femme mariée n’est pas la pudeur d’une vierge, ce n’est pas une raison pour nier que le mariage conserve une pudeur qui lui est propre et qui ne mérite pas moins d’être respectée. A cette allégation que le mariage est l’extrême limite du droit de disposition appartenant à la créature humaine sur elle-même, nous répondrons que plus cette limite est extrême, plus il importe de ne la point franchir. Il n’y a pas de puissance qui n’ait ses bornes ; le droit le plus explicite ne doit jamais dégénérer en abus ; et plus l’abandon de soi-même est grand pour tout ce qui est licite et conforme au vœu de la nature, moins il est permis de s’en autoriser pour arriver à des conséquences qui, loin d’être l’accomplissement du pacte, le détruisent dans son essence et révoltent l’humanité.
Le demandeur, dans son Mémoire, a recours à l’autorité des casuistes, et il cite leurs textes pour prouver que plusieurs d’entre eux, et même, dit-il, des plus sévères, n’ont vu, dans des faits tels que ceux qui lui sont reprochés, que des fautes vénielles.
Hélas ! messieurs, il faut bien le dire, puisqu’on allègue devant vous ce genre d’autorités, que ne trouve-t-on pas dans les casuistes ? Relisez plutôt les Provinciales !
Et en particulier, sur le triste sujet qui nous occupe, il n’est que trop vrai que plusieurs d’entre eux se sont livrés, dans leurs ouvrages, à des recherches détaillées, à des distinctions tellement subtiles, qu’ils ont fait de leurs œuvres, par l’étonnante variété des espèces et le cynisme des expressions, des manuels de corruption, bien plus que des livres de conscience.
Tous cependant ne sont pas aussi relâchés qu’Ovandus et Novarre.
Sanchez, par exemple, qui, dans son in-folio intitulé De Sancto matrimonii sacralento, a consacré cent quarante-huit pages à traiter du devoir conjugal, ddebito conjugali, met au rang des péchés mortels les actes qu’Ovandus et Novarre se contentant de reléguer parmi les fautes vénielles. Il en donne pour première raison qu’un tel acte adversatur fini naturali hnjits copulæ qui est prolisgeneratio ; et il ajoute cet autre motif : nec uxor ad similent capulam, sed ad solam copulam. legitiman uxor est. En effet, dit-il, le mari n’a pas toute espèce de puissance sur la personne de sa femme, mais seulement une puissance pour des actes légitimes. Vir non habei potestatem in uxoris corpus, AD QUEMCUMQUE USUM ; sed ad solum uxorium, et.., legitimum.
Cette question de puissance maritale a soulevé l’objection du consentement réciproque, et quelques docteurs ont douté en pareil cas, quia scienti et volenti non fit injuria ! Et le demandeur semble aussi incliner vers cette opinion, lorsqu’il dit que « le mariage, étant par sa nature l’extrême limite du droit de disposition de la créature humaine sur elle-même, on se demande quelle place il laisse à la transgression du sentiment (de pudeur) dont son but est de lever la barrière ? »
Ne serait-il pas plus juste, plus moral et plus chrétien, de proclamer que le consentement, s’il peut amener le silence sur de tels actes, ne saurait jamais les légitimer’ N’est-il pas d’une philosophie plus haute et plus droite, de proclamer que la puissance de la créature humaine sur son corps a des bornes qu’il lui est interdit de franchir ? qu’il est des droits que nous ne devons pas donner sur nous ! et que si, par exemple, le suicide matériel nous est défendu, soit que nous voulions nous tuer nous-mêmes, ou déléguer à d’autres la mission de nous arracher la vie, à plus forte raison le stupre, dans ce qu’il a de plus abject et de plus honteux, ne peut jamais être excusé par le consentement de l’acteur ou du patient : Rei vel actoris assensu.
S’il faut citer des casuistes, j’aime mieux la sévérité de ces autres docteurs dont la délicatesse a été jusqu’à se demander s’il n’y avait point dans les actes contre nature une question d’adultère ; parce qu’en pareil cas, si non ad àliam, certe ad aliud vir se porrexit ?
Vainement on leur objecte la définition de l’adultère, qui exige l’intervention d’une tierce personne, ut sit alieni thori violatio. lls répondent avec raison, hillic accessum esse contra matrimonii jidem. Et ratio est, quia neater conjux servat alteri suum corpus caste, quod ad finem pertinet. Non est enim conjux ad illum actum, sed ad naturalem.
Mais entre tous, celui qui s’en explique avec le plus d’élévation et d’énergie est Saint Ambroise, dans un passage de son livre des Patriarches, qu’on a inséré dans le corps du droit canonique. (Décret. 2′ part,, causa 32, quaest.4.) Il n’y a pas seulement adultère, dit il, lorsqu’on pèche avec une autre femme, mais il y a adultère dans tout ce .qui excède les véritables droits du mariage. Le crime même, dans ce dernier cas, est plus grand, parce qu’on offense la sainteté du lien conjugal et l’on attente à la pudeur de l’épouse. Nec hoc solum est adulterium, cum aliéna peccare conjuge, sed ovine quod non habet potestatem conjugii. Gravius crimen est,ubicélébrâti conjugii jura temerantur ET UXORll PUDOR solvitur !
Cette dernière expression est précieuse : la voilà retrouvée cette pudeur de l’épouse, que la loi doit protéger contre la violence au sein du mariage, comme elle protège celle des autres femmes au sein de la société.
Mais si jusqu’ici j’ai suivi le demandeur uniquement sur le terrain des moralistes, il est temps de nous placer sur celui de la législation.
La loi romaine punissait le stupre sous toutes les formes. (Loi 34, § 1, ff. ad leg. Jul. de adult.) Elle le punissait de mort lorsqu’il avait été commis avec violence. (Pauli. Sentent., lib. 2, tit. 26, § 12.) Elle n’admettait pas l’excuse tirée du consentement ; seulement la peine était moindre. (lbid. § 13.) Elle ne protégeait pas seulement les personnes libres, mais encore celles qui étaient accidentellement constituées en servitude. Témoin la condamnation que rapporte Valère-Maxime, portée par le Sénat contre C. Plotius, pour avoir fait frapper de verges un jeune Romain, engagé pour dettes, qui avait refusé de se prêter à d’infâmes désirs. Le Sénat donna pour motif à sa décision, que la pudeur d’un Romain devait être protégée, dans quelque situation que le sort l’eût placé : In qualicumque en im statu posito, Romano sanguini pudicitiam tutam esse Senatus voluit.
Disons de même que la loi française a voulu protéger la pudeur des femmes dans le mariage, aussi bien que dans le monde.
Les Assises de Jérusalem, qu’on a citées à cette audience, quoique écrites en français, n’ont jamais été loi de France. Ce passage, d’ailleurs, où l’hérésie est accolée à la sodomie et renvoyée au juge d’église, ne constate pas l’impunité du crime, mais seulement l’extension de la juridiction ecclésiastique.
Mais consultons les auteurs plus modernes qui constatent l’état de notre ancien droit français. Muyart de Vouglans, dans son Recueil des lois criminelles, liv. 3, tit. 4, dit que les crimes contre nature sont punis de la peine de mort.
Jousse, dans son grand Traité de la justice criminelle, tit. 49, 1, n° 7, s’en explique en ces termes : « La peine du crime de sodomie a lieu non seulement contre ceux qui rem habent cum masculo, mais encore à l’égard de ceux qui accedunt ad mulierem prœposterâ venere (L. Cùm vir nubitin fœmina, C. ad 1. Jul. de Adulteris.
ltà enim Farinacius, quae st. 148, ns 35 ; et Julius Clarus, § Sodomia, n° 2, où il dit avoir vu plusieurs exemples de semblables condamnations.) Et cette peine a particulièrement lieu à l’égard de ceux qui en usent ainsi envers leurs propres femmes. (Farinac. quaest. 148 ; n°37 ; Jul. Clarus, § Sodomia, n° 2 ; et Menochius de Arbitrat. quaest. casus 286, n° 41, in addition.) Mais la femme qui est ainsi connue par son mari ne doit pas être punie de la peine de mort, à moins qu’il ne soit prouvé qu’elle a donné à cette action un entier et libre consentement (Ita Julius Claris, in suppl. § Sodomia, n° 16) (1), ce qui, dit-il, ne se présume jamais. Ibid. in additionibus. »
On brûlait ordinairement les coupables.
Menochius, de arbitrariis quœstionibus, livre 2, cent. 3, casus 289, n° 35, cite l’exemple d’un homme qui fut condamné à être brûlé, quia propriam uxorem contra naturam carnaliter cognoverat. — Et recte quidem, dit-il, quia si grave est delictum sic constuprarc mulierem, multo gravilis est propriam ltxorem. 11 s’appuie de l’autorité d’Augustinus.
Quelquefois aussi on se contentait de pendre le coupable ; on peut du moins le conjecturer par un passage de Julius Clarus qui, après avoir rappelé que les condamnés dont la corde se rompait étaient exemptés du supplice par une sorte de superstition populaire, dit que cela n’avait pas lieu pour les condamnés pour crime contre nature, tant les auteurs de ces crimes étaient en abomination. On prenait une nouvelle corde jusqu’à ce que mort s’ensuivît.
La législation actuelle n’est point entrée dans les distinctions des casuistes : elle n’a pas même voulu reproduire les qualifications spéciales que certains crimes contre nature avaient dans l’ancien droit ; elle a compris tous les délits de cette espèce sous le titre général d’attentats aux mœurs. Le conseiller d’Etat Berlier, dans son exposé des motifs du livre 111 du Code pénal, rappelle la distinction que Montesquieu avait faite entre les délits contre les mœurs qui portent atteinte à la continence publique, et à la répression desquels la juridiction correctionnelle suffit, et ceux qui choquent aussi la sûreté publique, tels que l’enlèvement et le viol. « Cette distinction, dit M. Berlier, a été suivie dans le Code. Le viol sera puni de la réclusion ; il en sera de même de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des personnes de l’un ou de l’autre sexe. La loi de 1791 n’a parlé que du viol ; elle s’est tue sur d’autres crimes qui n’offensent pas moins les mœurs. Il convenait de remplir cette lacune. » Elle l’a été par la disposition de l’article 332, qui déclare d’une manière générale que « quiconque aura commis un attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou de l’autre sexe, sera puni de la réclusion ».
Dans toutes les lois sur cette triste matière, loin que la parenté ou l’intimité des rapports entre les personnes excuse ou amoindrisse le délit, elle l’aggrave, et la peine devient plus forte, si l’attentat a été commis par des personnes ayant autorité sur celles qui en ont été les victimes, parce que la qualité qui donne l’empire et facilite les occasions constitue non pas seulement un abus d’autorité, mais un abus de confiance. L’article 3-53 du Code pénal ne craint pas de supposer que ce pourraient être des ascendants qui auraient commis de tels attentats sur leurs propres enfants, des instituteurs sur leurs élèves, des ministres de la religion sur leurs pénitents ; et dans toutes ces hypothèses, qui sont présentées non d’une manière limitative, mais par forme d’exemple, la peine est celle des travaux forcés à temps, ou même à perpétuité, suivant les circonstances.
Que le mari n’allègue donc pas sa qualité, non plus que les droits qui peuvent résulter du mariage ! Dans le droit, il n’y a pas de puissance qui n’ait reçu ses limites de la loi même qui l’a établie.
La plus respectable des puissances, la puissance paternelle, qui chez les Romains était si absolue, avait cependant ses limites ; patria potestas, in pietatedebet, non in atrocitate consistere. (Loi 5, fi. ad leg. Pomp. de Parricidiis.) La même législation permet aux instituteurs de châtier leurs élèves : Magistris levis castigatio liberorum permittitur. (Loi 13, § 4, fi. Locat.) Mais une sévérité outrée leur est interdite, et deviendrait punissable. Proeceptoris enim nimia sœvitia culpœ adsignatur. (Loi 6, fi. ad Legem Aquiliam.) Enfin, il n’est pas jusqu’à la puissance des maîtres sur leurs esclaves qui n’eût aussi des bornes. Il n’était pas permis aux maîtres de sévir contre eux avec cruauté. Supra modum sœvire. (Inst., lib. I, tit. 8.) L’esclave trop maltraité par son maître pouvait se réfugier aux pieds de la statue de l’empereur, et le magistrat interposait son autorité. Dans nos colonies, l’esclave à l’égard duquel le maître abuserait de sa puissance peut aussi se réfugier ad œdes sacras, et chercher un asile dans le sanctuaire de la justice. S’il ne le tait, ou s’il a succombé sous les tortures, l’autorité publique doit agir pour lui. Si, dans une circonstance récente, des faits atroces n’ont pas trouvé de répression, ce n’est pas les magistrats qu’il en faut accuser ; mais si l’humanité a reçu par là une offense qu’il ne nous est pas donné de réparer, du moins la majesté de la loi sera vengée par un pourvoi qui sera formé dans son intérêt (1).
Du reste, messieurs, ne craignons pas que de la répression des crimes tels que celui dont se plaint la dame J…, il puisse résulter une inquisition domestique, ni ce que le demandeur appelle « le droit de faire asseoir la justice au bord du lit conjugal ! »
Cela ne serait à redouter que si l’autorité judiciaire s’ingérait d’office dans la recherche de tels délits. Mais, lorsque c’est sur la plainte formelle de la femme, qui vient se jeter aux pieds de la justice, alléguant la violence dont elle a été la victime, violence dont elle porte les honteuses marques, et dont elle offre de rapporter la preuve, de même que si elle voulait s’en faire une simple cause de séparation, la justice doit l’écouter et rechercher la preuve des faits allégués; de même aussi, quand le cri qui s’échappe du sein de la victime est une accusation portée devant la justice criminelle, dans ce cas, comme dans tous ceux où la femme se plaint d’avoir été victime ce quelque attentat, le magistrat doit informer sur le fait, en rechercher les preuves, et faire punir le crime selon toute la rigueur des lois. Le scandale n’est pas plus grand dans un cas que dans l’autre ; et le droit, en tous cas, est également certain.
Dans ces circonstances, et par ces considérations, nous estimons qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi.
La Cour de cassation
La Cour, après un long délibéré en la chambre du conseil, rejette le pourvoi, en se fondant sur ce que l’arrêt attaqué a souverainement apprécié les faits, et que l’article 332 est général dans ses termes et ne fait aucune exception.
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(1) Dupin fait allusion à un procès récent, jugé à la Cour d’assises de la Basse-Terre, et dans lequel on avait acquitté le sieur Amé Noël, qui avait fait mourir un esclave dans les tortures.

Les juifs sont-ils une race ?

Oui, au sens du droit fédéral sur la discrimination raciale : Joshua Bonadona v. Louisiana College et al., 13 juillet 2018.

Joshua Bonadona, né d’un père catholique et d’une mère juive, se définit comme « juif caucasien ». Il fut élevé dans la tradition juive mais s’est converti au christianisme à l’université, ces années d’étude et de foi chrétienne notoire au Louisiana College, étant également celles d’une grande pratique du football américain. Quelques années plus tard, l’entraîneur de l’équipe du Louisiana College l’incite à faire acte de candidature à un poste d’entraîneur adjoint. Ce que Joshua Bonadona fit, mais sans succès puisque Rick Brewer, le président de Louisiana College écarta sa candidature parce qu’il se serait avisé de ce que Joshua Bonadona avait du « sang juif ». Joshua Bonadona engagea une action civile devant une juridiction fédérale contre le Louisiana College et Rick Brewer sur le fondement de la loi fédérale américaine qui réprime la discrimination dans l’embauche et dans l’emploi à raison de « la race, de la couleur, de la religion, du sexe, de l’origine nationale ». Son refus d’embauche, soutint-il, a constitué une discrimination à raison de la race au sens du Titre VII du Civil Rights Act de 1964. Il a renoncé à alléguer la discrimination à raison de l’origine nationale compte tenu de la jurisprudence des cours fédérales ayant constamment décidé que le fait d’être juif ne désignait pas « un pays d’origine de la personne ou de ses ancêtres ».

Le juge fédéral Mark L. Hornsby n’était convié à se prononcer que sur la recevabilité de l’assignation de Joshua Bonadona, suivant le protocole de procédure civile fédérale qui fait souvent trancher les questions de recevabilité préalablement et distinctement des questions de fond. Rick Brewer et le Louisiana College justifiaient leur motion de rejet pour irrecevabilité de l’assignation par cette idée que discriminer un individu au motif de son héritage ethnique juif n’était pas assimilable à une discrimination à raison de la race au sens du droit fédéral. Le juge fédéral Mark L. Hornsby rejette ce moyen, après avoir précisé que sa décision est circonscrite à l’interprétation de la législation fédérale relative à la discrimination à raison de la « race ».

Cette ambition, modeste en apparence, permet au juge de se tenir à distance des doctrines et idéologies associant pour les uns « l’identité juive » à la judéité (une nation, une ethnicité), pour les autres au judaïsme (une religion), pour certains autres, enfin, à l’ethnicité et à la religion. Ce qui importe en droit, soutient le juge Hornsby, c’est l’intention du législateur, qui s’exprime de prime abord à travers son refus de définir la « race » au sens du droit fédéral. Cette autolimitation n’a pas empêché la Cour suprême de tirer de l’intention du Congrès l’idée que le droit fédéral anti-discriminations compte les juifs et les personnes d’origine arabe dans le champ d’application des catégories de personnes protégées par différents textes destinés à lutter contre la discrimination à raison de la race dans différents contextes sociaux. Aussi, au sens de la loi fédérale relative à la lutte contre les discriminations dans l’emploi, le concept de race englobe nécessairement tout groupe de personnes dont le Congrès a voulu assurer la protection parce que, en raison de leurs ancêtres ou de leurs caractéristiques ethniques, ils ont été traités comme un groupe racial ou ethnique. Ce qui est le cas des juifs puisqu’ils ont fait l’objet en Amérique de discriminations en matière d’emploi, de lieux résidence et de logement, d’accès dans les universités, de sociabilités diverses, parce qu’ils étaient juifs et sans considération particulière de leurs croyances religieuses.

Le juge fédéral Mark L. Hornsby ne va pas au-delà de cette doctrine, sinon lui aurait-il fallu définir, par exemple, d’autres groupes susceptibles de se la voir appliquer. De la même manière qu’il lui aurait fallu dire de quelle race sont précisément les juifs, alors qu’il a voulu éviter les débats scientifiques, pseudo-scientifiques, sociopolitiques, politiques, ou bien sur la question de savoir si « les juifs » sont des Blancs, ou bien sur « l’identité juive ». Des débats vertigineux si l’on songe, notamment :  ̶  au fait que le concept nazi de « race aryenne » n’est pas équivalent des différentes définitions ayant existé en Europe ou aux Amériques de la catégorie lexicale ou légale de Blanc (depuis la référence religieuse à la chrétienté jusqu’à la référence morphobiologique à la « couleur ») ;  ̶  au fait qu’il existe des « juifs de couleur » sur tous les continents … ;  ̶  au fait que la réception légale et la perception sociale des juifs n’ont pas toujours été accordées aux États-Unis ;  ̶  au fait que la thèse du « gène juif » a ses érudits et encore plus, ses croyants.

La question à laquelle a répondu le juge Hornsby a été posée en des termes sensiblement équivalents au tribunal suprême fédéral du Brésil à propos de l’expression « crime de racisme » dans le droit fédéral brésilien à propos d’un accusé, écrivain et associé d’une maison d’édition, qui avait été condamné pour crime de discrimination contre les juifs, du fait de n’éditer, de ne distribuer et de ne vendre que des ouvrages antisémites.  Acquitté en première instance, la condamnation de l’accusé n’avait été possible qu’en vertu de la non-prescription du crime, sur la base de l’article 5, XLII, de la Constitution fédérale qui stipule que « la pratique du racisme constitue un crime non-cautionnable et imprescriptible, sujet à la peine de réclusion, aux termes de la loi. » L’accusé avait formé une demande d’habeas corpus, soutenant que le délit de discrimination contre les juifs n’a pas de connotation raciale, et en demandant que ce crime ne soit pas considéré imprescriptible et que l’extinction de la punissabilité soit reconnue en raison de la prescription de la prétention punitive de l’Etat.

La question de droit soulevée par l’affaire était donc de savoir « si les juifs sont ou non une race, aux fins de considérer le crime de discrimination auquel l’accusé a été condamné, comme délit de racisme ? ». Le 17 septembre 2003, l’Assemblée plénière du tribunal suprême fédéral, par majorité, a jugé que le racisme est avant tout une réalité sociale et politique sans aucune référence à la race, en tant que caractérisation physique ou biologique, et reflète, en vérité, un comportement reprochable qui découle de la conviction qu’il existe une hiérarchie entre les groupes humains suffisante pour justifier des actes de ségrégation, d’infériorisation et même d’élimination de personnes. En conséquence, l’Assemblée plénière du tribunal, à la majorité, rejeta la demande d’habeas corpus.

RBG (documentaire*). Ruth Bader Ginsburg. Juge à la Cour suprême des États-Unis.

Ruth Bader Ginsburg Figurine

« Sur le site Web Etsy, qui vend des objets artisanaux et des articles vintage, taper Ruth Bader Ginsburg dans la barre de recherche et vous aurez plus de 1000 résultats.

Vous pouvez acheter une carte d’anniversaire revêtue de l’image de la juge avec la mention «petit(e) et puissant(e)» écrite en rose. Il y a aussi un débardeur avec son visage sévère et la mention «Je ne suis pas d’accord» (I dissent) écrite en dessous. Il y a des affiches d’elle en tant que Rosie la riveuse, des poupées en costume de cérémonie à son effigie, et même des bougies de prière la décrivant comme «la Sainte patronne de la Cour suprême».

Si Etsy n’est pas votre truc, vous pouvez trouver une figurine Ginsburg sur Kickstarter, munie d’un marteau, d’un doigt pointé et de son «jabot emblématique», un col à froufrou au look élégant, parfait pour faire des «déclarations branchées et judiciaires». (…).

Les articles ne sont pas tous kitsch. Il y a beaucoup d’affiches, de tasses à café et de chemises contenant des citations inspirantes et même stridentes de ses interventions publiques et de ses arguments devant la Cour.

(…)

Et ce n’est que la pointe de l’iceberg. Il y a un album de musique inspiré par l’histoire de sa vie. Il existe des sites Web et des memes qui célèbrent sa jurisprudence, ses dissensions ardentes et son dévouement pour les droits civiques, l’égalité des sexes et la justice sociale. Il existe même un documentaire récent et un prochain film hollywoodien relatant sa longue et riche carrière de juriste plaidant en faveur de l’égalité des sexes.

Ce dévouement inlassable à faire ce qu’elle croit être juste est l’une des raisons pour lesquelles Ginsburg est devenue une icône improbable de la culture pop » (Lire la suite).

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« At the age of 84, U.S. Supreme Court Justice Ruth Bader Ginsburg has developed a breathtaking legal legacy while becoming an unexpected pop culture icon. But without a definitive Ginsburg biography, the unique personal journey of this diminutive, quiet warrior’s rise to the nation’s highest court has been largely unknown, even to some of her biggest fans – until now. RBG is a revelatory documentary exploring Ginsburg ‘s exceptional life and career from Betsy West and Julie Cohen, and co-produced by Storyville Films and CNN Films » (présentation par le studio Magnolia Pictures).

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« Notorious RBG » : c’est ainsi que ses défenseurs appellent ce petit bout de femme en acier trempé de 85 ans. Pourtant, Ruth Bader Ginsburg n’est pas un rappeur mais un juge de la Cour suprême des États-Unis. Depuis sa nomination (à vie) par le président Bill Clinton en 1993, elle défend vigoureusement les droits des femmes et des minorités. Avant un biopic dont la sortie est prévue en 2019, la juge fait l’objet d’un documentaire passionnant « RBG ». Au fil des témoignages se dessine le portrait d’une femme magnétique, d’une intelligence redoutable, fine politique et libre. Paradoxalement, un vrai héros féministe émerge… le mari de la juge, Martin D. Ginsburg, un professeur de droit, disparu en 2010. Un paradoxe de plus à porter au crédit de « Notorious » RBG » (Florence Colombani, Le Point).

« L’idée d’aller voir un documentaire sur un juge de la Cour suprême ne m’a pas immédiatement séduit. Mais récemment, sur les conseils d’un ami, j’ai vu «RBG» et j’ai été emballé. Ruth Bader Ginsburg est peut-être le plus célèbre des juges de la Cour suprême, l’ancre de l’aile libérale de la Cour et une défenseure des droits des femmes tout au long de sa vie. Son visage, orné de lunettes surdimensionnées, est immédiatement reconnaissable et ses opinions dissidentes, écrites au mépris du virage serré de la Cour vers la droite, sont devenues une dose cruciale de bon sens. Mais dans «RBG», réalisé par Julie Cohen et Betsy West, nous apprenons à quel point la contribution de Ginsburg a été profonde au cours des décennies qui ont précédé sa nomination... Tout au long des années soixante-dix, Ginsburg, en tant qu’avocat de l’ACLU, a plaidé une série d’affaires qui ont essentiellement appris à la Cour suprême, alors composée d’hommes, qu’il existait une discrimination à l’égard des femmes. Sans ces cas, il serait probablement toujours légal de lister les annonces d’emploi par sexe, de payer les hommes et les femmes différemment pour le même travail et de refuser de donner des allocations familiales aux pères. Le monde du travail serait un endroit complètement différent… » (Sheelah Kolhatkar, The New Yorker, 3 juin 2018).

* Documentaire de Betsy West et Julie Cohen.

Chose lue. Max Lobe : Loin de Douala, éditions Zoe, 2018.

Le petit Jean, un pied encore dans l’enfance un autre dans l’adolescence, et le grand Simon sauront-ils retrouver Roger ? Ce dernier a fui une mère injuste et colérique pour courir après un rêve, devenir une star du football. Partir de Douala, suivre la filière clandestine afin de sortir du pays, passer par le Nigeria pour finir en Europe : cela s’appelle faire « boza ».

Les péripéties de Jean et Simon aux trousses de Roger ont tout du voyage initiatique : ils découvrent le nord du Cameroun, une région à la nature somptueuse mais sinistrée par Boko Haram et la pauvreté, goûtent aux fêtes, mais Jean se confronte aussi à l’éloignement d’avec la mère, à l’apprentissage du manque et d’une identité sexuelle différente.

Max Lobe, avec sa gouaille et son humour, excelle à donner la parole à ses personnages, à restituer les atmosphères qui règnent dans la rue, les trains, les commissariats de police, les marchés ou les bars mal famés.

Extrait

C’est un soir de février 2014 et la grande saison sèche est bien installée. Même les mouches, essoufflées, n’ont plus la force de vrombir. Elles voltigent quelques secondes puis s’arrêtent.

Il est bientôt minuit à Bonamoussadi, quartier résidentiel au nord de la ville de Douala. Vers la boulangerie Bijou, à quelques blocs de notre maison, des bars ferment dans un bruit métallique de chaînes et de cadenas. Des soûlards béguètent. Ils exigent une dernière bière : « Sinon on cas-casse tout ici-là ! » Les tenancières à la voix fluette rigolent et les envoient paître : « Allez, dégagez ! Bande d’ivrognes ! » L’écho de leurs rires retentit comme une stridente sirène de police. À une centaine de mètres, rue centrale, le très fréquenté bar Empereur Bokassa répand les hits cadencés de la saison. On entend, au loin, un concert de coassements et le miaulement des chats errants.

De mon côté, vissé à mon bureau, je prépare mes premiers examens universitaires. Les murs de la chambre sont couverts d’affiches de champions de football : les idoles de mon frère Roger. Je ne reconnais que la photo de notre équipe nationale et celle du célèbre Roger Milla. Quelques trophées en aluminium, des médailles de pacotille et de nombreux maillots que mon frère ne prend pas la peine de ranger. Ses godasses empestent.

Notre lit à étage est face au bureau. Ce lit devient de plus en plus étroit pour nos corps qui grandissent. Roger dort sous le plafond. Ses entraînements clandestins l’ont épuisé. De temps en temps, distrait de mes devoirs, je pose un œil tendre sur son visage anguleux. Il ressemble beaucoup à papa. Ils ont le même front haut, les joues creuses et le menton fin. Il ronfle, je vois ses rêves de star du ballon rond choir dans la bave qui coule de sa bouche entrouverte. Je ressens de la compassion pour lui et regrette que papa et maman le forcent à continuer sur une voie qui n’est pas la sienne. Il est né pour le foot, lui. Le regard scintillant et sur un ton enjoué, il me dit souvent : « Tu verras, mon petit ! Je serai une grande star ! Mes transferts coûteront des millions. On m’appellera pour les publicités de chaussures. Adidas, frérot ! Adidas ! Je finirai par faire la une de Paris Match. Tu verras, mon petit ! Tu verras ! »

Soudain, la voix hystérique de maman dans la chambre d’à côté: « Claude ! Non Claude, tu ne peux pas me faire ça ! Non ! Lève-toi maintenant ! Lève-toi et marche au nom puissant de Jésus ! »

Roger devant moi ouvre brusquement les yeux : « Tu as entendu ça ? »

Comme un seul homme, nous nous précipitons. Là, nous voyons papa étendu. Il respire très faiblement. Difficile même de savoir s’il sent encore ses membres. Il bouge à peine. Une partie de son visage est paralysée. Son œil gauche est beaucoup plus petit, fermé, et l’autre, globuleux. Sa bouche tordue ne s’ouvre plus qu’à droite.

Papa est méconnaissable.

Tout en murmurant une chaîne de prières, maman est en train de le masser avec de l’huile d’olive Puget. Eh Dieu ! Pourquoi ne pas le conduire tout simplement à l’hôpital ? Non, non. Maman crois en l’omnipuissance de Yésu Cristo ! En dépit de l’aversion de papa pour cette onction qu’elle fait chèrement bénir par le pasteur Njoh Solo de l’église du Vrai évangile, voici qu’elle lui en verse de longues et de longues coulées sur les joues, les épaules, partout. Sur tout le corps. Elle essaye même de lui en faire boire. En vain. Tout ce qui entre dans sa bouche ressort presque immédiatement. Maman s’agite. Son Dieu l’aurait-il abandonnée ? Impossible ! Ce n’est pas dans Ses habitudes. Peut-être que le vieux n’arrive pas à avaler, se dit-elle, juste parce qu’il s’agit d’huile d’olive. Alors elle court remplir un verre d’eau. Cette eau que papa rapporte en quantité de la Société nationale des brasseries du Cameroun, la SNBC où il travaille. Maman en fait bénir quelques litres par le pasteur. Persuadée que des sorcières en veulent à son mariage, elle dit que c’est pour chasser les esprits maléfiques. Or, papa ne boit pas de cette eau non plus.

Aussi, Roger va chercher de la bière, s’approche de papa, relève légèrement son buste. L’œil globuleux de notre père pétille à la première goutte. On dirait qu’il sourit. Il ressemble à un enfant auquel sa mère apporte un sirop anti-toux au goût de mandarine ou de mangue. Cependant là encore, comme l’huile d’olive, comme l’eau, rien ; ça ne marche pas. À peine entrée dans sa bouche, la mousseuse ressort. Reste plus que la Bible, dit maman : « Dieu tout-puissant, Toi qui donnes la vie, délivre mon mari de la mort au nom de Jésus ! » Mais plus elle invoque Yésu Cristo, plus papa se défigure.

Elle panique et se met à crier : «  Eh Bon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour mériter ça ? Pourquoi frappes-tu ta pauvre servante comme ça ? » Roger s’agenouille près de papa pendant que je calme notre mère. Cet instant ouvre un océan entre mon frère et moi.

Roger sort précipitamment en claquant la porte. Maman hurle : « Tu vas où comme ça, toi? »

Ce qui me semble une éternité plus tard, il réapparaît avec notre frère-ami Simon Moudjonguè. En me voyant toujours assis aux côtés de maman, Roger serre la mâchoire et fait signe à Simon d’approcher. Ce dernier me salue en hochant la tête. Sa salutation discrète est une interrogation : « Qu’est-ce qui se passe encore ici ? » Roger saisit papa par l’épaule droite. Simon l’aide. Il a les yeux vifs de courage. Seules ses mains tremblent. Tous deux transportent papa dehors, vers le taxi qui attend.

Nous sommes tous en suspens. Est-ce que papa vit encore ?

Maman continue de crier : « Où est-ce que tu emmènes mon mari, eh, Roger ? » Elle ajoute aussitôt : « Ah, Simon ! Simon, réponds-moi ! »

Quelques silhouettes se pressent sous la faible lumière du lampadaire. Ce sont des voisines. Aussi curieuses qu’inquiètes. D’un pas bancal, deux soûlards se joignent à elles. Ils beuglent : « Hey vous là-bas ! Vous… vous n’avez pas une petite Cas-Castel bien fraîche par ici ? »

La poitrine de Roger se soulève, s’affaisse, se soulève dans un rythme effréné. Il transpire, s’essuie le front. Une fois monté dans le taxi, il pose la tête de papa sur ses cuisses. Devant, Simon me lance : « À l’Hôpital Général ! » Le véhicule, en s’éloignant, laisse derrière lui un grand nuage de poussière. Maman s’effondre. Les voisines viennent m’aider à la soutenir. Un des ivrognes toussote puis fredonne : « Tu bois, tu meurs ! Tu ne bois pas, tu mourras ! » Sa voix éraillée se mêle aux coassements et miaulements.

C’est comme ça que papa est mort.

Article de Jeune Afrique