Les Bons Ressentiments. Elgas, lu par Mohamed Mbougar Sarr (Libération, 21 avril 2023)

L’écrivain et journaliste Elgas, qui m’avait fait l’honneur de parler pour Libération de mon Blancs mais Noirs, vient de publier un essai remarqué. Mohamed Mbougar Sarr signe ce jour (21 avril 2023) dans Libération à propos du livre d’Elgas une intéressante tribune intitulée Les bons ressentiments sont toujours mauvais qu’on se permet de reproduire ici en fair use d’abonné de Libération.

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«Je refuse de répondre à vos questions, monsieur, c’est trop bizarre.» Tenter, comme j’allais le faire, d’interviewer professionnellement Elgas au sujet de son dernier essai, les Bons Ressentiments, avait quelque chose d’étrange. Nous nous connaissons bien et partageons nombre de passions et tables depuis plus de dix ans. De livre en livre, son goût pour le débat intellectuel n’a jamais fléchi.

Par son ambition théorique, celui qui vient de paraître en donne l’exemple le plus fort. Ecrire un «essai sur le malaise post-colonial» (c’est son sous-titre), avec tout ce que cela implique, expose à bien des malentendus, adoubements malhonnêtes, anathèmes faciles. Elgas est bien conscient des pièges auxquels sa réflexion pourrait le livrer. Il me raconta d’ailleurs un récent événement où il intervint, au cours duquel d’éminents représentants de la diplomatie française en Afrique le félicitèrent pour son propos et saluèrent la nécessité de son livre. «On a besoin d’entendre certaines vérités !» Celles que mon camarade présente, dans sa volonté de questionner leurs idées sans les caricaturer, ne les épargnent pourtant pas. Il décrit même dans son essai ce qu’il vivait aussi à cet instant-là : le moment où les institutions françaises savaient anesthésier, par une magnanime reconnaissance, ceux qui leur rappelaient le prix de leur «rayonnement» dans leurs ex-colonies africaines. Et mon camarade ne l’ignorait pas, qui sourit lorsque je lui demandai comment il comptait éviter d’être «récupéré». Réponse dans son style caractéristique : «Je ne suis pas dans cette contradiction mentale qui consiste à dénigrer la France par principe, alors que j’y vis et y écris depuis dix-sept ans, quasiment le même nombre d’années que j’ai passées au Sénégal. On ne peut pas toujours éviter le baiser de la mort français, mais il n’est pas un bâillon, en ce qui me concerne.»

Procès en aliénation

De bâillon, il en est précisément beaucoup question dans les Bons Ressentiments. Le livre s’ouvre en effet sur la révision d’un procès classique qu’essuyèrent maintes figures politiques, intellectuelles ou artistiques africaines du passé ou du présent. Toutes commirent, selon leurs procureurs, le suprême crime de s’être montrées trop conciliantes avec l’ennemi européen, quand elles ne lui servirent tout bonnement pas de cheval de Troie. A cette barre des «collabos», furent présentés Léopold Sédar Senghor, l’essayiste camerounaise Axelle Kabou, ou Yambo Ouologuem, pour les plus connus. Il leur fut reproché, au nom de combats politiques ou de postures identitaires, d’avoir trahi les leurs : d’être, par conséquent, des aliénés – voilà la terrible inculpation. Certains accusés ne s’en relevèrent jamais et s’enfoncèrent dans un silence où l’orgueil blessé le disputait à une impuissance sans issue ; d’autres traînèrent la disqualification toute leur vie, devenant des sortes d’eternalusual suspects. L’accusation pourrait d’ailleurs se mêler à la réception de ce livre. Cela ne serait ni étonnant ni une première : tel article ou portrait dans la presse sénégalaise, telle tribune, tel livre a déjà valu à Elgas d’être mis dans la sauce, comme on dirait aujourd’hui.

Où faudrait-il chercher la source de ce procès en aliénation ? Dans un affect, répond l’essai : le ressentiment. Qu’il soit «bon», c’est-à-dire légitimé par le présupposé d’une faute éternellement occidentale, ne change rien à l’affaire : le ressentiment empêche de penser clair et juste. Il empêche surtout de penser contre soi, ce qui est une condition de la lucidité. La référence à la formule gidienne est transparente : si on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, on fait encore moins de bonne pensée politique avec de bons ressentiments, qui sont toujours mauvais. Cette certitude est étayée par une puissante intuition : il se pourrait qu’au fond, le contre-discours décolonial n’ait pas conscience de sa propre aliénation, une incapacité à exister ou se structurer en dehors d’une opposition dont les règles sont non seulement acceptées, mais parfois édictées par ceux qu’il prétend attaquer.

Il peut y avoir quelque limite à analyser un fait intellectuel et politique de cette complexité à la lumière d’une donnée psychologique. Elgas, lecteur attentif de la Cynthia Fleury de Ci-gît l’amer (Gallimard, 2020), le reconnaît volontiers, mais précise qu’il ne réduit pas tout le malaise post-colonial à la psychologie. Il admet aussi que le mouvement dit décolonial est vaste ; qu’il s’exprime sous diverses formes, à travers plusieurs disciplines et dans différents espaces culturels depuis de longues décennies. Nous avons à ce propos longuement évoqué l’Amérique latine, où le mouvement trouve ses racines et son actualité la plus vive. Peut-être mon camarade étendra-t-il le spectre de son analyse à cet espace dans un ouvrage prochain ; pour celui-ci, il voulait rester dans l’espace francophone, où la tendance s’affirme dans la recherche académique, le terrain politique et le champ artistique, parfois en même temps, au risque de la confusion. Que recouvre, au juste, le mot «décolonial», comme adjectif ou comme adjectif substantivé ? Elgas ne se risque pas à la définition, mais doute qu’il désigne une «pensée». Tout au plus s’agit-il pour lui d’une méthode de travail qu’un usage militant a idéologisé à outrance, au point d’en obscurcir le sens ou de le figer dans des positions politiques dont la revendication appelle parfois la surenchère. «C’est absurde de prendre des outils pour des identités», tranche-t-il.

Impossible, évidemment, de ne pas évoquer toutes les charges médiatiques et polémiques que suscite le mot en France. La plupart d’entre elles proviennent d’un camp conservateur voire réactionnaire, qui fustige aussi, dans un rejet indistinct et aveugle, le wokisme, les néoféminismes, la cancel culture, la déconstruction, etc. Elgas n’inscrit clairement pas son travail, en effet beaucoup plus nuancé, dans cette perspective droitière. Il la raille presque, la jugeant souvent «intellectuellement paresseuse» et «affaiblie par une panique déraisonnable». Il se sentirait plus proche d’un Jean-François Bayart, dont les Etudes postcoloniales. Un carnaval académique constitua pour lui une lecture importante.

«Vulgate» et «mutine»

D’autres parrainages intellectuels se dégagent : il cite le sociologue et économiste sénégalais Amady Aly Dieng et mentionne Axelle Kabou («qui, parmi nos intellectuels, développe aujourd’hui une pensée aussi dense qu’elle ?» m’a-t-il dit un jour). Pour la sainte colère et le style, voyez Bernanos et Césaire. Albert Londres suscite son goût pour le journalisme.A Desproges la paternité de l’irrévérence joyeuse. Ici, cependant, le grand maître d’Elgas, docteur en sociologie, demeure Georges Balandier. Rien d’étonnant à ce que ce remarquable polymathe, africaniste sans l’arrogance du surplomb, esprit rigoureux et curieux, courageux et soucieux du réel, ait présidé à l’écriture des Bons Ressentiments. Après tout, Elgas n’a-t-il pas voulu décrire dans ce livre une «situation décoloniale», en écho à la «situation coloniale», concept majeur de la pensée de Balandier ? Il a en tout cas hérité de ce dernier le goût de l’étude sérieuse, référencée, sensible, combative mais ouverte à la critique. Et libre, surtout. C’est le mot préféré du bonhomme, peu devant «tropisme», «vulgate» et «mutine».

Alors que nous allions nous séparer, je songeai à la fin de l’essai. Elgas y défend la belle notion d’incolonisable : ce qui, n’ayant pu être colonisé, échapperait du même coup au besoin furieux de tout décoloniser. A quoi songe-t-il ? A des espaces (Coubanao, un des villages de son enfance casamançaise, ou encore Foundiougne). A des temps, des savoirs, des jeux. Au génie des langues. A un esprit insaisissable et ouvert, que rien n’a pu arracher ou humilier. Je n’ai pas osé dire à mon ami que par l’éloge de cet incolonisable, il était presque décolonial à sa manière. Cela, aussi, aurait pu lui sembler bizarre.

Elgas, Les Bons Ressentiments, Riveneuve «Pépites», 200 pp., 11,50 €.

L’Afrique/Les Afriques. Trois livres d’histoire et de géopolitique (Fauvelle, Lafont, Le Gouriellec)

« Une histoire mondiale de l’Afrique, une histoire africaine du monde. Tel est le double pari de cet ouvrage ambitieux qui nous plonge dans la conversation que les sociétés du continent africain ont, au cours de l’histoire, toujours entretenue avec celles du reste du monde. Une conversation multimillénaire, depuis la dispersion des humains modernes jusqu’à nos jours, dont les auteurs et autrices nous invitent à écouter toutes les tonalités. Car cette histoire est faite de rapports de domination et de violences, de rejets et de révoltes, mais également d’interactions à toutes les échelles, de circulations de biens et d’idées, d’innovations et d’adaptations locales, de mutations globales.
S’émancipant des monologues factices qui divisent le passé, ce livre propose une histoire polyphonique. Il s’appuie sur les recherches les plus actuelles et les plus poussées pour éclairer la manière dont les sociétés africaines ont toujours pris part au monde ».

Lire un extrait

Comment faire l’histoire de l’Afrique ? une conversation avec François-Xavier Fauvelle (entretien avec Florian Louis, Le Grand Continent, 7 septembre 2002)

Avant tout discours, l’africaniste doit expliciter sa position, déclarer d’où il parle. En histoire, cela oblige à d’autant plus de rigueur, de nuance et de finesse. C’est sur cette ligne de crête que se situe le travail de François-Xavier Fauvelle, professeur au Collège de France et dont le dernier livre sort aujourd’hui. Dans ce grand entretien, il revient sur sa pratique d’un métier singulier : historien de l’Afrique.

Faire l’histoire de l’Afrique, comme au demeurant de n’importe quelle autre région du monde, pose à l’historien des questions fondamentales relatives à l’espace-temps qu’il étudie. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’Afrique puisqu’il s’agit d’étudier une région dont les contours comme le nom sont exogènes en ce qu’ils ont été fixés depuis d’autres régions du monde et par des non-Africains. Le concept d’Afrique est-il néanmoins opératoire et quels contours donnez-vous à cette région  ?

De même que tout chrononyme est anachronique, tout toponyme est «  anatopique  ». C’est évident quand il s’agit d’un nom de période  : par définition, il est toujours donné après la période en question, quand l’expérience ou la volonté d’un changement de période fait saillir la précédente comme une butte-témoin géologique. Il n’y a d’Ancien Régime que lorsqu’on entre dans la Révolution  ; de Moyen Âge que lorsqu’on a décidé qu’on voulait passer à autre chose qu’on appelle la Renaissance  ; de Trente glorieuses que lorsqu’on est sûr qu’il n’y en aura pas quarante. Un nom de période n’est donc jamais donné par les indigènes de la période en question. De la même façon, un nom d’espace est toujours donné de l’extérieur ou à tout le moins de façon surplombante à l’égard des sociétés qui y sont englobées. Il n’y a rien là de spécifique à l’Afrique  : Europe, Amérique, Australie, sont des noms qui n’ont rien d’européen, américain, australien. Ce qui est cependant intéressant avec le nom «  Afrique  », c’est que c’est un nom au départ africain, désignant une société africaine de l’actuelle Tunisie, puis qui a désigné la province d’Africa romaine, puis l’Ifriqiya arabe. Ce nom a donc une longue histoire de réappropriations, d’extensions, de compétitions avec d’autres noms. Au Moyen Âge et à l’époque moderne, on parlait également d’Éthiopie supérieure, d’Éthiopie ultérieure ou encore de Guinée, pour désigner de très vastes régions d’Afrique qui n’ont rien à voir avec les pays qui portent ces noms actuellement. Puis le toponyme «  Afrique  » a fini par s’imposer à tout le continent, au terme d’une histoire qui est celle de la formation d’une notion dans la géographie mentale du monde moderne et dans la géographie politique et identitaire du monde contemporain. Est-ce un handicap pour les historiens et historiennes que d’utiliser un nom anatopique  ? Non  : en histoire, il est nécessaire d’employer des catégories analytiques extérieures aux sociétés du passé, c’est même la condition de leur intelligibilité. Mais il faut le faire sans les naturaliser, en les neutralisant exactement comme on le fait avec les noms de période.

User du concept d’Afrique, ce n’est pas seulement user d’un nom, mais aussi d’une idée qui postule une cohérence entre les espaces regroupés sous ce toponyme. Qu’est-ce qui fait l’unité de l’espace africain et l’Afrique est-elle une ou plurielle  ?

Elle est les deux et il est nécessaire de faire avec les deux. Certains ont envie que l’Afrique soit une, ont envie de dire «  Africa is a country  » en la promouvant en tant qu’entité existante et légitime. C’est une affirmation fréquente au sein de la diaspora afrodescendante à travers le monde, notamment aux États-Unis, où le vocable d’Afrique a une forte résonance dans la grammaire identitaire américaine. Il existe aussi un évident sentiment panafricain qui, comme en Europe, désire l’unité. Mais inversement, certains ont envie de dire  : «  Africa is not a country  ». Et on doit leur donner raison aussi  : l’Afrique, c’est 54 pays. Et au-delà même de la multiplicité politique, c’est une très grande diversité des sociétés, des formes culturelles, des langues – plus de 2 500 langues sont parlées en Afrique –, des formations politiques, des types d’interaction entre les sociétés. Ces deux affirmations sont donc vraies à tour de rôle. Et elles sont problématiques à tour de rôle. Promouvoir une «  africanité  » homogène, c’est nier les identités nationales ou locales, c’est céder à ce que Joseph Tonda appelle une «  afrodystopie  » (Afrodystopie  : la vie dans le rêve d’autrui, Karthala, 2022). Mais inversement ne parler que de diversité, c’est défendre un fractionnement ethnique qui était l’idéal de gouvernance du colonialisme et de l’apartheid, et qui reste le principe organisateur des musées d’art africain. Alors, entre dystopie intellectuelle et vertige sentimental, il faut tenir la barre. L’Afrique est à la fois singularité et pluralité et cette pluralité des sociétés africaines est par certains aspects la singularité de l’Afrique. On ne peut pas ne pas s’interroger sur cette diversité qui est un produit de l’histoire et qui, comme je l’ai écrit (Penser l’histoire de l’Afrique, CNRS Editions, 2022), devrait être «  bonne à penser  » pour toute historienne ou historien, quelle que soit sa société de prédilection.

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« Constituée de cinquante-quatre États, berceau de nombreuses civili­sations, l’Afrique représente à elle seule un continent-monde de plus d’un milliard d’habitants. Trop souvent considérée comme un tout homogène, elle devrait plutôt être pensée dans sa diversité et sa profondeur.

Sur le plan géopolitique, on la croit marginalisée. Ses acteurs sont souvent perçus comme passifs et dépendants du reste de la communauté internationale. Or, c’est une tout autre représentation que propose Sonia Le Gouriellec dans cet ouvrage. Celle, au contraire, d’un continent ouvert sur le monde, ayant depuis toujours participé aux échanges et aux équilibres politiques, commerciaux et intellectuels, et qui est aujourd’hui intégré à la mondialisation et aux dynamiques contemporaines, au point d’apparaître comme un nouveau centre névralgique des défis de notre époque.

S’appuyant sur de nombreuses études de cas, Sonia Le Gouriellec n’écrit rien de moins qu’une géopolitique des Afriques. »

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« Pourquoi ne connaissons-nous pas le nom de la capitale de la Côte d’Ivoire ou du Nigéria ? Pourquoi les séries américaines se déroulent-elles dans des pays d’Afrique qui n’existent pas ? Comment expliquer que l’Afrique soit aujourd’hui encore dépeinte comme un espace uniforme, primitif, un espace de pauvreté et de conflits ? Un espace hors de l’Histoire, hors du monde en mouvement, en retard. Existe-t-il chez nous ce que le philosophe camerounais Achille Mbembe appelle une « volonté d’ignorance » ?  Ce livre donne des clés de compréhension de nos représentations caricaturales de l’Afrique. Il interroge la persistance d’un imaginaire colonialiste, d’une vision globalisante et dévalorisante du continent africain. Mettons à mal nos préjugés mille fois rebattus, et prenons conscience que l’Afrique est entrée dans l’Histoire, sans nous ! »