Édouard Lockroy, « Les fautes d’orthographe de l’Académie », 1866.

Je consultais l’autre jour — par hasard — cet oracle infaillible. Tout en feuilletant ces pages vénérables, je tombais sur le mot : « Haleine. »

— Je m’aperçus alors, non sans étonnement, que les académiciens lui avaient refusé un pluriel.

— Or, — je vous l’avouerai, — ce refus me paraît injuste.

Il me semble qu’on, devrait, autant que possible, tâcher de rendre les mots égaux devant le dictionnaire comme les Français le sont devant la loi. Pourquoi ce malheureux-ci est-il condamné au singulier à perpétuité ? Je n’y vois pas de bonne raison.

On doit dire, je le sais :

« Ces femmes ont l’haleine douce — ou embaumée. »

Mais ne pourrait-on pas écrire aussi bien cette phrase moins poétique :

« Les haleines des quarante académiciens avaient échauffé l’atmosphère de la salle des séances ? »

Faudrait-il donc mettre — pour s’exprimer correctement :

« L’haleine des quarante académiciens ? »

Il est, d’ailleurs, bien difficile d’obtenir de l’Académie une règle claire. Elle pose, par exemple, en principe, que les locutions françaises, composées de plusieurs mots étrangers, — ne doivent jamais prendre d’S. « Qui-pro-quo» lui sert d’exemple. Or, quelques pages plus haut elle annonce qu’elle tolère « in-promptus.» et elle serait — je crois— toute prête à déclarer que vous ne savez pas l’orthographe si vous écriviez des « fac-totums » sans la marque distinctive du pluriel.

A la vérité, — ces mots étant latins, on peut croire que l’Académicien s’en soucie peu et les laisse se gouverner à leur fantaisie.

Voyons donc les locutions composées de deux mots français.

Le dictionnaire écrit un « va-nu-pieds » — avec un S. Cela se conçoit puisque ce terme indique un homme qui marche les pieds nus. Ici nous ne pouvons que féliciter l’Académie de son bon sens. Malheureusement elle écrit aussi « couvre-pied » — sans S — et « essuie-main  » sans S. — S’imagine-t-elle donc qu’on ne se couvre jamais qu’un pied et qu’on ne s’essuie jamais qu’une main? N’est-il pas, d’ailleurs, bien ridicule de faire suivre ce mot de

Couvre-pied — sans S

de la définition suivante :

« Sorte de petite couverture d’étoffe qui sert à couvrir les pieds. »

On n’en finirait pas si l’on voulait relever toutes les inconséquences semées dans ce grave volume. J’en voudrais, cependant, citer deux encore, qui me semblent plus fortes que les autres. Prenons le mot Gelée. L’académicien affirme, toujours avec le même sérieux, qu’on doit écrire. Gelée de Pomme — sans S. — parce que c’est une gelée qui se fait avec un fruit appelé « pomme ». — Très bien. Fort de ce renseignement et procédant par analogie vous voulez, je suppose, mettre une étiquette sur un pot de confiture aux coings. — Vous écrivez Gelée de Coing — n’est-ce pas ? Hé bien ! — vous vous trompez grossièrement. Consultez, plutôt, le savant dictionnaire, — non plus au mot : Gelée, mais au mot : Coing, il vous apprendra, cette fois, qu’on doit écrire : Gelée de Coings — avec un S, — attendu que c’est une gelée qui se fait avec des fruits nommés coings. Comment n’avez-vous pas deviné cela ?

Mais ce n’est rien. Ouvrez le dictionnaire au mot « oeillet.» Vous y trouverez qu’on doit écrire un pied d’oeillets avec un S, — remarquez !

Voyez-le ensuite au mot : Pied, — il vous apprendra qu’on doit toujours écrire: un pied d’oeillet — sans S — bien entendu !

Mon Dieu je n’attache pas à ces choses plus d’importance qu’elles n’en méritent, j’avoue, cependant, que je ne serais pas fâché d’être fixé sur ces pluriels. Ce n’est point se montrer trop exigeant que de demander cela. Notre pauvre langue est déjà pleine de bizarreries et d’inconséquences ; l’Académie ne devrait pas chercher a en augmenter le nombre. Elle est payée pour ne rien faire, et, il me semble que quand elle travaille à embrouiller les premiers principes de l’orthographe ; — elle ne gagne pas son argent.

Édouard Lockroy, 1866.