Ecrivains à la barre. Plaidoiries.

Un procès d’écrivain convoque l’esthétique autant que l’histoire des sensibilités et des représentations politiques et culturelles. C’est ce que montrent les joutes judiciaires réunies dans ce volume, des exercices de critique et d’histoire littéraires qui convoquent de grands penseurs, de grands artistes ou de grands écrivains à la barre de la littérature.

Le Roi s’amuse de Victor Hugo ? Les ténors Odilon Barrot et Gustave Chaix d’Est-Ange n’en pensèrent donc pas la même chose. Et Hugo vint lui-même à la barre non pas pour témoigner, mais pour… plaider. Le refus de Balzac de donner la fin du Lys dans la vallée au journal périodique qui en avait commencé la publication ? Gustave Chaix d’Est-Ange, encore, et Ernest Boinvilliers, l’avocat de Balzac, en eurent une idée différente, au nom de la littérature et des droits de l’écrivain. Comme Alexandre Dumas plaidant pour lui-même en 1847 contre le bâtonnier Adolphe Lacan, pour n’avoir pas honoré ses promesses de textes à différents journaux. L’on vit encore le même Dumas, qui avait une certaine régularité judiciaire, opposer deux éminents avocats sur son droit prétendu de faire construire une statue à… Balzac.

Flaubert et Baudelaire bien sûr, tous deux en 1857. Dans les deux cas, l’histoire ne désigne que le procureur Ernest Pinard, comme si l’on ne se souvenait pas de ce que Flaubert avait fait précéder la réimpression de Madame Bovary d’une élogieuse dédicace à « Marie-Antoine-Jules Sénart, Membre du Barreau de Paris, Ex-président de l’Assemblée nationale et ancien ministre de l’Intérieur ». Comme s’il était fatal que la brillante plaidoirie de Gustave Chaix d’Est-Ange en faveur des Fleurs du mal fût vaine devant le procès en réalisme autrement formulé par Pinard après sa défaite contre Flaubert.

Et que dire de la plaidoirie de l’ancien haut magistrat devenu avocat, Robinet de Cléry, en faveur du droit de l’écrivain de s’emparer de faits réels ou de ces avocats qui bataillèrent, avec plus ou moins de succès à la fin du siècle, contre des ligues de vertu et un parquet déterminés à lutter contre la souillure de la littérature par de la « pornographie » ?

Ces procès sur les droits intellectuels, moraux ou patrimoniaux de l’écrivain étaient déjà médiatisés au XIXe siècle, tant ils résonaient de sensibilités politiques et sociales nouvelles, dans un contexte de proto-démocratisation des arts et des lettres par les progrès de l’instruction publique, l’invention de quotidiens à bon marché et la publication par eux de romans-feuilletons ou d’autres genres littéraires, les facilités de circulation offertes par le chemin de fer.

Ce livre théâtral est une sorte d’hommage au barreau littéraire et politique du XIXe siècle, aux Odilon Barrot, Chaix d’Est-Ange, Boinvilliers, Lacan, De Nogent Saint-Laurens, Paillard de Villeneuve, Sénard, Allou, Paul-Boncour.

Écrivains à la barre

 

La loi Baudelaire (1946)

Le 31 mai 1949, la chambre criminelle de la Cour de cassation casse et annule le jugement rendu en 1857[1] par la 6e Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, en ce qu’il a condamné Baudelaire, son éditeur et son imprimeur pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs à raison de la publication des Fleurs du Mal. Mieux, la Cour décharge leur mémoire de la condamnation prononcée, autrement dit les réhabilite. Mémorable, l’arrêt de la Cour de cassation n’est pas moins remarquable dans la mesure où il montre ce qui est au cœur d’Ecrivains à la barre. Plaidoiries, que la critique littéraire est proprement un genre judiciaire, puisque le tribunal qui, à l’exemple de la Cour de cassation, relaxe un auteur, ne procède pas moins à une exégèse esthétique et morale de l’œuvre poursuivie ou attaquée que le tribunal qui condamne. Le conseiller-rapporteur et l’avocat général de la Cour de cassation (documents en ligne) ont fait, au fond, la même chose que le substitut Pinard, juger l’œuvre litigieuse, mais à partir de sensibilités esthétiques et politiques séparées par… près d’un siècle.

Baudelaire doit sa réhabilitation à la loi n° 46-2064 du 25 septembre 1946 ouvrant un recours en révision contre les condamnations prononcées pour outrages aux bonnes mœurs commis par la voie du livre. Son article unique se décompose en trois alinéas disposant :

« La révision d’une condamnation prononcée pour outrage aux bonnes mœurs commis par la voie du livre pourra être demandée vingt ans après que le jugement sera devenu définitif.

Le droit de demande de révision appartiendra exclusivement à la société des gens de lettres de France agissant soit d’office, soit à la requête de la personne condamnée, et, si cette dernière est décédée, à la requête de son conjoint, de l’un de ses descendants ou, à leur défaut, du parent le plus rapproché en ligne collatérale.

La Cour de cassation, chambre criminelle, sera saisie de cette demande par son procureur général, en vertu de l’ordre exprès que le ministre de la justice lui aurait donné. Elle statuera définitivement sur le fond, comme juridiction de jugement investie d’un pouvoir souverain d’appréciation. »

La « loi Baudelaire » est un objet étrange au regard de sa genèse. En effet, rien dans l’« actualité » de 1946, ni même de Vichy, ne justifiait spécialement une proposition de loi en ce sens le 23 juillet 1946, en pleine Seconde Assemblée constituante. Et rien ne semblait prédisposer spécialement des députés communistes à en prendre l’initiative, quand bien même l’auteur principal de la proposition de loi, Georges Cognoit, par ailleurs rédacteur en chef de L’Humanité était-il un intellectuel formé à la philosophie et auteur d’une œuvre prolifique sur le marxisme et le communisme. « Le pharisaïsme étant une des formes de la persécution de la pensée, disait l’exposé des motifs de la proposition de loi, il doit être dénoncé et combattu, surtout quand il frustre notre patrimoine littéraire de trésors authentiques ». Il convenait donc de créer une procédure de révision au bénéfice des « seuls ouvrages qui ont enrichi notre littérature et que le jugement des lettres a déjà réhabilité » et à la seule initiative de la Société des Gens de Lettres de France « (qui possède) la personnalité civile et (est) reconnue d’utilité publique ». La proposition de loi fut adoptée sans vote, autrement dit à l’unanimité de l’Assemblée constituante.

La postérité de ce texte, toujours en vigueur, n’est pas moins étrange puisqu’il n’a pas fait l’objet d’autres applications depuis 1957, alors qu’il ne manque pas d’œuvres de grande valeur littéraire condamnées par les tribunaux. Comme si les descendants de grands auteurs condamnés, intéressés au premier chef à voir agir la SGDL, en ignoraient l’existence ou ne savaient pas que la « loi Baudelaire » est impersonnelle et pérenne.

 

[1] Comme un certain nombre de biographes de Baudelaire, la Cour de cassation semble ne pas avoir su la date exacte du jugement puisque si le conseiller-rapporteur et l’avocat général le date du 20 août 1857 la Cour de cassation, dans son arrêt, lui donne deux dates, le 20 août 1857 et le 27 août 1857. Il est vrai que la presse d’époque n’était pas plus sécure. Au prix d’une plongée dans les archives judiciaires, la date exacte du jugement est donnée dans écrivains à la barre. Plaidoiries.

Amazon

FNAC