Le viol conjugal : le précédent de 1839. Ledru-Rollin contre Dupin

“La pudeur de l’épouse”. C’est sous ce titre que l’affaire fut présentée dans un journal de l’époque. En droit, la question était ainsi formulée devant la Cour de cassation : Un mari peut-il attenter à la pudeur de sa propre femme ?
Alexandre Ledru-Rollin était, en effet, avocat.
Audience du 21 novembre 1839, Chambre criminelle. Présidence de M. de Crouzeilhes.
M. le conseiller Bresson présente le rapport.
Plaidoirie de Me Ledru-Rollin
Sous des dehors licencieux et rebutants, cette cause, messieurs, soulève une des plus graves questions de droit pénal, une des plus délicates questions de morale qui se soient jamais agitées.
« Peut-il y avoir, entre mari et femme, attentat à la pudeur punissable par la loi pénale ?
« La violence qui constitue le crime peut-elle être constatée par le témoignage seul, isolé, de la femme ? »
Avant d’examiner la question capitale, celle qui domine la cause, je dis qu’il n’y a point eu violence physique.
La dame avait d’abord accusé son mari de l’avoir frappée. C’était une imposture, démentie plus tard par son propre aveu. Il convient d’y revenir.
Mon mari m’a menacée de me frapper ; mais il ne l’a pas fait. J’ai été l’objet de ses brutalités, malgré mes cris et ma résistance ; mais il ne m’a pas porté de coups. En me maltraitant ainsi qu’il l’a fait, il n’a, je crois, jamais eu d’autre but que de satisfaire ses goûts honteux.
Ainsi, plus de coups : simple allégation de mauvais traitements.
Mauvais traitements, ce sont des mots bien vagues et fort commodes pour laisser supposer ce qu’on n’ose point préciser. Heureusement on trouve dans la déclaration elle-même un commentaire de ces expressions, qui les réduit à leur juste valeur.
J’ai été, quelques jours après mon mariage, l’objet et la victime des goûts honteux et dépravés de mon mari. Les outrages que j’ai reçus ont été tels, que j’ai été dans l’impérieuse nécessité, après trois semaines de souffrances, de fuir le domicile conjugal et de me retirer chez mes père et mère. Les violences graves dont je me plains ont été constatées dès le 25 juillet dernier, par les docteurs Honoré et Bazin. Je mets entre vos mains pour être joints à la procédure, les certificats qu’ils m’ont délivrés.
Les certificats, c’est-à-dire le procès-verbal de visite, ne constatant autre chose que les traces d’un fait cru, celui d’une conjonction répréhensible, il suit clairement de là que nulle violence, dans l’acception pénale, n’aurait été employée pour parvenir à ce but. La fin aurait été violente : non les moyens. Et comme, par la nature des choses, la fin ne se pouvait accomplir que violemment, même dans le cas du consentement le plus plein et le plus volontaire, les certificats qui, de l’aveu de la plaignante, établissent les seules violences qu’elle aurait souffertes, prouvent contre elle que ce n’est point à la force qu’elle aurait cédé.
Quant à ce qu’elle appelle ses outrages et ses souffrances, c’est évidemment ce qu’elle nomme plus bas les violences graves sur lesquelles on vient de s’expliquer : ou bien ce seront, si l’on veut, les mauvais sentiments de son mari. Mais ces expressions ne peuvent désigner des actes d’oppression physique, d’abord parce que leur signification y répugne, puis, parce que, dans ce cas, les actes n’auraient pas manqué d’être articulés avec précision.
Reste donc que la dame J. aurait été prise « malgré ses cris et sa résistance ».
Pour des cris personne ne les a entendus. Quant à la résistance, il ne se faut pas méprendre sur ce sujet.
Une femme peut ne pas consentir, succomber malgré elle, sans que pour cela l’auteur de sa chute en soit comptable à la justice criminelle ; car la compétence des Tribunaux ne commence que là où il y a eu emploi de la force physique. Une tyrannie morale qui aurait subjugué la volonté et surmonté les répugnances ne suffit point. La crainte révérentielle, l’ascendant de l’énergie sur la pusillanimité, la perspective des privations ou des dégoûts, celle des dissensions domestiques, et les autres moyens de tyranniser l’âme, ne sont point ce que le législateur a exigé pour sévir. Il faut la contrainte matérielle, l’oppression du corps par le corps, parce qu’effectivement, en une matière où la volonté est si peu saisissable pour les tiers, que souvent elle n’a pas une conscience bien sûre d’elle-même, l’acte physique est le seul signe infaillible de la coaction.
Les criminalistes sont unanimes à cet égard.
Ce n’est pas, dit M. Carnot, d’une force morale, d’une simple séduction que parle l’article 331 (devenu l’art.332), mais d’une force physique employée pour vaincre la résistance.
Violenter, en effet, c’est contraindre, c’est obliger de faire par force la chose qu’on exige et à laquelle on se refuse. (Tom. 2, page 95).
L’idée de viol, ou d’attentat à la pudeur avec violence, dit d’une manière encore plus précise M. Legraverand, tome 2, p. 124, emporte essentiellement l’idée de la force physique et la Cour de Cassation a jugé avec raison que l’on ne peut pas prononcer de condamnation lorsque le jury, interrogé sur la question si l’attentat a eu lieu avec violence, répond qu’il n’y a pas eu usage de violences physiques, parce qu’effectivement il ne résulte pas, d’une telle déclaration, une réponse catégorique à la question proposée. (Cass., 9 mars 1821 ; Journal du Palais, 3e édition, à sa date).
Dans l’espèce, il s’agissait d’un instituteur accusé d’avoir abusé de jeunes filles., ses élèves.
Or, la résistance de la dame J., et la contrainte qui en aurait triomphé, auraient été seulement morales ; car on a vu tout à l’heure que nulle douleur physique n’aurait vaincu son corps ; et il va de soi qu’à moins d’une torture matérielle qui mette un terme à la lutte, un attentat de la nature de celui dont il s’agit au procès ne peut être accompli par un homme seul et sans aide. D’ailleurs, la dame J. a déclaré devant les deux premiers médecins, qui le mentionnent en leur procès-verbal, qu’elle avait cédé trois fois à son mari ; et il est manifeste qu’elle aurait fui aussitôt après la première, si elle avait succombé seulement à l’épuisement d’un combat corporel.
Dans l’hypothèse même de la sincérité de l’accusation, il résulterait donc, de documents authentiques produits au procès, et consistant principalement dans les propres aveux de la plaignante, que la seule violence employée contre elle aurait consisté dans l’abus de l’ascendant du mari, et que, conséquemment, le cas de la cause ne serait point celui de la loi.
D’où un premier moyen de nullité contre l’arrêt. Arrivons au second.
En supposant la violence, il n’y aurait pas attentat dans le sens de la loi.
Dans la primitive Eglise, au moment où le prêtre prononçait les paroles solennelles de l’union, on enveloppait les deux époux d’un long voile, emblème de l’ombre où devait s’accomplir l’œuvre mystérieuse à laquelle ils étaient appelés. Quand, déchirant ce voile, un des époux essaie d’éclairer d’une affligeante lumière la couche conjugale, est-il de l’intérêt des mœurs et de la société d’aider à son entreprise ; et la prétendue vengeance en pareil cas accordée à la morale, ne serait-elle pas moins profitable par la répression que dommageable par le scandale ? Ne sait-on pas que tout dans les actes humains n’est pas du domaine de la loi ? Comme il y a des vertus qu’elle ne peut récompenser, il est des fautes qu’elle ne doit pas punir. Elle aussi a sa pudeur, et doit parfois détourner ses regards. Ces délicatesses de l’âme, qui commandent d’ignorer ce qu’on n’apprendrait pas sans rougir, appartiennent à la conscience publique aussi bien qu’à la conscience privée.
Qu’on nous pardonne ces réflexions, nées de l’embarras que nous éprouvons en abordant la question principale du procès !
Un mari accusé d’attentat à la pudeur de sa femme ! Est-ce une erreur ; et cède-t-on involontairement à l’effet d’une préoccupation ? Il semble vraiment que le seul énoncé de l’inculpation, et que l’essence même des choses résiste à l’idée du prétendu crime. Contrat d’une nature unique, extrême limite du droit de disposition appartenant à la créature humaine sur elle-même, le mariage a transformé en un devoir impérieux l’acte même auquel, jusque-là, la pudeur avait pour unique objet de mettre obstacle.
Quelle place dès lors laisse-t-il à la transgression du sentiment dont son but fut de lever la barrière ?
Non certes que le mari, avec le pouvoir d’oser beaucoup, ait la licence de tout entreprendre ; non que l’égarement de l’âme donne au plaisir le droit de revêtir des formes que la morale réprouve. Mais quelque chose d’intime nous crie cependant que l’interdiction qui pèse sur ces excès n’est point là, dans la chambre nuptiale, dans cet asile de franchise singulière où la raison aussi laisse parfois surprendre son empire, au même titre qu’ailleurs ; qu’il y a enfin entre la chasteté, la pudeur de la vierge, et la pudeur, si l’on veut, de la femme mariée, une nuance, toute une révélation, un monde.
C’est cette nuance qui à travers les siècles a passé dans notre législation. Pour en citer un des monuments les plus anciens, permettez-moi, messieurs, de remettre sous vos yeux un des passages des Assises de Jérusalem :
Cunciani. Burbarorum leges antiquœ, t. 2, index, p.590 ; Sodumila quomodo puniendus.
Texte
A quai corte se dié terminar la querele de la dona che dice l’homo usar con essa in altro che per il dretto modo.
249. Quando avien che una dona si lamenta de un hopio de heresia, o de dislealta, over un’ homo de una dona in la corte Reale, la rason judica che tal differencie non devenu esser aldite a la corte Real,ma neila corte de la sancta chiesia,la quai é obligata de inquerir questa cose sottismente in confessione, et redere questo délicto in pace, et in bona contritione, et il visconte li deve mandar la quelle che se voranno lamentar a lui de simel coso, e cosi vol la rason per l’assisa, (T. 2, p. 537, col. 1.)
Traduction
A quelle Cour doit se terminer la plainte de la femme qui dit l’homme user avec elle d’une voie autre que la légitime ?
249. Quand il arrive qu’une femme se plaint d’un homme pour cause d’hérésie et de sodomie, ou un homme d’une femme, à la Cour du roi, la raison décide que de tels débats ne doivent point être entendus en la Cour du roi, mais dans la Cour de la sainte église, laquelle est obligée de s’enquérir de ces choses prudemment en confession, et d’amender ce délit en paix et en bonne pénitence (en contrition) ; et le vicomte doit lui renvoyer ceux qui voudraient se plaindre à lui de telles choses ; et ainsi veut la raison qu’il soit fait par l’assise.
Sur l’assimilation constante dans le moyen âge de la sodomie à l’hérésie consulter un arrêt de Huc-le-Despensier (Hugues Spenser), en novembre 1326.
Là, en droit, fut jugé, par une suite de barons et chevaliers, à justicier en telle manière comme vous verrez : premièrement. Quand il fut ainsi lié, on lui coupa tout, premier le… et les… pour ce qu’il était herite et sodomite (Froissard, chap. 24.)
Les casuistes ont aussi discuté le degré de culpabilité que prenaient, entre époux les délits de la chair, et plusieurs des théologiens les plus sévères n’y ont vu que des fautes vénielles.
Prop. 3. Haec tria ±>ona (fides, proies, sacramentum) dicuntur excusare matrimonium, et concubitum matrimonialem. Sic excusatur omnis coitus libidinosus, tactus, oscula,et caeterae impudicitiae, modo fiant intra limites conjugii, ita quod cum aliena non fierent, ileque sit periculum exttaordinariae pollutionis, ideo oportet esse cautos quod si tale periculum occurrerit coiri possent ; rnanet enim fidei bonum excusans amortali. (Ovandus, de matrimonio, distinct. 31, p. 27 et 29.)
Ovandus est peu connu, parce que sa renommée n’est point sortie des écoles ; mais voici un homme dont le nom, fameux à bon titre, est su de tous, Novarre, dont les paroles sont bien autrement explicites sur la question.
Maritus qui, antequam in naturali sexu uxoris seminet, prius membrum ift vase non naturali ad delectationem citra animum sodomiam complendi immittit, peccat peccatum tactus illiciti.
Uxoratus, dum vult ab uxore debitum exigere. ut magis delectetur, incipit cum uxore actum sodomitium, citra.animum illud perficicndi, prout nec perficit, immo tandem semiijat in legitimo vase.Dubitatur an baec actio sit peccatum mortale,et an sufficiat si pœnitens dicat : tetigi meamconjugem ta’ctu iilicito, vel teneatur explicare tactum clarius ? Respondetur quod in casu illiuè videtur tantum esse peccatum tactus illiciti. (Consulta de poenitentia et remissione, consult, 7.)
Nous devons à la vérité de dire que cette opinion n’a point passé sans contradiction. Sanchez, entre autres, la combat ; et on n’a pas besoin d’ajouter qu’elle était aussi repoussée de l’école de Port-Royal, dont, par une coïncidence bizarre, un honorable descendant siégeait au nombre des magistrats auteurs de l’arrêt attaqué. Mais quand les théologiens doutent, les juristes auraient-ils le droit de décider, et la doctrine de la justice séculière s’erait-elle plus sévère que celle de cette église catholique dont la sainte austérité traite si rudement le plaisir criminel qu’a peine pardonne-t-elle à la volupté innocente ? Revenant d’ailleurs à la loi humaine, et nous interrogeant dans le silence auquel on doit condamner les préventions mêmes les plus respectables, demandons-nous si le législateur avait en vue deux époux quand il écrivait l’article 332 du Code pénal s’il n’aurait pas au moins, dans cette hypothèse, amoindri la peine en considération de l’affaiblissement du délit, et si, conséquemment, ce n’est pas abuser de sa disposition que de l’appliquer entre gens mariés ?
– Remarquons enfin qu’outre l’injustice de l’assimilation, il y aurait encore le danger d’un autre abus. Dans la distinction délicate entre les jouissances permises et les sensualités défendues, qui poserait la limite ? Qui dirait à la passion : Tes caresses iront jusqu’ici et s’arrêteront là ? Quoi donc ! chaque époux aurait le droit de faire asseoir la justice au bord du lit conjugal, pour suivre de l’œil le progrès de ses capricieux plaisirs, et les arrêter quand ils lui sembleraient sortir de leurs légitimes domaines ? Tâche étrange imposée aux magistrats !
Mais ce serait surtout quand il s’agirait de punir ces oeuvres, et non plus seulement de les mesurer, que naîtraient d’inévitables périls. Accomplies loin de tous regards étrangers, nécessairement privées de tout témoin, elles laisseraient le destin du mari abandonné à la foi de la femme. Hormis la loyauté de l’épouse, les Tribunaux ne pourraient espérer aucun garant. Nos mœurs sont-elles donc si saintes, et la religion du foyer si inviolable chez nous qu’on osât se contenter de cette caution ?
Que peut d’ailleurs vouloir la femme, si sa chasteté ne demande que protection, et ne suppose pas un crime pour exploiter une calomnie au profit de la cupidité, de l’insubordination ou du dérèglement ? Que lui faut-il ? la faculté d’échapper à des embrassements impurs. Or, le moyen en est facile. Qu’elle résiste avec assez d’énergie pour mettre un frein aux entreprises, ou pour les réduire à l’emploi d’une violence forcément accompagnée d’éclat. Cette violence lui suffira pour obtenir la séparation, sans besoin de divulguer sa honte, et de traîner sur les bancs d’une Cour d’assises un nom qu’elle est condamnée à porter toujours.
Conclusions de M. le procureur général Dupin
Messieurs, la justice a aussi sa pudeur : elle n’a pas seulement un bandeau sur les yeux; il y a des choses qu’elle ne sait pas dire, et qu’elle ne veut point entendre.
Quelquefois même elle ne donne ses audiences qu’à huis-clos, lorsqu’elle redoute quelque indiscrétion dans le langage de la part des hommes étrangers à son culte.
Mais, dans ce temple de la loi, où ses ministres seuls peuvent élever la voix, ils savent, même en parlant des choses dont l’honnêteté publique est la plus prompte à s’alarmer, observer les règles de la décence et de la gravité, et tous les crimes peuvent être accusés en votre présence, avec une fermeté de parole dont les oreilles les plus chastes ne sauraient s’alarmer.
Cette forme de discussion est d’autant plus facile à garder que dans cette enceinte et pour l’appréciation des moyens de cassation, nous n’avons point à rechercher et • à discuter les circonstances du fait, mais à nous occuper uniquement du point de droit.
Le mémoire que le demandeur en cassation a cru devoir livrer à l’impression a été plus loin ; il a raconté les faits, transcrit des pièces, discuté les charges. Dans cet écrit, le mari se récrie sur la recherche de ce qu’il appelle un crime mystérieux ! Il accuse le cynisme de la plainte ! il en signale l’invraisemblance ! il relève les contradictions qu’il prétend y remarquer ! Et comme dans cette accusation d’un attentat à la pudeur, la loi exige, pour condition, que la violence ait été employée, il nie qu’il y ait eu recours. Il ne se rend pas même à l’évidence des traces que cette violence aurait laissées après elle, et il en donne ce motif : « Que, par la nature des choses, la fin ne se pouvant accomplir que violemment, même dans le cas du consentement le plus plein et le plus volontaire, les certificats qui, de l’aveu de la plaignante, établissent les seules violences qu’elle aurait souffertes, prouvent contre elle que ce n’est point à la force qu’elle aurait cédé. » : Tout cela, messieurs, pourra se dire en Cour d’assises. Là, on pourra entendre de nouveau les médecins, interroger les témoins, discuter leurs dépositions, rechercher les contradictions, infirmer les preuves : c’est le fait mis en question et soumis à un genre de débat dont nous ne sommes pas juges. Pour nous, nous devons accepter le fait tel qu’il est présenté dans l’arrêt qui vous est déféré, sauf à examiner ensuite si ce fait, tel qu’il a été caractérisé et qualifié par cet arrêt, tombe sous la disposition de la loi pénale.
Après avoir rappelé, tous les faits, l’ordonnance des premiers juges et le réquisitoire du ministère public, l’arrêt prononce en ces termes : « Considérant que les faits ont été appréciés par les premiers juges, annule l’ordonnance ; — Et considérant qu’il existe charges suffisantes contre Jean-Michel J d’avoir, en juillet 1839, commis un attentat à la pudeur consommé avec violence sur la personne de sa femme, crime prévu par l’art. 332 du Code pénal ; ordonne la mise en accusation dudit J , et le renvoie devant la Cour d’assises du département de la Seine pour y être jugé suivant la loi. »
Tenons donc ceci pour constant :
Le fait est un attentat à la pudeur.
Cet attentat aurait été consommé avec violence ;
Il y a charges suffisantes contre le sieur J… qu’il en est l’auteur.
Aucun moyen de cassation ne pourrait être produit contre cet arrêt, sous prétexte que les charges qu’il a déclarées suffisantes ne le sont pas ; aucune discussion de fait n’est admissible pour retrancher de l’arrêt la circonstance de violence qu’il déclare résulter pour lui de l’instruction ; tout cela, je le répète, est dans le domaine du fait, dont l’appréciation, quant aux probabilités de son existence matérielle, et à toutes les circonstances de sa perpétration, appartenait souverainement à la Chambre d’accusation. Sous ce premier rapport, le pourvoi est complètement inadmissible.
Mais le demandeur présente un second moyen. Suivant lui, « quand même il y aurait eu au procès violence physique, il n’aurait pu y avoir attentat à la pudeur dans le sens de la loi. »
En effet, dit-il, conçoit-on un mari accusé d’attentat à la pudeur de sa femme !
« Tandis que le mariage a transformé en un devoir impérieux l’acte même auquel, jusque-là, la pudeur avait pour unique objet de mettre obstacle !»«Contrat d’une nature unique, extrême limite du droit de disposition appartenant à la créature humaine sur elle-même. Quelle place dès lors laisse-t-il à la transgression du sentiment dont son but fut de lever la barrière ? »
Nous répondrons que, si la pudeur de la femme mariée n’est pas la pudeur d’une vierge, ce n’est pas une raison pour nier que le mariage conserve une pudeur qui lui est propre et qui ne mérite pas moins d’être respectée. A cette allégation que le mariage est l’extrême limite du droit de disposition appartenant à la créature humaine sur elle-même, nous répondrons que plus cette limite est extrême, plus il importe de ne la point franchir. Il n’y a pas de puissance qui n’ait ses bornes ; le droit le plus explicite ne doit jamais dégénérer en abus ; et plus l’abandon de soi-même est grand pour tout ce qui est licite et conforme au vœu de la nature, moins il est permis de s’en autoriser pour arriver à des conséquences qui, loin d’être l’accomplissement du pacte, le détruisent dans son essence et révoltent l’humanité.
Le demandeur, dans son Mémoire, a recours à l’autorité des casuistes, et il cite leurs textes pour prouver que plusieurs d’entre eux, et même, dit-il, des plus sévères, n’ont vu, dans des faits tels que ceux qui lui sont reprochés, que des fautes vénielles.
Hélas ! messieurs, il faut bien le dire, puisqu’on allègue devant vous ce genre d’autorités, que ne trouve-t-on pas dans les casuistes ? Relisez plutôt les Provinciales !
Et en particulier, sur le triste sujet qui nous occupe, il n’est que trop vrai que plusieurs d’entre eux se sont livrés, dans leurs ouvrages, à des recherches détaillées, à des distinctions tellement subtiles, qu’ils ont fait de leurs œuvres, par l’étonnante variété des espèces et le cynisme des expressions, des manuels de corruption, bien plus que des livres de conscience.
Tous cependant ne sont pas aussi relâchés qu’Ovandus et Novarre.
Sanchez, par exemple, qui, dans son in-folio intitulé De Sancto matrimonii sacralento, a consacré cent quarante-huit pages à traiter du devoir conjugal, ddebito conjugali, met au rang des péchés mortels les actes qu’Ovandus et Novarre se contentant de reléguer parmi les fautes vénielles. Il en donne pour première raison qu’un tel acte adversatur fini naturali hnjits copulæ qui est prolisgeneratio ; et il ajoute cet autre motif : nec uxor ad similent capulam, sed ad solam copulam. legitiman uxor est. En effet, dit-il, le mari n’a pas toute espèce de puissance sur la personne de sa femme, mais seulement une puissance pour des actes légitimes. Vir non habei potestatem in uxoris corpus, AD QUEMCUMQUE USUM ; sed ad solum uxorium, et.., legitimum.
Cette question de puissance maritale a soulevé l’objection du consentement réciproque, et quelques docteurs ont douté en pareil cas, quia scienti et volenti non fit injuria ! Et le demandeur semble aussi incliner vers cette opinion, lorsqu’il dit que « le mariage, étant par sa nature l’extrême limite du droit de disposition de la créature humaine sur elle-même, on se demande quelle place il laisse à la transgression du sentiment (de pudeur) dont son but est de lever la barrière ? »
Ne serait-il pas plus juste, plus moral et plus chrétien, de proclamer que le consentement, s’il peut amener le silence sur de tels actes, ne saurait jamais les légitimer’ N’est-il pas d’une philosophie plus haute et plus droite, de proclamer que la puissance de la créature humaine sur son corps a des bornes qu’il lui est interdit de franchir ? qu’il est des droits que nous ne devons pas donner sur nous ! et que si, par exemple, le suicide matériel nous est défendu, soit que nous voulions nous tuer nous-mêmes, ou déléguer à d’autres la mission de nous arracher la vie, à plus forte raison le stupre, dans ce qu’il a de plus abject et de plus honteux, ne peut jamais être excusé par le consentement de l’acteur ou du patient : Rei vel actoris assensu.
S’il faut citer des casuistes, j’aime mieux la sévérité de ces autres docteurs dont la délicatesse a été jusqu’à se demander s’il n’y avait point dans les actes contre nature une question d’adultère ; parce qu’en pareil cas, si non ad àliam, certe ad aliud vir se porrexit ?
Vainement on leur objecte la définition de l’adultère, qui exige l’intervention d’une tierce personne, ut sit alieni thori violatio. lls répondent avec raison, hillic accessum esse contra matrimonii jidem. Et ratio est, quia neater conjux servat alteri suum corpus caste, quod ad finem pertinet. Non est enim conjux ad illum actum, sed ad naturalem.
Mais entre tous, celui qui s’en explique avec le plus d’élévation et d’énergie est Saint Ambroise, dans un passage de son livre des Patriarches, qu’on a inséré dans le corps du droit canonique. (Décret. 2′ part,, causa 32, quaest.4.) Il n’y a pas seulement adultère, dit il, lorsqu’on pèche avec une autre femme, mais il y a adultère dans tout ce .qui excède les véritables droits du mariage. Le crime même, dans ce dernier cas, est plus grand, parce qu’on offense la sainteté du lien conjugal et l’on attente à la pudeur de l’épouse. Nec hoc solum est adulterium, cum aliéna peccare conjuge, sed ovine quod non habet potestatem conjugii. Gravius crimen est,ubicélébrâti conjugii jura temerantur ET UXORll PUDOR solvitur !
Cette dernière expression est précieuse : la voilà retrouvée cette pudeur de l’épouse, que la loi doit protéger contre la violence au sein du mariage, comme elle protège celle des autres femmes au sein de la société.
Mais si jusqu’ici j’ai suivi le demandeur uniquement sur le terrain des moralistes, il est temps de nous placer sur celui de la législation.
La loi romaine punissait le stupre sous toutes les formes. (Loi 34, § 1, ff. ad leg. Jul. de adult.) Elle le punissait de mort lorsqu’il avait été commis avec violence. (Pauli. Sentent., lib. 2, tit. 26, § 12.) Elle n’admettait pas l’excuse tirée du consentement ; seulement la peine était moindre. (lbid. § 13.) Elle ne protégeait pas seulement les personnes libres, mais encore celles qui étaient accidentellement constituées en servitude. Témoin la condamnation que rapporte Valère-Maxime, portée par le Sénat contre C. Plotius, pour avoir fait frapper de verges un jeune Romain, engagé pour dettes, qui avait refusé de se prêter à d’infâmes désirs. Le Sénat donna pour motif à sa décision, que la pudeur d’un Romain devait être protégée, dans quelque situation que le sort l’eût placé : In qualicumque en im statu posito, Romano sanguini pudicitiam tutam esse Senatus voluit.
Disons de même que la loi française a voulu protéger la pudeur des femmes dans le mariage, aussi bien que dans le monde.
Les Assises de Jérusalem, qu’on a citées à cette audience, quoique écrites en français, n’ont jamais été loi de France. Ce passage, d’ailleurs, où l’hérésie est accolée à la sodomie et renvoyée au juge d’église, ne constate pas l’impunité du crime, mais seulement l’extension de la juridiction ecclésiastique.
Mais consultons les auteurs plus modernes qui constatent l’état de notre ancien droit français. Muyart de Vouglans, dans son Recueil des lois criminelles, liv. 3, tit. 4, dit que les crimes contre nature sont punis de la peine de mort.
Jousse, dans son grand Traité de la justice criminelle, tit. 49, 1, n° 7, s’en explique en ces termes : « La peine du crime de sodomie a lieu non seulement contre ceux qui rem habent cum masculo, mais encore à l’égard de ceux qui accedunt ad mulierem prœposterâ venere (L. Cùm vir nubitin fœmina, C. ad 1. Jul. de Adulteris.
ltà enim Farinacius, quae st. 148, ns 35 ; et Julius Clarus, § Sodomia, n° 2, où il dit avoir vu plusieurs exemples de semblables condamnations.) Et cette peine a particulièrement lieu à l’égard de ceux qui en usent ainsi envers leurs propres femmes. (Farinac. quaest. 148 ; n°37 ; Jul. Clarus, § Sodomia, n° 2 ; et Menochius de Arbitrat. quaest. casus 286, n° 41, in addition.) Mais la femme qui est ainsi connue par son mari ne doit pas être punie de la peine de mort, à moins qu’il ne soit prouvé qu’elle a donné à cette action un entier et libre consentement (Ita Julius Claris, in suppl. § Sodomia, n° 16) (1), ce qui, dit-il, ne se présume jamais. Ibid. in additionibus. »
On brûlait ordinairement les coupables.
Menochius, de arbitrariis quœstionibus, livre 2, cent. 3, casus 289, n° 35, cite l’exemple d’un homme qui fut condamné à être brûlé, quia propriam uxorem contra naturam carnaliter cognoverat. — Et recte quidem, dit-il, quia si grave est delictum sic constuprarc mulierem, multo gravilis est propriam ltxorem. 11 s’appuie de l’autorité d’Augustinus.
Quelquefois aussi on se contentait de pendre le coupable ; on peut du moins le conjecturer par un passage de Julius Clarus qui, après avoir rappelé que les condamnés dont la corde se rompait étaient exemptés du supplice par une sorte de superstition populaire, dit que cela n’avait pas lieu pour les condamnés pour crime contre nature, tant les auteurs de ces crimes étaient en abomination. On prenait une nouvelle corde jusqu’à ce que mort s’ensuivît.
La législation actuelle n’est point entrée dans les distinctions des casuistes : elle n’a pas même voulu reproduire les qualifications spéciales que certains crimes contre nature avaient dans l’ancien droit ; elle a compris tous les délits de cette espèce sous le titre général d’attentats aux mœurs. Le conseiller d’Etat Berlier, dans son exposé des motifs du livre 111 du Code pénal, rappelle la distinction que Montesquieu avait faite entre les délits contre les mœurs qui portent atteinte à la continence publique, et à la répression desquels la juridiction correctionnelle suffit, et ceux qui choquent aussi la sûreté publique, tels que l’enlèvement et le viol. « Cette distinction, dit M. Berlier, a été suivie dans le Code. Le viol sera puni de la réclusion ; il en sera de même de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des personnes de l’un ou de l’autre sexe. La loi de 1791 n’a parlé que du viol ; elle s’est tue sur d’autres crimes qui n’offensent pas moins les mœurs. Il convenait de remplir cette lacune. » Elle l’a été par la disposition de l’article 332, qui déclare d’une manière générale que « quiconque aura commis un attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou de l’autre sexe, sera puni de la réclusion ».
Dans toutes les lois sur cette triste matière, loin que la parenté ou l’intimité des rapports entre les personnes excuse ou amoindrisse le délit, elle l’aggrave, et la peine devient plus forte, si l’attentat a été commis par des personnes ayant autorité sur celles qui en ont été les victimes, parce que la qualité qui donne l’empire et facilite les occasions constitue non pas seulement un abus d’autorité, mais un abus de confiance. L’article 3-53 du Code pénal ne craint pas de supposer que ce pourraient être des ascendants qui auraient commis de tels attentats sur leurs propres enfants, des instituteurs sur leurs élèves, des ministres de la religion sur leurs pénitents ; et dans toutes ces hypothèses, qui sont présentées non d’une manière limitative, mais par forme d’exemple, la peine est celle des travaux forcés à temps, ou même à perpétuité, suivant les circonstances.
Que le mari n’allègue donc pas sa qualité, non plus que les droits qui peuvent résulter du mariage ! Dans le droit, il n’y a pas de puissance qui n’ait reçu ses limites de la loi même qui l’a établie.
La plus respectable des puissances, la puissance paternelle, qui chez les Romains était si absolue, avait cependant ses limites ; patria potestas, in pietatedebet, non in atrocitate consistere. (Loi 5, fi. ad leg. Pomp. de Parricidiis.) La même législation permet aux instituteurs de châtier leurs élèves : Magistris levis castigatio liberorum permittitur. (Loi 13, § 4, fi. Locat.) Mais une sévérité outrée leur est interdite, et deviendrait punissable. Proeceptoris enim nimia sœvitia culpœ adsignatur. (Loi 6, fi. ad Legem Aquiliam.) Enfin, il n’est pas jusqu’à la puissance des maîtres sur leurs esclaves qui n’eût aussi des bornes. Il n’était pas permis aux maîtres de sévir contre eux avec cruauté. Supra modum sœvire. (Inst., lib. I, tit. 8.) L’esclave trop maltraité par son maître pouvait se réfugier aux pieds de la statue de l’empereur, et le magistrat interposait son autorité. Dans nos colonies, l’esclave à l’égard duquel le maître abuserait de sa puissance peut aussi se réfugier ad œdes sacras, et chercher un asile dans le sanctuaire de la justice. S’il ne le tait, ou s’il a succombé sous les tortures, l’autorité publique doit agir pour lui. Si, dans une circonstance récente, des faits atroces n’ont pas trouvé de répression, ce n’est pas les magistrats qu’il en faut accuser ; mais si l’humanité a reçu par là une offense qu’il ne nous est pas donné de réparer, du moins la majesté de la loi sera vengée par un pourvoi qui sera formé dans son intérêt (1).
Du reste, messieurs, ne craignons pas que de la répression des crimes tels que celui dont se plaint la dame J…, il puisse résulter une inquisition domestique, ni ce que le demandeur appelle « le droit de faire asseoir la justice au bord du lit conjugal ! »
Cela ne serait à redouter que si l’autorité judiciaire s’ingérait d’office dans la recherche de tels délits. Mais, lorsque c’est sur la plainte formelle de la femme, qui vient se jeter aux pieds de la justice, alléguant la violence dont elle a été la victime, violence dont elle porte les honteuses marques, et dont elle offre de rapporter la preuve, de même que si elle voulait s’en faire une simple cause de séparation, la justice doit l’écouter et rechercher la preuve des faits allégués; de même aussi, quand le cri qui s’échappe du sein de la victime est une accusation portée devant la justice criminelle, dans ce cas, comme dans tous ceux où la femme se plaint d’avoir été victime ce quelque attentat, le magistrat doit informer sur le fait, en rechercher les preuves, et faire punir le crime selon toute la rigueur des lois. Le scandale n’est pas plus grand dans un cas que dans l’autre ; et le droit, en tous cas, est également certain.
Dans ces circonstances, et par ces considérations, nous estimons qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi.
La Cour de cassation
La Cour, après un long délibéré en la chambre du conseil, rejette le pourvoi, en se fondant sur ce que l’arrêt attaqué a souverainement apprécié les faits, et que l’article 332 est général dans ses termes et ne fait aucune exception.
—————————————-
(1) Dupin fait allusion à un procès récent, jugé à la Cour d’assises de la Basse-Terre, et dans lequel on avait acquitté le sieur Amé Noël, qui avait fait mourir un esclave dans les tortures.