Ecrivains à la barre. Plaidoiries.

Un procès d’écrivain convoque l’esthétique autant que l’histoire des sensibilités et des représentations politiques et culturelles. C’est ce que montrent les joutes judiciaires réunies dans ce volume, des exercices de critique et d’histoire littéraires qui convoquent de grands penseurs, de grands artistes ou de grands écrivains à la barre de la littérature.

Le Roi s’amuse de Victor Hugo ? Les ténors Odilon Barrot et Gustave Chaix d’Est-Ange n’en pensèrent donc pas la même chose. Et Hugo vint lui-même à la barre non pas pour témoigner, mais pour… plaider. Le refus de Balzac de donner la fin du Lys dans la vallée au journal périodique qui en avait commencé la publication ? Gustave Chaix d’Est-Ange, encore, et Ernest Boinvilliers, l’avocat de Balzac, en eurent une idée différente, au nom de la littérature et des droits de l’écrivain. Comme Alexandre Dumas plaidant pour lui-même en 1847 contre le bâtonnier Adolphe Lacan, pour n’avoir pas honoré ses promesses de textes à différents journaux. L’on vit encore le même Dumas, qui avait une certaine régularité judiciaire, opposer deux éminents avocats sur son droit prétendu de faire construire une statue à… Balzac.

Flaubert et Baudelaire bien sûr, tous deux en 1857. Dans les deux cas, l’histoire ne désigne que le procureur Ernest Pinard, comme si l’on ne se souvenait pas de ce que Flaubert avait fait précéder la réimpression de Madame Bovary d’une élogieuse dédicace à « Marie-Antoine-Jules Sénart, Membre du Barreau de Paris, Ex-président de l’Assemblée nationale et ancien ministre de l’Intérieur ». Comme s’il était fatal que la brillante plaidoirie de Gustave Chaix d’Est-Ange en faveur des Fleurs du mal fût vaine devant le procès en réalisme autrement formulé par Pinard après sa défaite contre Flaubert.

Et que dire de la plaidoirie de l’ancien haut magistrat devenu avocat, Robinet de Cléry, en faveur du droit de l’écrivain de s’emparer de faits réels ou de ces avocats qui bataillèrent, avec plus ou moins de succès à la fin du siècle, contre des ligues de vertu et un parquet déterminés à lutter contre la souillure de la littérature par de la « pornographie » ?

Ces procès sur les droits intellectuels, moraux ou patrimoniaux de l’écrivain étaient déjà médiatisés au XIXe siècle, tant ils résonaient de sensibilités politiques et sociales nouvelles, dans un contexte de proto-démocratisation des arts et des lettres par les progrès de l’instruction publique, l’invention de quotidiens à bon marché et la publication par eux de romans-feuilletons ou d’autres genres littéraires, les facilités de circulation offertes par le chemin de fer.

Ce livre théâtral est une sorte d’hommage au barreau littéraire et politique du XIXe siècle, aux Odilon Barrot, Chaix d’Est-Ange, Boinvilliers, Lacan, De Nogent Saint-Laurens, Paillard de Villeneuve, Sénard, Allou, Paul-Boncour.

Écrivains à la barre

 

La loi Baudelaire (1946)

Le 31 mai 1949, la chambre criminelle de la Cour de cassation casse et annule le jugement rendu en 1857[1] par la 6e Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, en ce qu’il a condamné Baudelaire, son éditeur et son imprimeur pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs à raison de la publication des Fleurs du Mal. Mieux, la Cour décharge leur mémoire de la condamnation prononcée, autrement dit les réhabilite. Mémorable, l’arrêt de la Cour de cassation n’est pas moins remarquable dans la mesure où il montre ce qui est au cœur d’Ecrivains à la barre. Plaidoiries, que la critique littéraire est proprement un genre judiciaire, puisque le tribunal qui, à l’exemple de la Cour de cassation, relaxe un auteur, ne procède pas moins à une exégèse esthétique et morale de l’œuvre poursuivie ou attaquée que le tribunal qui condamne. Le conseiller-rapporteur et l’avocat général de la Cour de cassation (documents en ligne) ont fait, au fond, la même chose que le substitut Pinard, juger l’œuvre litigieuse, mais à partir de sensibilités esthétiques et politiques séparées par… près d’un siècle.

Baudelaire doit sa réhabilitation à la loi n° 46-2064 du 25 septembre 1946 ouvrant un recours en révision contre les condamnations prononcées pour outrages aux bonnes mœurs commis par la voie du livre. Son article unique se décompose en trois alinéas disposant :

« La révision d’une condamnation prononcée pour outrage aux bonnes mœurs commis par la voie du livre pourra être demandée vingt ans après que le jugement sera devenu définitif.

Le droit de demande de révision appartiendra exclusivement à la société des gens de lettres de France agissant soit d’office, soit à la requête de la personne condamnée, et, si cette dernière est décédée, à la requête de son conjoint, de l’un de ses descendants ou, à leur défaut, du parent le plus rapproché en ligne collatérale.

La Cour de cassation, chambre criminelle, sera saisie de cette demande par son procureur général, en vertu de l’ordre exprès que le ministre de la justice lui aurait donné. Elle statuera définitivement sur le fond, comme juridiction de jugement investie d’un pouvoir souverain d’appréciation. »

La « loi Baudelaire » est un objet étrange au regard de sa genèse. En effet, rien dans l’« actualité » de 1946, ni même de Vichy, ne justifiait spécialement une proposition de loi en ce sens le 23 juillet 1946, en pleine Seconde Assemblée constituante. Et rien ne semblait prédisposer spécialement des députés communistes à en prendre l’initiative, quand bien même l’auteur principal de la proposition de loi, Georges Cognoit, par ailleurs rédacteur en chef de L’Humanité était-il un intellectuel formé à la philosophie et auteur d’une œuvre prolifique sur le marxisme et le communisme. « Le pharisaïsme étant une des formes de la persécution de la pensée, disait l’exposé des motifs de la proposition de loi, il doit être dénoncé et combattu, surtout quand il frustre notre patrimoine littéraire de trésors authentiques ». Il convenait donc de créer une procédure de révision au bénéfice des « seuls ouvrages qui ont enrichi notre littérature et que le jugement des lettres a déjà réhabilité » et à la seule initiative de la Société des Gens de Lettres de France « (qui possède) la personnalité civile et (est) reconnue d’utilité publique ». La proposition de loi fut adoptée sans vote, autrement dit à l’unanimité de l’Assemblée constituante.

La postérité de ce texte, toujours en vigueur, n’est pas moins étrange puisqu’il n’a pas fait l’objet d’autres applications depuis 1957, alors qu’il ne manque pas d’œuvres de grande valeur littéraire condamnées par les tribunaux. Comme si les descendants de grands auteurs condamnés, intéressés au premier chef à voir agir la SGDL, en ignoraient l’existence ou ne savaient pas que la « loi Baudelaire » est impersonnelle et pérenne.

 

[1] Comme un certain nombre de biographes de Baudelaire, la Cour de cassation semble ne pas avoir su la date exacte du jugement puisque si le conseiller-rapporteur et l’avocat général le date du 20 août 1857 la Cour de cassation, dans son arrêt, lui donne deux dates, le 20 août 1857 et le 27 août 1857. Il est vrai que la presse d’époque n’était pas plus sécure. Au prix d’une plongée dans les archives judiciaires, la date exacte du jugement est donnée dans écrivains à la barre. Plaidoiries.

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L’humour et le bâillon. Quand la censure théâtrale frappait ‶L’Homme à l’oreille coupée″ en 1900.

Bien qu’oublié de nos jours, Francis de Croisset fut une plume parmi les plus prolixes de Paris entre 1900 et son décès en 1937. Né Edgar Franz Wiener le 22 janvier 1876 « dans une petite commune de la province de Brabant » en Belgique, il suit des cours de philosophie et de lettres à l’Université de Bruxelles où il obtient une licence en droit. En 1895, il décide de « tenter la Grande aventure » de Paris. Bien lui en a pris. Il s’y distingue très vite sous le nom d’emprunt Francis de Croisset en tant que poète (Musset et Baudelaire sont ses références absolues), journaliste (Gil Blas, L’écho de Paris, Le Matin, Le Journal, Le Figaro, Le Gaulois), et comme dramaturge. Le jeune homme a beaucoup d’esprit, et autant d’imagination. Le tout auréolé d’un certain cynisme, selon le mot de son biographe Pierre Barillet (Les Seigneurs du rire. Flers – Caillavet – Croisset, Paris, Arthème Fayard, 1999, p. 385). C’est ce « cynisme », ce « sens de la provocation » dirait-on aujourd’hui, qui valut à Francis de Croisset plus d’une difficulté avec la censure. Ce fut le cas dès L’Homme à l’oreille coupée, une comédie en trois actes, cosignée avec Jacques Richepin et créée au Théâtre de l’Athénée, le 23 janvier 1900(*). « Après cinq représentations, raconte Pierre Barillet, le 27 janvier, la pièce est interdite par mesure arbitraire, et reprise quatre jours plus tard, le 2 février, et non sans humour sous un titre différent : Une mauvaise plaisanterie ». On prête à Francis de Croisset l’intention d’avoir régulièrement « cherché » la censure théâtrale à des fins publicitaires – on ne parlait pas encore de « faire du buzz ». Cette considération importa peu au journaliste, écrivain et homme politique Henry Fouquier (1838-1901) qui, dans la tribune ci-après publiée dans Le Temps du 13 février 1900, livra l’une de ses dernières batailles contre une censure théâtrale dont L’humour et le bâillon raconte la laborieuse suppression.

*

La Société des auteurs dramatiques vient d’adresser à la censure un petit « billet » qui ne sera pas agréable à celle-ci. Il s’agit, dans cette note, de l’interdiction prononcée contre une pièce de théâtre, après coup et alors que cette pièce avait obtenu le visa du Bureau des théâtres. La Société des auteurs proteste. Mais il ne faudrait pas se tromper sur le sens de la protestation. Je ne crois pas un instant que la Société des auteurs, représentée par un homme tel que M. Halévy, ait approuvé, en son texte primitif, une pièce comme celle dont il s’agit L’Homme à l’oreille coupée. Elle n’ a pas entendu défendre, au nom de la liberté, une œuvre qui avait choqué les moins pudibonds. Il n’est pas question d’un fait particulier, mais d’un principe. Et, sur ce principe, la Société des auteurs paraît avoir pleinement raison.

Lorsque, maintenant l’institution antique de la censure, on a voulu lui donner un autre nom, on a essayé de faire une chose juste en soi et qui correspondait à la réalité. La coutume l’a emporté. La censure est restée la censure, au moins de nom. Mais, sous le gouvernement de la République, elle est devenue tout autre chose qu’autrefois. Jadis, l’Etat entendait à la fois jouer un rôle dans la direction de l’esprit public et exercer une sorte de droit régalien sur les œuvres de l’intelligence. Il a dû, dans notre très libre démocratie, abandonner cette double prétention. Son droit et son devoir sont tout autres. Il ne juge plus les doctrines et leur expression. Suivant une tendance qui s’étend jusqu’à l’exercice de la justice, ce qu’on a appelé le « garantisme » remplace la raison d’Etat. De tribunal arbitraire, la censure est devenue un tribunal arbitral. La théorie, c’est que les manifestations de la pensée sont absolument libres. Nul pouvoir ne saurait les contrôler et les atteindre à l’avance. Elles ne sont tangibles que lorsqu’elles sont délictueuses au regard du droit commun, et il est bien clair que le « lecteur royal » a vécu. Mais le droit commun, pour les directeurs de théâtres et pour les auteurs, est fort redoutable : Pour ne citer qu’un exemple, avoir un couplet coupé n’est rien à côté d’une condamnation pour outrage aux mœurs. La censure protège moins les oreilles du public qu’elle ne fixe, pour les auteurs et les directeurs, la limite des libertés qu’ils peuvent prendre sans s’exposer aux rigueurs des lois. C’est ainsi que doit être entendu le rôle de la censure sous la République et c’est ainsi qu’il est pratiqué. Aussi « Anastasie », fort oubliée et qu’on laissait tranquille, vivait-elle en bonne intelligence avec directeurs et auteurs.

Seulement, en revanche de leur soumission, ceux-ci voulaient pouvoir compter sur une sécurité. Leur manuscrit visé, leur mise en scène montrée à la répétition, ils estimaient être à l’abri de toute aventure, sauf dans le cas d’un grave désordre qui ne s’est pas produit dans l’espèce dont il s’agit. Entre la censure et le théâtre, une sorte de contrat bilatéral se crée. C’est la thèse que j’ai, jadis, soutenue à la tribune de la Chambre, à propos de Thermidor. Je fus combattu et battu par des ministres amis qui trouvaient que j’avais raison. Mais il y avait, là-dessous, de la politique, Robespierre, M. Clemenceau et le « bloc ».

Aujourd’hui, rien de semblable et la politique, pas plus que la liberté de l’art, ne sont de rien dans l’affaire. Pourquoi ne pas en parler nettement ? Un peu énervées par de longues complaisances dont le mauvais goût du public ne s’est que trop fait complice, la censure a fait une « gaffe ». On l’a vivement constatée. Le censeur responsable sévèrement a eu l’oreille fendue. La Société des auteurs dramatiques a formulé un rappel à une jurisprudence que personne ne songe contester. L’incident me semble clos. L’essentiel, c’est que l’attention de la censure reste éveillée et que, d’autre part, après trop de faiblesses, elle n’exagère pas les rigueurs. On a pu le craindre quand on l’a vue interdire, sur une affiche, le mot « sergot », pour désigner les gardiens de la paix. « Sergot » n’est que de la langue familière et populaire et n’est pas injurieux en soi. L’interdiction de ce vocable a été demandée, d’ailleurs, par le préfet de police. Il paraît que les gardiens de la paix étaient furieux. A la place du préfet, j’en aurais simplement envoyé une douzaine à la première représentation du drame où le « sergot » est montré sous les traits d’un héros. Ils auraient entendu la foule l’acclamer et en auraient conclu que « sergot » se prend aussi en bonne part, comme disent les grammairiens. Cette solution eût été la meilleure et on me permettra de penser qu’elle eût été spirituelle et parisienne. Mais ce n’était pas une solution administrative ».

Henry Fouquier

*

(*) Pierre Barillet résume ainsi cette pièce : « Edmond, un jeune viveur, revient d’un voyage en Egypte mutilé par un chef nègre qui lui a coupé « les oreilles » pour le châtier d’avoir séduit son épouse. Cette nouvelle n’est qu’une invention forgée par Claude, son vieux valet de chambre et destinée à écarter de son maître tous les parasites et les compagnons de débauche. La nouvelle se propage rapidement et provoque un chœur de commisérations chez les amis et maîtresses du jeune homme. Le futur beau-père d’Edmond, soucieux d’assurer sa descendance, l’oblige à rompre ses fiançailles avec sa fille Rose. Les quiproquos se multiplient. Au téléphone : « Ne coupez pas… mais non, je ne parle pas de ça », etc. Mais la mère de Rose est en désaccord avec son époux. Elle estime que l’impuissance d’un mari est garante de fidélité… Les jeunes mariés reviennent d’un (très long) voyage de noces flanqués de jumeaux qu’on fait passer pour les enfants adultérins du père de Rose ! »

L’humour est-il bâillonné en France ?

Peut-on encore rire de tout ? Et comment ? Le “politiquement correct” sous pression des féministes et des minorités cherche-t-il à imposer une censure, voire une autocensure? Ces questions reviennent régulièrement. Pascal Mbongo, auteur et juriste, s’empare de ce (très sérieux) sujet avec brio dans son essai L’humour et le bâillon, sous-titré Des polices du rire en France

Votre essai  décortique cette parole désormais bien connue : le politiquement correct s’est imposé à l’humour″ ?

En fait, la convocation systématique de l’expression politically correct dans de nombreux débats français est assez problématique, ne serait-ce que du fait de son importation américaine. Or, aux Etats-Unis, le ‶politiquement correct″ est tout entier une question de polices sociales sans relief légal, puisqu’en raison du Premier Amendement de la Constitution, il n’y a pas d’interdits légaux de discours racistes, sexistes, homophobes, xénophobes. Du même coup, en France, l’usage de ce concept est ambigu puisqu’il est mobilisé dans deux perspectives.

En premier lieu, l’argument du ‶politiquement correct″ sert aux adversaires de l’interdiction légale de l’expression publique de discours racistes, antisémites, xénophobes, sexistes, homophobes, etc.

En second lieu, on retrouve cet argument chez ceux qui, tout en défendant cette législation, considèrent que lorsqu’il n’y a pas d’incitation à la haine, ni la loi ni des polices sociales extra-légales comme l’activisme militant ne doivent s’en mêler puisqu’il ne s’agit que de jugements de goût. Ceux-là ont tendance à considérer que les créateurs en général, et les humoristes professionnels en particulier, doivent bénéficier d’une ‶présomption de bonne foi″. Autrement dit, qu’on doit leur donner quitus de ne jamais avoir pour intention d’appeler ou d’inciter à la haine. Dans cette mesure, il n’y aurait pas à voir un scandale, par exemple, dans les imitations par Michel Leeb, Gad Elmaleh ou Kev Adams de l’‶Asiatique″ ou de ‶l’Africain″ ou les imputations par Nicolas Canteloup ou Anne Roumanoff d’un supposé « accent asiatique à Jean-Vincent Placé ou d’un ‶accent antillais″ à la … Guyanaise Christiane Taubira. Cette seconde vision a néanmoins un double défaut. D’une part, elle postule presque toujours qu’un tel ou un tel ‶n’est pas raciste″ ‶n’est pas sexiste″, ‶n’est pas homophobe″ et qu’il est donc ‶absurde″ de qualifier ainsi son sketch ou son discours. D’autre part, cette conception participe d’une vision des discours racistes, sexistes, antisémites, etc. comme étant nécessairement des discours de haine alors qu’il ne s’agit pas moins de discours essentialisant ou représentant de manière péjorative une catégorie de personnes à raison de ce qu’elle est.

Lorsqu’on lit le texte d’un sketch de Pierre Desproges (que vous citez), on reste un peu sans voix. On l’imagine effectivement très peu aujourd’hui…

Ce sketch est un cas singulier. Il fait partie d’un one-man-show créé par Pierre Desproges au théâtre Grévin à Paris le 1er octobre 1986. Et, contrairement à une croyance répandue, ce sketch n’ouvre pas le spectacle mais se trouve au milieu de celui-ci. ‶On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle″, lance donc Pierre Desproges en début du sketch. Si l’on ne lit que le script dudit sketch, ou si l’on se limite à le regarder indépendamment du reste du spectacle et des sketchs dans lesquels Desproges ironise sur les antisémites à partir de leurs propres stéréotypes, on a vite fait de penser que l’exercice est antisémite. Or, on dispose de nombreux témoignages pour assurer que Pierre Desproges ‶jouait″ ainsi avec l’antisémitisme et que ses spectateurs le comprenaient et se rendaient à ses spectacles sans l’ombre d’un doute. Ce qui n’empêche pas un nombre considérable de personnes de partager la conviction que ce sketch participe d’un âge d’or où on pouvait ‶rire de tout″, spécialement des juifs. Ceux-là parlent d’ailleurs à son propos de ‶sketch sur les Juifs″ alors que anciens amis et experts de Pierre Desproges le désigne plutôt comme ‶sketch sur l’antisémitisme″.

Cette équivoque sociale sur le sketch de Desproges est néanmoins assez importante pour qu’il ait rarement été diffusé à la télévision, aussi bien dans le contexte du spectacle que plus tard. En 2008, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Pierre Desproges, Paris Première, chaîne payante, avait fait le choix de diffuser le spectacle entier en entourant cette diffusion de certaines balises éditoriales. Ceux qui prétendent que ce sketch participe d’un âge d’or où l’on pouvait ‶tout dire″ seraient pourtant bien en peine d’expliquer comment Eric Blanc peut avoir payé cher un sketch aux Césars et à la télévision dans lequel il campait l’animateur Henry Chapier dans une stéréotypie des homosexuels comparable à celle de La Cage aux folles.

Pourtant certaines pratiques, sous couvert d’humour, et vous en parlez restent très présentes comme le blackface…

Dans la période contemporaine, le blackfacequi m’avait spécialement intéressé dans un précédent livre, est rarissime en France dans ce que j’appelle l’espace public comique organisé. On le trouve plutôt encore dans des fêtes et des sociabilités privées ou réputées ‶traditionnelles″ comme le carnaval de Dunkerque, soit des contextes dans lesquels c’est en effet bien l’appartenance raciale elle-même qui est au cœur du discours et/ou de la performance. Il y a cependant eu la comédie cinématographique Agathe Cléry d’Etienne Chatiliez en 2008, dont le blackface a davantage été mis en cause sur certains sites intéressés à la lutte contre la « négrophobie » que sur les grands médias. L’humour n’était pas en cause l’année dernière avec la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne et la polémique qui a suivi. Philippe Brunet, le metteur en scène, avait choisi de figurer les Danaïdes, peuple à la peau foncée et localisée sur les bords du Nil par du maquillage et des masques cuivrés. Etait-ce du blackface, comme l’ont fait valoir les activistes antiracistes qui ont essayé d’empêcher la représentation de ce spectacle ? L’honnêteté oblige à dire que cette question a fait l’objet d’une savante querelle entre experts du théâtre antique. Une première chose curieuse dans cette polémique a néanmoins consisté dans la convocation de la référence américaine par les adversaires de ce spectacle, comme si le déguisement en Noirs n’avait pas une présence significative en Europe, avec une trajectoire et des usages qui ne sont pas nécessairement indexés sur l’Amérique. Une deuxième chose curieuse dans cette polémique a consisté dans certaines déclarations de Philippe Brunet lui-même, qui affirma avoir eu plutôt une intention bienveillante, en voulant ‶mettre en valeur les influences africaines″ ou lorsqu’il assurait que les associations qui lui ont cherché noise ‶importent une problématique raciste américaine dans une culture méditerranéenne qui est au contraire celle du mélange″. On ne voit cependant pas ce qui empêchait Philippe Brunet de figurer la négrité des personnages, si telle était son intention, par des acteurs Noirs plutôt que par un artifice, puisque, par ailleurs, il ne faisait pas jouer des personnages blancs par des acteurs noirs recouverts de crème blanche. Et sa vision de l’immunité de la ‶culture méditerranéenne″ contre le racisme est évidemment romantique.

Sexisme ou encore racismes, homophobie, grossophobie (et bien d’autres) : quelle est l’historique des mobilisations des groupes discriminés?

Dans les années 1970 encore il était banal de ‶rire contre″ des groupes historiquement discriminés que sont les Noirs, les juifs, les femmes, les musulmans, les Asiatiques, les handicapés, les homosexuels, les lesbiennes, les étrangers, les roms, les tsiganes. C’est cependant aussi des mêmes années que date le fameux sketch de Fernand Raynaud sur ‶les étrangers qui viennent manger le pain des Français″. Je mets à part des œuvres telles que Rabbi Jacob de Gérard Oury ou La Cage aux folles de Jean Poiret. Dans le premier cas parce que de l’aveu même de Gérard Oury, son film lui a valu beaucoup de problèmes et de critiques qui l’ont obligé à exciper de sa propre judéité et qui ne se sont éloignées qu’à mesure du succès commercial de son film. Dans le cas de la pièce de Jean Poiret reprise avec le même succès au cinéma par Edouard Molinaro, d’un côté on a une figuration explicite d’une orientation sexuelle qui, à l’époque, fait encore l’objet de lois discriminatoires, de l’autre côté, le personnage de Zaza correspond à un stéréotype. Au tournant des années 1980-1900, quelque chose change incontestablement. Deux facteurs, parmi d’autres, peuvent être mis en évidence. En premier lieu, ces années sont celles d’une sensibilité politique et sociale nouvelle aux discriminations, une sensibilité portée y compris par les personnes appartenant aux groupes historiquement discriminés. En second lieu, ces années sont celles de l’apparition et de la visibilisation de professionnels de l’humour comme Elie Kakou ou le duo Elie et Dieudonné appartenant eux-mêmes à ces groupes et donnant à voir qu’il est possible de ‶rire avec″ les groupes auxquels ils sont eux-mêmes identifiés.

Comment marquer le fameux curseur entre rire contre et rire avec?

Cette distinction entre ‶rire contre″ et ‶rire avec″ est une modélisation développée dans les années récentes par des professionnels de la culture, des médias et du divertissement afin de montrer, d’une part, en quoi l’argument du ‶politiquement correct″ sert à légitimer un humour travaillé par de mauvais affects, et, d’autre part, afin de contester l’idée selon laquelle ‶seuls des Noirs peuvent désormais rire des Noirs″, ‶seuls des juifs peuvent désormais rire des juifs″, ‶seuls des femmes peuvent désormais rire des femmes″, ‶seuls des handicapés peuvent désormais rire des handicapés″, ‶seuls des homosexuels peuvent désormais rire des homosexuels″, etc. Dans la perspective de l’idéal du ‶rire avec″, un artiste, un écrivain ou un humoriste Blanc peut parfaitement rire avec″ les Noirs, et réciproquement. Un artiste, un écrivain ou un humoriste hétérosexuel peut parfaitement ‶rire avec″ les homosexuels, les lesbiennes, les transgenres. Mais cette modélisation soulève à son tour différents problèmes qui me font penser que, même avec elle, on ne peut pas échapper à la question de savoir comment reconnaître ce qui est équivoque ou non, et qui en juge. On l’a vu, par exemple, avec certaines critiques du film de Philippe de Chauveron, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, sorti en salles en 2014. Alors que le film a pu être critiqué comme étant une œuvre légitimatrice des stéréotypes religieux, ethniques et raciaux, le public pour sa part l’a perçu et apprécié en prêtant au réalisateur l’intention d’avoir voulu et réussi à faire rire à propos de ces stéréotypes. Épouse-moi mon pote, sorti en 2017, n’a pas moins été immédiatement jugé homophobe par des critiques et des associations, malgré l’intention revendiquée par son réalisateur, Tarek Boudali, de jouer des clichés sur les homosexuels. Je ne crois pas qu’à l’ère de l’hyperdémocratie et de la ‶démocratie des identités″ on puisse échapper à des polémiques et à des excommunications occasionnelles. Au demeurant, la liberté d’expression veut elle aussi qu’on puisse dire, au risque de poursuites en diffamation, que l’on trouve telle pièce raciste, antisémite, xénophobe, sexiste ou homophobe. Ces polémiques et ces excommunications sont le prix à payer des conflits de perception et de sensibilités auxquels peuvent se prêter certains discours, fussent-ils de l’humour. Ce qui est fondamental, en dehors du cas un peu particulier du CSA et de ce qui me semble être son ‶bricolage″, c’est la doctrine et la pratique des pouvoirs publics détenteurs de la force publique : ils doivent garantir la liberté d’accès à toute œuvre ou prestation qui n’a pas été, ou interdite ou condamnée par les tribunaux, et poursuivre tous ceux qui s’opposent à cet accès. Après tout, c’est ce qu’ils font à propos de l’IVG : on a le droit d’être contre et de le dire, mais on n’a pas le droit d’empêcher qu’elle puisse être pratiquée légalement. Liberté d’expression critique et interdiction de l’entrave me semblent pouvoir constituer les deux balises formelles dans ces polémiques et ces excommunications.

Propos recueillis par Marc Cheb Sun

L’humour et le bâillon, Pascal Mbongo, Editions La lettre volée, collection Essais.

Source : D’Ailleurs et D’Ici.

Réservation obligatoire pour entrer au musée

Question écrite n° 09702 de M. Jean-Marie Mizzon (Moselle-UC) publiée dans le JO Sénat du 28/03/2019 – p. 1620.

M. Jean-Marie Mizzon interroge M. le ministre de la culture quant au projet de réservation obligatoire pour entrer au musée. Depuis deux ans, la fréquentation des grands musées français est effectivement repartie à la hausse. C’est, notamment, le cas du Louvre qui, en 2018, a accueilli plus de 10,2 millions de visiteurs, établissant ainsi un record du monde pour un musée ! Il en va de même pour Versailles, qui a reçu 8,1 millions de visiteurs parmi lesquels 80 % d’étrangers. Cette forte affluence provoque, malheureusement, le mécontentement des touristes qui regrettent, notamment, les longues files d’attente – parfois plus de deux heures avant d’entrer à Versailles pour ensuite piétiner dans le circuit des grands appartements tant la foule y est compacte. Et que dire de la salle de la Joconde, au Louvre, où il faut veiller à organiser un flot continu au risque de provoquer un engorgement devant le célèbre tableau ! Or, il s’avère que la fréquentation de nos grands musées devrait continuer d’augmenter de 2 à 5 % par an. C’est ainsi que le Louvre, qui a reçu 1 million de visiteurs chinois en 2018, s’attend à recevoir demain des flots de voyageurs indiens. Il convient également de prendre en compte, dès à présent, le flux plus qu’important de touristes attendus en 2024 pour les jeux olympiques de Paris. La situation actuelle de ces grands établissements ne peut donc qu’empirer si rien n’est fait dans les meilleurs délais. Ni l’accroissement de l’amplitude horaire, qui permet de résorber en partie les problèmes de congestion, ni la multiplication des nocturnes exceptionnelles, n’apportent de réponse satisfaisante. Aussi, alors que la plupart des musées refusent de limiter le nombre d’entrées pour préserver le confort de la visite, le Louvre songe à instaurer des réservations obligatoires. Pour son président, ce serait la solution. Le dispositif devrait d’ailleurs être testé cet automne pour l’exposition très attendue sur Léonard de Vinci. Concrètement, le musée va imposer des réservations obligatoires afin de mieux répartir les visites sur l’ensemble des créneaux horaires. Et le président du Louvre de préciser qu’un jour il ne sera plus possible d’entrer au musée sans réservation, l’exposition Vinci étant un premier test qui sera suivi d’autres. Moyennant quoi, il compte pouvoir accueillir, dans des conditions de confort satisfaisantes, jusqu’à 12 millions de visiteurs par an. Le Grand Palais songe à faire de même et la piste des réservations obligatoires y est à l’étude. Une seule voix s’élève pour s’opposer à ce dispositif qui limiterait la liberté, la spontanéité de la visite. C’est celle du directeur du mécénat du groupe Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH) qui avance qu’à l’Opéra, il y a toujours quelques places disponibles le soir même et d’inviter chacun à s’organiser ! Aussi, il souhaite savoir si ce projet de réservation obligatoire, qui pose question tant il est contraignant, a l’aval du Gouvernement.

Réponse du Ministère de la culture publiée dans le JO Sénat du 24/10/2019 – p. 5396.

Le dispositif d’achat en ligne facultatif mis en place dans plusieurs grands établissements muséaux permet de gérer au mieux les flux de visiteurs et de garantir de bonnes conditions de visite. L’établissement du Grand Palais est le premier lieu d’exposition parisien à avoir mis en place une billetterie horodatée et à avoir l’expérience d’une gestion fine des flux de visiteurs. La réservation en ligne est facultative mais conseillée, notamment en cas d’affluence ou dans le cas d’une exposition très fréquentée, car elle garantit une entrée dans la demi-heure de l’heure réservée. Depuis l’automne 2012, la moyenne des réservations est de 29 % de la fréquentation totale, mais de 56 % sur les visiteurs payants. L’établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie offre aussi la possibilité aux visiteurs d’acheter en ligne des billets non horodatés mais prioritaires pour une entrée immédiate ou à l’avance. Le musée d’Orsay a cependant dû recourir à un système de réservation de billets horodatés achetés à l’avance en ligne à l’occasion de l’exposition « Picasso Bleu et Rose ». Ce dispositif a permis de mieux répartir les flux grâce au paramétrage de quotas de places par demi-heure et a contribué ainsi à améliorer l’accueil des visiteurs dans une période de très forte fréquentation du musée. Le dispositif n’était cependant pas exclusif et le public pouvait toujours venir directement au musée et acheter son billet. Le musée du Louvre a également mis en place un dispositif d’achat en ligne de billets d’entrée horodatés. L’achat d’un billet en ligne garantit globalement au visiteur une entrée dans le musée en 30 minutes, hors journées exceptionnelles (période de Noël, Pâques, quelques jours en juillet et août), et met ainsi fin aux longues files d’attente. Au musée du Louvre, près de 3 millions de e-billets ont été vendus depuis la mise en place, en 2015, du site de vente en ligne ticketlouvre.fr. Environ 5 millions de visiteurs ont ainsi bénéficié d’un accès au musée en moins de 30 minutes. La mise en place de ces dispositifs a aussi permis de réduire les files d’attente des visiteurs sans billet ou de lutter contre la fraude aux droits d’entrée. De son côté, l’établissement public du Château, du Musée et du Domaine national de Versailles met en place plusieurs mécanismes visant à ajuster la fréquentation. En particulier, il soumet les visiteurs en groupe à une réservation obligatoire et horodatée ; les ventes de billets sont donc impossibles en cas de jauge atteinte. Ce système tend ainsi à limiter le nombre d’entrées. Par ailleurs, un certain nombre de visiteurs individuels choisissent la réservation horaire en ligne sans attente et gratuite pour s’assurer d’accéder à l’établissement sans difficulté. Ces aménagements permettent aux usagers d’éviter les heures d’affluence ou les journées de très haute fréquentation en décalant leurs visites. Il est à noter que l’achat en ligne de e-billets pour un accès immédiat peut se faire le jour même, préservant ainsi pour partie la spontanéité de la visite. Près de 40 % des e-billets sont ainsi achetés la veille (20 %) ou le jour-même (20 %). Face à l’augmentation de leur fréquentation, les musées réfléchissent à la mise en place de dispositifs de réservation obligatoire qui constitue une piste pour réguler le flux de visiteurs et garantir de bonnes conditions de visite. Cette mesure ne peut cependant être étudiée qu’au cas par cas pour répondre à des situations spécifiques de fréquentations élevées, comme cela a été le cas en juillet et en août 2019 au Louvre pour la visite de la Joconde. Le musée du Louvre doit expérimenter la généralisation des réservations obligatoires à l’occasion de l’exposition Léonard de Vinci qui débutera le 24 octobre 2019. Le ministère considère qu’il convient de demeurer vigilant sur le maintien d’un accès à la culture pour tous alors que la réservation obligatoire peut concourir à réduire la spontanéité de la visite et que certains publics ne disposent pas d’outils nomades (téléphones, tablettes, etc.) ou sont peu familiers des usages numériques pour effectuer ce type de réservation en ligne. Les dispositifs devront faire l’objet d’une évaluation afin d’en étudier les effets sur la fréquentation des différents publics, la règle générale restant le choix donné aux publics de réserver en ligne ou d’acheter sur place leur billet d’entrée.

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