Droit et Animaux. De la différence juridique entre un aigle et un épervier : Tribunal civil de Strasbourg, 1834.

Est-ce un épervier, est-ce un aigle, que M. le juge de paix de Wasselonne a voulu faire payer 60 fr. à un de ses justiciables ? (C’est un animal.)
Vous croyez peut-être qu’il n’est pas possible de cumuler dans un même jugement et la juridiction civile et la juridiction criminelle : détrompez-vous ; et si vous voulez savoir comment la chose peut arriver, lisez l’espèce suivante.
M. le maire de Westhoffen possédait un oiseau sur lequel il portait toutes ses affections, et qu’il appelait mon aiglon ; il prétendait qu’il lui était nécessaire pour détruire les insectes de son verger. Mais un malencontreux voisin l’ayant surpris (l’oiseau) divaguant, et se souvenant que des poules avaient disparu de sa basse-cour, lui lâcha un bon coup de fusil qui l’étendit mort. L’histoire ne dit pas si, par ordre du propriétaire,
On lui rendit tous les honneurs funèbres
Que l’Héticon rend aux oiseaux célèbres.
Toujours est-il qu’une assignation devant le juge de paix, pour se voir condamner en 50 fr. de dommages-intérêts, apprit au chasseur imprudent qu’il n’est pas bon de montrer trop d’adresse. Cependant le défendeur soutenait qu’il s’agissait, non d’un aigle, mais tout bêtement d’un épervier qui avait mangé ses poules ; et à raison de son propre dommage, il réclamait 60 fr. d’indemnité par forme de demande incidente. Ces prétentions furent repoussées, et les 50 fr. de dommages-intérêts accordés à M. le maire demandeur, pour prix de son aiglon. Jusqu’ici la procédure n’a rien d’extraordinaire ; il appartenait à M. le juge de paix de Wasselonne d’apprécier les faits qui formaient l’objet de l’instance civile.
Mais ne voilà-t-il pas qu’à la même audience civile, intervient l’adjoint du maire de Wasselonne, remplissant les fonctions du ministère public, lorsqu’il s’agit de contraventions portées devant la police municipale, lequel conclut à l’application de l’art. 479, §2, du Code pénal, contre celui qui avait tué l’oiseau … Soudain et sans divertir à d’autres actes, comme on dit en termes de pratique, c’est-à-dire, immédiatement après avoir prononcé la condamnation à fins civiles, par le même jugement, en un mot, M. le juge de paix condamne derechef le défendeur à 11 fr. d’amende, et il a soin d’insérer le paragraphe qu’on vient d’indiquer, portant :
« Ceux qui auront occasionné la mort ou la blessure des animaux ou bestiaux appartenant à autrui, par l’effet de la divagation des fous ou furieux, ou d’animaux malfaisans ou féroces, ou par la rapidité ou la mauvais direction ou le chargement excessif des voitures, chevaux, bêtes de trait, de charge ou de monture … »
Le condamné ne se doutait probablement pas que tant de choses se trouvassent dans son coup de fusil. Quoi qu’il en soit, appel de la sentence du juge de paix devant le Tribunal civil de Strasbourg. L’appelant prétendait que le jugement-monstre, dans lequel on avait cumulé deux juridictions, était radicalement nul. Au fond, il repoussait la condamnation comme injuste et ridicule. L’intimé s’est en vain efforcé de scinder le jugement déféré, comme renfermant deux parties distinctes, l’une civile, l’autre propre à la contravention, distinction d’où il faisait résulter l’incompétence des magistrats supérieurs. Le Tribunal d’appel additionnant la condamnation de 50 fr. et celle de 11 fr., prononcées par le même jugement ; prenant d’ailleurs en considération les 60 fr. de la demande incidente, s’est déclaré incompétent, et , réformant la sentence du juge de paix de Wasselonne, a condamné le maire de Westhoffen aux dépens. Mais de quel oiseau s’agissait-il ? Etait-ce un épervier, était-ce un aigle ? Le Tribunal a déclaré que c’était un animal malfaisant, que chacun avait le droit de tuer.
Gazette des tribunaux, 7 décembre 1834, p. 132-133.