Complainte sur la langue française. Le « jargon parlementaire » selon Louis Barthou, 1923.

Nombreux sont ceux qui se désolent de nos jours de l’affaiblissement et de l’appauvrissement de la langue parlée par les élites politiques françaises. La question n’a cependant pas encore été sérieusement décantée, d’une manière qui aille au-delà du stéréotype selon lequel « le niveau baisse » (*)(**)(***)(****) et dont les critères sont idéologiques ou arbitraires (1). Il faudrait plutôt regarder, par exemple : — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et l’industrie contemporaine des fautes d’orthographe, de grammaire, de syntaxe, de vocabulaire ; — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et la sociologie plus « démocratique » des élus politiques (dans un contexte où les parcours militants sont plus importants dans les investitures partisanes que des titres de notabilité) ; — la résonance sur la langue parlée et écrite par nos élites de la technique et de l’expertise caractéristiques des décisions publiques dans des sociétés complexes comme le sont les sociétés contemporaines. Même la question spécifique de l’éloquence politique demande à être historicisée (ce qui est depuis longtemps le cas de l’éloquence judiciaire), comme doit l’être toute pratique sociale.

La lecture de ce texte de Louis Barthou, extrait de son livre Le Politique, paru en 1923 (p. 79 et suiv.), accrédite ces réflexions : si Barthou a pu se lamenter il y a un siècle dans des termes comparables à des critiques d’aujourd’hui, et sachant que nous sommes portés à considérer son époque comme étant l’âge d’or de l’éloquence politique, c’est que le discours du « c’était mieux avant » est simpliste.

Les développements de Louis Barthou qui précèdent cet extrait ne vont pas moins dans le sens de cette conclusion. En proposant tout un ensemble de « préceptes » pour réussir un discours politique et parlementaire, l’Académicien dit en creux que les piètres orateurs sont alors nombreux dans les deux enceintes parlementaires. D’autre part, qui voudrait de nos jours appliquer certains des « préceptes » de Louis Barthou court le risque de passer pour ridicule, affecté ou verbeux, au grand plaisir railleur des humoristes, des médias audiovisuels et des réseaux sociaux.

L’Académie compte quatre membres au Parlement. Seraient-ils plus nombreux qu’ils auraient de la peine à enrayer la décadence du français dont la tribune, qui subit l’action extérieure, offre de trop pénibles symptômes. La guerre a bouleversé la langue plus qu’elle ne l’a enrichie, cette « vieille et admirable » langue dont Renan disait qu’on « ne la trouve pauvre que quand on ne la sait pas ». Au Parlement, on ne la sait pas moins qu’ailleurs, mais je crains bien qu’on ne la sache pas davantage. Les sénateurs et les députés apportent avec eux l’air, le ton et les mots du dehors : ils sont en tout des « représentants ». Aussi les audaces de la tribune ne sont pas d’hier. Il y a quelque vingt ans, un ministre, dont j’aime mieux oublier le nom, connut un jour de célébrité pour cette phrase, qui trahissait à la fois son indignation et la grammaire : « Nous vivons sous le régime de l’inexactitude de la position de la question. » M. Dufaure, qui depuis fut académicien, avait fait mieux : il avait, en 1848, laissé tomber de la tribune cette « pierre précieuse » que Victor Hugo a enchâssée, avec quelques autres du même prix, dans ses prodigieuses Choses Vues :

« Nous n’avons pas eu l’idée d’avoir la pensée de rien faire qui pût nous faire supposer l’intention d’avoir, du plus loin possible, la pensée de faire planer la souveraineté du fait dans les considérations qui militent en faveur de la souveraineté du droit. »

Je crois bien que c’est un modèle du genre, un modèle à ne pas suivre dans un genre qu’il ne faut pas imiter. Il y eut des Très bien ! Très bien !

Mais il peut arriver, par contre, que l’on connaisse un mauvais accueil pour une expression exacte :

« M. LÉON FAUCHER. — Les ouvriers réclament l’abrègement… »

L’Assemblée murmure. M. Faucher s’aperçoit qu’il parle français ; il se reprend et fait un quasi-barbarisme :

«… l’abréviation des heures de travail. »

L’Assemblée est satisfaite.

La contagion gagne les meilleurs. N’est-il pas arrivé à Victor Hugo de dire, de son propre aveu, à propos de la peine de mort : « Vous ou vos successeurs l’aboliront demain. »

Trente ans après, la décadence s’était accentuée.

Jacques Boulenger a consacré à « la Grande Pitié de la Langue Française » trois articles de L’Opinion (23 mars, 30 mars, 13 avril 1923), où il analyse avec beaucoup de force les déformations qu’elle a subies. Le Parlement y trouve son compte. M. Jacques Boulenger attribue la plupart de ces incorrections au désir, qu’avaient déjà les tribuns des premières assemblées révolutionnaires, de parler un langage noble et « habillé » pour entraîner la foule, à la façon des uniformes chamarrés qui exercent un prestige collectif. Cette appréciation n’est pas absolument vraie. Il y a, évidemment, des orateurs dont le jargon est fait de prétention et de solennité. Mais combien d’autres ne parlent que le français qu’ils savent, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas le français ! Victor Hugo ne pourrait pas ramasser aujourd’hui toutes les « pierres précieuses » qui tombent de la tribune : il n’y aurait plus des écrins assez grands pour les contenir. En voulez-vous quelques-unes ?

« Pour révolutionner la crise des denrées de remplacement déficitaires, il faut pratiquer un recours systématique à des modalités progressives de compartimentement et de contingentement. »

Un ministre parle :

« Vous me demandez d’envisager la question au point de vue de l’évasion possible de ce bétail. Je suis tout à fait d’avis que le gouvernement est disposé à mettre la main sur le bétail de façon qu’il ne puisse pas s’évader »

Quand le gouvernement met ainsi à mal la langue française, il ne faut pas s’étonner qu’un député propose « pour les incorporés un classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité réelle » ; ou qu’un autre dise : « J’insiste beaucoup pour que le Parlement prenne en considération les désirs que je formule, et qui tendent au maintien de l’état de choses actuel en ce qui concerne le maintien de la taxe de luxe » ; ou qu’on entende cette déclaration : « Ces faits ne forment pas une diversion et je ne chercherai pas dans un subterfuge un refuge commode ni un abri momentané. »

De tels exemples, recueillis par M. Jacques Boulenger, ne sont rien à côté de ce que l’avenir nous réserve. J’attends, pour ma part, cette phrase, inévitable :

« Je demande à ce que M. le ministre de l’Agriculture cause de suite au ministre du Commerce pour connexer et solutionner le contingentement et le compartimentement des blés. »

Qu’y faire ? Il y a des rappels au règlement : peut-on instituer des rappels à la langue ? C’est un vice-président de la Chambre qui a prononcé cette phrase :

« Il a paru difficile que les boissons ne soient pas également taxées… Il s’agissait de savoir si un effort ne doit pas leur être demandé. »

Quis custodiet ipsos custodes ?

(1) Cette référence sert souvent à se désoler de ce que les acteurs politiques ne font pas ce qui aurait les faveurs « décisionnistes » du locuteur. D’autre part, elle brasse souvent une vision théologique de la politique qui voudrait que chaque sujet fût l’occasion de convoquer de grands principes ou des élaborations théoriques, rien moins qu’une « vision », comme au temps de Jaurès ou de Clemenceau où il s’agissait de consolider la République, de créer des institutions libérales, d’amorcer l’Etat social, de prévenir ou préparer la guerre, etc. En troisième lieu, cette référence brasse souvent une nostalgie du « chef », du « leader charismatique », de « l’homme providentiel », soit des « qualités » qui sont généralement l’interface de crises graves (les IIIe et les IVe Républiques en ont davantage connues que la Ve République).

Apologie de la langue française. Hommage de René Viviani à Sarah Bernhardt (1914)

Sarah Bernhardt fut admise dans l’ordre de la Légion d’honneur le 8 janvier 1914. À 70 ans, tout de même. Afin de marquer l’événement, le journaliste et critique Adolphe Brisson organisa en son honneur le 27 février 1914, un Hommage des poètes. Le Tout-Paris assista à l’événement : « M. Jean Richepin, le général Florentin, grand chancelier de la Légion d’honneur, Mmes Paul Deschanel, Viviani, Delcassé, Klotz, René Renoult, Faure, J. Richepin ; M. Jacquier, sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts ; MM. Maurice Faure, Léon Bérard, anciens ministres ; M. et Mme Henri Lavedan, M. Paul Hervieu, M. Jules Lemaître, M. Brieux, de l’Académie française; les ministres du Portugal et du Brésil, le comte Primoli, des littérateurs, des artistes, l’élite du Paris intellectuel… ». Entre deux musiques de scène, des poètes défilèrent afin de dire des poèmes originaux en hommage. Des comédiens ne jouèrent pas moins des extraits de pièces interprétées par Sarah Bernhardt. Cette sauterie fut inaugurée par un discours de René Viviani, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts, et de Jean Richepin de l’Académie française sur les services rendus à la langue française par la grande comédienne.

Discours de René Viviani

Mesdames, Messieurs,

Le décret qui portait nomination de Mme Sarah Bernhardt dans l’ordre de la Légion d’honneur contenait naturellement, pour la justification de sa légalité, la signature de M. le président de la République et la mienne. Je dois dire que si ces deux signatures se sont trouvées aisément réunies, c’est parce qu’une ancienne préméditation présidait depuis longtemps à leur rencontre. En effet, au mois de -décembre dernier, exactement au cours d’un banquet où nous fêtions ensemble le cinquantenaire de l’Ecole des Beaux-Arts, comme j’étais assis auprès de M. le président de la République, je m’ouvris à lui de l’ardent désir qui m’animait de présenter à la Grande Chancellerie une candidature aimée. Non seulement M. le président de la République a encouragé mon initiative, mais il s’y est associé, et je l’ai entendu, parlant de vous, un jour, devant moi, Madame, se faire avec une émotion contenue l’incomparable avocat de votre noble cause.

Je n’accomplis donc qu’un acte de justice en me retournant, dès mes premières paroles, vers le chef de l’Etat qui, ne pouvant assister à cette fête, s’y est si gracieusement associé (Applaudissements.), en me retournant vers lui, pour lui apporter nos remerciements émus, nos saluts respectueux, pour m’incliner aussi devant le grand homme de lettres dont toute la vie atteste qu’il n’est pas vrai que la politique soit une maîtresse jalouse capable de détourner nos cœurs et nos esprits du culte de la beauté. (Applaudissements.)

Et maintenant, Madame, voulez-vous me permettre de vous dire que si j’ai éprouvé une grande fierté, si je bénis la fortune heureuse qui m’a permis, en attachant mon nom au vôtre, presque en me cachant derrière, de détourner à mon profit un peu de votre gloire, tout de même vous m’avez donné un cruel embarras ?

Un ministre ne remplit pas sa tâche tout entière lorsqu’il transmet à la Grande Chancellerie le dossier d’un candidat. Il faut encore qu’il y inscrive les titres dont ce candidat sera paré et par lesquels il sera défendu au jour de l’épreuve. Or, combien de lignes aurais-je dû inscrire dans les colonnes du Journal Officiel si j’avais voulu rappeler, dans leur noblesse et dans leur ampleur, tous les services que vous avez rendus à l’art et, à travers l’art, à la France. (Applaudissements.)

Voulez-vous m’autoriser, Madame, à dépouiller publiquement votre dossier et à faire connaître, sous une forme très laconique, les deux seuls titres que j’ai invoqués pour vous ? Voici, puisque, paraît-il, vous deviez être présentée, comment vous avez été présentée :

« Mme Sarah Bernhardt, infirmière des ambulances militaires pendant la guerre de 1870. » (Vifs applaudissements.)

« Mme Sarah Bernhardt a répandu la langue française dans le monde entier. » (Vifs applaudissements.)

Si j’ai fait, Madame, se rejoindre ces deux faits dissemblables, si j’ai renoué, pour ainsi ; dire, deux moments de votre vie, c’est parce qu’il m’a plu de montrer, à la lueur d’une glorieuse synthèse, que le génie trouve presque toujours sa source dans la bonté.

Ainsi, à l’heure où se levait votre jeunesse enchantée, déjà saluée par cette gloire qui vous fut toujours une compagne fidèle, un jour vous vous êtes écartée des fictions du théâtre, vous vous êtes rapprochée de la réalité, vous vous êtes penchée sur les vaincus, vous avez pleuré sur leurs misères et vous avez saigné de leurs blessures. Et puis, le grand devoir accompli, comme toutes les Françaises, comme tous les Français le feront, vous avez repris votre route vers le labeur. C’est alors que vous avez émerveillé cette capitale universelle du goût. C’est alors que vous avez entrepris à travers la France, à travers le monde, ces pèlerinages artistiques dont chacun fut pour vous un triomphe, dont chacun fut un succès et un profit moral pour notre pays.

Vous avez répandu dans le monde entier la langue française, c’est-à-dire que vous avez fait resplendir ce pur joyau qui, depuis des siècles, est façonné par des ouvriers immortels, c’est-à-dire que vous en avez fait éclater les richesses devant l’étranger, que vous avez fait apparaître devant eux toutes ses facettes étincelantes. Vous avez répandu dans le monde entier la langue française, c’est-à-dire qu’à travers elle vous avez fait aimer les nobles idées dont elle est le symbole, tandis que de votre, voix inimitable vous faisiez retentir la musique qui est pour ainsi dire cachée dans chacun de ses mots. (Applaudissements.)

Il y a longtemps, Madame, qu’un jour, en vous entendant, j’ai appris, sous l’action de votre voix, à méconnaître la formule au nom de laquelle on proclame que la musique commence où la parole finit. La musique commence où la parole finit ! Certes, je ne suis pas là pour m’élever contre la musique : ce ne serait ni le jour, ni le lieu ; je risquerais de provoquer un mouvement de grève dans une partie, du Conservatoire, et puis je ne peux pas oublier que parmi les quatre théâtres subventionnés qui sont remis à ma garde, il en est deux qui sont subventionnés au titre lyrique. D’ailleurs, je dois payer ma dette de gratitude à la musique, celle que contractent tous les hommes qui, au terme d’une rude journée de labeur, ont trouvé, dans les joies dont elle dispose, l’émerveillement de l’esprit et quelquefois le repos du cœur. Mais quelle délicatesse et quelle ardente musique, vous le savez bien, Madame, mieux que moi, jaillit de notre langue lorsque les images et les rimes ont été frappées par de grands poètes et par de grands écrivains. N’est-ce pas le bruit d’une armure froissée dans la bataille qui résonne, — je vous demande pardon, même vis-à-vis de vous, je revendique la liberté de mes opinions, — qui résonne à certaines… tragédies de Corneille ? (Applaudissements.)

Et cette même langue, lorsqu’elle parle par notre Racine, n’est-elle pas une musique ineffable, nuancée de tons les sentiments qui se soulèvent dans le cœur humain ? Avec Rousseau, le plus grand poète de la prose, se sont incorporées à la langue française toutes les symphonies triomphales de la nature. Et, au début du dix-neuvième siècle, lorsque se fut apaisé le grand tumulte militaire qui, pendant vingt-cinq ans, avait tout recouvert du bruit de ses fanfares, à quelle musique est-ce que nos pères ont prêté l’oreille ? Ecoutez. C’est la clameur du vent et le murmure des flots rythmés avec Chateaubriand ; c’est le chant plaintif qui s’élève des bords du lac où rêva Lamartine ; c’est la même langue qui, avec Victor Hugo, retentit comme le tonnerre après nous avoir éblouis comme la foudre. (Applaudissements.)

Ah ! vous applaudissez ! Ce n’est pas moi que vous applaudissez, c’est cette langue admirable, langue de la poésie et du droit, de la science et des lettres, de la philosophie, de la diplomatie, langue capable d’ajouter à la parure de la chimère en même temps qu’à la précision de la réalité. (Applaudissements.)

Tout ce qu’elle roule en elle depuis cinq siècles, tout ce qu’elle entraîne avec elle comme un grand fleuve sonore et éclatant, qui respecterait ses digues, toutes ces richesses anciennes, toutes ces richesses qui se renouvellent, tout cela devant des foules extasiées et terrifiées, Vous l’avez jeté, Madame, de votre voix mélodieuse et grave, courroucée ou attendrie, tragique ou câline, vous l’avez jeté de cette voix d’or inimitable, Vous qui fûtes la plus farouche des Phèdre, la plus douloureuse des Hermione, la plus tendre des Bérénice; vous qui, en même temps que vous étiez la plus passionnée des amantes d’Hernani, avez dessiné devant vous la pure, la fine, la mélancolique silhouette de Maria de Neubourg, au même instant où, par amour pour Hamlet, sans doute, vous vous apprêtiez à faire resplendir sur le front tragique de Lorenzaccio le sublime conflit de la pensée et de l’action. (Applaudissements.)

D’ailleurs, si, comme une souveraine qui se promène dans ses Etats, vous vous êtes promenée à travers le monde, si vous avez soulevé l’admiration du monde, ce n’est pas uniquement parce qu’il a frissonné aux accents de votre voix. Vous avez représenté les plus grands personnages de la littérature et de l’histoire, pour cela vous les avez haussés jusqu’à vous. Et c’est cette action continue, c’est cette émotion qui provient à la fois du mouvement et de l’immobilité, ce sont ces yeux qui rayonnent ou qui s’éteignent, ce sont ces lèvres qui frémissent, ce sont ces silences tragiques où, lorsque la parole s’arrête, votre grande âme, comme un instrument qu’on ne peut pas briser, continue à palpiter, c’est par tout cela, Madame, que vous nous avez tous conquis. (Vifs applaudissements.)

D’ailleurs, c’est le fait unique du génie de rassembler dans des sentiments identiques ceux que la vie sépare, et les pauvres et les riches, et les êtres dotés d’une haute culture et ceux qui en sont déshérités, mais qui trouvent dans les traditions de notre race l’amour, le culte et le goût de la beauté.

Vous avez conquis l’élite et vous avez conquis la foule. Vous avez conquis l’élite quelquefois sceptique, je puis le dire, quoiqu’elle ait ici de nombreux et de gracieux représentants, l’élite rebelle quelquefois à l’émotion et que j’accuserais volontiers de laisser s’atténuer, sous le poids d’une haute culture, les facultés admiratives de l’être. Et vous avez conquis la foule, cette foule qui, tous les soirs, Madame, vous regarde avec des larmes dans les yeux; cette foule pour laquelle une fiction de théâtre est la récompense d’une semaine de labeur; cette foule qui, loyalement toujours, se donne tout entière; cette foule qui n’est pas là, ce soir, présente dans cette salle, dans cette salle où s’entrecroisent tous les feux de la lumière, de la jeunesse et de la beauté, mais dont la pensée vous accompagne et qui, parce qu’elle a reçu de vous des émotions la fois douces et puissantes, vous garde, vous le savez bien, un éternel et un reconnaissant souvenir.

J’ai fini, Madame. Il ne me reste plus qu’à saluer en vous l’art immortel et souverain, celui dont vous servez la grandeur depuis tant d’années par un labeur obstiné qui a multiplié les dons de votre noble nature.

Je le salue aussi, cet art, ici, dans son centre ordinaire, dans cette salle coquette, trop petite pour rassembler tous vos admirateurs, où tout à l’heure nous fûmes reçus avec une affabilité touchante, et par M. Adolphe Brisson, et par la femme d’élite qui, une fois de plus, par l’organisation de cette fête splendide, a montré que les grandes pensées viennent du coeur. (Vifs applaudissements.)

Et je salue à travers vous les poètes et les écrivains, les auteurs, les artistes glorieux qui forment autour de vous un cortège fraternel assez rapproché de vous pour que vous sentiez venir la chaleur de leur affection, assez éloigné aussi pour que, comme il convient, vous apparaissiez en pleine lumière, isolée sur votre piédestal en cette journée à la fois exquise et mémorable, en cette journée, Madame, qui n’appartient qu’à vous. (Longs applaudissements.)

Discours de Jean Richepin

Monsieur le ministre,

Je suis, à la fois, extrêmement ému, troublé, plein de fierté et plein de joie, en essayant de remplir la tâche qui n’est plus une tâche, mais qui est devenue véritablement une volupté par les émotions que vous venez de me faire ressentir. Je viens simplement vous dire merci, au nom d’abord de mes frères, les poètes, qui vont tout à l’heure mettre aux pieds de Mme Sarah Bernhardt leurs hommages comme s’ils les offraient à notre Muse vivante. (Applaudissements.)

Je vous dirai merci en même temps au nom des artistes qui vont interpréter ces hommages devant la reine de leur art, et, en même temps, au nom de l’Université des Annales, où cette reine du théâtre vient de se révéler l’impératrice de la conférence. (Vifs applaudissements.)

Je vous remercierai aussi et surtout au nom de toutes ses admiratrices, de tous ses admirateurs, non seulement présents dans cette salle, mais répandus dans Paris, dans la France, dans le monde entier. (Applaudissements.)

Je vous remercierai encore, Monsieur le ministre, non seulement du beau geste que vous avez fait, du noble et généreux geste auquel a voulu s’associer M. le président de la République, d’avoir enfin, à toutes les fleurs qui ferment le bouquet de la gloire de Sarah Bernhardt, ajouté la seule petite fleur qui lui manquait, à laquelle elle tenait par-dessus tout, cette fleur où on voit le rouge de toutes les passions qu’elle a fait saigner en jouant nos grands auteurs s’unir à la lumière étincelante, éblouissante de l’étoile de son pays. (Vifs applaudissements.)

Vous me permettrez, en quelques mots très brefs, de vous remercier particulièrement de quelque chose qui vaut presque plus que votre geste : c’est du commentaire dont vous venez de le souligner, c’est de cet admirable discours où nous autres, tous, ici, les artistes, les orateurs, les poètes, nous avons pu prendre une leçon de celui qui est vraiment le grand-maître de l’Université française. (Vifs applaudissements.) Car si nous savions déjà la plupart des raisons que vous avez données, il en est une qu’aucun de nous n’avait su trouver. Oui, il est vrai que Sarah Bernhardt, par la seule vertu de sa voix, a répandu notre influence, notre action, notre gloire. Je l’avais remarqué plusieurs fois, en passant dans des pays où j’arrivais sur ses traces glorieuses, après elle… Je voyais des gens qui m’en parlaient avec enthousiasme, en me disant :

— Je ne sais pas le français ; mais, quand elle parle, il me semble que je sens passer l’âme de la France ! (Applaudissements.)

C’est précisément cela que vous avez dit : Sarah Bernhardt colporte dans l’univers, non pas uniquement l’idée, la pensée, le cerveau de la France, mais la musique de notre langue, cette musique que souvent on lui conteste. On compare la langue française à d’autres langues plus rudes ou plus sonores, qui ont des consonnes plus accentuées, plus violentes, ou des voyelles plus chantantes, plus musicales. Non ! la nôtre, sur les lèvres de la grande artiste, a toutes ces voyelles, elle a toutes ces consonnes, et elle a en plus la douceur, la finesse, la fluidité de notre ciel. La musique de notre langue est pareille au ciel de France, et la seule voix qui l’ait partout répandue, c’est la voix de Sarah Bernhardt. J’arrêterai là ce remerciement qui ne veut pas être un discours, qui, d’ailleurs, ne le pourrait pas et n’essaiera pas de l’être après vous, Monsieur le ministre. J’arrêterai ce remerciement en laissant la place et la parole à mes frères les poètes, à nos autres frères les artistes. C’est la seule voix qu’il faille entendre ici après la vôtre, la seule voix capable d’honorer une femme qui est à la fois un être de génie et de cœur, un être de légende et de rêve. Que de poètes rêveront sur elle, écriront des drames, des vers, des odes sur elle ! Ce sont eux qui doivent la célébrer, puisqu’elle a été l’incarnation de ce qu’il y a de plus doux au monde : le doux parler de notre douce France. (Longs applaudissements.)

Langue française. Histoire. Les décrets de la Convention et les rapports de Barère et de l’abbé Grégoire

Le Rapport du Comité de salut public sur les idiomes est présenté par Barère devant la Convention le 27 janvier 1794 dans le cadre de la discussion du décret du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) qui a prévu de faire établir dans chaque commune des instituteurs chargés d’enseigner le français. « Parmi les idiomes anciens, welches, gascons, celtiques, wisigoths, phocéens ou orientaux, soutient Barère, qui forment quelques nuances dans les communications des divers citoyens et des pays formant le territoire de la République, nous avons observé (et les rapports des représentants se réunissent sur ce point avec ceux des divers agents envoyés dans les départements) que l’idiome appelé bas-breton, l’idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France ».

Le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française est présenté à la Convention nationale le 4 juin 1794 par l’abbé Grégoire en prologue de la discussion de la future loi du 2 thermidor an II (20 juillet 1794). Ce rapport est au fond assez ressemblant de celui de Barère par ses développements particulièrement acrimonieux à l’égard d’« idiomes » jugés médiocres au plan plastique et intellectuel, par sa justification du projet d’universalisation de la langue française par le refus du « fédéralisme », par l’ambition d’une République « une et indivisible », par son aspiration à voir la langue française devenir une « langue universelle, [parce que] langue des peuples », selon la formule de Barère.

 

Langue française. Histoire. Joseph de Mourcin et les Serments de Strasbourg (842)

Les Serments de Strasbourg sont le premier texte connu en roman, ce dernier étant analysé comme étant l’ancêtre du français. « À peine issue du latin au IXe siècle, peut-on désormais lire couramment, la langue française fut écrite, dans un contexte éminent et à des fins politiques (Serments de Strasbourg, 842) ; c’est singulièrement tôt. Un petit-fils de Charlemagne, prince diplomate, guerrier latiniste, eut l’idée de son usage écrit ; Nithard est l’inventeur de la langue française. Il en fut aussi le premier écrivain : la littérature en français est née de son chagrin. L’essor du français et de ses Lettres doit donc beaucoup à Nithard, envers qui les siècles se sont montrés ingrats avec constance » (Bernard Cerquiglini, L’Invention de Nithard, Editions de minuit, 2018).

Bien que cette présentation soit discutée par des linguistes, des historiens et des historiens du droit, elle rend néanmoins compte de ce que ce document a quitté depuis quelques années la littérature savante (notamment l’historiographie de la langue française) pour faire partie de la mémoire de la langue française, voire de la culture générale. Ce cheminement doit notamment à Joseph de Mourcin (1784-1856), un authentique savant périgourdin. Bien que docteur en droit, c’est plutôt en tant qu’helléniste que de Mourcin fut consacré par ses pairs et ses contemporains. Le juriste et helléniste s’est avisé de ce que les Serments de Strasbourg  semblaient ne pas être connus des acteurs de la discussion linguistique sous la Révolution, le Consulat et l’Empire. Aussi leur consacra-t-il une étude  en 1815 une étude qui aida à leur « visibilisation ». A partir de l’œuvre de Nithard, il en proposa une traduction en français, avec des notes grammaticales et critiques, des observations sur les langues romane et francique.

« Depuis la renaissance des lettres, écrit-il, plusieurs savants se sont livrés avec succès à l’étude du moyen âge ; mais, toujours occupés des monuments latins, presque tous ont dédaigné le langage rustique (lingua rustica velromana), que nos pères ont parlé pendant plus de huit siècles, et qu’on doit regarder comme le passage de la langue de Virgile à celle de Racine et de Fénelon. À peine quelques hommes ont daigné le suivre dans ses changements continuels ; aussi on voit les autres errer à chaque pas, soit qu’ils veuillent traduire ce langage qu’ils n’entendent point, soit qu’ils traitent de l’origine de notre langue actuelle ou de sa grammaire.

Je n’entrerai point ici dans de longs détails pour prouver son utilité ; les esprits sages savent l’apprécier : je me bornerai à faire connaître d’une manière exacte le plus ancien monument que nous ayons dans cette langue : je veux parler des serments que Louis-le-Germanique et l’armée de Charles-le-Chauve prêtèrent à Strasbourg en 842. Les mêmes serments furent faits en langue francique par Charles et l’armée de Louis. Je les rapporterai aussi : ils me serviront à expliquer les premiers, dont ils ne sont que la copie. D’ailleurs, comme les uns et les autres ont toujours été mal lus et mal entendus, je crois utile de remettre, autant qu’il sera possible, dans son intégrité cet ancien et précieux monument (1).

Publié par Bodin en 1578, ce fragment de notre ancienne littérature a été cité et commenté depuis par un grand nombre de savants. Fréher est le premier qui en a donné une dissertation ; elle parut au commencement du XVIIe siècle, et se trouve dans le Rerum germanicarum aliquot Scriptores. C’est la seule qu’on puisse citer jusqu’à l’année 1751, que Bonamy fit de ces serments le sujet d’un long et intéressant mémoire ; mais peu familiarisé avec les principes de la langue romane, cet académicien distingué n’a pas même su toujours profiter des leçons de ceux qui l’avaient précédé.

J’ai donc cru pouvoir remettre l’ouvrage sur le métier ; j’ai revu le manuscrit, je l’ai collationné avec grand soin , et y après en avoir fait la traduction, j’ai donné la valeur, la prononciation et l’étymologie de chaque mot ; ce qui m’a conduit à plusieurs règles générales sur la grammaire et la formation de notre vieux langage. J’ai été souvent minutieux ; mais j’ai dû l’être pour combattre l’erreur, et j’ose espérer que ce faible travail ne sera pas sans utilité.

Je saisis cette occasion pour témoigner ma reconnaissance à messieurs les conservateurs de la Bibliothèque du Roi, qui ont bien voulu me confier avec la plus grande obligeance les ouvrages dont j’avois besoin. Je dois aussi des remerciements à mon savant confrère M. de Roquefort, pour avoir bien voulu mettre à ma disposition la planche du spécimen dont il avait orné son glossaire, et me permettre d’y faire les changements que je croyais convenables.

(…)

Poussé par l’ambition, l’empereur Lothaire cherchait tous les moyens de déposséder ses frères et d’accroître son autorité, lorsque Charles, roi de France, et Louis, roi de Germanie, sentirent enfin la nécessité de se liguer contre leur ennemi commun. Ils gagnèrent sur lui la célèbre bataille de Fontenay ; mais, comme ils usèrent avec trop de modération de la victoire, il ne perdit pas de vue ses projets ; il se disposait encore à les attaquer. C’est alors qu’ils crurent devoir cimenter leur alliance.

Après avoir opéré leur jonction à Strasbourg, ils se promirent mutuellement de rester étroitement unis, et d’employer toutes leurs forces contre Lothaire: mais afin que les peuples ne doutassent pas de la sincérité de cette union, et pour avoir eux-mêmes moins de moyens de rompre leur alliance, ils résolurent de se prêter serment en présence de l’armée. D’abord chacun d’eux harangue ses soldats, leur expose ses griefs contre Lothaire, et les motifs de l’alliance qu’il va contracter ; ensuite il leur déclare que si jamais, ce qui à Dieu ne plaise, il violait sa promesse, il les absout de la foi et de l’obéissance qu’ils lui ont jurées. Ces discours finis, ils font leur serment, Louis en langue romane, pour être entendu des sujets de Charles, et Charles en langue francique pour l’être de ceux de Louis ».

*

(1) Nithard nous a conservé ces serments dans les deux langues. Malheureusement on ne les trouve que dans un seul manuscrit. Ce manuscrit est à la Bibliothèque du Roi, sous le n° 1964. Jadis il faisait partie de celle du Vatican. Le n° 419 n’est qu’une copie de celui-ci, faite dans le XVe siècle. La place des serments y est laissée en blanc.

Référence : Serments prêtés à Strasbourg en 842 par Charles-le-Chauve, Louis-le-Germanique, et leurs armées respectives . Extraits de Nithard, manusc. de la Bibl. du Roi, n° 1964 ; traduits en françois, avec des notes grammaticales et critiques, des observations sur les langues romane et francique, et un specimen du manuscrit, par M. de Mourcin, Paris, Didot l’aîné, 1815.

 

 

 

Chose lue. Florian Cafiero, Jean-Baptiste Camps : « Affaires de style : du cas Molière à l’affaire Grégory, la stylométrie mène l’enquête », Le Robert, 2022.

En passant au crible les textes et leurs styles, linguistes et statisticiens mènent l’enquête grâce à la stylométrie. Cette méthode d’investigation révolutionnaire qui prend ses sources chez les scribes de Galilée, s’est solidifiée il y a plus d’un demi-siècle dans les couloirs de Harvard avant d’arriver dans nos tribunaux. L’objectif ? Identifier qui se cache derrière n’importe quel texte.
De César à Shakespeare, en passant par les complotistes de l’affaire QAnon, Elena Ferrante ou encore le corbeau de l’affaire Grégory, la stylométrie n’épargne rien ni personne… au point d’élucider certains des plus vieux cold cases et mystères de l’histoire. Pour le meilleur – et pour le pire ?

CHAPITRE 1
La stylométrie au service des plus vieux cold cases de l’histoire
 

  • L’affaire de la Bible
  • L’affaire Homère

CHAPITRE 2
En quête des auteurs disparus 

  • L’affaire César
  • L’affaire des troubadours et des trouvères
  • L’affaire Chrétien de Troyes
  • L’affaire du Roman de la Rose

CHAPITRE 3
De Shakespeare à Molière : la malédiction des comédiens poètes

  • L’affaire Shakespeare
  • L’affaire Molière

CHAPITRE 4
Le masque et la plume.

  • Bienvenue chez les AA
  • L’affaire Emily Brontë
  • L’affaire Colette
  • L’affaire Elena Ferrante

CHAPITRE 5
American crime stories

  • L’affaire Unabomber
  • L’affaire Charlene Hummert

CHAPITRE 6
Le style sur le banc des accusés 

L’affaire Kurt Cobain
L’affaire QAnon
L’affaire Grégory
L’affaire « OMAR M’A TUER »

Apologies de la langue française. Jules Simon, Une séance du Dictionnaire, 6 octobre 1901.

L’ACADÉMIE met ordinairement vingt ans à faire une édition de son Dictionnaire. Ce n’est pas beaucoup. La langue, en vingt ans, ne se modifie que très peu. Généralement, on abandonne l’Académie à elle-même pendant qu’elle fait son travail. Il me semble qu’un peu de collaboration venant de dehors lui serait fort utile. Elle vient, dans sa dernière séance, de repousser le mot actuaire, que les économistes lui proposaient. J’ai tremblé un moment pour le mot adduction, qu’on accusait d’être trop technique. La Compagnie approche du mot altruisme. Je désire beaucoup qu’il ne soit pas admis. Les philosophes paraissent le trouver nécessaire. Ne pourrait-on pas, avant la discussion, en causer tout tranquillement en public ?

Altruisme ! Vous vous demandez à quelle langue ce mot appartient. C’est justement la question ; il s’agit de savoir s’il appartiendra, oui ou non, à la langue française.

Il faut d’abord vous dire que les mots ont, comme les hommes, leurs amis et leurs ennemis.

Royer-Collard avait en horreur le mot base, employé dans le sens de fonder :

— Un raisonnement basé sur une erreur…

C’était un puriste. On en avait fait un professeur sur le tard ; mais il avait été un lettré toute sa vie. Un jour que M. Cousin et M. Patin discutaient longuement, à l’Académie, sur le texte d’un vers latin, M. Royer Collard accoucha de deux vers français, les seuls qu’il ait faits de sa vie. Il écoutait depuis une demi-heure les deux belligérants, le menton appuyé sut sa canne, quand il se redressa tout à coup et prononça ces deux vers en faisant tournoyer sa canne entre ses doigts:

Monsieur Cousin, monsieur Patin

Sont deux qui savent le latin…

Ces deux vers ne sont pas de premier ordre ; mais je n’étonnerai aucun humaniste en disant que celui qui les a faits savait évidemment le latin. Ce latiniste de Royer-Collard ne voulut jamais permettre que ce mot base fît partie de la langue française.

Léon Say nous a confié, à la tribune du Sénat, qu’il ne peut pas souffrir le mot éminent. Le mot est français ; mais on en fait un abus insupportable. Si vous voulez agacer profondément M. Léon Say, appelez-le un économiste éminent, un homme d’état éminent.

Buffet en veut avec raison au mot agissement, qui n’est ni français, ni utile, ni agréable.

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Après ces exemples illustres, je peux bien avouer que j’ai le mot altruisme en aversion. Il n’est pas français ; mais ce sont des Français, évidemment mauvais citoyens, qui l’emploient. Ils font ce qu’ils peuvent pour dénaturer et déshonorer la langue nationale.

Vous me direz que le mot est. bien peu connu, bien peu répandu. J’en conviens. II n’est employé, jusqu’ici, que par les philosophes. S’ils le mettaient seulement dans leurs ouvrages de métaphysique, je m’en consolerais peut-être. Et d’abord, je n’en saurais rien, ni vous non plus. Mais ils le mettent dans leurs articles, qui sont plus lus par les gens du monde, et dans leurs manuels, qui sont appris par cœur par les jeunes candidats à la dignité de bachelier. Qui vous dit qu’un candidat ne se servira jamais du mot d’altruisme après avoir été examiné sur l’altruisme en pleine Sorbonne ? Il ne faut pas s’endormir dans une situation pareille.

On entend, par altruisme, la disposition d’un homme qui veut du bien à ses semblables, et se sent ou se croit capable de préférer leurs intérêts aux siens propres. C’est l’antipode et la contrepartie du mot égoïsme, qui est détestable, et dont nous jouissons depuis longtemps. égoïsme, altruisme : amour de soi, amour des autres. Les inventeurs de l’altruisme ont cru rendre service à la langue par la création d’un mot symétrique. Il n’est pas tout à fait symétrique, car, par altruisme, ils entendent une qualité, et non pas un défaut opposé au défaut de l’égoïsme.

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D’ailleurs, la symétrie ne me touche guère. Sans être fou des jardins anglais, je les préfère aux jardins français, avec leurs allées au cordeau et leurs ifs taillés en pyramide. Et puis, altruisme, voyez donc quelle harmonie ! Cela déchire l’oreille. Je ne sais pas si la formation est exacte, et si altruisme vient légitimement d’alter. Égoïsme, au moins, n’est pas contestable ; c’est quelque chose.

Mais ce qui condamne irrévocablement l’altruisme et tous ceux qui emploient ce mot barbare, c’est qu’il a été créé et imaginé sans aucune nécessité et aucune utilité. La chose qu’il prétend exprimer existait avant lui ; elle ‘était connue, étudiée, décrite avant lui. C’est le sentiment le plus respectable de la nature humaine. Descartes et Bossuet l’appelaient bienveillance, à la satisfaction universelle. On l’appelait aussi quelquefois la charité, et c’était un très beau mot, qui rappelait l’amour divin et les grâces, tout en s’appliquant tout particulièrement à l’amour des hommes pour leurs semblables. Il avait un avantage important : celui d’être connu et employé depuis l’origine de la langue.

La langue française est comme une société choisie, ayant ses mœurs, ses habitudes, ses relations, dans laquelle on n’est admis qu’après une longue candidature, et en montrant patte blanche. Il faut, pour y pénétrer, être consacré par l’Académie et inséré dans le Dictionnaire. Beaucoup de mots ont mis un siècle à se faire accepter et classer. Ils ont d’abord été dans la bouche des gens de peu : pure les lettrés, en belle humeur, en ont tiré de jolis effets. Je citerai, par exemple, le passage des Misérables où Gavroche, après avoir péché un morceau de pain détrempé dans le bassin du Luxembourg, le donne à son petit frère en disant avec tendresse :

— Colle-toi ça dans le fusil.

C’est charmant ; mais il aurait fallu voir la colère de Victor Hugo si on lui avait proposé d’introduire fusil dans le Dictionnaire avec cette signification.

Le mot passe donc, à titre de singularité, à titre de plaisanterie, dans la langue des gavroches. Une fois là, il fait insensiblement des progrès ; on le dit sérieusement, simplement, couramment, et, un beau jour, quelque membre de la Commission du Dictionnaire, voulant se montrer ami du progrès et dégagé de tout préjugé, propose de le faire recevoir dans la langue de Corneille et de Molière. Le mot, s’il pouvait parler, ne trouverait pas qu’il a payé trop cher une telle gloire par un stage de cent ans.

J’aime à croire que, dans cent ans d’ici, le mot altruisme et les mots de cette catégorie, au lieu de faire des progrès, auront disparu, même du souvenir, et qu’on en parlera comme d’une invasion de barbarisme, qui a sévi dans les dernières années du dix-neuvième siècle. Ce qui justifie mon espérance, c’est que Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, qui ont ouvert de nouvelles voies à la poésie, se sont contentés de la langue du seizième, du dix-septième, du dix-huitième siècles ; c’est que les pensées les plus audacieuses sont exprimées tous les jours par les plus grands écrivains dans le style le plus correct.

Préservez-nous, mon Dieu, de l’altruisme, du réalisme, du positivisme, du collectivisme, du prosaïsme et de tous les mots en isme, à l’exception de deux mots qui sont sacrés : le spiritualisme et le patriotisme !