Éric Zemmour et le « destin français »

Le journaliste Pascal Praud, à l’occasion d’une interview récente, lui a posé une intéressante question : « Êtes-vous historien ? ». La question interpellait sur sa prétention à asserter définitivement sur l’histoire de la France. Toutefois, le journaliste aurait pu se poser à lui-même la question, ainsi qu’aux contradicteurs d’Éric Zemmour dans la même émission (Maître Mécary et le journaliste Gérard Leclerc), puisque eux-mêmes objectaient historiquement et tout aussi définitivement à l’essayiste. Les uns et l’autre communiaient ainsi dans quelque chose de très français : la surprésence de l’histoire dans le débat public et l’intellectualité politique.

Tout le monde est historien en France. Tout intellectuel revendiquant cette dignité convoque l’histoire. Tout politique intéressé à avoir un destin commet un livre d’histoire : Jack Lang, Dominique de Villepin, Lionel Jospin, François Bayrou, Nicolas Sarkozy, (etc.) ont écrit des essais historiques. Si tout le monde est historien, pourquoi Éric Zemmour ne le serait-il pas.

L’essayiste développe une théorie politique de l’histoire de France. C’est assez ambitieux dans la double mesure où : d’une part, ce genre a une longue tradition intellectuelle en France alors que Oswald Spengler ou Arnold Toynbee participent d’une tradition (la philosophie de l’Histoire) dans laquelle les Français ont rarement été à l’aise ; d’autre part, ce genre n’a pratiquement jamais été le fait de journalistes mais plutôt d’écrivains, d’essayistes ou d’écrivains-essayistes. Éric Zemmour est ainsi l’un des premiers journalistes professionnels à tutoyer cette longue lignée d’auteurs, dont beaucoup sont moins connus de nos jours, notamment en raison de l’importance prise par l’histoire et l’historiographie de type universitaire, avec leurs propriétés spécifiques parmi lesquelles la spécialisation.

L’exercice auquel s’est livré Éric Zemmour a, comme chez ses prédécesseurs, et indépendamment des tropismes idéologiques des uns et des autres, une limite : sa focale est très restreinte. C’est une histoire de France circonscrite aux faits et aux dits des Grands hommes, et à ceux de leurs mémorialistes (depuis au moins Saint-Simon jusqu’à Peyrefitte, en passant par Las Cases). Cette façon d’écrire l’histoire, dont les auteurs sont assez aisément reconnaissables à ce qu’ils ne sollicitent presque jamais des archives, a pour elle d’être celle qui participe du récit national et qui, à ce titre, a seule des chances d’être populaire et/ou d’initier des succès éditoriaux. En France comme ailleurs, cette manière d’écrire l’histoire a contre elle l’historiographie universitaire en général, et toutes les sortes d’ »histoire populaire ».

D’un point de vue idéologique  ̶  on imagine assez mal une théorie politique de l’histoire de France ou de quelque autre pays ou une philosophie de l’Histoire qui ne soit pas travaillée par un point de vue politique  ̶̶  Éric Zemmour est nostalgique de l’époque où le pouvoir et le recours à la guerre n’étaient pas inhibés. Que déteste-t-il dans l’époque moderne et contemporaine ? L’inhibition du pouvoir et de la guerre par la démocratie et par le droit, ces deux idéaux étant syncrétisés dans les droits de l’homme, qu’il honnit. C’est ici que sa pensée a quelque chose de circulaire puisque, en effet, il a besoin d’une théorie politique de l’histoire de France qui justifie cette nostalgie et ses faveurs pour un « pouvoir fort » que n’annihile pas moins la « féminisation de la société ». D’où sa thèse principielle : il existe une exception politique française, qui consiste dans l’inclination atavique des Français à la « guerre civile ». Seul un « État fort » peut conjurer ou annihiler ce tropisme. Or, prophétise l’essayiste, la « guerre civile » guette nouvellement : entre « les Français » et cet ennemi multiforme que sont ce que certains vont jusqu’à appeler des « Français de pacotille » (les musulmans). Et le risque en est « plus mortel » que jamais, prophétise l’essayiste, parce que « l’ennemi » aurait pour lui le nombre et la démographie.