La critique littéraire comme genre judiciaire. L’affaire « United States v. One Book Called “Ulysses” »

L’on ne peut pas vouloir seulement un quart, ou une moitié du Premier Amendement de la Constitution américaine (en ce qu’il se rapporte à la liberté d’expression) car s’il n’y a pas aux Etats-Unis (c’est souvent vers eux qu’on se tourne dans ce débat) une police juridictionnelle de la littérature comme il en existe dans tous les pays européens (et même dans le monde entier) c’est parce que le Premier Amendement s’oppose à la plupart des polices de discours (ou ne les accepte que dans des limites très étroites : diffamation, atteinte à la vie privée) qui sont le creuset des affaires dont les juges sont saisis en France (en particulier). Or comme le montre l’affaire de l’admission douanière d’Ulysse de James Joyce, lorsque les juges fédéraux américains sont saisis de la police de l’obscénité (celle-ci n’est pas protégée par le Premier Amendement), ils font eux aussi un travail « de critique littéraire et artistique », autrement dit un travail sémiologique, comme les juges français. Aussi, même en admettant que c’est une « linguistique sauvage » ou une « esthétique sauvage » que les juges pratiquent dans ce contexte, cela ne fait pas moins une grande différence avec le procureur Pinard face à Flaubert : ce travail sémiologique est une contrainte argumentative qui pèse sur eux (le procureur Pinard et les juges du XIXe siècle n’en avaient pratiquement aucune) dès lors qu’ils sont saisis d’affaires rentrant dans le champ de leur compétence… en vertu de la loi.

I. Cadrage général

Dès lors que l’on a un ordre juridique – comme c’est le cas en France et partout en Europe – qui prévoit des polices de discours visant les atteintes à la vie privée, les atteintes à la présomption d’innocence, les injures et les diffamations, les injures et les diffamations sexistes, racistes, homophobes ou handiphobes, les provocations ou les incitations à la commission de crimes, les apologies de crimes, la négation des crimes contre l’humanité jugés à Nuremberg, etc. l’alternative qui vous est offerte s’agissant des œuvres littéraires est la suivante :

1. Premier choix possible du législateur (le droit positif). Décider, comme le fait le droit en vigueur, de ne pas accorder de statut particulier, d’immunité particulière aux « œuvres littéraires » ou aux « œuvres de fiction » au sein des nombreuses polices des discours prévues par le droit français (sur ces polices, que l’on réduit à tort à quelques articles du code pénal, du code civil et de la loi de 1881, voir le chapitre “Echographie des abus de la liberté d’expression en droit français” dans notre ouvrage La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, 2012).

Ici la loi fait l’hypothèse qu’un ouvrage labellisé roman, nouvelle ou fiction peut très bien faire le lit de « mauvais penchants » ; que, pour ainsi dire, on peut être écrivain (et même un « authentique écrivain ») et ne pas être « progressiste », et être haineux, voire … génocidaire, y compris dans son oeuvre.

La loi s’en remet donc aux juges pour apprécier, somme toute, les intentions de l’auteur (puisque nous sommes dans le cadre de délits intentionnels), non pas à la faveur d’une introspection dans le cerveau de l’auteur, mais sur la base d’une sorte d’analyse sémiologique du texte litigieux. Dans notre ouvrage précité sur La liberté d’expression en France nous avons rendu compte de ce que prises dans leur ensemble, et sur la période allant de l’année 2000, les décisions des juges sont :

– plus « libérales » que répressives ; s’il y a plus de procès, ce n’est pas la faute des juges et ce qui compte au bout du compte c’est ce qu’ils décident.
L’erreur intellectuelle qui traverse la presse sur ce point (la thèse d’une « augmentation des condamnations » y prédomine) consiste à ne pas rapporter (en bonne rigueur statistique) les jugements sur une période donnée au nombre d’actions initiées devant les juges et à comparer par rapport à des périodes de référence. Au demeurant, l’argumentation tirée de l’« augmentation des condamnations » fait peu de cas de ce que le Conseil d’Etat n’est plus guère sollicité puisque l’article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est pratiquement en sommeil (cf. La liberté d’expressionop. cit., p. 64-66, p. 217-227 ; « La révision de la loi du 16 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse », Légipresse, juillet-août 2011, p. 436-439). Enfin, une évaluation pertinente de ce que décident les juges demande encore à tenir compte du nombre considérable d’oeuvres auto-fictionnelles désormais éditées annuellement et à les rapporter au nombre d’actions formées devant les juges et à la nature des décisions rendues par les tribunaux.

– plus « compréhensives » lorsqu’il s’agit d’écrivains installés ou reconnus dans le champ littéraire (ex. : Camille Laurens) que d’écrivains dont les juges peuvent soupçonner (à tort ou à raison) que le défaut de notoriété peut les avoir porté à commettre des textes « provocateurs » ou particulièrement « transgressifs » (ex. : Pogrom) ;

– plus élaborées dans leur argumentation lorsque l’affaire est jugée à Paris ou à Versailles (autrement dit par des juges socialisés à ce type de contentieux) qu’en province ;

– plus « honnêtes » dans leur traitement sémiologique des ouvrages litigieux que ne le suggèrent les critiques dont elles font généralement l’objet.  « Honnêtes » s’entend ici de cette idée que le juge n’étant pas supposé faire oeuvre de théorie littéraire ou esthétique – pas plus d’ailleurs que ne le font les avocats des parties (pour dire la vérité, les figures d’autorité littéraire ou sémiologique souvent convoquées dans les écritures des plaideurs sont presque toujours les mêmes) – le travail analytique qu’il fait en application de la loi ne se caractérise généralement pas par des absurdités folles. On y trouve certes des contradictions, des paralogismes, des anachronismes – nous en avons chroniqué quelques-uns dans notre ouvrage ainsi que dans les deux commentaires que nous avons commis au Dalloz (Recueil Dalloz, 7 mars 2013, p. 569 & Dalloz Actualité du 4 avril 2013) sur Belle et Bête de Marcela Iacub – comme on en trouve dans les écritures soumises aux juges par les parties.

2. Deuxième choix possible du législateur. Décider que les « oeuvres littéraires » (ou les « oeuvres de création » ou les « oeuvres de fiction ») échappent aux polices des discours prévues par le droit français.

C’est séduisant mais vain (et même « dangereux » du point de vue de la conception européenne des abus de la liberté d’expression) : quel sera le critère juridique de reconnaissance d’une « oeuvre littéraire » ou d’une « oeuvre de création », voire d’une « oeuvre de fiction » ? C’est avec ironie que l’on a lu plus d’un commentaire – d’écrivain(s) ou de critique(s) littéraire(s), de journalistes, de juristes, etc. – décidant souverainement de ce que Belle et Bête de Marcela Iacub n’était pas une « oeuvre littéraire », une « oeuvre de fiction », etc.

Cette solution ne ferait donc pas moins intervenir les juges que la solution actuelle, surtout si venaient à proliférer des essais déguisés en « romans », parce que recouverts en couverture de la mention « roman » afin de les faire échapper aux incriminations prévues par les textes. Puisse le lecteur de ces lignes qui voudra suggérer une définition « objective » du « roman » ou d’une « oeuvre de fiction » avoir la modestie de considérer qu’aucun définition disponible sur le marché des idées ne fait consensus et que chaque auteur (ou presque) en a une (cf. Assises du roman organisées par Le Monde et la Villa Gillet, Roman et réalité, Christian Bourgois éditeur, 2007 : on y prêtera spécialement attention au texte de Christine Angot, p. 333-342, dont Les Petits a été condamné pour atteinte à la vie privée).

II. L’affaire United States v. One Book Called “Ulysses” (extrait de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, 2012).

(…) C’est (…) dans le cadre de cette discussion juridique américaine sur l’obscénité – en ce qu’elle touche à la liberté d’expression en général et à la liberté d’expression littéraire et artistique en particulier – qu’il convient de situer l’affaire United States v. One Book Called « Ulysses » puisqu’il fallait au juge dire si Ulysse de James Joyce était justiciable des dispositions du Tariff Act de 1930 prohibant l’importation aux Etats-Unis de publications obscènes. (…).

Dans ses mémoires, Sylvia Beach, l’éditrice parisienne de Joyce a plaisamment raconté sa rencontre avec l’écrivain, l’adoption de celui-ci par beaucoup de figures du monde parisien des Arts et des Lettres, le « bouclage » parisien d’Ulysse et même l’économie domestique de Joyce . Sylvia Beach fait également prendre la mesure des risques juridiques et financiers qui conduisirent Miss Harriet Weaver à interrompre sa publication de Joyce en Angleterre dans la revue dont elle était éditrice (The Egoist), ainsi d’ailleurs que les saisies récurrentes dont The Little Review – éditée quant à elle à New York par Margaret Anderson et Jane Heap et où eut lieu la primo-publication américaine d’Ulysse sous forme feuilletonesque – a fait l’objet à l’initiative de John S. Sumner de la « Société pour la Répression du Vice ». C’est donc à l’aide notamment de souscriptions formées par les acteurs du milieu culturel parisien – les pages consacrées par Sylvia Beach à la justification par George Bernard Shaw de son refus de souscription sont parmi les plus savoureuses – qu’Ulysse fut définitivement édité en 1922 par Shakespeare and Company, la librairie tenue à l’Odéon par Sylvia Beach. La nouvelle vie américaine d’Ulysse ne fut cependant pas moins épique jusqu’à l’interception en 1932 par la douane américaine d’un exemplaire adressé à son éditeur Outre-Atlantique, Random House. Cette interception fut au demeurant provoquée par l’éditeur américain lui-même, qui voulait ainsi provoquer un précédent judiciaire libéral. L’ordre douanier de bannissement d’Ulysse du territoire américain fut donc porté devant une Cour fédérale du District New York-Sud composée en l’occurrence du seul juge James Woolsey, puisque les parties au litige ont préféré l’office d’un juge à la réunion d’un Jury, ce dont le juge Woolsey ne manqua d’ailleurs pas de se féliciter eu égard à la longueur et à la complexité de l’œuvre de Joyce.

Comme le juge Woolsey s’appropriait la doctrine selon laquelle les publications obscènes n’étaient pas protégées par le premier amendement, il ne lui restait plus qu’à dire si Ulysse était obscène ou non. C’est à cet exercice que s’attache sa décision United States v. One Book Called « Ulysses » du 6 décembre 1933, une décision qui compte parmi les « grandes décisions » du droit des Etats-Unis et dont la qualité argumentative vaut à son auteur d’être inscrit dans la même lignée qu’Oliver Wendell Holmes. Le travail analytique du juge Woolsey a d’autant plus été remarqué que les juges d’appel (par deux voix contre une) ont confirmé sa décision en faveur de Random House (et donc de Joyce) en se fondant sur une argumentation moins élaborée (Cour d’appel fédérale pour le 2e Circuit, United States v. One Book Entitled « Ulysses », 1934). Or si l’on y prête vraiment attention, la décision rendue par le juge Woolsey est ambivalente. Son libéralisme procède en effet de deux opérations intellectuelles : d’une part une évaluation esthétique de l’ouvrage de Joyce, ce faisant le juge s’arroge une compétence spécifique de critique littéraire ; d’autre part une imputation à l’ouvrage de propriétés d’avant-gardisme, ce qui est une manière pour le juge lui-même de s’inscrire dans l’avant-garde, ainsi d’ailleurs que les amis dont il a sollicité l’avis en postulant qu’ils sont cet homme sensuel moyen dont la sensibilité est déterminante pour éprouver l’obscénité.

C’est précisément parce que la conclusion libérale du juge Woolsey s’est appuyée sur un jugement esthétique que son libéralisme est réversible, du moins si l’on accepte l’idée que tout jugement esthétique est lui-même réversible. On peut le dire autrement, le protocole argumentatif du juge Woolsey pour Ulysse et du procureur Pinard pour Madame Bovary est au fond le même ; ce qui distingue les deux magistrats c’est que l’un (le juge Woolsey) était un avant-gardiste (ou voulait apparaître comme tel) tandis que l’autre (le Procureur Pinard) semblait ne pas concevoir qu’il puisse y avoir des « révolutions » esthétiques et/ou formelles.

(…)


III. L’opinion (jugement) du juge James Woolsey dans United States v. One Book Called “Ulysses” (1933), extrait de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, 2012, p. 327-330).

« I. (…)

II. J’ai lu Ulysse d’abord dans sa totalité puis j’ai lu les passages contre lesquels l’État a, à plusieurs reprises, formé des récriminations. En fait, pendant plusieurs semaines, mon temps libre a été dévolu à réfléchir à la décision que m’impose la présente affaire.

Ulysse n’est pas un livre facile à lire ou à comprendre. Mais on a beaucoup écrit à son sujet, et afin d’en approcher correctement la substance il est souhaitable de lire un certain nombre d’autres ouvrages qui sont désormais ses satellites. L’analyse d’Ulysse est, dans cette mesure, une tâche ardue.

III. Toutefois, le prestige d’Ulysse dans le monde des lettres justifie que j’aie pris un temps suffisamment important, aussi bien pour satisfaire ma curiosité que pour comprendre l’intention qui a animé l’écriture du livre, puisque, en effet, dans toute affaire dans laquelle un livre est dénoncé en tant qu’il est obscène, l’on doit d’abord établir si l’intention dans laquelle le livre a été écrit était, selon l’expression convenue, pornographique – c’est-à-dire écrit avec la volonté manifeste d’exploiter l’obscénité.

Si l’on arrive à cette conclusion que le livre est pornographique, l’enquête prend fin et la saisie/confiscation ne peut pas ne pas suivre. Malgré la franchise inhabituelle caractéristique d’Ulysse, je n’y ai cependant pas trouvé l’expression d’une concupiscence du sensualiste. Dans cette mesure je soutiens que le livre n’est pas pornographique.

IV. En écrivant Ulysse, Joyce cherchait à faire une tentative sérieuse de création, sinon d’un genre littéraire nouveau, du moins d’un genre romanesque complètement inédit. Ses personnages sont des personnes issues des couches inférieures de la classe moyenne et vivant à Dublin, et il cherche à dépeindre non seulement leurs actions en un certain jour de juin 1904 – alors que ces personnes vont en ville vaquer à leurs occupations habituelles – mais également leurs pensées. Joyce a essayé – il me semble, avec un succès sidérant – de montrer comment l’écran de la conscience, avec ses perpétuelles et instables impressions kaléidoscopiques, charrie, comme si elles étaient sur un palimpseste en plastique, non seulement ce sur quoi se porte l’observation qu’a chaque homme des choses courantes qui le concernent, mais également, dans une zone obscure, des résidus d’impressions passées, dont certaines sont récentes et dont d’autres émergent d’associations venues du subconscient. Joyce montre comment chacune de ces impressions affecte la vie et les comportements du personnage qu’il est en train de décrire.

Ce qu’il cherche à obtenir n’est pas si différent du résultat d’une double ou, si la chose est possible, d’une multiple exposition sur une pellicule de cinéma qui donnerait un premier plan limpide avec un arrière plan visible mais quelque peu flou à des degrés divers. Cette volonté de produire par les mots un effet qui, de toute évidence, ressort davantage du graphisme est pour beaucoup, me semble-t-il, dans l’obscurité à laquelle se heurte le lecteur d’Ulyssse. Et cela explique aussi un autre aspect du livre, que je dois davantage considérer, à savoir la sincérité de Joyce et son effort honnête de montrer exactement comment les esprits de ses personnages opèrent.

Si Joyce n’avait pas cherché à être honnête en développant la technique qu’il a adoptée dans Ulysse le résultat en aurait été psychologiquement biaisé et n’eût pas été fidèle à la technique qu’il avait choisie. Pareille attitude eût été artistiquement inexcusable.

C’est parce que Joyce a été loyal envers sa technique et n’a pas eu peur de ses implications nécessaires mais a honnêtement essayé de raconter parfaitement [précisément] ce que ses personnages pensent, qu’il a été l’objet de tant d’attaques et que son propos a si souvent été mal compris et mal interprété. Sa tentative sincère et honnête d’atteindre son objectif a exigé de lui l’usage de certains mots qui sont certes généralement considérés comme étant des mots orduriers et fait que beaucoup considèrent qu’il y a une prégnance trop forte du sexe dans l’esprit de ses personnages.

Les mots considérés comme grossiers sont des mots de l’ancien saxon connus de la plupart des hommes, et je suppose, de beaucoup de femmes, et ce sont des mots qui seraient utilisés naturellement et habituellement, je crois, par le genre de personnes dont Joyce cherche à décrire la vie, physique et mentale. Pour ce qui est de la récurrence du thème du sexe dans les pensées des personnages, l’on ne doit pas perdre de vue que le lieu dont il s’agit est celte et que la saison dont il s’agit est le printemps.

La question de savoir si l’on aime ou pas la technique éprouvée par Joyce est une question de goût pour laquelle il est vain d’exprimer un désagrément ou de débattre, autant qu’il est absurde de vouloir soumettre la technique de Joyce à des standards relevant de techniques qui ne sont pas les siennes. Par conséquent, je tiens pour acquis qu’Ulysse est un livre sincère et honnête et que les critiques à son encontre méconnaissent complètement son projet.

V. Au demeurant, Ulysse est un incroyable tour de force lorsqu’on prend en compte la réussite qu’il représente au regard de l’objectif si difficile que Joyce s’était lui-même imposé. Comme je l’ai dit, Ulysse n’est pas un livre facile à lire. Il est tour à tour brillant et insipide, intelligible et inaccessible. Différents passages me semblent répugnants, mais malgré son contenu, comme je l’ai dit plus haut, ses nombreux mots habituellement considérés comme orduriers, je n’ai rien trouvé qui puisse être perçu comme étant grossier pour l’amour du grossier. Chacun des mots du livre contribue, telle une mosaïque, au détail d’une image que Joyce cherche à construire pour ses lecteurs.

C’est un choix personnel que de ne pas vouloir être assimilé aux personnes décrites par Joyce. Et afin d’éviter tout contact indirect avec ce type de personnes, certains peuvent souhaiter ne pas lire Ulysse ; ce qui est tout à fait compréhensible. Mais lorsqu’un véritable esthète des mots, ce que Joyce est indubitablement, cherche à dépeindre une image véridique de la classe moyenne inférieure d’une ville d’Europe, devrait-il être impossible au public américain de voir légalement cette image ? Afin de répondre à cette question, il n’est pas suffisant de considérer simplement, comme j’ai pu l’établir précédemment, que Joyce n’a pas écrit Ulysse avec ce qui est communément appelé une intention pornographique. Je dois m’efforcer d’appliquer à ce livre un standard plus objectif afin de déterminer son effet, sans considération de l’intention avec laquelle il a été écrit.

VI. Le texte sur le fondement duquel des récriminations sont adressées au livre, en ce qui nous concerne ici, s’oppose seulement à l’importation aux Etats-Unis de tout « livre obscène » en provenance de quelque pays étranger que ce soit. Section 305 du Tariff Act de 1930, titre 19 du code des États-Unis, Section 1305. Ce texte n’oppose pas à l’encontre des livres le spectre des adjectifs infamants communément éprouvés dans les lois concernant les affaires de ce genre. Aussi ne me faut-il dire que si Ulysse est obscène en m’en tenant à la définition légale de ce terme. Tel qu’il est légalement défini par les tribunaux, l’obscène est ce qui tend à déchaîner les pulsions sexuelles ou à conduire à d’impures et luxuriantes pensées sexuelles (…).

Le fait de savoir si tel ou tel livre peut encourager de telles pulsions ou pensées doit être éprouvé par la cour au regard des effets du livre sur une personne ayant des instincts sexuels ordinaires – ce que les français appelleraient l’homme moyen sensuel ; des instincts sexuels ordinaires dont le statut dans ce type d’affaires est comparable à celui de « l’homme raisonnable » en droit civil et à celui de « l’homme éclairé » en propriété intellectuelle.

Le risque qu’implique l’utilisation d’un tel standard résulte de la tendance naturelle de celui qui est chargé d’apprécier les faits, aussi juste qu’il veuille être, à soumettre excessivement son jugement à ses propres idiosyncrasies. J’ai essayé ici d’éviter cela et, dans la mesure du possible, de rendre mon référent en ceci plus objectif qu’il n’aurait pu l’être autrement, en adoptant la démarche suivante :

Après que j’ai établi ma décision en considérant l’aspect d’Ulysse, j’ai vérifié mes impressions avec deux de mes amis qui, à mes yeux, correspondent au profil exigé par mon modèle.

Ces assesseurs littéraires – c’est ainsi qu’à proprement parler je devrais les nommer – furent sollicités séparément et ne surent jamais que je les consultais chacun pour sa part. Ce sont des hommes dont j’estime au plus haut point les vues sur la littérature et sur la vie. Ils avaient tous deux lu Ulysse et, évidemment, étaient totalement étrangers à la présente affaire. Sans leur laisser connaître, ni à l’un ni l’autre, ma propre opinion sur la décision que je devrais rendre, je leur ai soumis la définition légale du mot obscène et leur ai demandé à chacun si, selon son opinion, Ulysse entre dans le cadre de cette définition.

Il est remarquable que chacun des deux ait eu la même opinion que moi : Ulysse dans sa totalité, doit être lu comme une œuvre expérimentale qui ne manifeste aucune tendance à provoquer des pulsions sexuelles ou des pensées luxurieuses, l’effet certain qu’il eut sur eux fut seulement celui d’une sorte de tragique et puissant commentaire sur la vie intime des hommes et des femmes.

C’est uniquement au regard d’une personne ordinaire qu’il faut rapporter la prescription de la loi. Un test comme celui que je viens de décrire est le seul test approprié pour mesurer l’obscénité éventuelle d’un livre comme Ulysse, lequel est une tentative sincère et sérieuse de concevoir une nouvelle méthode littéraire d’observation et de description de l’humanité. Je suis tout à fait conscient de ce que certaines de ses scènes font d’Ulysse un courant qu’il est impossible à des âmes sensibles, quoique normales, d’emprunter. Mais tout bien considéré, et après longue réflexion, mon opinion est que, bien que par nombre de ses développements l’effet d’Ulysse sur le lecteur soit indubitablement et pour le moins émétique, nulle part en revanche il ne cherche à être aphrodisiaque. Ulysse devrait donc être admis aux Etats Unis. »

Traduit de l’anglais américain par Pascal Mbongo/Tous droits réservés/Les traductions sont protégées par le code de la propriété intellectuelle

Tags : Liberté d’expression – Littérature – Justice – Censure – Esthétique – Linguistique – Autofiction – Ulysse – Madame Bovary – James Woolsey – Joseph Pinard – Christine Angot – Camille Laurens – Marcela Iacub – Nicolas Genka – Rose Bonbon – Jacques Chessex – Alain Robbe-Grillet – Mathieu Lindon – Nathalie Heinich.

Droit et politique dans les arts graphiques américains

(1). John Nava (1947 −…).

« Dans l’ensemble, ce tableau évoque l’œuvre d’Alfred Leslie. Comme dans Le Cycle des accidents mortels n° 6 de ce dernier, Nava dépeint un événement contemporain en se référant aux maîtres anciens. Sa peinture contient des accents religieux, à l’instar de la toile de Leslie inspirée du Caravage. En dépit du titre, (qui renvoie à Goya), l’œuvre dont s’inspire Nava est encore le Marat assassiné de David. Outre son contenu politique – description des émeutes raciales de Los Angeles en 1992 −, de multiples aspects de l’œuvre renvoient, en effet, le spectateur aux œuvres de David, non seulement le Marat mais à d’autres peintures telles que Le Serment des Horace. On y rencontre la même géométrie angulaire de la composition, des personnages, y compris la victime, représentés parallèlement au plan du tableau, et la même solidité des figures. L’aspect contemporain de l’œuvre réside cependant – et l’on songe ici aux réalistes magiques du milieu du siècle, tel Jared French – dans son ambiguïté. Le Marat assassiné exprimait l’indignation à propos d’un crime, qui eut à l’époque un grand retentissement politique et social. Si le tableau de Nava paraît évoquer la brutalité de la police, il ne représente pas d’acte violent, pas plus qu’il ne dépeint une émeute. On ne sait si Rodney King, étendu par terre, est déjà mort. Le tableau illustre non seulement l’atmosphère troublée de Los Angeles, mais la perte de références tant sociales que morales qui accompagne les émeutes » (ELS, 1994-2002).

Pour voir le travail de John Nava

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Histoire. Égalité v. Propriété = Babeuf c. Thermidor

On trouvera ci-après deux textes qui se répondent d’une certaine manière. Le premier texte est un extrait du discours prononcé par le thermidorien Boissy d’Anglas à la Convention le 23 juin 1795, des lignes qui définissent parfaitement la philosophie de la Constitution de l’an III (texte remarquable spécialement pour sa Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen). Définissant une vision radicalement différente de l’ordre politique et social, le deuxième texte, Analyse de la doctrine de Babeuf, tribun du peuple : proscrit par le Directoire exécutif pour avoir dit la vérité, 1796, se voit accorder une certaine importance par Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution. La paternité en est généralement attribuée à Philippe Buonarroti même si Jaurès indique que Babeuf a reconnu à son procès l’avoir visé. Le texte fut affiché et distribué à Paris sous la forme d’un imprimé au printemps 1796 dans le contexte de la Conjuration des égaux fomentée contre le Directoire par Gracchus Babeuf et ses partisans.

Boissy d’Anglas, discours à la Convention, 23 juin 1795 :

« Nous devons être gouvernés par les meilleurs ; les meilleurs sont le plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. Or, à bien des exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui possèdent une propriété… et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne une éducation qui les a rendus propres à discuter, avec sagacité et justesse, les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie… Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social ».

Philippe Buonarroti, Analyse de la doctrine de Babeuf, tribun du peuple : proscrit par le Directoire exécutif pour avoir dit la vérité, 1796 :

La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens.

Le but de la société est de défendre cette égalité souvent attaquée par le fort et le méchant dans l’état de nature et d’augmenter, par le concours de tous, les jouissances communes.

III. La nature a imposé à chacun l’obligation de travailler : nul n’a pu, sans crime, se soustraire au travail.

Les travaux et la puissance doivent être communs.

Il y a oppression quand l’un s’épuise par le travail et manque de tout, tandis que l’autre nage dans l’abondance sans rien faire.

Nul n’a pu, sans crime, s’approprier exclusivement les biens de la terre ou de l’industrie.

VII. Dans une véritable société, il ne doit y avoir ni riches ni pauvres.

VIII. Les riches qui ne veulent pas renoncer au superflu, en faveur des indigents, sont les ennemis du Peuple.

Nul ne peut, par l’accumulation de tous les moyens, priver un autre de l’instruction nécessaire pour son bonheur : l’instruction doit être commune.

Le but de la Révolution est de détruire l’inégalité et de rétablir le bonheur de tous.

La Révolution n’est pas finie, parce que les riches absorbent tous les biens et commandent exclusivement, tandis que les pauvres travaillent en véritables esclaves, languissent dans la misère et ne sont rien dans l’état.

XII. La Constitution de 93 est la véritable loi des Français : Parce que le Peuple l’a solennellement acceptée : Parce que la Convention n’avait pas le droit de la changer : Parce que, pour y parvenir elle a fait fusiller le Peuple qui en réclamait l’exécution : Parce qu’elle a chassé et égorgé les députés qui faisaient leur devoir en la défendant : Parce que la terreur contre le peuple et l’influence des émigrés ont présidé à la rédaction et à la prétendue acceptation de la constitution de 1795, qui n’a eu pour elle pas même la quatrième partie des suffrages qu’avait obtenu celle de 1793 : Parce que la constitution de 1793 a consacré les droits inaliénables pour chaque citoyen de consentir les lois, d’exercer les droits politiques, de s’assembler, de réclamer ce qu’il croit utile, de s’instruire et de ne pas mourir de faim ; droits que l’acte contre-révolutionnaire de 1795 a ouvertement et complètement violés.

XIII. Tout citoyen est tenu d’établir et de défendre, dans la constitution de 1793, la volonté et le bonheur du peuple.

XIV. Tous les pouvoirs émanés de la prétendue constitution de 1793 sont illégaux et contre-révolutionnaires.

Ceux qui ont porté la main sur la constitution de 1793, sont coupables de lèse-majesté populaire.

Sur Thermidor et le Directoire

Sur la Constitution du 5 fructidor an II

Contexte :

La Convention montagnarde. 1. 24 juin 1793. Constitution montagnarde. 2. Des invasions étrangères menacent ou se font (Anglo-Hollandais/Dunkerque ‒ Autrichiens/Condé et Valence ‒ Prussiens/Loraine ‒ Piémontais & Autrichiens/Dauphiné ‒ Espagnols/Roussillon) 3. Des rébellions et résistances internes (royalistes pour une part seulement) se forment, notamment en Normandie dont est originaire Charlotte Corday (Marat est assassiné le 13 juillet 1793) : massacres de Lyon, exécutions à Nantes. 4. La guerre de Vendée. En Vendée, la rébellion est catholique et royaliste. Elle mobilise 40.000 hommes qui s’emparent d’Angers en particulier mais échouent à Nantes. Paris réunit une « armée de l’Ouest » pour combattre les Vendéens dont la défaite est scellée le 23 décembre 1793 à Savenay 5. La chouannerie. 6. L’état d’exception – La Terreur (10 mars 1793 : loi établissant à Paris un Tribunal criminel révolutionnaire ‒ 17 septembre 1793 : la loi des suspects) : arrestations massives – condamnations expéditives (16 octobre 1793 : exécution de Marie-Antoinette) 7. 10 octobre 1793. Suspension de la Constitution montagnarde. Proclamation du « gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ». → Les trois « comités » du gouvernement révolutionnaire : le Comité de Salut public ‒ le Comité de Sûreté générale ‒ le Comité de surveillance → L’état d’exception – La Grande Terreur (loi du 22 prairial : 10 juin 1794).

Thermidor : 1. Le 8 thermidor (26 juillet 1794). Célèbre discours de Robespierre devant la Convention sur les « fripons » qui compromettent la cause révolutionnaire : punir les traîtres, épurer le gouvernement révolutionnaire ; 2. Le 9 thermidor (27 juillet 1794). Séance confuse à la Convention au cours de laquelle l’arrestation de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just sont adoptée ; 3. Le 10 thermidor (28 juillet 1794). Arrestation des Robespierristes. Exécution (guillotine) de 22 d’entre eux dont Robespierre, Couthon, Saint-Just, 83 autres seront exécutés plus tard.

La Constitution de l’an III (1795) : 1. Adoption par la Convention le 22 août 1795 (5 fructidor an III) de la Constitution de l’an III ‒ 2. 26 octobre 1795 (4 brumaire an IV) : séparation de la Convention et débuts effectifs du Directoire

Tags : Historiographie des libertés et des droits ‒ Justice (d’exception) ‒ Droits sociaux ‒ égalité (principe) ‒ Justice sociale ‒ Révolution ‒ Terreur

Chose lue. Max Lobe : Loin de Douala, éditions Zoe, 2018.

Le petit Jean, un pied encore dans l’enfance un autre dans l’adolescence, et le grand Simon sauront-ils retrouver Roger ? Ce dernier a fui une mère injuste et colérique pour courir après un rêve, devenir une star du football. Partir de Douala, suivre la filière clandestine afin de sortir du pays, passer par le Nigeria pour finir en Europe : cela s’appelle faire « boza ».

Les péripéties de Jean et Simon aux trousses de Roger ont tout du voyage initiatique : ils découvrent le nord du Cameroun, une région à la nature somptueuse mais sinistrée par Boko Haram et la pauvreté, goûtent aux fêtes, mais Jean se confronte aussi à l’éloignement d’avec la mère, à l’apprentissage du manque et d’une identité sexuelle différente.

Max Lobe, avec sa gouaille et son humour, excelle à donner la parole à ses personnages, à restituer les atmosphères qui règnent dans la rue, les trains, les commissariats de police, les marchés ou les bars mal famés.

Extrait

C’est un soir de février 2014 et la grande saison sèche est bien installée. Même les mouches, essoufflées, n’ont plus la force de vrombir. Elles voltigent quelques secondes puis s’arrêtent.

Il est bientôt minuit à Bonamoussadi, quartier résidentiel au nord de la ville de Douala. Vers la boulangerie Bijou, à quelques blocs de notre maison, des bars ferment dans un bruit métallique de chaînes et de cadenas. Des soûlards béguètent. Ils exigent une dernière bière : « Sinon on cas-casse tout ici-là ! » Les tenancières à la voix fluette rigolent et les envoient paître : « Allez, dégagez ! Bande d’ivrognes ! » L’écho de leurs rires retentit comme une stridente sirène de police. À une centaine de mètres, rue centrale, le très fréquenté bar Empereur Bokassa répand les hits cadencés de la saison. On entend, au loin, un concert de coassements et le miaulement des chats errants.

De mon côté, vissé à mon bureau, je prépare mes premiers examens universitaires. Les murs de la chambre sont couverts d’affiches de champions de football : les idoles de mon frère Roger. Je ne reconnais que la photo de notre équipe nationale et celle du célèbre Roger Milla. Quelques trophées en aluminium, des médailles de pacotille et de nombreux maillots que mon frère ne prend pas la peine de ranger. Ses godasses empestent.

Notre lit à étage est face au bureau. Ce lit devient de plus en plus étroit pour nos corps qui grandissent. Roger dort sous le plafond. Ses entraînements clandestins l’ont épuisé. De temps en temps, distrait de mes devoirs, je pose un œil tendre sur son visage anguleux. Il ressemble beaucoup à papa. Ils ont le même front haut, les joues creuses et le menton fin. Il ronfle, je vois ses rêves de star du ballon rond choir dans la bave qui coule de sa bouche entrouverte. Je ressens de la compassion pour lui et regrette que papa et maman le forcent à continuer sur une voie qui n’est pas la sienne. Il est né pour le foot, lui. Le regard scintillant et sur un ton enjoué, il me dit souvent : « Tu verras, mon petit ! Je serai une grande star ! Mes transferts coûteront des millions. On m’appellera pour les publicités de chaussures. Adidas, frérot ! Adidas ! Je finirai par faire la une de Paris Match. Tu verras, mon petit ! Tu verras ! »

Soudain, la voix hystérique de maman dans la chambre d’à côté: « Claude ! Non Claude, tu ne peux pas me faire ça ! Non ! Lève-toi maintenant ! Lève-toi et marche au nom puissant de Jésus ! »

Roger devant moi ouvre brusquement les yeux : « Tu as entendu ça ? »

Comme un seul homme, nous nous précipitons. Là, nous voyons papa étendu. Il respire très faiblement. Difficile même de savoir s’il sent encore ses membres. Il bouge à peine. Une partie de son visage est paralysée. Son œil gauche est beaucoup plus petit, fermé, et l’autre, globuleux. Sa bouche tordue ne s’ouvre plus qu’à droite.

Papa est méconnaissable.

Tout en murmurant une chaîne de prières, maman est en train de le masser avec de l’huile d’olive Puget. Eh Dieu ! Pourquoi ne pas le conduire tout simplement à l’hôpital ? Non, non. Maman crois en l’omnipuissance de Yésu Cristo ! En dépit de l’aversion de papa pour cette onction qu’elle fait chèrement bénir par le pasteur Njoh Solo de l’église du Vrai évangile, voici qu’elle lui en verse de longues et de longues coulées sur les joues, les épaules, partout. Sur tout le corps. Elle essaye même de lui en faire boire. En vain. Tout ce qui entre dans sa bouche ressort presque immédiatement. Maman s’agite. Son Dieu l’aurait-il abandonnée ? Impossible ! Ce n’est pas dans Ses habitudes. Peut-être que le vieux n’arrive pas à avaler, se dit-elle, juste parce qu’il s’agit d’huile d’olive. Alors elle court remplir un verre d’eau. Cette eau que papa rapporte en quantité de la Société nationale des brasseries du Cameroun, la SNBC où il travaille. Maman en fait bénir quelques litres par le pasteur. Persuadée que des sorcières en veulent à son mariage, elle dit que c’est pour chasser les esprits maléfiques. Or, papa ne boit pas de cette eau non plus.

Aussi, Roger va chercher de la bière, s’approche de papa, relève légèrement son buste. L’œil globuleux de notre père pétille à la première goutte. On dirait qu’il sourit. Il ressemble à un enfant auquel sa mère apporte un sirop anti-toux au goût de mandarine ou de mangue. Cependant là encore, comme l’huile d’olive, comme l’eau, rien ; ça ne marche pas. À peine entrée dans sa bouche, la mousseuse ressort. Reste plus que la Bible, dit maman : « Dieu tout-puissant, Toi qui donnes la vie, délivre mon mari de la mort au nom de Jésus ! » Mais plus elle invoque Yésu Cristo, plus papa se défigure.

Elle panique et se met à crier : «  Eh Bon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour mériter ça ? Pourquoi frappes-tu ta pauvre servante comme ça ? » Roger s’agenouille près de papa pendant que je calme notre mère. Cet instant ouvre un océan entre mon frère et moi.

Roger sort précipitamment en claquant la porte. Maman hurle : « Tu vas où comme ça, toi? »

Ce qui me semble une éternité plus tard, il réapparaît avec notre frère-ami Simon Moudjonguè. En me voyant toujours assis aux côtés de maman, Roger serre la mâchoire et fait signe à Simon d’approcher. Ce dernier me salue en hochant la tête. Sa salutation discrète est une interrogation : « Qu’est-ce qui se passe encore ici ? » Roger saisit papa par l’épaule droite. Simon l’aide. Il a les yeux vifs de courage. Seules ses mains tremblent. Tous deux transportent papa dehors, vers le taxi qui attend.

Nous sommes tous en suspens. Est-ce que papa vit encore ?

Maman continue de crier : « Où est-ce que tu emmènes mon mari, eh, Roger ? » Elle ajoute aussitôt : « Ah, Simon ! Simon, réponds-moi ! »

Quelques silhouettes se pressent sous la faible lumière du lampadaire. Ce sont des voisines. Aussi curieuses qu’inquiètes. D’un pas bancal, deux soûlards se joignent à elles. Ils beuglent : « Hey vous là-bas ! Vous… vous n’avez pas une petite Cas-Castel bien fraîche par ici ? »

La poitrine de Roger se soulève, s’affaisse, se soulève dans un rythme effréné. Il transpire, s’essuie le front. Une fois monté dans le taxi, il pose la tête de papa sur ses cuisses. Devant, Simon me lance : « À l’Hôpital Général ! » Le véhicule, en s’éloignant, laisse derrière lui un grand nuage de poussière. Maman s’effondre. Les voisines viennent m’aider à la soutenir. Un des ivrognes toussote puis fredonne : « Tu bois, tu meurs ! Tu ne bois pas, tu mourras ! » Sa voix éraillée se mêle aux coassements et miaulements.

C’est comme ça que papa est mort.

Article de Jeune Afrique

 

Charles Aznavour (1924-2018).

Charles Aznavour est décédé ce 1er octobre 2018. Immense créateur français, connu à travers tous les continents. L’un des rares à avoir une étoile sur Hollywood Boulevard.

La naturalisation des Aznavourian, racontée dans le livre de Doan Bui et Isabelle Monnin, à partir de leur dossier administrativo-policier de naturalisation, est à mi-distance entre Zemmour et Noiriel, autrement dit entre abstractions « réactionnaires » et abstractions « progressistes » : – Oui oui oui oui, l' »assimilation » fut un credo républicain ; – Non, non, non, ce ne fut pas un chemin de roses pour les étrangers. La substitution lexicale, politique et cryptoformaliste de l’intégration à l’assimilation a précisément voulu abstraire toute violence légalo-culturelle du processus de « francisation ». Est-ce possible? Là est la question.

 

 

Éric Zemmour et le « destin français »

Le journaliste Pascal Praud, à l’occasion d’une interview récente, lui a posé une intéressante question : « Êtes-vous historien ? ». La question interpellait sur sa prétention à asserter définitivement sur l’histoire de la France. Toutefois, le journaliste aurait pu se poser à lui-même la question, ainsi qu’aux contradicteurs d’Éric Zemmour dans la même émission (Maître Mécary et le journaliste Gérard Leclerc), puisque eux-mêmes objectaient historiquement et tout aussi définitivement à l’essayiste. Les uns et l’autre communiaient ainsi dans quelque chose de très français : la surprésence de l’histoire dans le débat public et l’intellectualité politique.

Tout le monde est historien en France. Tout intellectuel revendiquant cette dignité convoque l’histoire. Tout politique intéressé à avoir un destin commet un livre d’histoire : Jack Lang, Dominique de Villepin, Lionel Jospin, François Bayrou, Nicolas Sarkozy, (etc.) ont écrit des essais historiques. Si tout le monde est historien, pourquoi Éric Zemmour ne le serait-il pas.

L’essayiste développe une théorie politique de l’histoire de France. C’est assez ambitieux dans la double mesure où : d’une part, ce genre a une longue tradition intellectuelle en France alors que Oswald Spengler ou Arnold Toynbee participent d’une tradition (la philosophie de l’Histoire) dans laquelle les Français ont rarement été à l’aise ; d’autre part, ce genre n’a pratiquement jamais été le fait de journalistes mais plutôt d’écrivains, d’essayistes ou d’écrivains-essayistes. Éric Zemmour est ainsi l’un des premiers journalistes professionnels à tutoyer cette longue lignée d’auteurs, dont beaucoup sont moins connus de nos jours, notamment en raison de l’importance prise par l’histoire et l’historiographie de type universitaire, avec leurs propriétés spécifiques parmi lesquelles la spécialisation.

L’exercice auquel s’est livré Éric Zemmour a, comme chez ses prédécesseurs, et indépendamment des tropismes idéologiques des uns et des autres, une limite : sa focale est très restreinte. C’est une histoire de France circonscrite aux faits et aux dits des Grands hommes, et à ceux de leurs mémorialistes (depuis au moins Saint-Simon jusqu’à Peyrefitte, en passant par Las Cases). Cette façon d’écrire l’histoire, dont les auteurs sont assez aisément reconnaissables à ce qu’ils ne sollicitent presque jamais des archives, a pour elle d’être celle qui participe du récit national et qui, à ce titre, a seule des chances d’être populaire et/ou d’initier des succès éditoriaux. En France comme ailleurs, cette manière d’écrire l’histoire a contre elle l’historiographie universitaire en général, et toutes les sortes d’ »histoire populaire ».

D’un point de vue idéologique  ̶  on imagine assez mal une théorie politique de l’histoire de France ou de quelque autre pays ou une philosophie de l’Histoire qui ne soit pas travaillée par un point de vue politique  ̶̶  Éric Zemmour est nostalgique de l’époque où le pouvoir et le recours à la guerre n’étaient pas inhibés. Que déteste-t-il dans l’époque moderne et contemporaine ? L’inhibition du pouvoir et de la guerre par la démocratie et par le droit, ces deux idéaux étant syncrétisés dans les droits de l’homme, qu’il honnit. C’est ici que sa pensée a quelque chose de circulaire puisque, en effet, il a besoin d’une théorie politique de l’histoire de France qui justifie cette nostalgie et ses faveurs pour un « pouvoir fort » que n’annihile pas moins la « féminisation de la société ». D’où sa thèse principielle : il existe une exception politique française, qui consiste dans l’inclination atavique des Français à la « guerre civile ». Seul un « État fort » peut conjurer ou annihiler ce tropisme. Or, prophétise l’essayiste, la « guerre civile » guette nouvellement : entre « les Français » et cet ennemi multiforme que sont ce que certains vont jusqu’à appeler des « Français de pacotille » (les musulmans). Et le risque en est « plus mortel » que jamais, prophétise l’essayiste, parce que « l’ennemi » aurait pour lui le nombre et la démographie.

La photographie saisie par le droit

La photographie est le fait « démocratique » par excellence, avec une progression allant de 84 milliards de photographies en 2001, « âge d’or de l’argentique », à 850 milliards en 2012 à la primo-ère du numérique. « On a donc affaire à un changement total de monde », a fait observer Yves Michaud en réaction à ces chiffres. « D’un monde où la photographie enregistrait et fixait les choses (en guise de choses, il s’agissait, à vrai dire,  surtout de bébés puisque jusqu’en 1960, 50 % des photos prises étaient celles de bébés photographiés avec un Kodak par des parents émerveillés), on passe à un monde où prolifèrent les images. Des images devenues fragiles et flottantes (elles ne seront pas fixées), des images faites à la va-vite parce qu’on n’a plus la contrainte de réussir la photo maintenant qu’a disparu la pellicule qu’il ne fallait pas gâcher vu son prix, des images à la portée de n’importe qui tant la prise en main des appareils est simplifiée par les logiciels, des images qui ne seront plus de « vraies images » puisque les logiciels d’amélioration, de correction et de retouche sont inscrits dans l’appareil photographique lui-même »[1]. Comment le droit saisit-il la photographie ? C’est à cette question que se propose de répondre ce volume, l’ordre public désignant aussi bien les polices légales que la protection du droit d’auteur.

Ordre public symbolique, ordre public matériel

Historiquement, l’appropriation de la photographie par le droit s’est d’abord faite sous le registre de l’ordre public, celui-ci étant entendu à la fois symboliquement avec les polices des « bonnes mœurs » ou matériellement à travers le contrôle policier des individus.

La police légale de la photographie, autrement dit les incriminations liées à des considérations de moralité publique est en effet aussi ancienne que la photographie elle-même. « La production photographique d’images licencieuses fut d’emblée très abondante », fait remarquer Sylvie Aubenas. « En effet, si l’aptitude du nouveau médium à reproduire avec fidélité les détails les plus ténus devait, selon les vœux d’Arago en 1839, s’appliquer d’abord à l’études des hiéroglyphes, de moins purs esprits, mais néanmoins amis des arts, comme l’opticien Lerebours, pensèrent immédiatement à la production de nus académiques pour artistes. La fragile frontière qui sépare les académies des images plus explicitement érotiques, voire pornographiques, fut aussitôt franchie par des photographes sans scrupule, mais pas toujours sans talent. Les daguerréotypes licencieux ne manquèrent pas, mais leur production demeura assez retreinte (…). En revanche, lorsqu’au début des années 1850 débuta la production commerciale de photographies sur papier, permettant la multiplication de l’image à partir d’un négatif de verre, une prise de vue plus rapide et des prix beaucoup plus bas, le commerce des images pornographiques de petit format (cartes de visite, cartes albums, et vues stéréoscopiques) »[2]. Aussi est-ce à l’activisme de la police et des procureurs sous le Second Empire que le Département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale doit de disposer d’une collection de photographies à caractère pornographique saisies dans les ateliers clandestins de l’époque, par les douanes ou retrouvées dans le « rebut des Postes ».

L’usage par l’État de la photographie en vue de l’identification des personnes et, in fine, du contrôle de ses sujets commence lui aussi à la même époque avec la naissance dans les années 1840 de la photographie signalétique. Ce n’est cependant qu’après que la préfecture de police s’est dotée en 1874 d’un service photographique – après avoir d’abord été chargé de commettre des photographies de grands criminels, finira par étendre sa compétence à toute personne arrêtée et écrouée au dépôt de la préfecture de police – et après que ce service a été rattaché au service d’identification anthropométrique en 1888 qu’Alphonse Bertillon « révolutionne » l’identité judiciaire[3].

Après la Première Guerre mondiale, l’usage par l’état de la photographie comme ressource d’identification sort du domaine pénal pour s’étendre au contrôle des déplacements des personnes, d’abord les nomades et l’obligation qui leur est faite en 1912-1913 d’être porteurs d’un carnet anthropométrique, puis les étrangers avec l’obligation qui leur est faite en 1917 d’être porteurs d’une carte d’identité, ces deux documents d’identité étant agrémentés de photographies, comme l’est la carte nationale d’identité à laquelle sont obligés tous les français en 1940. Et, s’il est vrai que depuis la Libération, il n’est pas plus obligatoire d’être titulaire d’une carte nationale d’identité que de l’avoir par devers soi, c’est parce que lorsque la loi dispose que l’identité s’établit « par tout moyen » dans le cadre d’un contrôle d’identité[4], ceux des moyens qui ne sont pas assortis d’une photographie (livret de famille, livret militaire, extrait d’acte de naissance avec filiation complète, carte d’électeur ou de sécurité sociale…) font courir un plus grand risque d’une vérification d’identité – celle-ci étant légalement une rétention policière.

De fait ce sont des documents administratifs d’identité assortis de photographies (carte d’identité, passeport, permis de conduire, carte d’étudiant) qui sont communément utilisés, les résistances à cette universalité de l’identification photographique étant aussi faibles en France qu’elles peuvent être fortes ailleurs[5]. Au demeurant, l’on ne saurait considérer comme une défiance à l’égard de documents administratifs d’identité assortis de photographies la demande formée par certains individus de pouvoir arborer leurs signes d’appartenance religieuse sur lesdites photographies. Ces demandes ont été annihilées par le Conseil d’État lorsque la Haute juridiction administrative a jugé que les pouvoirs publics peuvent exiger l’absence de signes d’appartenance religieuse (foulards, kippas, turban sikh, etc.) sur les photographies figurant sur des documents administratifs d’identité (passeports, carte d’identité, permis de conduire). Ce principe a d’abord été posé par le Conseil d’État dans  une ordonnance de référé rendue le 6 mars 2006, Association United Sikhs et M. Shingara Mann Singh (photographie figurant sur le permis de conduire) avant d’être confirmé dans un arrêt rendu le 15 décembre 2006, Association United Sikhs. Cette restriction à la liberté d’expression religieuse, a jugé le Conseil d’État, repose sur un motif légitime, soit la nécessité de limiter les risques de fraude ou de falsification des permis de conduire « en permettant une identification par le document en cause aussi certaine que possible de la personne qu’il représente ».

Si l’appropriation de la photographie par la défense d’un ordre public matériel a des frontières stables depuis le milieu du XIXe siècle, il en va autrement avec l’ordre public symbolique, des sensibilités nouvelles ayant donné naissance à l’énonciation légale de nouveaux « abus » de la « liberté de photographier » : l’atteinte au droit à l’image des personnes ou au droit à l’image des biens, les « mauvais genres » photographiques définis par la législation pénale au titre de la protection des mineurs ou d’autres intérêts sociaux. Pour deux raisons, ces déplacements juridiques sont rapportés ici à distance de l’habitude prise dans la littérature disponible de déplorer le « déclin » de la liberté ou le « développement de la censure ». D’une part, rapporté à la masse considérable des photographies produites à différents titres, le contentieux de la photographie est statistiquement « insignifiant ». D’autre part, une véritable histoire juridique et sociale des polices de la photographie doit plutôt prendre en compte le chassé-croisé des sensibilités qui fait que des images autrefois disponibles dans l’espace public peuvent avoir cessé de l’être (par exemple des photographies représentant la dissection humaine) et qu’à l’inverse des images autrefois indisponibles dans l’espace public sont désormais banalement et légalement exposées à la vue du public (par exemple des photographies figurant des femmes nues et enceintes, et plus généralement la nudité de sujets masculins ou féminins majeurs).

Étant admis que les représentations photographiques de la violence (même extrême) échappent largement aux rigueurs légales auxquelles sont assujetties les représentations audiovisuelles, la véritable subversion morale et juridique consisterait en la levée des interdits relatifs à la représentation d’activités sexuelles et excrémentielles, soit ces choses « qu’on ne juge pas « immorales » quand on les fait, mais qu’on a tendance à considérer ainsi quand elles sont représentées par des mots, des gestes, des images ou des écrits »[6]. Loin de défendre absolument une telle subversion, Ruwen Ogien n’a pas moins suggéré qu’une distinction initiale est nécessaire entre les représentations d’activités sexuelles et les représentations d’activités excrémentielles dans la mesure où les premières ont « une fonction cognitive » (en l’occurrence nous apprendre des choses dans le domaine du sexe) que les secondes n’ont pas. Toutefois, lorsqu’on s’attend à ce que Ruwen Ogien suggère dans un second temps une distinction au sein des représentations d’activités sexuelles, son propos devient contradictoire : « mon ambition », écrit-il « n’est pas de « sauver » une partie des représentations sexuelles explicites : c’est de contester la présomption d’immoralité qui les frappe toutes »[7]. Il ne poursuit pas moins, dans une rhétorique différentialiste, qu’« à [son] avis, les seules limites légales et morales à la fabrication, à la diffusion et à la contemplation de représentations sexuelles explicites ne peuvent être que celles qu’on peut imposer aux offenses en général »[8].

Amateurs, Professionnels, Artistes

La photographie est donc ouverte à un très large public. Mais le droit y différencie par ailleurs des pratiques professionnelles, celle des artisans-photographes – qu’ils exercent en boutique ou disposent de studios au service de personnes physiques ou morales ou qu’ils soient photographes-filmeurs – celle des photographes reporters d’images, celle des artistes photographes.

Au début du XXe siècle, alors que le droit à l’image des personnes avait fini de s’installer dans le droit français – l’influence allemande et italienne aidant[9] − les photographes-filmeurs furent les premiers professionnels à soulever des questions de droit ardues à la faveur des barrages administratifs opposés par des maires ou par le préfet de police à Paris aux « photographes opérant sur la voie publique » encore qualifiés de « photographes qui prennent par surprise la photographie des passants dans les rues ». Lorsqu’une circulaire du préfet de police en date du 11 mai 1927 interdisait purement et simplement la profession de photographe-filmeur à Paris, rien de tel n’existait en province. Ce n’est qu’à la Libération que cette profession prospéra dans le midi de la France, provoquant des récriminations des photographes en boutique pour concurrence déloyale et pour « discrédit jeté sur la profession de photographe ». Aussi des maires conçurent-ils ou bien d’interdire à des photographes professionnels de prendre des photographies des passants sur la voie publique ou bien de soumettre l’exercice de cette profession à un régime d’autorisation particulièrement vexatoire.

Tel qu’il est étudié dans les facultés de droit, le contentieux des interdictions municipales de la profession des photographes-filmeurs est entièrement réductible à la question de la liberté du commerce et de l’industrie et des conditions dans lesquelles cette liberté peut faire l’objet de restrictions. Or cette dimension était assez accessoire puisque le problème juridique initial était celui de l’admissibilité d’une police administrative de « la prise même (de) clichés » de personnes, concurremment à la protection civile de leur droit à l’image. En 1950, le tribunal correctionnel de Grasse, statuant sur une exception d’illégalité soulevée contre un arrêté du maire de Grasse réprimant d’une contravention l’exercice de la profession de photographe-filmeur, avait conclu qu’« il est (…) en soi, licite, à raison des abus de toute sorte auxquels peuvent donner lieu la prise sur la voie publique et par surprise de photographies de passants non avertis et non consentants, de l’interdire ou de la limiter ; (…) ce pouvoir de réglementation du maire répond à la nécessité d’assurer le respect de la personne humaine et la liberté de la clientèle »[10].

Le doyen Jean carbonnier ne s’y était pas trompé lorsqu’il fit valoir que l’idée d’un préjudice pour le photographié « dans le seul fait de la photographie – indépendamment (…) de tout danger de publicité ultérieure » consacrait un vision « prélogique » du droit, « car pour en arriver là, il faut sans doute commencer par le déclarer [l’individu] propriétaire de son corps ; et puis, de ses traits on fera une sorte d’émanation, voire une parcelle de son corps, comme dans la mentalité prélogique, où, en vertu d’une loi de participation, l’image, raconte Lévy-Bruhl, est consubstantielle à l’individu, où mon image, mon ombre, mon reflet, mon écho, c’est littéralement ma personne, où celui qui possède mon image me tient magiquement en son pouvoir »[11]. C’est ce raisonnement que s’approprie explicitement le rapporteur public (« commissaire du gouvernement ») François Gazier pour convaincre le Conseil d’État de décider en 1950[12] que les maires portaient atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie et excédaient leurs pouvoirs aussi bien en subordonnant l’exercice de la profession de photographe-filmeur à la délivrance d’une autorisation ou en l’interdisant « de façon générale et absolue »[13].

La distinction des photographes reporters d’images est pour sa part formellement accessoirisée en France à l’obtention de la qualité de « journaliste-professionnel » – autrement dit de la « carte de presse » − dans les conditions définies par le code du travail. En effet, si l’article L 7111-3 du code du travail entend par « journaliste professionnel » − cette labellisation juridique étant assortie de droits sociaux, de privilèges fiscaux et pénaux  − toute personne « qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources », l’article L 7111-4 du même code précise que « sont assimilés aux journalistes professionnels les collaborateurs directs de la rédaction, rédacteurs-traducteurs, sténographes-rédacteurs, rédacteurs-réviseurs, reporters-dessinateurs, reporters-photographes, à l’exclusion des agents de publicité et de tous ceux qui n’apportent, à un titre quelconque, qu’une collaboration occasionnelle »[14].

Le développement exponentiel de la photographie amateur a été sans préjudice de la photographie d’art, qui n’est pas moins prospère. L’enjeu de la labellisation artistique s’est d’abord posé indépendamment de toute considération juridique mais de reconnaissance à l’intérieur même du champ artistique et eu égard de ce que la photographe paraissait irréductible à la technique. De fait, tout en défendant à la fin du XIXe siècle l’idée que « la photographie n’est pas un procédé mécanique autonome mais un ensemble d’opérations physico-chimiques où l’artiste intervient en dosant, filtrant, tamisant et adoucissant matières, ombres et lumières, et en choisissant son sujet et le cadre »[15], les pictorialistes considéraient encore la peinture comme « une référence et une source d’inspiration »[16].

Pour être aussi ancienne que la photographie elle-même, la question de la distinction de la photographie d’art et de la photographie profane n’est pas moins saisie par le droit, la gageure étant pour des États démocratiques et libéraux qu’ils ne peuvent revendiquer et/ou consacrer une définition substantialiste de ce qu’est une œuvre d’art. De la même manière que les idéologies officielles sont en principe incompatibles avec la liberté d’expression, les esthétiques officielles sont incompatibles avec la liberté artistique – ce qui ne veut certes pas dire que factuellement il n’existe pas des « appareils idéologiques d’État » ou des esthétiques ayant les faveurs des décideurs publics. Il reste que le droit des États démocratiques et libéraux ne définit pas ce que serait constitutivement une œuvre d’art : il est théoriquement aveugle au fait de savoir si le beau est le critère unique, ultime ou indépassable de l’art (et, par suite, à l’étalonnage de cette valeur) ; loin encore des représentations populaires, il fait de l’originalité un point de fixation des droits de l’auteur (droit de la propriété intellectuelle) et non un élément d’évaluation de la qualité d’une œuvre (esthétique).

La circonscription par le droit de la photographie d’art n’a d’ailleurs véritablement d’importance que dans le cadre des politiques publiques de promotion de l’art et de la création artistique, puisque le marché de l’art pour sa part peut fonctionner sans critères formalisables contractuellement de l’œuvre d’art. Il reste que même dans les contextes normatifs dans lesquelles les personnes juridiques publiques (état, collectivités territoriales, établissements publics, entreprises publiques) font de la photographie d’art un objet de leurs politiques, celle-ci n’est pas définie.

Le premier contexte est celui des politiques publiques en matière culturelle, lorsque l’État conçoit par exemple, à travers le Centre national des arts plastiques, « de soutenir et de promouvoir la création artistique dans ses différentes formes d’expression plastique, y compris la photographie, les arts graphiques, le design et les métiers d’art, de [concourir] à l’enrichissement et à la valorisation du patrimoine artistique contemporain de l’état par des acquisitions et commandes d’œuvres d’art plastique et la diffusion de celles-ci, [de contribuer], pour la création contemporaine, à la valorisation et à la transmission des techniques anciennes des métiers d’art et à l’application des technologies et matériaux nouveaux, [d’apporter] son soutien aux artistes plasticiens, aux professionnels du secteur de l’art contemporain et au développement de leurs activités, [de mettre] en œuvre des actions de formation du public et des professionnels dans son domaine d’activité »[17]. À ce titre, comme tous les arts plastiques, la photographie d’art fait l’objet de commandes publiques (de l’État, comme des collectivités territoriales), elle a accès aux subventions publiques pour des expositions, des actions de promotion, des activités d’édition.

Le deuxième contexte est fiscal, avec la dation de photographies d’art (ou ayant une valeur historique) en paiement de dettes fiscales (droits de succession,  droits sur les mutations à titre gratuit entre vifs, droits de partage, impôt de solidarité sur la fortune), le régime spécial de taxation sur la valeur ajoutée applicable aux biens d’occasion, œuvres d’art, objets de collection et d’antiquité (sont notamment considérées ici comme œuvres d’art les «- photographies prises par l’artiste, tirées par lui ou sous son contrôle, signées et numérotées dans la limite de trente exemplaires, tous formats et supports confondus »), ou l’exonération de la cotisation foncière des entreprises (taxe professionnelle) des photographes auteurs « pour leur activité relative à la réalisation de prises de vues et à la cession de leurs œuvres d’art au sens de l’article 278 septies ou de droits mentionnés au g de l’article 279 et portant sur leurs œuvres photographiques ».

Cette nomenclature juridique des pratiques professionnelles de la photographie ne se recoupe pas avec les nomenclatures à caractère sociologique ou économique[18]. Par exemple la photographie anthropologique ou ethnologique des chercheurs n’est légalement pas un exercice professionnel de la photographie. D’autre part, les artistes-photographes ne représentent finalement qu’une forme de distinction étatique au sein d’un ensemble professionnel dit d’auteurs photographes travaillant pour des annonceurs (directement ou indirectement via des agences de communication) ou pour des agences de mannequins. Au demeurant, les photographies de presse, d’édition ou de publicité peuvent aussi bien être le fait d’auteurs photographes, de photographes reporters d’images, d’artisans photographes, voire de photographes amateurs dont les droits ne sont pas moins protégés que ceux des professionnels, même si c’est à propos de ces derniers que se posent d’importantes questions de protection effective de leurs droits d’auteurs. D’où le Manifeste pour les Photographes promu en 2012 par l’Union des Photographes Professionnels.

« L’avènement du numérique », faisait valoir ce texte, « a ouvert le marché à la concurrence d’offres de photographies low cost, ou gratuites, proposées par des entreprises étrangères, microstocks (ex : Fotolia) ou hébergeurs (ex : Flick’r). Ce dumping, initié par des sociétés américaines, a fragilisé les structures et le fonctionnement même de ce secteur économique. Les grandes agences françaises ont globalement disparu ou souffrent de difficultés économiques, et le métier de photographe s’est précarisé. Cette crise de la valeur des droits patrimoniaux touche le cœur même de ce secteur d’activité à savoir le photographe professionnel. En parallèle, les diffuseurs, qu’ils soient des éditeurs de presse, agences de publicité ou clients corporate, imposent des contrats de cessions de droits de plus en plus larges, intégrant des exploitations numériques. Mais les photographes professionnels ne voient pas leur rémunération augmenter, bien au contraire, et leurs charges augmentent. La loi, qui garantit en principe une protection particulière aux auteurs, est régulièrement bafouée et n’assure pas une protection satisfaisante de ce secteur d’activité (…) »[19]. Entre autres enjeux réformistes de ce débat sur la « valeur économique équitable et raisonnée » de la photographie, il y a ainsi la création d’une présomption légale d’originalité des œuvres utilisées à des fins professionnelles, la protection effective des œuvres photographiques orphelines, la création d’une présomption légale de caractère onéreux de l’usage professionnel d’œuvres photographiques, l’institution de barèmes minimums de prix pour les cessions de droit sur les œuvres photographiques, l’institution d’une rémunération obligatoire (et assortie d’une gestion collective) des auteurs à l’occasion des présentations publiques, « à l’exception toutefois de celles rendues nécessaires pour les ventes de leurs œuvres (galeries, ventes aux enchères, etc.) avec mise en place ».

NOTES

[1] Yves Michaud, « Le déluge des images », 14 février 2013 : http://www.philomag.com/blogs/philosopher/le-deluge-des-images

[2] Sylvie Aubenas, « Les Photographies de l’Enfer », in L’Enfer de la bibliothèque. Eros au Secret, Bibliothèque nationale de France, 2007, p. 249-250.

[3] Préfecture de police, « Historique de la police scientifique » : http://www.police-scientifique.com/historique – Pierre Piazza (dir.), Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime, Paris, Karthala, 2011 ; Jens Jäger, « Photography: a means of surveillance ? Judicial photography, 1850 to 1900 »in Crime, Histoire & Sociétés, 5, 1, 2001, p. 27-51.

[4] Article 78-2 du code de procédure pénale.

[5] Il s’agit des états-Unis, pour ne pas les citer. Voir Craig Robertson, The Passport in America. The History of a Document, Oxford University Press (USA), 2011. Voir également le débat contemporain sur l’authentification des électeurs par la présentation de documents d’identité assortis de photographies, in Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine (Pascal Mbongo & Russell L. Weaver, dir.), Institut universitaire Varenne-LGDJ, 2013.

[6] Ruwen Ogien, La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale, La Musardine, 2007, p. 57.

[7] Ibid., p. 100.

[8] Ibid.

[9] Voir par exemple Rennes, 23 novembre 1903, D. P. 1905.2.69. Voir René Savatier, Traité de la responsabilité civile, 2e édition, tome 2, n° 534 ; Henri Fougerol, La figure humaine et le droit, thèse, Paris, 1913 ; Roger Nerson, Les droits extrapatrimoniaux, thèse, Lyon, 1930, n°s 74 et s. L’article 10 du code civil italien prohibait alors déjà l’« abus de l’image d’autrui ».

[10] Tribunal correctionnel, Grasse, 8 février 1950, Recueil Dalloz, 1950, p. 712, note Jean Carbonnier.

[11] Jean Carbonnier, Recueil Dalloz, 1950, p. 714.

[12] Conseil d’État, 22 juin 1951 (2 arrêts) : Daudignac  (1re espèce) – Fédération nationale des photographes-filmeurs (2è espèce), Recueil Dalloz, 1951, p. 589-593

[13] L’activité irrégulière de photographe-filmeur sur la voie publique est sanctionnée pénalement dans les conditions définies par l’article R. 644-3 du code pénal.

[14] Sur l’interprétation de ces dispositions par la Commission de la Carte d’identité des journalistes professionnels et par les juges, voir Philosophie juridique du journalisme. La liberté d’expression journalistique en Europe et en Amérique du Nord, Pascal Mbongo (dir.), Mare et Martin, 2011.

[15] David Rosenberg, Art Game Book. Histoire des Arts du XXe siècle, Assouline, 2003, p. 86.

[16] Ibid.

[17] Décret n° 82-883 (modifié) du 15 octobre 1982 portant création du Centre national des arts plastiques. Voir également l’arrêté du 19 décembre 1985 (modifié) portant création d’une commission consultative de la création artistique compétente en matière de photographie.

[18] Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, « Économies des droits d’auteur. IV – La photographie », Ministère de la culture et de la communication (DEPS), Culture études, 2007/7 – n°7. Article disponible en ligne à l’adresse:

http://www.cairn.info/revue-culture-etudes-2007-7-page-1.htm

[19] http://www.upp-auteurs.fr/actualites.php?actualite=689

Fête de la gastronomie – Goût de France (8e édition, 21-23 septembre 2018)

La Fête de la Gastronomie a été créée en 2011 dans le prolongement de l’inscription du repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’Unesco. Cette fête a été requalifiée en 2018 Goût de France.

Du « repas gastronomique des Français ». « En général, dit l’Etat, le repas gastronomique commence par un apéritif avec ensuite au moins quatre plats (entrée, poisson et/ou viande avec légumes, fromage et dessert) avant de se terminer par un digestif ». Ce repas a été inscrit en 2010 (5.COM) sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité (Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel).

« Le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes, tels que naissances, mariages, anniversaires, succès et retrouvailles. Il s’agit d’un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l’art du « bien manger » et du « bien boire ». Le repas gastronomique met l’accent sur le fait d’être bien ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain et les productions de la nature. Parmi ses composantes importantes figurent : le choix attentif des mets parmi un corpus de recettes qui ne cesse de s’enrichir ; l’achat de bons produits, de préférence locaux, dont les saveurs s’accordent bien ensemble ; le mariage entre mets et vins ; la décoration de la table ; et une gestuelle spécifique pendant la dégustation (humer et goûter ce qui est servi à table). Le repas gastronomique doit respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert. Des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pratique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier. Le repas gastronomique resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux. » (UNESCO).

© MFPCA 2009