Un coup d’État peut-il être légitime ?

Le coup d’Etat intervenu le 30 août 2023 fait entrer le Gabon dans une longue période d’incertitude institutionnelle compte tenu des difficultés importantes de fabrique de la démocratie qu’il va devoir surmonter.

Un coup d’Etat est un acte illégal. Puisqu’il s’agit toujours d’un accès à la fonction suprême du pouvoir d’état en dehors des formes constitutionnelles. Toutefois, les juristes conviennent de ce que des actes illégaux peuvent être jugés légitimes dans certains cas et sous certaines conditions que les droits pénaux des Etats qualifient de « légitime défense » ou d’« état de nécessité ». Cela ne vaut donc pas moins pour un coup d’Etat qui peut se justifier très exceptionnellement s’il met fin à l’oppression exercée par les gouvernants sur le peuple ou s’il prévient ou annihile une fraude à la Constitution pratiquée par les détenteurs du pouvoir afin de se maintenir au pouvoir.

Légitime défense et état de nécessité

Le coup d’Etat pose néanmoins une double et redoutable difficulté intellectuelle et politique. Mutatis mutandis, lorsque le voleur d’une pomme se prévaut de l’état de nécessité tenant à ce qu’il mourait de faim, cet Etat de nécessité est évalué par des tiers, les juges devant lequel le voleur est déféré. De la même manière, lorsqu’un policier tire mortellement sur un individu armé se dirigeant vers lui, c’est à des juges qu’il revient de dire si le policier était ou non en situation de légitime défense. Or, il n’existe pas de tiers impartial pour dire que tel ou tel coup d’Etat était légitime à la lumière des arguments et des pièces produits par ceux qui l’ont fomenté. Dans le langage de la philosophie politique et du droit constitutionnel, on dira que les auteurs d’un coup d’Etat ont la « compétence de la compétence » pour statuer sur la légitimité de leur propre action.

Les organisations internationales, l’Union Africaine entre autres, ne sont pas et ne peuvent pas être le tiers impartial qui dit si un coup d’Etat est légitime ou non. Et elles en apportent la preuve à leur corps défendant puisqu’elles condamnent systématiquement les coups d’Etat et avec des arguments qui ont leurs limites. Ces organisations condamnent systématiquement les coups d’état au nom d’un motif qui leur est propre, à savoir la « préservation de la paix et de la stabilité » internationales ou régionales. Quant au motif de condamnation systématique des coups d’état tenant au « nécessaire respect de l’ordre constitutionnel », il ne fait pas cas de ce que cet ordre constitutionnel peut avoir été bafoué outrageusement et par toutes sortes de vilénies par le pouvoir déchu.

Fair play constitutionnel

Le coup d’Etat pose une deuxième difficulté. Même en admettant qu’un coup d’état donné soit a priori légitime, rien ne garantit que ceux qui l’ont fait ne vont pas vouloir rester au pouvoir et qu’ils s’obligeront à une sorte de flair play constitutionnel. Ce dernier définit celles des manières d’agir des gouvernants qui ne sont pas prévues par les textes mais auxquelles ils doivent se conformer afin que le système démocratique fonctionne conformément à ses principes ou, s’agissant des auteurs d’un coup d’état, afin de démontrer leur éthos de démocrates.

Or, rien ne garantit que les auteurs d’un coup d’Etat vont vouloir construire immédiatement un ordre constitutionnel et un système électoral sincèrement démocratiques. Cette garantie manque pour deux raisons au moins. En premier lieu, les auteurs d’un coup d’état peuvent redouter pour leur propre vie et quiétude s’ils venaient à quitter le pouvoir assez tôt. Après tout, il n’est pas impossible que le pouvoir qui viendrait après eux décide de faire poursuivre pénalement les auteurs du coup d’Etat. En deuxième lieu, construire un ordre constitutionnel et un système électoral sincèrement démocratiques dans certains pays n’est pas une mince affaire. Cela est spécialement vrai en Afrique, où beaucoup croient qu’il suffit pour cela d’avoir rédigé une Constitution et des lois électorales supposément et magiquement « bonnes ».

Défis de la transition

Un système constitutionnel et politique démocratique articule en réalité deux choses, au moins. Il suppose en premier lieu un appareil normatif pertinent d’un point de vue anthropologique, parce qu’il tiendrait compte de ce qu’« il est dans l’ordre des choses que tout individu qui a du pouvoir soit porté à en abuser ». Limiter le nombre de mandats, limiter les cumuls de mandats et de fonctions, conjurer ou interdire la transhumance politique, interdire des modifications des lois électorales une ou deux années avant des scrutins, sont autant de normes limitatives. Il en existe bien d’autres.

Le deuxième pilier d’un système constitutionnel et politique démocratique est le plus complexe et le plus difficile à obtenir car il s’agit de toute une ingénierie bureaucratique faisant intervenir aussi bien des administrations que des tribunaux, au-delà des prescriptions de l’outil idéal en Afrique qu’est un code électoral en bonne et due forme.

Cette ingénierie bureaucratique est complexe et difficile parce qu’elle doit organiser tout un ensemble de sécurités, lesquelles sont particulièrement faibles en Afrique. Il s’agit, par exemple, de la sécurité des identités des personnes, qui suppose elle-même des services d’état civil sécures, une délivrance sécure et authentique des titres d’identité, etc. Il ne s’agit pas moins de la sécurité des infrastructures électorales. Depuis l’établissement des listes électorales jusqu’aux procès-verbaux des bureaux de vote, tout doit être traçable et objectivable. Outre des sécurités, l’ingénierie bureaucratique qui rend possible un véritable système démocratique doit produire une équité informationnelle des citoyens en matière électorale. Cela suppose beaucoup de choses, très au-delà des règles organisant la répartition des temps de parole audiovisuelle en période pré-electorale et électorale.

La question épineuse de la lustration

Si, par hypothèse, les auteurs d’un coup d’Etat ont pris la mesure des immenses difficultés qui se présentent à eux, encore leur faut-il prendre au sérieux la question des hommes et des femmes qui vont œuvrer à la naissance d’un ordre constitutionnel nouveau, démocratique et durable. Et cette question n’est pas plus simple puisque le système déchu n’a pu fonctionner qu’avec l’appui de nombreux fonctionnaires ou juges qui y trouvaient leur compte en termes d’avantages personnels et professionnels, et étant admis que la corruption obère ataviquement la compétence professionnelle des agents publics. La question ici, vertigineuse, est de savoir si des pays africains qui aspirent à entrer durablement dans la démocratie doivent ou non passer par des procédures de lustration telles que celles pratiquées dans les ex-pays de l’Est devenus membres de l’Union européenne ou par l’Afrique du Sud à la fin de l’apartheid.

Pascal K. Mbongo

Jeune Afrique, 9 septembre 2023

 

Droit et littérature. L’affaire du catalogue des Livres du boudoir de Marie-Antoinette

Marie-Antoinette aimait les Lettres. C’est du moins ce qu’ont assuré Jules et Edmond de Goncourt dans leur biographie de la Reine. En toute hypothèse, aussi bien la bibliothèque du petit Trianon que celle du boudoir de Marie-Antoinette étaient richement pourvues. Les livres du boudoir avaient fait l’objet d’un catalogue manuscrit et par ordre alphabétique qui avait ensuite été consigné à la bibliothèque impériale et était devenu propriété de l’Etat.

En 1863, l’homme de Lettres et bibliophile Louis Lacour conçut de faire éditer une version imprimée de ce catalogue sous le titre Les Livres du boudoir de Marie-Antoinette. Gay, libraire-éditeur à Paris se chargea de cette édition. Aussitôt publié, l’ouvrage provoqua une controverse politico-morale puisque le catalogue désignait notamment un certain nombre de livres « licencieux », parmi lesquels les 5 volumes de Une année de la vie du chevalier de Faublas ; les 2 volumes des Six semaines de la vie du chevalier de Faublas ; les Mémoires turcs avec l’histoire galante de leur séjour en France ; Histoire de Sophie de Francourt ; Les Confessions du comte de *** de l’Académicien Charles Pinot Duclos.

Alors que certains jugeaient invraisemblable que la Reine ait pu avoir de tels livres, d’autres pensaient pouvoir assurer qu’elle ne les avait pas lus. Beaucoup prêtèrent en tout cas à Louis Lacour l’intention d’avoir voulu faire nouvellement scandale avec cette publication puisque sa livraison en 1858 des Mémoires de Lauzun lui avait valu une inculpation pour outrage aux bonnes mœurs. Il obtint finalement un non-lieu. Mais la publication d’une seconde édition lui valut non seulement une inculpation mais un procès. Il fut acquitté sur le fondement du non-lieu qu’il avait déjà obtenu.

Les Livres du boudoir de Marie-Antoinette ne fut pas poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs mais pour contrefaçon du Catalogue appartenant à l’Etat. L’affaire fut plaidée les 1er, 16 et 22 mai 1863. Les deux prévenus furent relaxés.

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Les bibliothèques de boudoir

« De tout temps les femmes du monde ont eu leurs petits appartements, retraites mystérieuses dont la légende a fait le théâtre des désordres élégants et du vice quintessencié. Au moyen âge, ces asiles du plaisir et de l’amour s’appelaient oratoires : un même élan y confondait le mysticisme et la galanterie. Les siècles suivants leur donnèrent le nom de cabinets, expression générale, insignifiante, inventée par l’hypocrisie. La régence créa les boudoirs, ou plutôt les cabinets devenus des boudoirs datent de ce moment. Mais comment l’action si maussade que représente le verbe bouder a-t-elle pu devenir l’origine d’un mot qui offre aux imaginations un sens aussi différent ? à cela il n’est qu’une réponse, tirée de l’histoire des vices de messieurs les roués. Et toutes les fois que les hommes iront chercher des plaisirs nouveaux loin de la société des femmes, ils ne devront pas s’étonner lorsque, revenus à des sentiments moins extranaturels, ils trouveront boudeuses au fond de leurs appartements celles qu’ils auront trop longtemps dédaignées. Quoi qu’il en soit, le mot boudoir fut accepté sans conteste, et il devint de mode de faire du boudoir la chambre la plus coquette et la mieux ornée. Les palais en eurent d’admirables — et de bizarres. Chez le comte d’Artois, chez le duc d’Orléans, étaient de petites retraites enjolivées avec la fantaisie la plus extravagante — pour ne pas dire plus.

Cependant, vers la fin du siècle, le boudoir tendait en général à se moraliser. De Paulmy, dans son Manuel des châteaux (1779), ne signale dans les habitations de son époque que trois pièces ou appartements importants : le salon, qui sert de centre aux jeux et aux plaisirs, le théâtre et le boudoir. Mais le boudoir n’est pas, selon lui, un réduit secret et voluptueux, c’est bien aussi le cabinet d’étude et de travail, cabinet retiré il est vrai, et par cela plus propre aux occupations sérieuses auxquelles il est destiné. Dans son esprit même, les mots boudoir et bibliothèque sont presque devenus synonymes, et ce rapprochement de deux expressions en apparence fort différentes nous montre à quel point l’esprit du boudoir s’était modifié et avait pris de gravité aux approches de la Révolution.

Une dame qui écrit à de Paulmy, ou qui est censée lui écrire, représente ainsi son boudoir idéal :

« La seconde pièce de mon château qui me sera chère sera ma petite bibliothèque, tenant d’un côté à mon salon et de l’autre à ma chambre à coucher ; mais ménagée cependant de façon qu’elle ne sert de communication nécessaire ni à l’un ni à l’autre. C’est cette pièce favorite que je veux meubler. L’on y voit deux corps de tablettes, et, au milieu d’elles, un enfoncement ou espèce de niche occupée par un sopha ou ottomane, garnie de coussins : c’est là que je ferai mes lectures, et même que j’en raisonnerai avec ceux que j’estimerai assez pour leur communiquer mes réflexions. On trouve encore dans ce charmant boudoir deux autres corps de tablettes : l’un coupé par une cheminée et l’autre par une glace, et une table pour écrire, avec beaucoup de tiroirs et de secrets. Toutes ces tablettes sont prêtes à recevoir des livres ; mais quels livres peut-on placer, à la campagne, dans une bibliothèque de cette espèce, si ce ne sont des romans ? Je n’en peux prêter et faire lire que de ce genre aux dames qui viendront chez moi. » La fin de la même lettre nous donne des détails intéressants sur le nombre et le choix des romans qui devaient composer la bibliothèque d’un boudoir. « Je voudrais savoir au juste, ajoute la correspondante, à quoi m’en tenir sur les romans et avoir un choix tout fait d’un certain nombre, qui puisse m’occuper et me divertir tous les matins, et quelquefois les soirs, pendant quatre ou cinq mois de l’année. L’on m’a assuré que vous connaissiez le mérite de ces sortes d’ouvrages, comme celui de beaucoup d’autres ; ainsi, je n’ai qu’à vous dire la quantité qu’il m’en faut, pour que vous me les choisissiez. On m’assure qu’en comptant chaque volume in-8 et in-12 (car je n’en veux pas d’autre format) à huit pouces de hauteur, l’un portant l’autre, et à un pouce et demi d’épaisseur, j’ai dans mon boudoir de quoi contenir six cents volumes ; envoyez-m’en, s’il vous plaît, promptement le catalogue, afin que je les fasse acheter et relier… Je vous demande des romans, tous différents les uns des autres, dont quelques-uns intéressent mon cœur par la beauté des sentiments, les autres attachent mon esprit par l’enchaînement et la singularité des faits, me plaisent par l’élégance et la pureté du style, ou me fassent rire. » L’auteur des Mélanges répond à la dame anonyme : « J’ai fait le choix que vous me demandez de’ six cents volumes qui peuvent obtenir la préférence pour garnir les tablettes de votre boudoir. » Ainsi, pour lui aussi, les livres sont un des ornements indispensables du boudoir, et il s’empresse de les indiquer. « Ces livres se trouvent presque tous aisément chez les libraires de Paris ou se vendent tous les jours aux inventaires… Vous aurez pour cent louis la garniture la plus intéressante d’un boudoir littéraire et romancier. »

Suivant les conseils de de Paulmy et de ses imitateurs (1), toutes les belles dames de France formèrent des bibliothèques dans leurs boudoirs, et, calculant aussi que six cents volumes leur suffiraient, elles fixèrent leur choix à ce chiffre. « Quand vous en liriez cinquante volumes par campagne, ce qui est beaucoup, leur avait dit avec raison le même bibliographe, cette petite bibliothèque aura de quoi vous amuser douze ans. Pendant ce temps, on fera d’autres romans, et j’en retrouverai. Dans douze ans donc, Madame, je vous donnerai un nouveau catalogue. » Mais de Paulmy comptait sans la marche des idées : douze ans après, l’année qui courait s’appelait 1792, il n’y avait plus de boudoirs, et l’on ne lisait plus de romans. »

(1) Entre autres Mercier de Compiègne, auteur de la Bibliothèque des Boudoirs.