Donald Trump. Un retour hypothéqué par des obstacles légaux et politiques

Le 1er juillet 2021, la justice de l’Etat de New York a rendu publique l’inculpation par un Grand Jury de la Trump Organization et de son directeur financier Allen Weisselberg. Cet événement est l’un des tourments judiciaires qui risquent d’hypothéquer sérieusement les chances de Donald Trump de « remettre la main » sur le parti républicain dans le cadre des élections américaines de mi-mandat prévues en 2022 puis des primaires en vue de la désignation du candidat républicain à l’élection présidentielle de 2024.

À la mi-mai 2021, la procureure générale de l’Etat de New York a fait savoir à la presse que la Trump Organization avait été informée de ce que l’enquête la concernant n’était plus « de nature purement civile » mais comprenait désormais une dimension pénale, qui était co-gérée avec le procureur de Manhattan. Comme cela est expliqué dans Trump et les Trois Enquêtes, deux procédures étaient en cours dans l’Etat de New York concernant les activités privées de Donald Trump. La première enquête, pénale, était conduite par le procureur de Manhattan, Cyrus Vance, sur des allégations d’usage par Donald Trump, avant l’élection de 2016, de fonds d’une organisation caritative en vue de payer, en contrepartie d’accords de confidentialité, des femmes avec lesquelles il aurait eu des relations extraconjugales. Cette enquête avait été élargie par le procureur à d’autres faits susceptibles d’être imputés à Donald Trump et à la Trump Organization.

La deuxième enquête, civile, avait été ouverte en 2019 par la procureure générale de l’état de New York, Letitia James, après que le fameux avocat déchu de Donald Trump, Michael Cohen, a affirmé lors d’une déposition au Congrès pendant le premier impeachment, que la Trump Organization avait surévalué la valeur de ses actifs afin d’obtenir des taux d’intérêts très avantageux pour des emprunts et baissé la valeur de ses actifs pour obtenir des avantages fiscaux. C’est donc cette deuxième enquête qui continue avec un double volet, civil et pénal.

Ces deux enquêtes sont périlleuses pour Donald Trump même s’il a entre 3500 et 4000 procédures contentieuses à son actif, comme homme d’affaires ou comme contribuable. Cette fois, il s’agit de poursuites pénales, devant des procureurs dont les statistiques de condamnations après inculpations leur ont donné une aura d’enquêteurs et de parquetiers redoutables.

L’inculpation de la Trump Organization semblait probable, compte tenu d’indications apportées par la presse. La première indication a consisté dans la révélation que les procureurs avaient convoqué un Grand Jury à New York pour le second semestre de 2021. Il faut préciser que le Grand Jury n’est pas le jury qui juge les mis en cause en matière pénale. Le Grand Jury, dont les travaux sont secrets, a en quelque sorte une fonction de légitimation de l’opportunité de la poursuite. Or, même si un Grand Jury n’a pas seulement pour mission d’inculper des mis en cause, concurremment aux procureurs, mais également d’autoriser des actes d’enquête, ce qui techniquement revient à aiguillonner la poursuite, sa convocation signifie toujours que les procureurs ont un minimum de grain à moudre à lui donner. La deuxième raison pour laquelle l’inculpation était devenue imminente est que les avocats de la Trump Organization ont reçu en juin de la part des procureurs une sommation interpellative qui leur donnait jusqu’au 28 juin pour exposer les raisons qui leur semblaient justifier un abandon des poursuites.

L’acte d’inculpation étant public, on sait que 15 chefs d’accusation sont retenus contre la Trump Organization et son directeur financier, Allen Weisselberg et que ces chefs d’accusation sont articulés à des fraudes et à des faux, en matière commerciale ou fiscale. On sait également que l’acte d’inculpation ne désigne pas nommément Donald Trump mais seulement son directeur financier et d’autres hauts décideurs de la Trump Organization. On sait, enfin, que Allen Weisselberg plaide « non-coupable ».

Les sujets de spéculation sont en revanche assez nombreux. C’est le cas par exemple de la question de savoir si le procureur Cyrus Vance a spécifiquement une stratégie pénale pour Donald Trump ou si l’absence de Donald Trump parmi les mis en cause dans l’acte d’inculpation signifie aux yeux des enquêteurs que sa responsabilité pénale n’est pas susceptible d’être engagée. Interrogé sur ce point, le procureur Cyrus Vance s’est contenté de dire que l’enquête se poursuit. Une autre spéculation porte sur la question de savoir si la Trump Organization peut survivre à cette procédure pénale.

Cette spéculation doit au fait qu’aux Etats-Unis les créanciers d’une personne physique ou morale ont le droit de lui demander, en cas d’inculpation, de régler immédiatement et intégralement ses dettes et le cas échéant d’engager des procédures de saisie-attribution des actifs du débiteur. Or l’on prête à la Trump Organization une dette autour d’un milliard de dollars. Parmi les spéculations politiques qu’appelle cette inculpation, il y a évidemment la question de savoir son impact sur les électeurs en général et sur la fameuse base électorale de Donald Trump en particulier. Ceux qui imaginent ou veulent voir des conséquences négatives pour Trump de cet épisode le font à partir d’une considération qui peut étonner en Europe, soit le fait que la société américaine, électeurs républicains compris, a une faible tolérance pour tout ce qui peut être analysé comme de la tricherie en affaires ou en matière fiscale.

Donald Trump a réitéré ses affirmations sur la « cabale » ou la « chasse aux sorcières » dont il serait victime. De bonne guerre, il pouvait le faire dans le cadre de l’impeachment afin d’obtenir des sénateurs républicains qu’ils ne votent pas sa destitution. Mais là il s’agit d’autre chose, de justice pénale. Et Donald Trump est assez riche pour s’attacher les services d’autant, voire plus, de contre-enquêteurs et d’experts en plus de ses avocats, que les deux procureurs. Ni lui ni ses partisans ne pourront dire, comme pour l’impeachment, qu’il n’y a pas « égalité des armes » entre l’accusation et la défense. En toute hypothèse, il n’y a pas de raisons particulières pour que la présidence Biden soit concernée par ces procédures pénales. C’est plutôt le parti républicain qui devrait l’être puisqu’il y a en novembre 2022 des élections au Congrès et que les républicains désigneront leurs candidats par des primaires au premier semestre de 2022.

Si Donald Trump veut se représenter en 2024, il devra passer par une primaire républicaine. Il a donc intérêt à se mêler des primaires en vue de la désignation des candidats républicains aux midterms de novembre 2022 afin d’essayer de continuer à peser sur la vie du parti républicain. Toutefois, son rôle et sa place dans ces primaires seraient nécessairement affectés par des procès pénaux, ne serait-ce qu’en offrant aux électeurs le spectacle d’un ancien président aux côtés d’autres prévenus dans des audiences pénales.

L’équation politique de Donald Trump peut d’ailleurs être affectée par d’autres considérations judiciaires. Il s’agit des plus de 500 trumpistes arrêtés et inculpés par la justice fédérale pour l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Certains ont déjà passé ou conçu de passer un accord de plaider-coupable pour pouvoir espérer une peine moins sévère, puisque les charges retenues contre eux sont lourdes. D’autres accepteront l’augure d’un procès. Combien finiront en prison ? 100 ? 200 ? 300 ? Et quelle responsabilité dans leur action et dans leur emprisonnement imputeront-ils, eux-mêmes ou leur famille, à Donald Trump ?

Une énième considération susceptible d’avoir un effet réfrigérant sur les chances politiques de Donald Trump, ce sont les mises en cause ordinales et judiciaires de ses avocats à travers les états-Unis pour des manœuvres publiques ou judiciaires post-électorales destinées à corrompre la religion des juges à travers des allégations fallacieuses de fraude électorale. Le cas de Rudy Giuliani, l’ancien maire de New York et acteur majeur dans les campagnes de Donald Trump en 2016 et 2020, qui vient de faire l’objet d’une suspension conservatoire de sa licence d’avocat à New York et à Washington, D.C., n’est pas le seul.

À la fin de l’année dernière, plusieurs collaborateurs de Donald Trump à la Maison-Blanche se méfiaient à ce point des risques légaux pris par Rudy Giuliani ou d’autres avocats du président, que ces collaborateurs avaient développé des stratagèmes pour ne pas prendre part à des réunions avec les intéressés d’une manière qui puisse être retenue contre eux en justice. Donald Trump va donc devoir trouver pour ses campagnes éventuelles de nouveaux compagnonnages qui n’aient pas peur des risques légaux qu’il charrie.

Quant à l’hypothèse d’une extradition de Donald Trump de Mar-a-Lago en Floride vers la ville de New York avec ses conséquences politiques, elle est hautement conjecturale, ne serait-ce que parce qu’elle ne se poserait que si Donald Trump était un fugitif au sens des lois américaines, soit parce qu’il aurait cherché à se soustraire à des poursuites pénales, soit parce qu’il aurait refusé de prendre part au procès pénal le concernant, soit parce qu’il aurait été condamné par contumace.

Et, à New York, il y a tout un processus avant qu’un mandat d’arrêt soit édicté dans l’une ou l’autre de ces hypothèses. Il faudrait ensuite que l’état de New York demande une extradition à l’état dans lequel se trouve Donald Trump, par exemple la Floride ou le New Jersey où il a des résidences concurrentes à celle de New York. Est-ce que le gouverneur républicain de Floride pourrait ne pas faire droit à une demande d’extradition de Donald Trump ? Oui, s’il peut trouver un motif qui puisse être confirmé par les tribunaux. Oui s’il estime que le cas de Donald Trump justifie que la Floride s’engage dans un long conflit devant les tribunaux fédéraux avec l’Etat de New York, puisque ce dernier ne manquerait pas de se prévaloir de la Constitution américaine, qui enjoint à chaque état de respecter les actes et les procédures juridiques des autres Etats.

 

 

Donald Trump, une épine pénale dans son pied politique (Journal de l’Economie, 12 juillet 2021)

La Trump Organization aurait travesti la valeur de ses actifs afin d’obtenir des taux d’intérêts très avantageux pour des emprunts et des avantages fiscaux. Cela peut entraîner des poursuites pénales de Donald Trump lui-même. Juriste, politiste, Directeur de l’Observatoire juridique et politique des Etats-Unis, Pascal Mbongo vient de publier chez VA éditions l’ouvrage Trump et les Trois Enquêtes. Histoire d’un vandalisme institutionnel. Expert des institutions politiques et judiciaires américaines, il a accepté de répondre à nos questions sur l’inculpation de la Trump Organization.

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Il y a près de deux mois, la procureure générale de l’Etat de New York a annoncé que l’enquête précédemment ouverte au civil comprenait par ailleurs désormais un volet pénal. Et la Trump Organization vient d’être inculpée à ce titre.

La procureure générale de l’Etat de New York, Letitia James, avait en effet fait savoir au public en mai que l’enquête civile menée depuis deux ans par son parquet à propos de la Trump Organization relativement à des allégations de fraude et de faux en vue d’avantages fiscaux et de taux d’emprunt avantageux comprenait désormais des aspects pénaux. C’est dans ce contexte qu’un Grand Jury, dont le travail est de légitimer les enquêtes et les poursuites pénales des procureurs, a inculpé la Trump Organization et son directeur financier Allen Weisselberg pour une quinzaine de délits économiques, financiers et fiscaux. Cette inculpation a été rendue publique le 1er juillet 2021 par le procureur de Manhattan, Cyrus Vance, lorsque Allen Weisselberg a comparu devant un tribunal pénal chargé de décider de mesures de contrôle judiciaire le concernant ainsi que la Trump Organization.

Quelles sont les conséquences légales de cette annonce pour l’ancien président américain ?

En l’état, les conséquences sont principalement procédurales puisqu’une enquête pénale obéit à des règles spécifiques, qu’il s’agisse des pouvoirs des enquêteurs ou des droits des personnes mises en cause ou susceptibles de l’être, qu’il s’agisse des règles de preuve, qu’il s’agisse du procès, qu’il s’agisse des décisions qu’une juridiction pénale peut rendre, qui ne sont donc pas de même nature que les décisions des juridictions civiles. Cette enquête pénale ne peut avoir pour objet que de dire si des infractions pénales ont été commises. L’enquête civile quant à elle doit dire si des agissements, commis ou non en violation des lois pénales de l’Etat de New York, ont causé à des personnes physiques ou morales des préjudices appelant des indemnisations. Dans la mesure même où une inculpation pénale n’est pas une condamnation pénale, il n’y a pas grand-chose à dire. D’autant moins qu’Allen Weisselberg a plaidé non-coupable. Mais cela peut vouloir dire qu’il voudrait se battre devant le jury qui juge, puisqu’une inculpation par un Grand Jury signifie nécessairement qu’il y a matière à poursuivre le mis en cause devant le jury qui juge. Cela peut aussi vouloir dire qu’il se laisse le temps d’éviter un procès en passant un accord avec le procureur, sachant que ce dernier peut attendre d’Allen Weisselberg qu’il « coopère » à l’enquête, notamment en « donnant » d’autres cibles et documents aux enquêteurs.

Il est vrai que le nom de Donald Trump est absent de l’acte d’inculpation…

L’absence du nom de Donald Trump d’un acte d’inculpation de son entreprise et de son directeur financier est remarquable. Soit les enquêteurs et les deux procureurs estiment qu’il n’était absolument pas au courant des faits délictueux. Soit ils n’ont pas réuni des preuves de sa participation aux infractions reprochées à son entreprise et à son directeur financier. Soit ils considèrent qu’Allen Weisselberg est en quelque sorte leur filet maillant des plus hauts décisionnaires de la Trump Organization. La dernière hypothèse n’est pas excitée seulement par des indiscrétions de presse à travers lesquelles des intimes d’Allen Weisselberg lui prêtent l’intention de « ne pas vouloir sacrifier ses enfants pour Donald Trump » mais aussi par ce que je raconte en détail dans le livre, soit le prix judiciaire élevé que plusieurs proches de l’ancien président ont payé, seuls, pour avoir noué avec lui une relation prothétique.

Cette procédure peut-elle avoir des conséquences politiques pour Donald Trump ?

Tout dépend à la fois de son évolution éventuellement infamante pour Donald Trump et du moment où cette évolution interviendrait. Une évolution infamante pour Donald Trump lui-même consisterait en une inculpation et en le simple fait de sa présence au banc des accusés d’une juridiction pénale pour un type d’infractions pénales, la « triche », particulièrement réprouvées aux Etats-Unis.  À ce jour, il est impossible de savoir si l’une ou l’autre de ces possibilités judiciaires peut intervenir avant la campagne des primaires en vue de la désignation des candidats aux élections au Congrès prévues en 2022, sachant que Donald Trump peut vouloir peser sur les primaires républicaines qui, comme d’ailleurs celles des démocrates, se tiendront durant le premier semestre de 2022. Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce sont plusieurs procédures judiciaires ou au Congrès qui peuvent affecter l’action politique de Donald Trump d’ici aux primaires républicaines de 2024 qui désigneront le candidat républicain à l’élection présidentielle de novembre de la même année. Il s’agit, par exemple, du sort pénal des plus de 500 trumpistes arrêtés et inculpés par la justice fédérale pour l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Lorsque ces hommes et ces femmes, à l’article de la prison, expliqueront à la barre qu’ils ont cru exaucer les vœux du président en essayant d’empêcher le Congrès de certifier l’élection de Joe Biden, il sera très difficile pour Donald Trump d’expliquer à ses partisans qu’il s’agit encore d’une « cabale » des démocrates.

Propos recueillis par Lauria Zenou

Journal de l’économie, 12 juillet 2021.

Esclavagisme. Faut-il (toujours) célébrer le juge John Marshall ?

Le 20 mai 2021, le Conseil d’administration de l’University of Illinois at Chicago (UIC) a adopté une délibération portant changement du nom de sa faculté de droit. À compter du 1er juillet 2021, cette Law School ne s’appellera plus la John Marshall Law School (« Faculté de droit John Marshall ») mais l’University of Illinois Chicago School of Law (« Faculté de droit de l’Université de l’Illinois »).

I.
 

Cette décision, précisait cette université (publique, à la différence de l’University of Chicago), est le terme d’un processus de plusieurs mois qui lui a fait réunir toutes les approbations et tous accords les nécessaires, notamment ceux des sociétaires de la Law School, des fondations et des fonds de dotation qui ont possédé, exploité et pourvu au financement de cette faculté de droit créée en 1899 avant son rattachement à l’UIC en 2019. L’UIC a débaptisé sa Law School parce « malgré l’héritage de John Marshall comme l’un des plus importants juges de la Cour suprême des États-Unis », de nouveaux travaux de recherche ont mis en évidence « son rôle en tant que marchand d’esclaves, propriétaire de centaines d’esclaves, promoteur d’une jurisprudence esclavagiste et d’opinions racistes ».

« L’esclavage ne concerne pas seulement l’achat et la vente d’esclaves, mais le viol des femmes, le meurtre de bébés et les innombrables années de subordination raciale qui ont suivi l’esclavage, a expliqué publiquement Samuel V. Jones, vice-doyen de la Law School de l’UIC et directeur du groupe de travail de la faculté de droit sur le sujet. Certains de nos étudiants ont pensé qu’il était inconcevable que quelqu’un puisse excuser les horreurs de l’esclavage ou adorer un homme qui s’est si activement engagé dans ces horreurs pendant la majeure partie de sa vie adulte ». La biographie renouvelée de John Marshall est encore plus contrariante pour les étudiants Afro-américains. « Comment demander à un élève de porter le nom de Marshall sur un sweat-shirt ou un chapeau ou d’utiliser une tasse de café avec son nom, avec fierté ? », a demandé Samuel V. Jones. L’UIC reconnaît avoir été plus aise pour prendre sa décision dès lors que sa faculté de droit ne devait rien à John Marshall ou à ses héritiers.

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Des sifflets (et des applaudissements) au concert classique : l’affaire Trotrot, Leprince et Blétry (1904).

Le journal Libération a consacré le 2 novembre 2018 un article roboratif sur la controverse qui agite certains milieux culturels parisiens en cette fin d’année. Faut-il « réguler » [« réglementer », en français conventionnel] les applaudissements lors des concerts classiques, compte tenu de ce que certains spectateurs semblent vouloir applaudir entre les mouvements d’une pièce plutôt qu’à la fin complète de l’œuvre. Les sociologues de la culture voudront noter combien les partisans de la tradition et des usages auront voulu éviter dans cette controverse de reconnaître la part de distinction tapie derrière leur respect de la convention.

Cette controverse fait penser à celle relative aux sifflets lors de concerts classiques, à cette précision près que la « querelle des sifflets » s’est souvent réglée au tribunal de police à la faveur de poursuites pénales dirigées contre des siffleurs ayant contrevenu aux règlements de police visant toutes sortes de trouble lors de représentations ou de spectacles. Le 8 juin 1904, trois siffleurs d’un Concerto de Beethoven joué à Paris trois mois plus tôt, Trotrot, Leprince et Blétry, comparaissent de ce chef devant le tribunal de simple police de Paris. Leur avocat, Maître Jacques Bonzon, prononça devant le juge Becker une plaidoirie aussi subtile en droit que savante en matière de concerts classiques. Le 6 juillet 1904, ses clients sont relaxés, le juge Becker définissant les sifflets comme étant un exercice du « droit légitime de critiquer l’œuvre représentée ».

LE JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE BECKER LE 6 JUILLET 1904 « ACQUITTANT » TROTROT, LEPRINCE ET BLETRY.

— Attendu que la prévention est fondée sur l’article 88 de l’ordonnance du préfet de police du 1er septembre 1898, qui est ainsi conçu : « Il est défendu de troubler la représentation ou d’empêcher le spectacle de quelque manière que ce soit » ;

Que cette disposition assure l’audition silencieuse de l’œuvre et réserve l’exercice de la critique après la fin de l’acte joué ou du morceau exécuté ;

Que, le 20 mars au Concert Colonne on jouait un Concerto de Beethoven, que ce Concerto était divisé en quatre parties, qu’il y avait un repos de deux minutes qui facilitait aux artistes leur réaccord, et au public la manifestation de ses sentiments ; que, la première partie du Concerto finie, de nombreux applaudissements éclatèrent, auxquels répondirent quelques sifflets, poussés notamment par les trois prévenus ; que les applaudissements reprirent, auxquels répliquaient les sifflets ; que des menaces furent même proférées contre les siffleurs qui durent être protégés par le commissaire de police de service ;

Que si les prévenus avaient applaudi au lieu de siffler, on ne leur aurait rien reproché, parce que la louange, même la plus bruyante, est loin de déplaire, tandis que siffler, même légèrement, c’est-à-dire critiquer, semble intolérable ;

Attendu que, si le public peut approuver, il a le droit d’exprimer son mécontentement; qu’en manifestant leur improbation sous une forme minuscule, pendant la suspension, entre les deux parties du Concerto, les prévenus n’ont fait qu’user du droit légitime de critiquer l’œuvre représentée, alors que l’audition était terminée au moins en une de ses parties.

PLAIDOIRIE DE Me JACQUES BONZON A L’AUDIENCE DU 8 JUIN 1904 DU TRIBUNAL DE SIMPLE POLICE DE PARIS.

Avec deux lettres de MM. Camille Saint-Saëns et Vincent d’Indy.

MONSIEUR LÉ PRÉSIDENT, La question que soulève la poursuite de mes clients, MM. Trotrot, Leprince et Blétry, la classique question du sifflet est si connue qu’elle ne m’obligera pas à de longs développements, et l’acquittement que je sollicite en leur faveur sera aisé à obtenir en droit autant qu’en fait, avec les précédents comme avec les faits mêmes de la prévention.

Ces faits, vous les connaissez par le rapport de police, et l’audition des témoins n’a pu que les rendre plus clairs. Vous avez entendu M. Dhers, le commissaire de police, et M. Colonne, l’illustre chef d’orchestre, vous expliquer comment mes clients, le 20 mars dernier, avaient eu l’étrange audace de siffler un morceau d’orchestre que venait d’exécuter M. Padrewski. Ils ne le nient point eux-mêmes; s’ils ne vont pas jusqu’à s’en faire gloire ; ils revendiquent en tout cas leur droit absolu au sifflet. C’est une manifestation qu’ils ont voulu faire, une manifestation d’art et non point un enfantillage. A vous qui, même pour l’application des peines légères de la simple police, avez besoin de connaître les mobiles des actes reprochés à ceux que vous jugez, j’ai le devoir d’expliquer tout d’abord les sentiments qui ont mû mes clients et les ont amenés à employer ce mode de protestation qu’on peut trouver désagréable, irritant, discourtois même, que la loi autorise en tout cas, et qui n’est en somme que la contre-partie des applaudissements, souvent plus bruyants encore, mais toujours doux aux oreilles des artistes.

En quoi l’art peut-il se trouver mêlé à ce petit débat? Tout simplement parce que mes clients mélomanes, et même, pour l’un d’eux, musiciens (car M. Trotrot est élève de la Schola Cantorum), passionnés de musique et prétendant comprendre et goûter ce qu’on joue dans nos grands concerts, en ont reconnu le traversée qui risque d’y abaisser l’art sacré dont ils se sont établis les dévots. La virtuosité leur semble déborder toujours davantage dans les œuvres qu’exécutent nos orchestres. L’an dernier, et je m’appuierai tout à l’heure sur ce précédent pour la défense de ma cause, c’était chez Chevillard qu’ils allaient siffler. Aujourd’hui, par une équitable distribution de leur propagande, c’est chez Colonne. Partout ils entendent n’applaudir que les œuvres fortes, raisonnées, pensées. Partout ils haïssent la virtuosité, l’acrobatie de l’instrumentiste qui fait pâmer la foule devant l’agilité de ses doigts, tandis que la pensée disparaît sous le tour de force.

Certes, il est bien difficile de proscrire la virtuosité. Il faudrait d’abord la définir.

C’est affaire de sensibilité, non de raison. Où commence, où finit, comment se détermine la virtuosité ?

Cependant elle peut s’établir, sinon en soi, au moins par des exemples, par les œuvres mêmes qu’elle inspire, par certains genres musicaux plutôt que d’autres.

Mes clients d’estimer aussitôt que parmi tous ces genres, le plus exécrable, le plus notoirement corrompu par la virtuosité, c’est le concerto. Les concertos leur semblent dignes de mépris. Quelques-uns peuvent forcer leur estime ; la plupart, au moins ceux des compositeurs modernes, ne sont qu’un exercice de virtuosité.

L’approbation et le blâme appartenant au public dont on réclame les suffrages, ils ont donc revendiqué le droit de siffler en tout lieu les concertos qui leur déplairaient.

Le concerto leur paraît déplaisant et ils en donnent les raisons. Sans doute, profane que je suis, resté sur les marches du temple dont M. Colonne est grand-prêtre, revêtirai-je ces théories d’un style insuffisant, d’une langue obscure et pauvre; pourtant je voudrais m’y essayer en quelques mots.

Lorsque le concerto paraît, au XVIIIe siècle, et que Bach, puis Haendel lui donnent l’ampleur de leur génie, il exprime en quelque façon toute la lutte de l’âme. Ce n’est pas encore la symphonie, mais ce n’est déjà plus la sonate. L’âme a des frémissements multiples, dont l’un domine bientôt et guide le chœur des passions, amour, foi, pitié, tendresse ou haine. Chaque instrument de l’orchestre va faire vibrer chacune de ces cordes de l’âme, et la passion maîtresse aura pour la rendre l’instrument principal ; son chant sera le solo du concerto. Seulement les autres instruments ne se tairont point devant lui ; ils l’accompagneront de telle sorte, que le concerto devra s’achever dans l’harmonie magnifique, dans la fusion de tous les sentiments, dans l’eurythmie d’un chœur assez puissant pour éprouver tour à tour les mouvements divers, puis les fondre en un élan suprême.

Mais cette conception primordiale du concerto ne tarde pas à faiblir. Mozart apparaît, que l’Italie a enchanté de sa virtuosité exquise et trompeuse. Et le concerto se désorganise. Le sentiment principal, celui que chante l’instrumentiste accompagné par l’orchestre, devient le sentiment unique. L’orchestre n’a plus pour mission de l’entourer, s’unir à lui, et par ses chants variés réaliser enfin l’harmonie complète. Il n’est plus qu’un accompagnement destiné à mettre en relief la grâce du solo, l’habileté du soliste. Désormais il joue le rôle agaçant du’ chœur antique, évoluant autour du héros avec des jérémiades et des courbettes. Le désaccord éclate dans le concerto. La cadence abandonne au soliste la direction de l’œuvre, elle lui permet les fantaisies les plus pernicieuses, elle développe peut-être sa personnalité, en tout cas elle supprime celle de l’orchestre. Paganini filera sur une seule corde des cadences éblouissantes. La pensée aura replié ses ailes et déserté cette mécanique vide.

Voilà donc la thèse de mes clients. Prévoyant, encore une fois, l’insuffisance de ma démonstration, j’ai demandé aux artistes les plus notoires de m’indiquer si cette théorie était fausse, s’il était inadmissible qu’on pût désapprouver les concertos, ou si, au contraire, toute question de forme et de procédé réservée dans la lutte contre le concerto, cette lutte ne contenait pas quelque bon sens, quelque sentiment d’art qui pût du moins la préserver du ridicule.

Les réponses que j’ai reçues sont nombreuses, et par là même diverses. Émanant de maitres dont plusieurs sont illustres, et font chacun école, vous ne vous étonnerez point qu’elles soient même contradictoires. Cependant l’immense majorité donne théoriquement raison aux concertos. Serait-ce que nos correspondants en auraient commis ? De toute manière, la plus élémentaire loyauté, la plus simple gratitude pour la peine qu’ils prirent à me renseigner doit être de ne point travestir leur pensée. La place me fait défaut pour citer toutes ces réponses. M NT. Saint-Saëns, d’Indy, Fauré, Bruneau, Bourgault-Ducoudray, Gililmant, Widor, Vidal, Risler, de la Tombelle, Lazzari ont bien voulu m’apporter leur jugement au sujet du concerto. Tous n’ont pas à son endroit un égal enthousiasme. Un même le méprise franchement. Bref, de toute cette consultation, qui sera livrée en entier au public musical, je ne veux retenir ici que les deux thèses les plus nettes, les affirmations les plus significatives. Leurs auteurs ne sont autres d’ailleurs que nos deux plus grands maîtres de l’art contemporain : l’un, créateur incontesté et qui maintenant plane souverainement : l’autre, que la noblesse et la pureté de la pensée élèvent chaque jour dans l’admiration de la foule et le respect de ses disciples: MM. Camille Saint-Saëns et Vincent d’Indy.

Saint-Saëns est partisan convaincu et raisonné du concerto.

« CHER MONSIEUR, Vous désirez connaître mon opinion à propos de la question des concertos. Je pourrais me borner à approuver la lettre de mon illustre confrère Gabriel Fauré. Quand des maîtres tels que Beethoven, Mozart, Schumann, ont mis dans des concertos le plus pur de leur génie, il est absurde de venir traiter de haut un genre illustré de telle sorte, par de tels noms.

Mais je vais plus loin, c’est la virtuosité elle-même que je prétendrai défendre. Elle est la source du pittoresque en musique, elle donne à l’artiste des ailes, à l’aide desquelles il échappe au terre à terre et à la platitude. La difficulté vaincue est elle-même une beauté. Théophile Gautier, dans Emaux et Camées, a traité cette question en vers immortels.

Ceux-là seuls font fi des difficultés qui sont incapables de les vaincre. La virtuosité triomphe dans tous les arts, dans la littérature et surtout dans la poésie ; en musique, nous lui devons tous les merveilleux effets de l’instrumentation moderne, devenus possibles seulement depuis qu’elle a pénétré dans les orchestres.

Pour ce qui est du concerto, ce genre prétendu inférieur a cette supériorité qu’il permet à un exécutant de manifester sa personnalité, chose inappréciable quand cette personnalité est intéressante. Le solo de concerto est un rôle, qui doit être conçu et rendu comme un personnage dramatique.

Agréez, je vous prie, mes compliments empressés.

Camille SAINT-SAENS. »

Devant un pareil témoignage, j’avoue que j’ai tremblé. Mais peut-on dire, surtout en matière de musique, qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. Celle de M. d’Indy est venue me réjouir de son timbre clair et entraînant. Et son opinion n’est pas moins affirmative, sauf à l’être en sens contraire de l’illustre Saint-Saëns, qui s’offre le raffinement de la virtuosité alors qu’il pourrait se contenter du génie.

À mon sens, il est indéniable que le concerto, en tant que forme musicale mise au service de la virtuosité, est un genre inférieur, un descendant très dégénéré actuellement de cette belle forme du Concert créée par les Italiens et admirablement employée par nos compositeurs français du XVIIIe siècle, et portée à son plus haut degré de puissance par Bach.

Depuis Bach, le Concert, manifestation le plus souvent collective, a tendu de plus en plus à se faire le serviteur d’un virtuose. Le XIXe siècle a été funeste en cette transformation et nous en subissons encore actuellement les conséquences.

Ceci est une question de principe et n’implique en aucune façon mon approbation à des manifestations extérieures trop bruyantes ; mais en présence de l’importance infiniment exagérée prise en ces temps derniers par le virtuose, on doit, sinon les approuver, au moins les excuser.

Deux affirmations diamétralement opposées, allez-vous dire ? La musique aurait-elle donc, elle aussi, son Hippocrate qui dit oui, tandis que son Galien dit non ?

Vous estimerez peut-être qu’en un si haut débat nous sommes incompétents et notoirement profanes. Aussi bien me garderai-je de le trancher, ni même de vous prier, Monsieur le Président, si convaincu que je sois de votre compétence, de le résoudre vous-même. Laissons ce soin aux critiques, aux chefs d’orchestre, aux mélomanes audacieux que nous avons fait défiler à votre barre. Constatons, quant à nous, que la question soulevée par mes clients était intéressante, qu’elle n’était point, comme ou l’a voulu affirmer à cause de leur âge encore tendre, une puérile plaisanterie, et que là où Vincent d’Indy et Camille Saint-Saëns dissertent, suivis d’une imposante théorie de compositeurs et d’exécutants, MM. Trotrot, Leprince et Blétry peuvent revendiquer quelque droit à voir juger sérieusement ce qui de leur part fut sérieux.

Serait-ce alors le procédé même qu’ils ont employé pour affirmer leur conception d’art qui deviendrait répréhensible, le moyen et non plus le mobile ? Nous retrouvons la classique question du sifflet au théâtre. Elle sera vite tranchée en notre faveur.

Je vous évite la sempiternelle citation du vers un peu trop défraîchi de Boileau.

Peu m’importe même que le sifflet soit un droit qui s’achète, ou qui s’obtienne naturellement, par là même qu’on est auditeur d’un spectacle public. Il me suffit de savoir qu’il est mieux qu’une tradition : une forme éternelle de la désapprobation du public. Désapprobation au moins chez les Français, car nos voisins, en Angleterre, pratiquent tout juste l’inverse; et M. Paderewski, choqué par nos sifflets, n’a qu’à traverser le détroit pour entendre les Anglais, enthousiasmés par son talent, le siffler avec frénésie, lui exprimant ainsi leurs transports. Mais nos ancêtres ont toujours sifflé qui leur déplaisait, ou ce qui leur déplaisait, — artiste inférieur (on aperçoit aussitôt qu’il n’a donc pu être question pour nous de siffler M. Paderewski lui-même) ou inférieure composition, fût-elle, j’ose à peine l’avouer, de Beethoven. Avant même que la musique s’empare des théâtres, l’art dramatique et comique subit les sifflets. Rome les entend sur ses scènes. Et l’on conte même que le pouvoir suprême couvre de sa protection cette forme de l’opinion publique. L’acteur Pylade ayant osé se rebeller contre le public qui le traitait aussi vilainement fut exilé, ni plus ni moins, par ordre de l’empereur Auguste.

Que n’avait-il la douce philosophie d’un auteur pourtant encensé, que ne se consolait-il à la manière d’Horace : Populus me sibilat at mihi plaudo ipse domi. Le public me siffle ; mais rentré chez moi je m’applaudis moi-même. Et si nous franchissons les temps où l’art languit, si nous regardons seulement la France dotée désormais d’une tragédie et d’une comédie neuves et fortes, nous retrouvons aussitôt le parterre acharné à siffler. Racine nous le prouve en une de ses épigrammes.

Quant à Pradon, si j’ai bonne mémoire,

Pommes sur lui volèrent largement.

Mais quand sifflets prirent commencement

C’est (j’y jouais, j’en suis témoin fidèle)

C’est à l’Aspar du sieur de Fontenelle.

Et la musique elle-même, dès son éclat naissant, ne restera pas indemne des désapprobations bruyantes, contre-partie forcée des applaudissements, revers naturel de la gloire. La rivalité des musiciens crée entre leurs partisans de véritables corps à corps. Rares sont les paisibles auditeurs qui tâchent de pratiquer la sagesse du poète antique. Cependant la réponse est célèbre, qui peut faire pendant au vers d’Horace. Deux mélomanes du XVIIIe siècle se jettent des regards furibonds en interpellant le spectateur qui les sépare. « Moi, Monsieur, clame le premier, je suis Picciniste. — Et moi, rugit l’autre, je suis Gluckiste. — Moi, fait le bonhomme, je suis ébéniste. »

Le sifflet se perpétue dans nos mœurs de gens dociles à toutes les fantaisies du Pouvoir, pourvu qu’on les raille. N’est-ce point, au reste, plus inoffensif encore que les chansons par lesquelles Beaumarchais prétend que tout finit en France, mais par lesquelles parfois finit aussi un gouvernement et même un régime ? Combien de ministres préféreraient le sifflet franc à la traîtresse interpellation !

Aussi la jurisprudence la plus haute, la plus considérable, la plus vénérable, celle de la Cour de Cassation en personne, consacre-t-elle de manière expresse le droit au sifflet. Vous connaissez les arrêts de 1840 et de 188). Vous savez que des siffleurs avaient été poursuivis déjà en simple police pour trouble apporté à la représentation — ce qui est précisément notre crime. Ils avaient été acquittés comme ayant usé d’un droit absolu. Le Ministère Public s’était pourvu contre ces décisions. La Cour de Cassation les déclara au contraire juridiques autant qu’équitables.

En 1845, deux étudiants prirent de l’ennui à une pièce signée pourtant d’un nom déjà célèbre. Mimi-Pinson, tirée de la nouvelle de Musset pour le théâtre des Variétés, leur parut chose puérile, ou peut-être attentatoire à la considération et au bon renom des écoles. Ils sifflèrent et resifflèrent. On les appréhenda, puis les traîna devant votre prédécesseur. Ce dernier, s’il en faut croire l’ouvrage très nourri de M. Astruc sur le Droit Privé du Théâtre, se contenta de les renvoyer absous. « Attendu que le droit d’exprimer son opinion sur les pièces de théâtre est consacré par l’usage ; que les prévenus en ont usé légitimement. »

Enfin c’est ma propre jurisprudence que je puis invoquer. Car mon client M. Trotrot n’est point aux débuts ici de son apostolat. Une action similaire lui a déjà révélé la majesté de la justice, comme aussi la constante équité de ses arrêts. Aujourd’hui Colonne, hier Chevillard. Le concerto nous paraît mauvais en tous lieux ; Bach, Haendel et Schumann seuls le surent réaliser. En tous lieux nous sifflons donc le concerto. M. Chevillard en prit ombrage et nous interdit l’accès de son concert, l’entrée, puis-je dire, du paradis. Nous le poursuivîmes. Nous plaidâmes devant le Tribunal de Paix du 9e arrondissement. Immédiatement l’accusation semblable se dressa : nos sifflets troublaient la représentation. Une enquête fut ordonnée par M. le juge Boyron ; elle fut complète, consciencieuse, mouvementée. Les employés du concert Chevillard nous accusèrent d’avoir empêché par nos sifflets la représentation de continuer ou de reprendre. Mais la vérité, à force d’être en marche, parfois aboutit. Notre innocence fut reconnue et, par jugement du 25 mars 1901, le Tribunal de Paix nous accordait 10 francs de dommages-intérêts, outre le remboursement du billet de location pris par nous pour le concert dont on nous avait refusé l’accès. Ce jugement faisait bien mieux et bien plus, il reconnaissait par là même notre droit au sifflet, droit que déjà avait fait ressortir la discussion soulevée sur ce sujet au Conseil municipal, le 28 novembre 1902, par M. Adrien Mithouard.

Car la jurisprudence se peut ramener à un fait très simple. A-t-on, ou n’a-t-on pas troublé la représentation? A lui seul, retenons-le bien, le sifflet n’est pas, ne peut jamais être un trouble. Le texte visé par la prévention, l’article 88 de l’ordonnance du Préfet de Police, en date du1er septembre 1898, qui défend, à peine d’application de l’article 471,§ 1 S du Code Pénal, c’est-à-dire de 5 francs d’amende, de troubler les représentations publiques, cette disposition de police ne peut s’appliquer au sifflet ordinaire. Celui-ci est licite à l’égal de l’applaudissement. Pourtant la claque n’est-elle pas aussi gênante souvent, par ses niaises prétentions à l’infaillibilité, ses ruades d’enthousiasme intempestif ou ses admirations de valet ?

Le sifflet n’est point un trouble au sens répréhensible du droit criminel.

Il peut le devenir, je l’accorde. Qu’il se prolonge, que sa persistance empêche la représentation de continuer ou de reprendre, et l’abus du droit apparaît. Mais comment avons-nous sifflé ? Dernière et facile question.

Le rapport de M. Dhers, le commissaire de police qui nous a dressé contravention, est très net. « Des sifflets, dit-il en substance, ont éclaté après le concerto de Beethoven, provoquant un redoublement d’applaudissements. » Donc, nos sifflets ne se sont pas produits durant l’exécution du morceau joué par M. Paderewski. Ils n’ont même pas eu lieu les premiers. S’ils ont provoqué un redoublement d’applaudissements, c’est apparemment que ceux-ci avaient commencé; et les témoignages que vous venez d’entendre le font sans peine comprendre.

Un concert est annoncé chez M. Colonne avec le concours toujours recherché de M. Paderewski. La salle est comble. L’Amérique, connue pour sa compétence en art, a envoyé ses mondaines les plus ferventes, la Pologne, dont M. Paderewski constitue l’ultime gloire, est accourue frémissante. Le concerto de Beethoven vient à l’instant de s’arrêter après le premier mouvement, l’entr’acte régulier et normal s’ouvre à peine, que la furie des applaudissements trépigne Mes clients trouvent cette allégresse blâmable. La foule pense à l’exécutant ; eux songent au morceau exécuté. On acclame Paderewski ; ils gémissent sur le concerto. Et leur courroux juvénile s’exhale en sons plaintifs ou stridents, suivant la force de leur souffle ou l’acuité de leur sifflet à roulettes.

Une pareille profanation plonge la salle presque entière, l’Amérique et la Pologne, dans une stupeur que soudain la fureur remplace. On se précipite sur les siffleurs, on les injurie, on les conspue, on les bouscule. Et voilà qu’une intervention se manifeste, dont le comique paraîtrait intense si la Pologne et l’Amérique pouvaient rire en ce moment. M. Colonne harangue les manifestants. Il l’a reconnu tout à l’heure avec cette bonne grâce, cette largeur et cette tolérance qui apaisent l’âme de tous les grands et vrais artistes. Qui harangue-t-il ? Les siffleurs, et pour les maudire? Point. C’est aux applaudisseurs, si je puis risquer ce néologisme, que son discours s’adresse. « Ce sont les amis de l’ordre, proclame-t-il, qui troublent la représentation. Quant aux porteurs de sifflets, libre à eux d’en user si cet instrument discordant leur agrée. »

Hélas ! même la pure musique, même les exhortations d’un pur musicien n’apaisent point les mœurs brutales de la foule. Il faut que M. Dhers arrive dans sa dignité redoutable, ceint de son écharpe et, emblème plus énergique, flanqué de gardes municipaux. Mes clients ne sont sauvés du Charybde de la foule hurlante que pour s’abîmer dans la Scylla policière.

Les paroles de M. Colonne ne suffisent-elles point, après le propre rapport de M. Dhers, à nous innocenter? Nos sifflets ont répondu à des applaudissements, et durant un entr’acte, Ils n’ont donc fait qu’affirmer notre droit de blâmer comme nos voisins avaient celui d’approuver. En fait, tout le débat se réduit à ceci : nous avons trouvé un concerto mauvais, et les auditeurs de M. Colonne l’ont jugé sublime; les auditrices surtout, car notre histoire, que je n’ai pas faite assez brève, est en outre ancienne. Orphée déjà fut mis en pièces par les Ménades, qui constituaient sans doute en musique une école rivale, un Conservatoire intransigeant. Je vous demande de ne pas achever l’œuvre des admiratrices de M. Paderewski, fût-ce en mettant mes clients en pièce à raison de 5 francs d’amende. Ils ont triomphé dans toutes leurs luttes pour l’art pur et contre le concerto corrupteur. Ils ont trouvé justice devant le Tribunal de Paix du 9e arrondissement. Ils ont pour eux la jurisprudence de la Cour Suprême ; ils ont l’approbation de la foule et du parterre ; ils recevront l’absolution d’un juge parisien et spirituel.

Ecrivains à la barre. Plaidoiries.

Un procès d’écrivain convoque l’esthétique autant que l’histoire des sensibilités et des représentations politiques et culturelles. C’est ce que montrent les joutes judiciaires réunies dans ce volume, des exercices de critique et d’histoire littéraires qui convoquent de grands penseurs, de grands artistes ou de grands écrivains à la barre de la littérature.

Le Roi s’amuse de Victor Hugo ? Les ténors Odilon Barrot et Gustave Chaix d’Est-Ange n’en pensèrent donc pas la même chose. Et Hugo vint lui-même à la barre non pas pour témoigner, mais pour… plaider. Le refus de Balzac de donner la fin du Lys dans la vallée au journal périodique qui en avait commencé la publication ? Gustave Chaix d’Est-Ange, encore, et Ernest Boinvilliers, l’avocat de Balzac, en eurent une idée différente, au nom de la littérature et des droits de l’écrivain. Comme Alexandre Dumas plaidant pour lui-même en 1847 contre le bâtonnier Adolphe Lacan, pour n’avoir pas honoré ses promesses de textes à différents journaux. L’on vit encore le même Dumas, qui avait une certaine régularité judiciaire, opposer deux éminents avocats sur son droit prétendu de faire construire une statue à… Balzac.

Flaubert et Baudelaire bien sûr, tous deux en 1857. Dans les deux cas, l’histoire ne désigne que le procureur Ernest Pinard, comme si l’on ne se souvenait pas de ce que Flaubert avait fait précéder la réimpression de Madame Bovary d’une élogieuse dédicace à « Marie-Antoine-Jules Sénart, Membre du Barreau de Paris, Ex-président de l’Assemblée nationale et ancien ministre de l’Intérieur ». Comme s’il était fatal que la brillante plaidoirie de Gustave Chaix d’Est-Ange en faveur des Fleurs du mal fût vaine devant le procès en réalisme autrement formulé par Pinard après sa défaite contre Flaubert.

Et que dire de la plaidoirie de l’ancien haut magistrat devenu avocat, Robinet de Cléry, en faveur du droit de l’écrivain de s’emparer de faits réels ou de ces avocats qui bataillèrent, avec plus ou moins de succès à la fin du siècle, contre des ligues de vertu et un parquet déterminés à lutter contre la souillure de la littérature par de la « pornographie » ?

Ces procès sur les droits intellectuels, moraux ou patrimoniaux de l’écrivain étaient déjà médiatisés au XIXe siècle, tant ils résonaient de sensibilités politiques et sociales nouvelles, dans un contexte de proto-démocratisation des arts et des lettres par les progrès de l’instruction publique, l’invention de quotidiens à bon marché et la publication par eux de romans-feuilletons ou d’autres genres littéraires, les facilités de circulation offertes par le chemin de fer.

Ce livre théâtral est une sorte d’hommage au barreau littéraire et politique du XIXe siècle, aux Odilon Barrot, Chaix d’Est-Ange, Boinvilliers, Lacan, De Nogent Saint-Laurens, Paillard de Villeneuve, Sénard, Allou, Paul-Boncour.

Écrivains à la barre

 

La loi Baudelaire (1946)

Le 31 mai 1949, la chambre criminelle de la Cour de cassation casse et annule le jugement rendu en 1857[1] par la 6e Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, en ce qu’il a condamné Baudelaire, son éditeur et son imprimeur pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs à raison de la publication des Fleurs du Mal. Mieux, la Cour décharge leur mémoire de la condamnation prononcée, autrement dit les réhabilite. Mémorable, l’arrêt de la Cour de cassation n’est pas moins remarquable dans la mesure où il montre ce qui est au cœur d’Ecrivains à la barre. Plaidoiries, que la critique littéraire est proprement un genre judiciaire, puisque le tribunal qui, à l’exemple de la Cour de cassation, relaxe un auteur, ne procède pas moins à une exégèse esthétique et morale de l’œuvre poursuivie ou attaquée que le tribunal qui condamne. Le conseiller-rapporteur et l’avocat général de la Cour de cassation (documents en ligne) ont fait, au fond, la même chose que le substitut Pinard, juger l’œuvre litigieuse, mais à partir de sensibilités esthétiques et politiques séparées par… près d’un siècle.

Baudelaire doit sa réhabilitation à la loi n° 46-2064 du 25 septembre 1946 ouvrant un recours en révision contre les condamnations prononcées pour outrages aux bonnes mœurs commis par la voie du livre. Son article unique se décompose en trois alinéas disposant :

« La révision d’une condamnation prononcée pour outrage aux bonnes mœurs commis par la voie du livre pourra être demandée vingt ans après que le jugement sera devenu définitif.

Le droit de demande de révision appartiendra exclusivement à la société des gens de lettres de France agissant soit d’office, soit à la requête de la personne condamnée, et, si cette dernière est décédée, à la requête de son conjoint, de l’un de ses descendants ou, à leur défaut, du parent le plus rapproché en ligne collatérale.

La Cour de cassation, chambre criminelle, sera saisie de cette demande par son procureur général, en vertu de l’ordre exprès que le ministre de la justice lui aurait donné. Elle statuera définitivement sur le fond, comme juridiction de jugement investie d’un pouvoir souverain d’appréciation. »

La « loi Baudelaire » est un objet étrange au regard de sa genèse. En effet, rien dans l’« actualité » de 1946, ni même de Vichy, ne justifiait spécialement une proposition de loi en ce sens le 23 juillet 1946, en pleine Seconde Assemblée constituante. Et rien ne semblait prédisposer spécialement des députés communistes à en prendre l’initiative, quand bien même l’auteur principal de la proposition de loi, Georges Cognoit, par ailleurs rédacteur en chef de L’Humanité était-il un intellectuel formé à la philosophie et auteur d’une œuvre prolifique sur le marxisme et le communisme. « Le pharisaïsme étant une des formes de la persécution de la pensée, disait l’exposé des motifs de la proposition de loi, il doit être dénoncé et combattu, surtout quand il frustre notre patrimoine littéraire de trésors authentiques ». Il convenait donc de créer une procédure de révision au bénéfice des « seuls ouvrages qui ont enrichi notre littérature et que le jugement des lettres a déjà réhabilité » et à la seule initiative de la Société des Gens de Lettres de France « (qui possède) la personnalité civile et (est) reconnue d’utilité publique ». La proposition de loi fut adoptée sans vote, autrement dit à l’unanimité de l’Assemblée constituante.

La postérité de ce texte, toujours en vigueur, n’est pas moins étrange puisqu’il n’a pas fait l’objet d’autres applications depuis 1957, alors qu’il ne manque pas d’œuvres de grande valeur littéraire condamnées par les tribunaux. Comme si les descendants de grands auteurs condamnés, intéressés au premier chef à voir agir la SGDL, en ignoraient l’existence ou ne savaient pas que la « loi Baudelaire » est impersonnelle et pérenne.

 

[1] Comme un certain nombre de biographes de Baudelaire, la Cour de cassation semble ne pas avoir su la date exacte du jugement puisque si le conseiller-rapporteur et l’avocat général le date du 20 août 1857 la Cour de cassation, dans son arrêt, lui donne deux dates, le 20 août 1857 et le 27 août 1857. Il est vrai que la presse d’époque n’était pas plus sécure. Au prix d’une plongée dans les archives judiciaires, la date exacte du jugement est donnée dans écrivains à la barre. Plaidoiries.

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Pacte de quota litis et exception d’ordre public

Le pacte de quota litis s’entend de « toute convention par laquelle le titulaire d’un droit difficile à faire valoir, soit parce qu’il est douteux dans son principe, soit parce qu’il est d’un recouvrement difficile, traite avec un tiers qui, moyennant la promesse d’une quote-part de ce qui sera obtenu, se charge de faire à ses frais les démarches et les poursuites nécessaires » .
Ce type de conventions, qui n’est pas propre aux avocats, leur est cependant interdit en France par la loi et par leurs réglementations professionnelles. Aux termes de l’article 10 alinéa 5 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques : « Toute fixation d’honoraires qui ne le serait qu’en fonction du résultat judiciaire est interdite. Est licite la convention qui, outre la rémunération des prestations effectuées, prévoit la fixation d’un honoraire complémentaire en fonction du résultat obtenu ou du service rendu ». Cette disposition légale est déclinée dans les réglementations déontologiques de la profession, sous peine de sanctions disciplinaires.
La prohibition du pacte de quota litis pour l’avocat français ne s’accommode de débats judiciaires que lorsqu’il y a lieu de dire préalablement si les éléments d’une convention de cette nature sont clairement établis, si une convention passée entre un avocat et son client constitue ou non un pacte de quota litis. Il existe pourtant une autre question problématique : celle de savoir si une convention d’honoraires consistant en un pacte de quota litis et passée dans un ordre juridique qui accepte ce type de conventions est opposable en France, directement, ou indirectement à travers un jugement étranger qui en ordonnerait l’exécution.
Quels arguments de droit est-il loisible de mobiliser dans le contexte spécifique de la défense d’un justiciable devant le juge français auquel serait demandée l’exécution d’une telle convention ? C’est la question à laquelle la présente note apporte de brefs éléments de réponse. En effet, il nous semble que l’on peut vouloir se prévaloir d’un conflit de lois et donc d’une « exception d’ordre public », celle-ci emportant l’éviction d’une loi étrangère au profit de la loi française lorsqu’il est demandé au juge français de faire produire effet en France à une situation juridique créée à l’étranger, au stade soit de l’exequatur d’une décision étrangère, soit de sa reconnaissance, notamment incidente. Mais est-ce si simple ?

L’humour est-il bâillonné en France ?

Peut-on encore rire de tout ? Et comment ? Le “politiquement correct” sous pression des féministes et des minorités cherche-t-il à imposer une censure, voire une autocensure? Ces questions reviennent régulièrement. Pascal Mbongo, auteur et juriste, s’empare de ce (très sérieux) sujet avec brio dans son essai L’humour et le bâillon, sous-titré Des polices du rire en France

Votre essai  décortique cette parole désormais bien connue : le politiquement correct s’est imposé à l’humour″ ?

En fait, la convocation systématique de l’expression politically correct dans de nombreux débats français est assez problématique, ne serait-ce que du fait de son importation américaine. Or, aux Etats-Unis, le ‶politiquement correct″ est tout entier une question de polices sociales sans relief légal, puisqu’en raison du Premier Amendement de la Constitution, il n’y a pas d’interdits légaux de discours racistes, sexistes, homophobes, xénophobes. Du même coup, en France, l’usage de ce concept est ambigu puisqu’il est mobilisé dans deux perspectives.

En premier lieu, l’argument du ‶politiquement correct″ sert aux adversaires de l’interdiction légale de l’expression publique de discours racistes, antisémites, xénophobes, sexistes, homophobes, etc.

En second lieu, on retrouve cet argument chez ceux qui, tout en défendant cette législation, considèrent que lorsqu’il n’y a pas d’incitation à la haine, ni la loi ni des polices sociales extra-légales comme l’activisme militant ne doivent s’en mêler puisqu’il ne s’agit que de jugements de goût. Ceux-là ont tendance à considérer que les créateurs en général, et les humoristes professionnels en particulier, doivent bénéficier d’une ‶présomption de bonne foi″. Autrement dit, qu’on doit leur donner quitus de ne jamais avoir pour intention d’appeler ou d’inciter à la haine. Dans cette mesure, il n’y aurait pas à voir un scandale, par exemple, dans les imitations par Michel Leeb, Gad Elmaleh ou Kev Adams de l’‶Asiatique″ ou de ‶l’Africain″ ou les imputations par Nicolas Canteloup ou Anne Roumanoff d’un supposé « accent asiatique à Jean-Vincent Placé ou d’un ‶accent antillais″ à la … Guyanaise Christiane Taubira. Cette seconde vision a néanmoins un double défaut. D’une part, elle postule presque toujours qu’un tel ou un tel ‶n’est pas raciste″ ‶n’est pas sexiste″, ‶n’est pas homophobe″ et qu’il est donc ‶absurde″ de qualifier ainsi son sketch ou son discours. D’autre part, cette conception participe d’une vision des discours racistes, sexistes, antisémites, etc. comme étant nécessairement des discours de haine alors qu’il ne s’agit pas moins de discours essentialisant ou représentant de manière péjorative une catégorie de personnes à raison de ce qu’elle est.

Lorsqu’on lit le texte d’un sketch de Pierre Desproges (que vous citez), on reste un peu sans voix. On l’imagine effectivement très peu aujourd’hui…

Ce sketch est un cas singulier. Il fait partie d’un one-man-show créé par Pierre Desproges au théâtre Grévin à Paris le 1er octobre 1986. Et, contrairement à une croyance répandue, ce sketch n’ouvre pas le spectacle mais se trouve au milieu de celui-ci. ‶On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle″, lance donc Pierre Desproges en début du sketch. Si l’on ne lit que le script dudit sketch, ou si l’on se limite à le regarder indépendamment du reste du spectacle et des sketchs dans lesquels Desproges ironise sur les antisémites à partir de leurs propres stéréotypes, on a vite fait de penser que l’exercice est antisémite. Or, on dispose de nombreux témoignages pour assurer que Pierre Desproges ‶jouait″ ainsi avec l’antisémitisme et que ses spectateurs le comprenaient et se rendaient à ses spectacles sans l’ombre d’un doute. Ce qui n’empêche pas un nombre considérable de personnes de partager la conviction que ce sketch participe d’un âge d’or où on pouvait ‶rire de tout″, spécialement des juifs. Ceux-là parlent d’ailleurs à son propos de ‶sketch sur les Juifs″ alors que anciens amis et experts de Pierre Desproges le désigne plutôt comme ‶sketch sur l’antisémitisme″.

Cette équivoque sociale sur le sketch de Desproges est néanmoins assez importante pour qu’il ait rarement été diffusé à la télévision, aussi bien dans le contexte du spectacle que plus tard. En 2008, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Pierre Desproges, Paris Première, chaîne payante, avait fait le choix de diffuser le spectacle entier en entourant cette diffusion de certaines balises éditoriales. Ceux qui prétendent que ce sketch participe d’un âge d’or où l’on pouvait ‶tout dire″ seraient pourtant bien en peine d’expliquer comment Eric Blanc peut avoir payé cher un sketch aux Césars et à la télévision dans lequel il campait l’animateur Henry Chapier dans une stéréotypie des homosexuels comparable à celle de La Cage aux folles.

Pourtant certaines pratiques, sous couvert d’humour, et vous en parlez restent très présentes comme le blackface…

Dans la période contemporaine, le blackfacequi m’avait spécialement intéressé dans un précédent livre, est rarissime en France dans ce que j’appelle l’espace public comique organisé. On le trouve plutôt encore dans des fêtes et des sociabilités privées ou réputées ‶traditionnelles″ comme le carnaval de Dunkerque, soit des contextes dans lesquels c’est en effet bien l’appartenance raciale elle-même qui est au cœur du discours et/ou de la performance. Il y a cependant eu la comédie cinématographique Agathe Cléry d’Etienne Chatiliez en 2008, dont le blackface a davantage été mis en cause sur certains sites intéressés à la lutte contre la « négrophobie » que sur les grands médias. L’humour n’était pas en cause l’année dernière avec la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne et la polémique qui a suivi. Philippe Brunet, le metteur en scène, avait choisi de figurer les Danaïdes, peuple à la peau foncée et localisée sur les bords du Nil par du maquillage et des masques cuivrés. Etait-ce du blackface, comme l’ont fait valoir les activistes antiracistes qui ont essayé d’empêcher la représentation de ce spectacle ? L’honnêteté oblige à dire que cette question a fait l’objet d’une savante querelle entre experts du théâtre antique. Une première chose curieuse dans cette polémique a néanmoins consisté dans la convocation de la référence américaine par les adversaires de ce spectacle, comme si le déguisement en Noirs n’avait pas une présence significative en Europe, avec une trajectoire et des usages qui ne sont pas nécessairement indexés sur l’Amérique. Une deuxième chose curieuse dans cette polémique a consisté dans certaines déclarations de Philippe Brunet lui-même, qui affirma avoir eu plutôt une intention bienveillante, en voulant ‶mettre en valeur les influences africaines″ ou lorsqu’il assurait que les associations qui lui ont cherché noise ‶importent une problématique raciste américaine dans une culture méditerranéenne qui est au contraire celle du mélange″. On ne voit cependant pas ce qui empêchait Philippe Brunet de figurer la négrité des personnages, si telle était son intention, par des acteurs Noirs plutôt que par un artifice, puisque, par ailleurs, il ne faisait pas jouer des personnages blancs par des acteurs noirs recouverts de crème blanche. Et sa vision de l’immunité de la ‶culture méditerranéenne″ contre le racisme est évidemment romantique.

Sexisme ou encore racismes, homophobie, grossophobie (et bien d’autres) : quelle est l’historique des mobilisations des groupes discriminés?

Dans les années 1970 encore il était banal de ‶rire contre″ des groupes historiquement discriminés que sont les Noirs, les juifs, les femmes, les musulmans, les Asiatiques, les handicapés, les homosexuels, les lesbiennes, les étrangers, les roms, les tsiganes. C’est cependant aussi des mêmes années que date le fameux sketch de Fernand Raynaud sur ‶les étrangers qui viennent manger le pain des Français″. Je mets à part des œuvres telles que Rabbi Jacob de Gérard Oury ou La Cage aux folles de Jean Poiret. Dans le premier cas parce que de l’aveu même de Gérard Oury, son film lui a valu beaucoup de problèmes et de critiques qui l’ont obligé à exciper de sa propre judéité et qui ne se sont éloignées qu’à mesure du succès commercial de son film. Dans le cas de la pièce de Jean Poiret reprise avec le même succès au cinéma par Edouard Molinaro, d’un côté on a une figuration explicite d’une orientation sexuelle qui, à l’époque, fait encore l’objet de lois discriminatoires, de l’autre côté, le personnage de Zaza correspond à un stéréotype. Au tournant des années 1980-1900, quelque chose change incontestablement. Deux facteurs, parmi d’autres, peuvent être mis en évidence. En premier lieu, ces années sont celles d’une sensibilité politique et sociale nouvelle aux discriminations, une sensibilité portée y compris par les personnes appartenant aux groupes historiquement discriminés. En second lieu, ces années sont celles de l’apparition et de la visibilisation de professionnels de l’humour comme Elie Kakou ou le duo Elie et Dieudonné appartenant eux-mêmes à ces groupes et donnant à voir qu’il est possible de ‶rire avec″ les groupes auxquels ils sont eux-mêmes identifiés.

Comment marquer le fameux curseur entre rire contre et rire avec?

Cette distinction entre ‶rire contre″ et ‶rire avec″ est une modélisation développée dans les années récentes par des professionnels de la culture, des médias et du divertissement afin de montrer, d’une part, en quoi l’argument du ‶politiquement correct″ sert à légitimer un humour travaillé par de mauvais affects, et, d’autre part, afin de contester l’idée selon laquelle ‶seuls des Noirs peuvent désormais rire des Noirs″, ‶seuls des juifs peuvent désormais rire des juifs″, ‶seuls des femmes peuvent désormais rire des femmes″, ‶seuls des handicapés peuvent désormais rire des handicapés″, ‶seuls des homosexuels peuvent désormais rire des homosexuels″, etc. Dans la perspective de l’idéal du ‶rire avec″, un artiste, un écrivain ou un humoriste Blanc peut parfaitement rire avec″ les Noirs, et réciproquement. Un artiste, un écrivain ou un humoriste hétérosexuel peut parfaitement ‶rire avec″ les homosexuels, les lesbiennes, les transgenres. Mais cette modélisation soulève à son tour différents problèmes qui me font penser que, même avec elle, on ne peut pas échapper à la question de savoir comment reconnaître ce qui est équivoque ou non, et qui en juge. On l’a vu, par exemple, avec certaines critiques du film de Philippe de Chauveron, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, sorti en salles en 2014. Alors que le film a pu être critiqué comme étant une œuvre légitimatrice des stéréotypes religieux, ethniques et raciaux, le public pour sa part l’a perçu et apprécié en prêtant au réalisateur l’intention d’avoir voulu et réussi à faire rire à propos de ces stéréotypes. Épouse-moi mon pote, sorti en 2017, n’a pas moins été immédiatement jugé homophobe par des critiques et des associations, malgré l’intention revendiquée par son réalisateur, Tarek Boudali, de jouer des clichés sur les homosexuels. Je ne crois pas qu’à l’ère de l’hyperdémocratie et de la ‶démocratie des identités″ on puisse échapper à des polémiques et à des excommunications occasionnelles. Au demeurant, la liberté d’expression veut elle aussi qu’on puisse dire, au risque de poursuites en diffamation, que l’on trouve telle pièce raciste, antisémite, xénophobe, sexiste ou homophobe. Ces polémiques et ces excommunications sont le prix à payer des conflits de perception et de sensibilités auxquels peuvent se prêter certains discours, fussent-ils de l’humour. Ce qui est fondamental, en dehors du cas un peu particulier du CSA et de ce qui me semble être son ‶bricolage″, c’est la doctrine et la pratique des pouvoirs publics détenteurs de la force publique : ils doivent garantir la liberté d’accès à toute œuvre ou prestation qui n’a pas été, ou interdite ou condamnée par les tribunaux, et poursuivre tous ceux qui s’opposent à cet accès. Après tout, c’est ce qu’ils font à propos de l’IVG : on a le droit d’être contre et de le dire, mais on n’a pas le droit d’empêcher qu’elle puisse être pratiquée légalement. Liberté d’expression critique et interdiction de l’entrave me semblent pouvoir constituer les deux balises formelles dans ces polémiques et ces excommunications.

Propos recueillis par Marc Cheb Sun

L’humour et le bâillon, Pascal Mbongo, Editions La lettre volée, collection Essais.

Source : D’Ailleurs et D’Ici.

Oliver Wendell Holmes, le juge suprême.

« Oliver Wendell Holmes, Jr. est le juge le plus célèbre de l’histoire des états-Unis. Après John Marshall qui, au début du XIXe siècle, fit de la Cour suprême l’instance qu’elle est aujourd’hui, il est celui dont les idées et les écrits ont eu le plus d’influence sur le système judiciaire américain. A sa mort, en 1935, il s’était retiré de puis trois ans seulement de la Cour suprême, où il avait siégé durant trente ans. Avant cela, il avait officié vingt ans à la Cour suprême de l’Etat du Massachusetts.

Au cours de cette carrière exceptionnellement longue, Holmes rédigea quelque 2000 opinions(*), dont plusieurs, concernant la législation du travail et la liberté d’expression, ont marqué durablement la jurisprudence. Son Traité The Common Law est considéré comme le plus important ouvrage de droit publié aux Etats-Unis. Dans ce livre et dans de nombreux articles, notamment « The Path of the Law » et « Law and the Court », il expose les idées sur la base desquelles s’est développé le « réalisme juridique » américain.

Holmes accéda à la notoriété à la fin de sa vie grâce à quelques-uns de ses admirateurs, parmi lesquels ses successeurs à la cour, Benjamin Cardozo et Felix Frankfurter, ainsi que le politologue britannique Harold Laski (**). L’intérêt pour sa vie et son œuvre ne s’est jamais démenti. Sa dernière biographie en date, due à Stephen Budiansky, éclaire les multiples facettes de personnalité riche et complexe… »

Michel André, « Oliver Wendell Holmes, le juge suprême », Books, n° 104, février 2020, p. 58-61.

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Impeachment de Donald Trump : 18 décembre 2019.

Le 18 décembre 2019, la Chambre des représentants du Congrès des Etats-Unis a adopté la résolution 755 portant Impeachment de Donald John Trump, président des Etats-Unis. Ce vote historique fait de Donald Trump troisième président des Etats-Unis à être jugé par le Sénat en vue de sa destitution, après Andrew Johnson (le 17e président, en 1868), William Jefferson Clinton (le 42e président, en 1999).

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