Les juges et l’état d’exception sanitaire (Le Quotidien du médecin, 26 août 2021)

Le 5 août 2021, le Conseil constitutionnel a validé l’obligation vaccinale imposée notamment aux professionnels de santé, ainsi que le pass sanitaire. Avocat et essayiste, spécialiste des libertés fondamentales et  de l’État de droit, Pascal Mbongo analyse dans cette tribune la décision du Conseil de prolonger l’état d’urgence sanitaire au risque de limiter les libertés individuelles.  

L’état d’urgence sanitaire décidé dans de nombreux pays en réponse à la pandémie du Covid-19 se prête à une importante littérature de politiques, de juristes, de commentateurs et de journalistes dirigée contre certains aspects de tel ou tel texte ou projet. Très souvent, il s’agit d’une critique authentiquement libérale sur la proportionnalité entre une restriction d’un droit ou d’une liberté et le but poursuivi, considération faite de ce que l’auteur de la critique estime qu’une solution moins intrusive dans les libertés et droits des personnes était envisageable ou que telle ou telle décision n’était pas nécessaire.

A cette critique se superpose une importante littérature critique de la « mise en cause des libertés ». En mettant de côté sa part de vulgate, cette critique peut être explicitement dirigée contre le principe même de l’état d’exception, comme cela est habituel par exemple chez Giorgio Agamben qui, afin de préserver la cohérence de sa théorie, ne pouvait pas ne pas minimiser la pandémie actuelle, ce qu’il a fait dans un article remarqué (« Coronavirus et état d’exception », Il Manifesto, 26 février 2020). Mais cette critique n’ose pas toujours expliciter son hostilité au principe même de l’état d’exception.

La peur « exploitée par les décideurs publics » ?

Comment départir alors une vision libérale d’autres types de point de vue (libertaire, anarchiste, etc.) qui revendiquent la formule banalisée selon laquelle « la lutte contre le terrorisme ⁅ou contre le coronavirus⁆ ne doit pas affecter les libertés fondamentales » ?

Une approche libérale doit prendre au sérieux la peur collective provoquée par le(s) faits justificatif(s) de l’état d’exception. Dans cette perspective d’anthropologie politique, l’on ne saurait disqualifier d’office cette peur en présupposant que l’idée même de la prendre en compte empêche d’avoir un point de vue libéral sur l’état d’exception ou en postulant qu’elle est nécessairement « exploitée » par les décideurs publics. Nombreux sont ainsi ceux qui, avant le 13 novembre 2015 ou en février-mars 2020, soutenaient que la menace invoquée par l’État était fictive. Or ce sont bien les attentats qui avaient rendu les rues de Paris étonnamment désertes les jours suivants et c’est le coronavirus qui a conduit les électeurs à déserter les urnes pour le premier tour des élections municipales de 2020.

La peur est le plus important des affects politiques et la conjuration des menaces est la justification primaire du « pacte de sujétion » entre les gouvernants et gouvernés. Aussi les discours de toutes sortes qui tendent à disqualifier la peur chez les gouvernés n’ont-ils guère d’effets sur eux.

Une considération de philosophie politique éclaire à son tour l’approche libérale de l’état d’exception. Cette approche prend en compte le fait que les menaces les plus graves pour un corps politique, le terrorisme ou une pandémie par exemple, ont une puissance de désarmement intellectuel des décideurs publics et des institutions publiques compétentes sans commune mesure avec les incertitudes induites par tous autres événements susceptibles de justifier des dispositifs d’exception. Cette puissance n’est pas seulement imputable, s’agissant du terrorisme, à un « effet de surprise » et à la révélation par l’acte terroriste d’une « faille de sécurité » mais aussi au fait que nul ne sait ni ne peut savoir si et comment d’autres actes terroristes peuvent plus ou moins immédiatement survenir. De manière générale, lorsqu’un acte terroriste survient, les décideurs publics, non seulement ne savent rien de ce qui peut encore se passer, mais en plus ils savent qu’ils ne savent pas tout de la menace immédiate ou médiate.

L’état d’exception, un moyen de rétablir la légalité ordinaire

Une ignorance comparable est vérifiable dans une pandémie comme celle en cours. Les décideurs publics naviguent entre des « données acquises » de la science sur le virus, des données contemporaines mais susceptibles d’être révisées ou démenties, des inconnues scientifiques totales.

Le constitutionnalisme libéral tient donc doublement compte de cette ignorance. D’une part, il en infère qu’une « prérogative » exceptionnellement plus grande doit être consentie aux décideurs publics. D’autre part, il circonscrit cette « prérogative » dans des dispositifs de contrôle et des clauses de limitation dans le temps (Sunset clauses) pour deux raisons. Tout d’abord, cela permet d’endiguer la tentation des décideurs publics, poussés par le principe de leur responsabilité politique voire pénale, de surévaluer plus longtemps qu’il ne faudrait le fait justificatif de l’état d’exception. Ensuite, et plus fondamentalement, cela permet aux pouvoirs publics de ne pas perdre de vue que l’objectif (paradoxal) de l’état d’exception est de rétablir la légalité ordinaire.

Une décision prévisible

À l’aune de ces principes, la décision rendue le 5 août 2021 par le Conseil constitutionnel, spécialement sur l’obligation vaccinale et sur le passe sanitaire, était aussi prévisible que celles qu’il a régulièrement rendues à propos des lois relatives à la lutte contre le terrorisme. Le Conseil constitutionnel a tiré les conséquences de sa part d’ignorance dans l’état d’exception et de sa dépendance informationnelle atavique vis-à-vis du pouvoir exécutif. En effet, aucune juridiction au monde ne peut prétendre disposer rigoureusement des mêmes informations sur le terrorisme que le Gouvernement et les services de renseignement placés sous son autorité. Et aucune juridiction au monde ne peut prétendre mieux comprendre l’incertitude et l’incertaineté caractéristiques d’une crise sanitaire, qui plus est mondiale, que les experts du Gouvernement.

Il va sans dire que les juges savent que les experts du Gouvernement, les services de renseignement ou les scientifiques, peuvent se tromper. Toutefois, s’agissant par exemple d’une pandémie, les juges ne peuvent se convaincre de ce que les experts gouvernementaux se trompent qu’en prétendant pouvoir se prononcer « épistémologiquement » sur les données scientifiques et médicales. Un exercice tout ce qu’il y a de périlleux pour eux. Ils s’interdisent facilement de le faire lorsque, comme le Conseil constitutionnel, ils peuvent constater que les données scientifiques de l’État sont contestées  sans que cette contestation ne soit assortie d’une compréhension scientifique alternative, cohérente, et partagée dans les « communautés épistémiques » de référence. Dans pareil cas, ils sont enclins, tout à la fois, à faire confiance au Gouvernement et aux institutions professionnellement qualifiées et à s’en remettre à la responsabilité politique exercée par les citoyens dans le cadre des élections.