Léon Gambetta à la barre. L’affaire Challemel-Lacour contre « La France nouvelle » (1879)

Léon Gambetta fut une figure majeure de la République des avocats, parce qu’il était à la fois un acteur politique de premier plan, une dignité juridique intellectuelle du barreau, une éminence du barreau littéraire. Ces deux statuts et qualités se superposent dans la plaidoirie qu’il prononça en janvier 1879 lors du procès pour diffamation engagé par Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, futur ambassadeur en Suisse et au Royaume-Uni, futur Académicien.

Louis-Eugène Cognot, en qualité de gérant du journal la France nouvelle, avait publié dans le numéro des 29-30 décembre 1878 de ce journal un premier article intitulé : « Est-ce un autre Jacotin ? ». Dans cet article il était dit « qu’un sénateur bien connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait été surpris trichant au jeu ». Dans le numéro du 31 décembre 1878 du même journal, Louis-Eugène Cognot publia un deuxième article intitulé : « Oui ou non », qui reproduisait et commentait la nouvelle, inexacte, donnée par les Tablettes d’un Spectateur, selon laquelle le parquet avait engagé des poursuites contre la personne concernée dans le précédent article. Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, s’étant reconnu dans ces articles porta plainte pour diffamation contre le gérant du journal et l’auteur des articles, Jean-Louis-Adrien Maggiolo, rédacteur en chef du journal la France nouvelle. Les deux furent renvoyés devant le tribunal correctionnel, Paul-Armand Challemel-Lacour se constituant partie civile.

Les juges conclurent que le sénateur avait bel et bien été diffamé, l’intention de nuire étant manifeste et « résult[ant] du but même des articles poursuivis, c’est-à-dire le dénigrement calculé d’un adversaire politique », ainsi que « des circonstances mêmes de la publication, laquelle a été faite sans renseignements et sans contrôle ». La rétractation faite par le journal (postérieurement à la plainte et au commencement des poursuites) n’y changeait rien. Les juges considérèrent en outre qu’en annonçant que des poursuites étaient exercées par le parquet, le gérant et le journaliste avaient commis le délit de publication d’une nouvelle fausse faite de mauvaise foi. La 10ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine, sur les réquisitions de Edmond-Victor Lefranc, substitut au procureur de la République, et après avoir entendu le journaliste, Me de Villebois, son avocat, l’avocat du sénateur, Me Gambetta, condamna le gérant et M. Maggiolo chacun à 2,000 francs d’amende, tous les deux solidairement à 10,000 fr de dommages-intérêts envers M. Challemel-Lacour et à l’insertion du jugement dans la France nouvelle et dans vingt journaux de Paris ou des départements sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser 200 francs. La Cour d’appel de Paris adoucit la sanction en ne condamnant les prévenus qu’à 4,000 francs de dommages-intérêts et à dix insertions dans la France nouvelle et neuf autres journaux.

Plaidoirie de Léon Gambetta pour Paul-Armand Challemel-Lacour

Messieurs,

J’ai pensé, comme vous l’expliquait tout à l’heure mon ami et mon collaborateur, M. Challemel-Lacour, qu’il y a des heures pleines de tristesse et d’amertume, mais qui cependant apportent avec elles une certaine consolation, où il est utile et bon de se souvenir que l’on n’a pas cessé d’appartenir à la profession et à l’ordre des avocats et où l’on peut, si éloigné qu’on en soit par ses occupations et par le genre de vie auquel on a voué son existence, revêtir cette robe et venir devant vous avec confiance, soutenir et réclamer son droit. Je désire donc vous présenter ce que je considère, Messieurs, non pas comme un plaidoyer; je ne viens pas même, comme le disait l’homme éminent qui parlait tout à l’heure, lui apporter le secours d’une parole dont vous avez pu juger qu’il n’avait certes pas besoin ; mais me voici à cette barre entraîné par le sentiment très profond que j’ai que les mœurs publiques ne peuvent pas se passer à un certain moment de la protection de la justice et qu’il y a dans la défense des libertés les plus nécessaires, et notamment de la liberté de la presse, une part qui revient à la magistrature : je veux parler de la protection et des garanties qui doivent être acquises à la vie privée, à l’honneur personnel, à la légitime considération des citoyens et des hommes publics. Car, Messieurs, encore bien que livrés à tous les orages de la vie publique, à toutes les discussions et à toutes les disputes de la politique, ces hommes n’en ont pas moins le droit et le devoir de revendiquer à leur jour et à leur heure, l’honneur, la probité et la moralité de leur vie.

C’est pour remplir ce devoir, c’est pour exercer ce droit que je suis à cette barre.

J’y suis venu, il faut bien le dire aussi, parce qu’il m’était doux d’assister un ami, celui qui, entre tous, dans les rangs de ce parti qui cessera bientôt, je l’espère, de s’appeler un parti, ce qui est toujours un mot étroit et exclusif, pour s’appeler la France — celui qui, entre tous, dis-je, dans les rangs de ce parti tient une place qu’il a faite volontairement trop modeste et dont tout le monde connaît et apprécie l’honneur, la vaillance et la parfaite dignité de la vie.

Messieurs,

On a pu longtemps nous outrager et nous injurier, – et l’on sait si la liste est longue des injures que nous subissons depuis huit ans ! — mais ce qu’on peut supporter pour soi-même, il y a des révoltes dans le cœur et des indignations qui ne permettent pas de le subir pour ses amis. Aussi bien d’ailleurs, dans le procès qu’il nous a paru bon d’intenter aujourd’hui, on ne trouve pas seulement une calomnie, une diffamation particulière à l’adresse d’un homme, il y a tout un système qui enfin se révèle, que je tiens à vous dénoncer et dont je veux vous faire voir et toucher tout le mécanisme, afin que vous interveniez avec l’autorité qui vous appartient et que vous disiez s’il est possible de laisser plus longtemps, en ne montrant que de l’indifférence ou en ne faisant que des protestations énervées, un pareil système entre les mains d’inconnus et d’anonymes, — car je connais l’homme qui est devant vous, il revendique une responsabilité, mais je crois qu’il ne me démentira pas quand je dirai qu’il ne la porte pas tout entière, qu’il subit la situation qui lui est faite, et enfin qu’il est, peut-être sans qu’il le sache entièrement, l’agent d’une officine de calomnies que ce procès va révéler au grand public.

Messieurs,

Il existe un journal ou plutôt une correspondance qui a pour nom les Tablettes d’un spectateur et qui s’est fait mettre à l’abri de certaines responsabilités en invoquant un caractère équivoque. Cette correspondance lance dans la circulation, avec une habileté, avec une perfidie que vous apprécierez tout à l’heure, Messieurs, une rumeur diffamatoire qui ne blesse personne, qui n’est tout d’abord qu’un bruit vague, indéfini, sans précision, sans application.

Mais, à côté et au-dessous de cet organe hybride des initiateurs de la calomnie qu’il s’agit de propager, il y a une presse active et nombreuse, répartie par régions, qui a pour mission de recevoir, d’accueillir, de réchauffer, de développer, de préciser ces germes de diffamation et de leur donner toute leur nuisance.

Ainsi, on commence par dire qu’un scandale s’est produit dans un cercle de la rive gauche de la Seine, qu’un sénateur de la gauche a été l’objet d’une mesure d’exclusion pour avoir-manqué aux lois de la délicatesse. Ce premier bruit circule et fait son chemin. La France nouvelle arrive alors et prend cette nouvelle, elle l’apprécie et lui donne toute sa valeur en servant certains calculs.

Messieurs,

Il faut que je dise ces choses et ce point est loin d’être indifférent. En M. Challemel-Lacour ce n’est pas le républicain, l’adversaire politique qu’on a voulu atteindre ce jour-là.

On aurait pu lancer cette nouvelle il y a trois mois, on aurait pu la lancer dans trois mois : à coup sûr elle n’aurait pas eu plus de fondement avant qu’après. Pourquoi donc l’a-t-on lancée à cette époque précise de l’année ? Pourquoi a-t-on choisi ce moment et quelles sont les circonstances au milieu desquelles cette fausse et absurde nouvelle s’est produite ? Je vais vous le dire.

Challemel-Lacour se trouve, au moment précis où nous sommes, dans une situation particulière au point de vue d’un procès qu’il soutient depuis très longtemps déjà contre les revendications d’une congrégation religieuse du département du Rhône. Dans cette affaire, déjà ancienne, et quant aux responsabilités dont il est l’objet à celle heure, M. Challemel-Lacour n’a fait que déférer aux ordres du gouvernement dont il était l’agent. A l’occasion de ce procès, il a supporté pendant longtemps de la part d’adversaires politiques toutes sortes de réclamations mal fondées, d’articulations fausses, de vexations et d’avanies.

Mais enfin il y a toujours un jour pour la justice. On a commencé par gagner le procès fait à M. Challemel-Lacour, puis on l’a perdu. On l’avait gagné devant la première juridiction, on l’a perdu, sinon tout à fait, au moins à moitié, devant une juridiction supérieure. L’État, lorsqu’il était aux mains des adversaires de M. Challemel-Lacour, avait décliné l’obligation de couvrir celui qui avait été son fonctionnaire et son agent : l’État ayant changé de mains, cette obligation a été reconnue et, aujourd’hui, on est devant la cour de Dijon dans de tout autres conditions pour soutenir le procès (1).

Messieurs,

C’est le moment précis où nous sommes, et non pas un autre, que l’officine dont je parlais tout à l’heure a choisi pour mettre en circulation le bruit diffamatoire dont nous nous plaignons. Il s’agit d’entretenir certaines causes de défiance et d’hostilité contre la personne de M. Challemel-Lacour ; il s’agit de maintenir autour de lui une certaine atmosphère de discrédit ; il s’agit surtout, en soulevant une question de moralité et de délicatesse, d’informer par avance la valeur des témoignages qui lui seront apportés à Dijon.

C’est à ce moment précis que la calomnie prend naissance, c’est à ce moment que la France nouvelle la recueille. Messieurs, certainement ce n’était pas à l’adresse des lecteurs de Paris, ce n’était pas même pour les grands journaux de Paris que ce bruit calomnieux était lancé. Non, La France nouvelle, — franchement, Messieurs, il n’y a pas à lut souhaiter un long avenir si elle se propose d’introduire de pareilles nouveautés dans nos mœurs publiques, — la France nouvelle a une clientèle particulière, une clientèle provinciale, elle a des lecteurs spéciaux qui ne sont pas précisément dans le monde républicain ni libéral, et l’on espère que cette calomnie, charriée par des canaux mystérieux qu’on connaît bien et que je ne veux pas préciser, fera son chemin et qu’elle parviendra ainsi jusqu’à l’oreille de ceux de qui l’on veut qu’elle soit connue à Dijon.

Voilà pourquoi, Messieurs, cette fausse nouvelle a été mise en circulation à cette époque. Ce n’est pas tout. M. Challemel-Lacour, à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans la vie publique, dans les lettres, dans le domaine de la philosophie, a démontré sa supériorité, la haute culture de son esprit, et ses aptitudes variées. Il est l’honneur de notre parti ; il peut compter, Messieurs, sans que personne puisse en être offensé, parmi les premiers orateurs du Sénat ; comme il s’est trouvé à la hauteur des plus difficiles et des plus nobles tâches, on a songé à lui pour occuper un poste éminent, et on parle de confier à cet homme digne entre tous une part de la représentation de la France au dehors. C’est à ce moment précis, Messieurs, qu’il convient de lancer une de ces infamies qu’on ne peut même pas discuter parce que les susceptibilités les plus légitimes révoltent la pudeur de celui qu’on s’est efforcé d’atteindre, parce qu’il devient aussi embarrassant de se défendre que de garder le silence. Car, Messieurs, c’est là l’effet de ce genre de calomnies particulières qui ne .touchent pas aux actes de la vie publique et parlementaire et qui, par leur bassesse même, peuvent circuler facilement par l’intermédiaire de toutes les personnes qui en auront de près ou de loin quelque connaissance ; ne suffit-il pas, sans lire la France nouvelle que ceux qui l’ont lue colportent la calomnie, que ceux qui l’ont entendue la propagent à leur tour, dans des journaux, dans des lettres privées, pour qu’elle passe la frontière et qu’elle aille impressionner les membres du corps diplomatique dans lequel doit entrer M. Challemel-Lacour ? Et s’il vient à représenter le gouvernement de la France, il se créera autour de lui une sorte de courant d’inquiétude et de malaise. Le soupçon, la défiance se peignent sur les physionomies ; on regarde l’homme calomnié, on l’observe, mais on s’éloigne de lui et il ne peut même pas demander des explications publiques ; il a été frappé sûrement, mais par derrière.

Messieurs,

Il est absolument impossible de se soustraire aux conséquences d’une calomnie de ce genre. Faudra-t-il voyager en tenant à la main le jugement que nous allons obtenir ? Ce sont là les vrais coups, perfides et meurtriers, ce sont les coups de la faction qui inspire le journal la France nouvelle. On se met à plusieurs pour commanditer la calomnie ; il y a des tontines en France pour ce genre d’exploitation ; à Lyon, à Paris, à Marseille, et dans d’autres villes, des fabriques sont tenues par les Basiles modernes qui distillent le poison et le venin. Messieurs, ce n’est pas celui-ci qui a fabriqué la calomnie dont nous nous plaignons, ce sont ceux qui se cachent derrière lui.

Voilà la vérité. Il y a sept ans que cela dure ; il y a sept ans que nous méprisons les injures et les outrages; mais les temps sont changés; on peut supporter bien des choses quand on est à l’état de lutte et d’opposition ; mais il ne convient pas à ceux qui siègent dans les conseils de la France, qui peuvent être appelés à la représenter, il ne leur convient pas, non pas seulement pour eux, mais pour le pays, en acceptant des fonctions au dehors, d’oublier qu’ils ont le devoir de garantir leur réputation et leur honneur en poursuivant ces misérables pratiques.

C’est ici que commence votre rôle, Messieurs. Oui, nous aurions beau ajouter un dédain de plus à nos dédains, cela ne suffirait plus : nous devons avoir une autre préoccupation, et ce n’est pas seulement pour nous et dans notre intérêt personnel que nous paraissons ici ; c’est pour obéir à un sentiment plus élevé de la justice. Nous ne pouvons pas confondre la justice politique et la justice qui étend sa protection sur tous les citoyens. La justice nous doit sa protection, à nous que l’on outrage et que l’on diffame ; elle ne la doit pas seulement à nous mais à tout le monde ; nous la réclamons comme tout le monde. Car que va-t-il se passer ? Avant peu le parti républicain dont tous les jours on étend les rangs, dont la sphère d’action s’agrandit incessamment, où les recrues les plus éminentes et les plus vaillantes entrent librement, — le parti républicain se confondra avec la nation, et il arrivera, si vous ne protégez pas efficacement l’honneur et la réputation des personnes, tout le monde se sentant à la merci du premier venu, de deux choses l’une: ou nous verrons naître des mœurs horribles qui donneront à chacun de nous la tentation de se protéger soi-même par la brutalité et la violence, ou bien nous donnerons le spectacle d’une société où la loi est devenue impuissante, la magistrature débile en face des citoyens exaspérés ; où les armes remplaceront la raison, où la liberté de discussion, la liberté de la presse elle-même, qui a des limites nécessaires, dans le respect des personnes, dans l’inviolabilité de la conscience individuelle, seront sans protection. Ces limites nécessaires, il n’appartient à personne autant qu’à nous, Messieurs, de les poser et de les faire respecter et, si vous ne les posez pas, si vous ne vous faites pas ici les véritables défenseurs de la presse, après avoir perdu les mœurs, on perdra la liberté.

C’est pour cette raison qu’il m’a semblé que je ne sortais pas tout à fait de mes habitudes et de mes occupations de tous les jours en venant à cette barre vous demander une répression sévère, en tant que répression civile, car il faut bien le dire, s’il peut y avoir un encouragement certain aux bassesses, aux infamies, aux outrages de ce qu’on a appelé avec raison la presse immonde, ce serait assurément son impunité.

Vous savez maintenant pourquoi, on a pendant quelques jours, reproduit avec insistance cette calomnie ; pourquoi le troisième jour, on a été jusqu’à nier qu’on ferait un procès, pourquoi aujourd’hui, on présente des excuses à M. Challemel-Lacour. Oh ! Messieurs, c’est bien simple : c’est qu’on s’était habitué à l’impassibilité de M. Challemel-Lacour et de ses amis ; c’est qu’on avait compté sur leur indifférence traditionnelle, et c’est ainsi que l’on avait cru possible de spéculer encore une fois sur l’impunité ; mais cette spéculation devait avorter, parce que les circonstances dans lesquelles la calomnie s’est produite sont de nature à mettre en évidence la bonne foi et le calcul qui se cachaient derrière la calomnie.

Que vous reste-t-il à faire, Messieurs ? à prononcer une condamnation, comme on en prononce en cette matière ? Devez-vous accorder de ces dommages-intérêts que j’appelle, permettez-moi le mot, insuffisants, pour ne rien dire de plus, car si je voulais dire le mot qui est au fond de ma pensée je dirais des dommages-intérêts dérisoires ? Non, Messieurs, ce n’est pas là ce que vous avez à faire. Ou il faut dire qu’il n’y a pas de répression, ou il faut frapper d’une façon véritablement virile et efficace. Frappez comme frappent les magistrats anglais. Messieurs, si le pays est entré véritablement en possession, non seulement de la théorie, mais de la pratique de la liberté de la presse, si cette liberté est défendue avec une égale passion par les hommes qui sont au pouvoir et par l’opposition, par les ministres et par les journalistes, par ceux qui se plaignent du gouvernement comme par ceux qui le défendent, c’est que le domaine de la vie privée, c’est que l’honneur des particuliers a rencontré, non pas dans des peines d’incarcération, non pas dans des peines purement physiques et corporelles, mais dans la répression pécuniaire, de sérieuses garanties et une véritable sanction. Messieurs, quand on fait ce métier-là, comme ce n’est pas pour l’honneur, c’est pour l’argent. Si vous voulez frapper à l’endroit sensible, mettez à la raison ceux qui s’associent et se cotisent pour calomnier, à beaux deniers comptants, la réputation des honnêtes gens. Si vous voulez que les mœurs ne dégénèrent pas, que la liberté de la presse ne soit pas flétrie, que, sans distinction de couleur, les luttes, les discussions et les controverses soient nobles et fécondes, quand vous aurez devant vous ces hommes, ce n’est pas à Sainte-Pélagie qu’il faut les envoyer, c’est à la bourse qu’il faut les frapper, car c’est là qu’ils sont sensibles.

Messieurs,

Je vous demande de constituer un précédent, de créer une nouvelle manière de défendre la liberté de la presse et l’honneur des individus, parce que, je le dis et je le répète, si vous n’intervenez pas dans ce sens, toutes autres répressions seront inefficaces. C’est pour cela que nous demandons dans nos conclusions, avec la reproduction de votre jugement dans un certain nombre de journaux, nous demandons, non pas pour la forme, non pas en nous servant d’un chiffre indéterminé ou déterminé à la légère et sans y avoir réfléchi, nous demandons 10,000 fr. de dommages-intérêts. Il ne m’appartient pas de dire ce qui sera fait de cette somme, mais ce qui m’appartient c’est d’attirer toute l’attention des hommes, de former la conviction des juges qui m’écoutent sur la nécessité et sur la sagesse d’une répression dont l’effet serait certain. Soyez bien pénétrés de cette vérité que l’on ne vous demandera la réparation de l’honneur et du dommage qui découle de cette sorte de piraterie et de banditisme par le journalisme, qu’on ne pourra avoir confiance en vous que lorsque, ne vous contentant pas de répressions physiques et corporelles, mais prenant le journal dans ses œuvres vives – car ce ne sont pas ces hommes que vous atteindrez, ils sont des agents, des prête-nom, des hommes à la solde, — vous frapperez l’association tout entière, quand vous arrêterez son œuvre de diffamation.

Messieurs,

Si vous avez confiance dans la sincérité de mes paroles à cette barre, croyez bien que ce sont les véritables auteurs de la calomnie que vous frapperez quand vous frapperez dans leur bourse les propriétaires du journal.

Je vous demande donc 10,000 francs de dommages et intérêts. Il s’agit peut-être d’innover dans les habitudes de la magistrature, mais je vous adjure, comme tout à l’heure, de porter vos regards sur un pays voisin, de vous inspirer des règles qui y sont suivies et d’en faire l’essai à la France. On a essayé des condamnations à huit, dix, quinze jours, un ou deux mois de prison ; ces mesures n’ont pas été efficaces : elles n’ont pas empêché de gréer des brûlots de presse et de les jeter dans la circulation. Les amateurs de ces bateaux-corsaires savent tarifer ce que coûtera un procès à leur journal ; on calcule d’avance, dans ce monde, ce que vaut la réputation de tel ou tel qu’on s’apprête à salir. On va plus loin : on fait figurer les condamnations que l’on encourt aux frais généraux de cette commandite ignoble, et l’on y comprend l’indemnité qu’il faudra accorder au gérant. Tous ces chiffres figurent dans des inventaires déguisés. Eli bien, Messieurs, c’est au cœur de cette organisation qu’il faut frapper, et le cœur c’est l’argent.

Il me reste maintenant à vous mettre sous les yeux la prose qui est déférée à votre justice. Voici ce qui paraissait dans le numéro du 29 décembre, — je ne commenterai pas, — vous jugerez de la moralité de ces articles par le style :

Depuis plusieurs jours on chuchote, on parle à voix basse dans le monde politique, d’une seconde édition revue et augmentée de l’affaire Jacotin.

Un autre sénateur, bien plus connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation, dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait, dit-on, été surpris, trichant au jeu dans un cercle de la rive gauche.

On comprend ce qu’une telle accusation portée à la légère aurait de grave ou d’injuste. Quelques journaux se sont déjà permis de désigner ce personnage, primitivement candidat à une ambassade pour la légation d’Athènes. Assurément, l’allusion était méchante et nous la blâmons. Mais un peu de lumière serait nécessaire pour le Sénat et pour le sénateur.

A-t-il été chassé du cercle, convaincu du délit susnommé ?

Est-il, pour ces faits, appelé devant la justice, comme l’égalité des citoyens devant la loi, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme de 89 et dans la constitution semblerait l’exiger ?

Respectueusement, chapeau bas, nous nous permettons de demander : Combien jusqu’ici avez-vous, parmi nous, trouvé de tricheurs.

D’autre part, on lisait dans les Tablettes d’un spectateur citées par la France nouvelle :

Nous avions annoncé qu’un homme qui occupait dans le monde parlementaire et républicain une situation élevée avait manqué aux lois de l’honneur dans un cercle de la rive à gauche ; nous apprenons que le parquet, saisi de l’affaire, va ordonner des poursuites contre lui.

Voici la citation des Tablettes d’un spectateur.

Voici maintenant le commentaire de la France nouvelle :

Réellement il serait temps d’en finir. Oui ou non est-il coupable ?

S’il l’est qu’attendez-vous pour l’abandonner au sort qu’il a mérité !

S’il ne l’est pas, comment vous, ses amis, ses coreligionnaires, ses associés, laissez-vous peser sur lui un soupçon colporté de bouche en bouche depuis plus de quinze jours !

De toutes façons, le silence de la République française est une injustice commise envers lui ou en faveur de lui.

C’est ce silence que j’ai voulu rompre pour ma part en venant à cette barre ; mais il ne vous échappera pas que rien n’était plus fidèle que la description que je faisais tout à l’heure des relations qui existent entre les Tablettes d’un spectateur et le journal la France nouvelle.

Je passe au troisième et quatrième article.

La Petite République française a répondu comme il convenait. Voici maintenant la réplique de la France nouvelle ; vous allez voir avec quelle perfidie ces messieurs, après avoir lancé la calomnie, cherchent à battre en retraite en se ménageant une échappatoire devant vous :

La Petite République Française, consacre deux colonnes et demie en tête de sa première page à injurier la France Nouvelle. Nous ne la suivrons pas sur le terrain des gros mots, n’ayant pas un vocabulaire pareil au sien.

Laissant de côté les épithètes grossières et les indignations de commande, nous nous bornerons à dire qu’elle fait aujourd’hui-line déclaration qui eût été très utile depuis pris de quinze jours.

Le bruit courait qu’un scandale de jeu était arrivé dans un cercle de la rive gauche ; un sénateur républicain aurait été, disait-on, surpris trichant, et on prononçait partout le nom de Challemel-Lacour.

Vous remarquerez tout à l’heure qu’on discute dans le camp de nos adversaires, sur le point de savoir si le premier article désignait bien M. Challemel-Lacour.

Ainsi, on prétend que ces lignes pouvaient s’adresser à un autre que M. Challemel-Lacour.

C’est alors que sans prononcer un nom, nous avons demandé, comme c’était notre droit, pourquoi les journaux républicains n’opposaient pas un démenti formel à ces rumeurs devenues publiques, on avait même dit que des poursuites étaient commencées.

Loyalement, à deux reprises, nous avons posé cette question ! Est-ce vrai, est-ce faux.

Ainsi tout à coup, ces messieurs sont pris d’un accès de loyauté. Ik publient que dans un cercle de la rive gauche, un sénateur a été chassé comme escroc et filou, et ils passent leur temps à épuiser leur loyauté à le dire. Le tribunal pensera ce qu’il voudra de cette façon d’entendre la loyauté, mais nous n’avons pas, ces messieurs et nous, la même façon de l’envisager.

Il y a ici quelque chose de bizarre. Ordinairement lorsqu’on met une calomnie en circulation, on a toujours le soin de chercher un point de départ, un prétexte ; il y a comme un support quelconque sur lequel on fait reposer la calomnie. Ainsi, par exemple, on commence par dire : Dans un cercle de la rive gauche une scène s’est produite et on a expulsé quelqu’un. C’est là ce que j’appelle un point de départ. Eh bien, Messieurs, nous avons eu la curiosité d’aller aux informations ; nous avons demandé aux personnes dont c’est la fonction de s’enquérir de ces sortes d’affaires, de nous dire si sur la rive gauche dans les cercles qui ne sont pas très nombreux, il y avait eu un incident de cette nature. On nous a répondu que dans les deux cercles situés sur la rive gauche, il ne s’était passé aucun fait semblable, que jamais on n’avait entendu dire, d’abord que M. Challemel-Lacour en fit partie, mais même qu’aucun sénateur de gauche ou de droite eût été l’objet d’une mesure de discipline quelconque.

De sorte que vous avez, Messieurs, à juger une calomnie inventée de toutes pièces, et que pour retourner le proverbe, il n’y a pas l’ombre de feu sous cette fumée.

Le journal n’en reproduit pas moins toutes ces infamies et on y mêle la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, préoccupation bien digne de cette feuille de talons rouges. Mais l’heure arrive où l’on sent que l’indifférence, que le dédain des hommes de la République française vont cesser. En effet, la Petite République française annonçait que M. ChalIemel-Lacour allait faire un procès. Alors on s’exprime ainsi :

Nous n’avons encore reçu aucun papier timbré et cela nous étonnerait d’en recevoir.

Quel plaisir M. Challemel-Lacour aurait-il à perdre ce procès ?

Pensez-vous qu’on puisse pousser plus loin l’impertinence ?

Nous ne l’avons pas accusé, nous avons relevé après d’autres un bruit public, et nous avons posé dans la plénitude de notre droit, une question.

Ni les injures de ces gens-là ne nous atteignent, ni leurs menaces ne nous intimident.

Cela durera jusqu’au prochain numéro, car le procès est instant et alors voici ce qu’on lit :

Nous devons à nos lecteurs quelques explications sur le procès qui est intenté actuellement à la France nouvelle à la requête de M. Challemel-Lacour, sénateur.

Mercredi dernier, notre gérant, M. Eugène CognaI, a reçu assignation à comparaître devant M. le juge d’instruction Cartier.

Comme avant tout il nous importait que la parfaite bonne foi et la scrupuleuse loyauté de la rédaction ne puissent être l’objet d’un doute, même de la part de nos adversaires, nous avons réclamé de partager la poursuite.

Le parquet nous l’a accordé, nous avons à notre tour comparu devant M. le juge d’instruction. Nous avons eu l’honneur de lui répéter ce que savent déjà tous ceux qui nous lisent : la France nouvelle ne saurait vouloir diffamer personne.

Un bruit plus que fâcheux courait Paris ; on attribuait à un sénateur de la gauche un acte indélicat.

On dépeignait ce sénateur, on précisait jusque dans les moindres détails sa figure politique, on le distinguait par son talent et on insistait surtout sur la proximité de son élevation à un poste diplomatique, de sorte que ce n’était pas ce sénateur de la gauche, comme vous le dites in extremis, c’était bien M. Challemel-Lacour.

Plusieurs journaux en avaient parlé ; aucun des amis politiques du sénateur n’avait par un démenti arrêté le chemin que faisait cette calomnie.

Si elle faisait du chemin, elle doit vous être reconnaissante, car vous êtes le propagateur.

Nous sommes alors intervenus ; à deux reprises nous avons réclamé la lumière, dans son intérêt comme dans l’intérêt de la vérité.

Nous n’avons ni nommé ni désigné un adversaire que nous pourrions combattre avec énergie sur le terrain politique, mais dont rien ne nous autorisait à incriminer l’intégrité privée.

Challemel-Lacour, d’ailleurs, il ne nous en coûte pas de le dire, est un républicain d’ancienne date, il n’a jamais varié, il a subi la persécution pour ses opinions ; cela – nous eût commandé envers lui un certain respect que nous ne refusons jamais à la fidélité, même mal placée.

Il a été victime d’une odieuse calomnie, nous n’en doutons pas ; nous tenons à le dire et à le répéter tout haut : il n’est et n’a jamais été un joueur, rien ne saurait permettre à ses ennemis même de le mésestimer.

Eh bien, voilà ce qu’il fallait écrire le premier jour, quand vous lisiez avec tant d’attention les Tablettes d’un Spectateur.

Il me parait inutile de continuer plus longtemps ces lectures. Je ne les ai laites que pour obéir aux règles de notre ordre qui exigent que l’on fasse la démonstration, même quand la lumière est déjà faite.

Il me reste à terminer ces explications en vous suppliant, Messieurs, de vous mettre non pas en face des personnes que vous avez devant vous, mais au point de vue de la situation générale des rapports qui existent entre les journaux, les polémistes et les hommes publics, et d’exercer là ce qu’il y a peut-être de plus noble et de plus élevé dans votre fonction de juges, d’intervenir pour agir sur les mœurs publiques, pour leur imprimer une direction plus digne, plus juste, plus correcte et, s’il faut tout dire, pour faire véritablement un travail de moralisation politique et sociale. A qui nous adresserons-nous, lorsque nous penserons avoir le devoir, l’obligation d’arrêter la propagation d’une infamie par la presse ?

Vous savez bien que, les uns comme les autres, nous ne lisons pas toutes les feuilles qui paraissent, qu’il y a des contrées qui veulent certains journaux et d’autres qui ne veulent pas certains autres ; que le monde particulier auquel s’adresse un certain genre de journalisme est un monde où l’on trouve des âmes extrêmement timorées, délicates, ombrageuses qui considéreraient comme une faute, comme une défaillance de prendre connaissance d’une réfutation qui aurait paru dans un autre journal que le leur ; et qui restent ainsi fidèles à l’opinion qui les pervertit à leur insu par une longue et persévérante propagande de la diatribe et de la calomnie.

Ces personnes n’accordent ni crédit ni confiance aux réfutations des intéressés : elles s’obstinent, elles s’acharnent à considérer le journal qu’on leur glisse comme une sorte de papier sacré, authentique, contre lequel elles ne peuvent pas se révolter. C’est ce monde particulier sur lequel on agit, qu’on entretient et qu’on courbe constamment sous le joug des calomnies gratuites, des invectives et des paroles injurieuses ; c’est ce monde que nous voudrions à notre tour visiter. Pouvons-nous le faire, si n’intervient pas, quand le droit est outragé, quand l’honneur est méconnu, quand nous avons pour nous la loi, — si n’intervient pas le concours de la magistrature chargée de la faire respecter ? Ne pouvons-nous pas vous demander de nous donner, à eux et à nous, à tous, une règle et une protection ? De votre côté, pouvez-vous le faire autrement qu’en rendant un jugement qui inaugurera sérieusement, efficacement, la répression des atteintes contre l’honneur des personnes ?

Messieurs,

Vous ne pourrez frapper vivement l’opinion, vous ne pourrez déterminer la prudence chez les uns, la confiance chez les autres, et la clarté chez vous qu’en rendant un jugement qui s’élèvera au-dessus des individualités, qui dominera les misères qui s’étalent aujourd’hui devant vous, qui remontera jusqu’aux causes générales, jusqu’aux principes sacrés qu’il s’agit de protéger et de défendre et qui inaugurera la reprise des anciennes traditions communes à la magistrature et au barreau et résumées dans l’admirable devise : Sub lege libertas.

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(1) Une allusion au fait que Paul-Armand Challemel-Lacour, délégué à Lyon en 1870-1871, avait transformé en caserne un établissement des Frères de la Doctrine Chrétienne qui réclamèrent et demandèrent des dommages-intérêts devant les tribunaux. Paul-Armand Challemel-Lacour et la municipalité de Lyon furent condamnés à payer aux Frères 97,000 fr. à titre de dommages-intérêts pour le préjudice causé.