Apologies de la langue française. Paul Deschanel, La langue française, 1922.

LA LANGUE est la patrie spirituelle. Elle survit à la patrie terrestre. Voyez la Bible. N’est-elle pas, depuis deux mille ans, la vraie patrie des Juifs ? La langue d’Homère n’a-t-elle pas tenu lieu de patrie aux Hellènes opprimés ? Oui, la langue est une religion. Là est le royaume de l’esprit, qui ne connaît ni les frontières ni la mort. Et quand le Parthénon ne sera plus que cendre, la voix d’Eschyle et la voix de Démosthène continueront de monter vers la roche sacrée et de remplir l’univers.

Une langue vaut en proportion de ce qu’elle donne à l’humanité. Elle meurt quand elle n’a plus rien d’utile à dire. Elle ne mérite de vivre que par l’ascendant moral qu’elle exerce sur le monde et par les services qu’elle lui rend. La langue française, au commencement du XIX° siècle encore, était, par le nombre, la première des langues européennes ; elle n’est plus que la quatrième. Le français est parlé par 58 millions d’hommes, l’allemand par 80 millions, le russe par 85 millions, l’anglais par 1 1 6 millions. Non que nous ayons perdu du terrain, mais les autres en ont gagné. Seulement, le nombre n’est pas tout, pas plus que l’étendue du territoire : à ce compte, les Chinois seraient le premier peuple de la terre. La langue vaut ce que vaut la nation, et c’est pour cela que vous repoussez tout ce qui affaiblit l’initiative individuelle, la force militaire, l’union civique.

La langue française a été, par deux fois, en des saisons diverses, la langue universelle de l’Europe : la première fois, dans sa fleur de jeunesse et de simplicité, aux XIIe et XIIIe siècles ; la seconde fois, dans la pleine maturité de son génie, aux XVIIe et XVIIIe. Pourquoi ?

Aux XIIe et XIIIe siècles, parce qu’elle apportait à l’Europe une vie nouvelle, tout cet idéal de chevalerie, d’honneur, d’amour, que ni l’Antiquité ni le Moyen Age n’avaient connu ; au XVII°, parce que sa littérature,

parvenue au plus haut point de perfection, était l’expression achevée de la morale, le miroir de l’homme et de la société ; au XVIIIe, parce que sa philosophie préparait l’affranchissement de l’homme et la proclamation de ses droits. Chaque fois, la France ouvrait au monde un idéal nouveau, non seulement français, mais humain.

A l’inverse, du XIVe au XVIe siècles, la résurrection des lettres antiques, l’invention de l’imprimerie, la Renaissance, firent éclore d’autres littératures. La patrie de Dante, de Pétrarque et de Boccace, la patrie de Cervantes et de Lope de Vega, la patrie de Camoëns et celle de Shakespeare apprirent à se passer de nous. Et, depuis le XIXe siècle, l’expansion des langues anglaise, allemande et slaves est venue ravir à notre idiome sa primauté numérique.

Nous ne pouvons plus songer à substituer notre langue à la leur. Mais voici qu’un rôle nouveau s’offre à nous. A mesure que les relations internationales deviennent plus étroites et plus fréquentes, il faut, il faudra de plus en plus, non seulement à l’élite pensante, mais à l’ensemble du monde civilisé, à côté des langues nationales, un idiome commun, une langue complémentaire, qui permette aux peuples d’échanger aisément leurs sentiments et leurs idées. Or, quelle peut être cette langue ?

On a inventé de toutes pièces des idiomes artificiels, volapük, esperanto, universal, que sais-je ! Je ne prétends pas que ces créations factices ne puissent servir aux transactions commerciales, à peu près comme les notations du télégraphe ou de la sténographie ; mais il est bien improbable que jamais une langue artificielle devienne la langue générale, commune, ou même la plus répandue des peuples civilisés, et cela d’abord parce qu’elle n’a point de littérature. Le succès d’une langue est en proportion de l’éclat de sa littérature ; le jour où celle-ci périclite, la langue décline. La. langue d’un peuple est une flore vivante, qui porte en plein ciel les sucs de la terre. Il lui faut la lente maturation des saisons et des ans. Une langue artificielle est comme une fleur imitée; elle ne vit pas, elle n’a ni sève, ni couleur, ni parfum, elle ne peut s’épanouir. Ce ne sont pas seulement des mots, des sons, que les hommes veulent apprendre lorsqu’ils apprennent une langue, c’est tout le monde moral qu’elle exprime. Non : une langue qui n’a pas été vécue ne saurait créer de la vie ; une langue où un peuple n’a pas mis son âme ne prendra jamais les coeurs ; une langue sans poésie ne volera jamais aux lèvres des hommes.

Le monde civilisé devra donc choisir une langue naturelle, et il n’en est que trois : l’anglais, l’allemand et le français. L’allemand, admirable de force, de richesse, de profondeur, mais trop difficile, trop synthétique ; l’anglais, plus facile, mais formé de deux langues juxtaposées. Reste le français. Quels sont ses titres ?

Le français est la langue de la diplomatie ; il est aussi celle des élites en Russie, en Pologne, en Turquie, en Grèce, en Roumanie, en Bulgarie, en Serbie, en Hongrie, en Bohême, en Italie, en Espagne, en Portugal, dans les pays Scandinaves, et chaque jour ses clients deviennent plus nombreux. Il est, par excellence, la langue de la conversation, il a le sourire, la grâce. Il y a des races tristes, même sous le soleil ; la nôtre est gaie. Le ciel de la France est sur nos lèvres. « L’esprit français, c’est la raison en étincelles. »

Notre langue est la plus simple, en ce sens qu’elle emploie moins de mots, qui la plupart ont même origine ; la plus douce, car on peut dire de la France ce que Vauvenargues disait de Racine : « Personne n’éleva plus haut la parole et n’y versa plus de douceur  » ; la plus logique et la plus claire, parce qu’on y parle dans l’ordre même où l’on pense : sujet, verbe, régime, se suivent toujours et se commandent ; c’est le mot de Rivarol : « La langue française est la seule qui ait une probité attachée à son génie » ; oui, précision, probité, c’est tout un ; enfin, la plus humaine, parce que c’est l’homme qui est le centre et le principal objet de notre littérature.

Au fond de l’épouvante de Pascal et de l’ironie de Voltaire, c’est le même drame, le même effort de la créature périssable pour saisir l’infini et se survivre à elle-même. Dans la foi comme dans le doute, l’homme se débat contre la fatalité, il essaye d’échapper à sa prison de chair, pour vivre, ne fût-ce qu’un instant, de la vie éternelle. Si l’on veut surprendre le génie de la France dans son essence même, dans ce qu’il a d’indestructible et de permanent à travers ses innombrables métamorphoses, on voit que ce peuple, le plus traditionnel à la fois et le plus révolutionnaire qui soit au monde, a toujours poursuivi le même rêve de justice. Le trait essentiel de l’âme française, c’est l’amour de l’idéal. Oui, c’est le plus pur de notre gloire, c’est l’harmonie et l’originalité de notre magnifique histoire, d’avoir toujours vécu par les idées et pour les idées. La pensée de la France est une pensée d’amour. Tout ce que gagne la culture française est gagné par la justice. La France travaille et pense pour le monde entier, et sa langue, outil d’affranchissement spirituel, est le patrimoine commun de tous les hommes.

Grâces donc soient rendues à nos grands écrivains, à ceux qui, même après tant de pertes illustres et sur des tombes encore fraîches, continuent la glorieuse lignée, qui dans la poésie, le roman, l’histoire, la philosophie, la critique, la presse, ou bien au théâtre, à la tribune, à la barre, gardent la pureté de notre langue et l’empêchent de vieillir ! Et grâces soient rendues aux artisans de raison et de beauté qui, sur toute la terre, répandent la langue immortelle de la. France et son âme divine !

Apologies de la langue française. Jules Simon, Une séance du Dictionnaire, 6 octobre 1901.

L’ACADÉMIE met ordinairement vingt ans à faire une édition de son Dictionnaire. Ce n’est pas beaucoup. La langue, en vingt ans, ne se modifie que très peu. Généralement, on abandonne l’Académie à elle-même pendant qu’elle fait son travail. Il me semble qu’un peu de collaboration venant de dehors lui serait fort utile. Elle vient, dans sa dernière séance, de repousser le mot actuaire, que les économistes lui proposaient. J’ai tremblé un moment pour le mot adduction, qu’on accusait d’être trop technique. La Compagnie approche du mot altruisme. Je désire beaucoup qu’il ne soit pas admis. Les philosophes paraissent le trouver nécessaire. Ne pourrait-on pas, avant la discussion, en causer tout tranquillement en public ?

Altruisme ! Vous vous demandez à quelle langue ce mot appartient. C’est justement la question ; il s’agit de savoir s’il appartiendra, oui ou non, à la langue française.

Il faut d’abord vous dire que les mots ont, comme les hommes, leurs amis et leurs ennemis.

Royer-Collard avait en horreur le mot base, employé dans le sens de fonder :

— Un raisonnement basé sur une erreur…

C’était un puriste. On en avait fait un professeur sur le tard ; mais il avait été un lettré toute sa vie. Un jour que M. Cousin et M. Patin discutaient longuement, à l’Académie, sur le texte d’un vers latin, M. Royer Collard accoucha de deux vers français, les seuls qu’il ait faits de sa vie. Il écoutait depuis une demi-heure les deux belligérants, le menton appuyé sut sa canne, quand il se redressa tout à coup et prononça ces deux vers en faisant tournoyer sa canne entre ses doigts:

Monsieur Cousin, monsieur Patin

Sont deux qui savent le latin…

Ces deux vers ne sont pas de premier ordre ; mais je n’étonnerai aucun humaniste en disant que celui qui les a faits savait évidemment le latin. Ce latiniste de Royer-Collard ne voulut jamais permettre que ce mot base fît partie de la langue française.

Léon Say nous a confié, à la tribune du Sénat, qu’il ne peut pas souffrir le mot éminent. Le mot est français ; mais on en fait un abus insupportable. Si vous voulez agacer profondément M. Léon Say, appelez-le un économiste éminent, un homme d’état éminent.

Buffet en veut avec raison au mot agissement, qui n’est ni français, ni utile, ni agréable.

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Après ces exemples illustres, je peux bien avouer que j’ai le mot altruisme en aversion. Il n’est pas français ; mais ce sont des Français, évidemment mauvais citoyens, qui l’emploient. Ils font ce qu’ils peuvent pour dénaturer et déshonorer la langue nationale.

Vous me direz que le mot est. bien peu connu, bien peu répandu. J’en conviens. II n’est employé, jusqu’ici, que par les philosophes. S’ils le mettaient seulement dans leurs ouvrages de métaphysique, je m’en consolerais peut-être. Et d’abord, je n’en saurais rien, ni vous non plus. Mais ils le mettent dans leurs articles, qui sont plus lus par les gens du monde, et dans leurs manuels, qui sont appris par cœur par les jeunes candidats à la dignité de bachelier. Qui vous dit qu’un candidat ne se servira jamais du mot d’altruisme après avoir été examiné sur l’altruisme en pleine Sorbonne ? Il ne faut pas s’endormir dans une situation pareille.

On entend, par altruisme, la disposition d’un homme qui veut du bien à ses semblables, et se sent ou se croit capable de préférer leurs intérêts aux siens propres. C’est l’antipode et la contrepartie du mot égoïsme, qui est détestable, et dont nous jouissons depuis longtemps. égoïsme, altruisme : amour de soi, amour des autres. Les inventeurs de l’altruisme ont cru rendre service à la langue par la création d’un mot symétrique. Il n’est pas tout à fait symétrique, car, par altruisme, ils entendent une qualité, et non pas un défaut opposé au défaut de l’égoïsme.

*

D’ailleurs, la symétrie ne me touche guère. Sans être fou des jardins anglais, je les préfère aux jardins français, avec leurs allées au cordeau et leurs ifs taillés en pyramide. Et puis, altruisme, voyez donc quelle harmonie ! Cela déchire l’oreille. Je ne sais pas si la formation est exacte, et si altruisme vient légitimement d’alter. Égoïsme, au moins, n’est pas contestable ; c’est quelque chose.

Mais ce qui condamne irrévocablement l’altruisme et tous ceux qui emploient ce mot barbare, c’est qu’il a été créé et imaginé sans aucune nécessité et aucune utilité. La chose qu’il prétend exprimer existait avant lui ; elle ‘était connue, étudiée, décrite avant lui. C’est le sentiment le plus respectable de la nature humaine. Descartes et Bossuet l’appelaient bienveillance, à la satisfaction universelle. On l’appelait aussi quelquefois la charité, et c’était un très beau mot, qui rappelait l’amour divin et les grâces, tout en s’appliquant tout particulièrement à l’amour des hommes pour leurs semblables. Il avait un avantage important : celui d’être connu et employé depuis l’origine de la langue.

La langue française est comme une société choisie, ayant ses mœurs, ses habitudes, ses relations, dans laquelle on n’est admis qu’après une longue candidature, et en montrant patte blanche. Il faut, pour y pénétrer, être consacré par l’Académie et inséré dans le Dictionnaire. Beaucoup de mots ont mis un siècle à se faire accepter et classer. Ils ont d’abord été dans la bouche des gens de peu : pure les lettrés, en belle humeur, en ont tiré de jolis effets. Je citerai, par exemple, le passage des Misérables où Gavroche, après avoir péché un morceau de pain détrempé dans le bassin du Luxembourg, le donne à son petit frère en disant avec tendresse :

— Colle-toi ça dans le fusil.

C’est charmant ; mais il aurait fallu voir la colère de Victor Hugo si on lui avait proposé d’introduire fusil dans le Dictionnaire avec cette signification.

Le mot passe donc, à titre de singularité, à titre de plaisanterie, dans la langue des gavroches. Une fois là, il fait insensiblement des progrès ; on le dit sérieusement, simplement, couramment, et, un beau jour, quelque membre de la Commission du Dictionnaire, voulant se montrer ami du progrès et dégagé de tout préjugé, propose de le faire recevoir dans la langue de Corneille et de Molière. Le mot, s’il pouvait parler, ne trouverait pas qu’il a payé trop cher une telle gloire par un stage de cent ans.

J’aime à croire que, dans cent ans d’ici, le mot altruisme et les mots de cette catégorie, au lieu de faire des progrès, auront disparu, même du souvenir, et qu’on en parlera comme d’une invasion de barbarisme, qui a sévi dans les dernières années du dix-neuvième siècle. Ce qui justifie mon espérance, c’est que Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, qui ont ouvert de nouvelles voies à la poésie, se sont contentés de la langue du seizième, du dix-septième, du dix-huitième siècles ; c’est que les pensées les plus audacieuses sont exprimées tous les jours par les plus grands écrivains dans le style le plus correct.

Préservez-nous, mon Dieu, de l’altruisme, du réalisme, du positivisme, du collectivisme, du prosaïsme et de tous les mots en isme, à l’exception de deux mots qui sont sacrés : le spiritualisme et le patriotisme !

Chose vue. Romy Schneider. La Cinémathèque française. 16 mars – 31 juillet 2022

Quarante ans après sa disparition, Romy Schneider (23 septembre 1938-29 mai 1982) est toujours aussi aimée et populaire. Actrice européenne, avec une carrière débutée en Allemagne et poursuivie en France, elle est devenue une star grâce à des films qui ont marqué à jamais l’histoire du cinéma.

Pourtant, depuis quelques années, la tragédie de la fin de sa vie prend le pas sur le reste. Il est toujours plus vendeur de présenter une femme comme un paquet de névroses, sujette à la mélancolie et désespérée jusqu’à l’os. Surtout si celle-ci était d’une beauté fracassante et l’une des plus grandes actrices de l’histoire du cinéma.

Avec Romy, on n’a voulu s’attacher qu’à cela : la tragédie d’une vie trop courte qui devait obligatoirement cacher d’autres drames, d’autres douleurs que ses films permettaient d’exorciser, de transcender. Comme si elle devait à tout jamais payer le prix de sa beauté, de ses amours flamboyantes avec Alain Delon, de ses films, de sa jeunesse et de sa liberté. Tenter de retrouver tous les petits cailloux comme des indices qui allaient conduire à l’issue fatale, c’était écrit, cela ne pouvait que se passer ainsi. Les États-Unis avaient bien eu leur Marilyn, on pouvait en rêver tout autant.

Mais tout ceci n’est-il pas un peu réducteur pour une actrice d’exception ? Elle, qui a fait rêver des millions de spectateurs, qui est devenue la muse d’immenses réalisateurs, et qui par son travail, par sa grâce face à la caméra, a inventé un style de jeu qu’aujourd’hui encore on admire et honore.

Alors, si nous tentions plutôt de révéler l’immense actrice qu’elle fut ? Derrière l’image de la jeune ingénue de ses débuts, dévoiler son goût du risque et des ruptures, la façon dont elle a bâti sa carrière pour casser l’image de porcelaine de cette princesse autrichienne grâce à qui elle était devenue une star a à peine 16 ans. La façon dont elle a pris en main sa destinée d’actrice et a su, tout au long de sa carrière, aller là où on ne l’attendait pas, surprendre toujours, se réinventer et s’entourer des plus grands. Alain Cavalier, dont elle tourna le premier film, Claude Sautet, bien sûr, Luchino Visconti, Orson Welles, tous s’accordent à parler de son génie. Dévoiler les secrets de cette virtuosité, son sérieux, qu’elle mettait en tout et dans son travail en premier. Toujours pleine de trac, de doutes, elle ne cessait de se questionner sur sa légitimité, son jeu, sa beauté, son charisme.

Montrer aussi, dans cette exposition, comment la carrière de Romy Schneider a écrit une histoire du cinéma de son époque, celle de grands cinéastes du monde entier, qu’ils soient français, américains, italiens, allemands, autrichiens.

Il y avait chez elle une quête d’absolu qui a sans doute contribué à son génie et à sa grâce.

On peut le découvrir à travers ses lettres et ses notes et quelques-uns de ses témoignages aux journalistes, dont elle se méfiait beaucoup. Ce sont pourtant eux, qui depuis près de quarante ans, commentent, dissèquent et inventent des histoires autour de sa destinée.

Ne serait-il pas mieux de lui redonner la parole à elle, Romy Schneider ? Tenter de la faire revivre à travers ses rôles, bien sûr, mais aussi ses textes, ses interviews radios, télévisés, son journal, grâce aux making-of des tournages où on la découvre vibrante toujours et si gaie, pleinement heureuse de faire son métier.

Avec une vie si romanesque, des ruptures si marquées, des rencontres si déterminantes, c’est à nous, à travers cette exposition, de comprendre de quelle manière elle est devenue cette icône, cette femme moderne qui, quarante ans après sa mort, fait toujours autant battre les cœurs et dont l’image, elle, n’a pas pris une ride. La montrer parfaitement vivante, en pleine lumière, si sensuelle, si belle, et tenter de percer son mystère. En tout cas, tenter de le faire et surtout, sans effraction.

Clémentine Deroudille
Commissaire de l’exposition

Cour suprême : l’avortement n’est pas un droit constitutionnel (2022)

Le 24 juin 2022, dans un arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, la Cour suprême a jugé que la Constitution des États-Unis ne garantit pas un droit à l’avortement. Dans cette mesure, les arrêts Roe et Casey de la Cour, qui avaient créé ce droit en tant que droit constitutionnel, sont annulés et le pouvoir de réglementer l’avortement « est rendu au peuple et à ses représentants élus ».

Revirement de jurisprudence de la Cour suprême, l’arrêt Dobbs a été décidé par six voix (J. Alito, C. Thomas, N. Gorsuch, B. Kavanaugh, A. Barrett, J. Roberts) contre trois (S. Breyer, S. Sotomayor, E. Kagan). La juge Ketanji Brown Jackson, qui n’a été confirmée et installée qu’en avril 2022, n’a pas pris part au délibéré puisqu’elle ne remplacera le juge démissionnaire Stephen Breyer qu’à compter du 1er juillet 2022 (le juge Breyer a décidé de se retirer de la Cour le 30 juin 2022).

Dobbs entre dans l’histoire politique et juridique des États-Unis à plusieurs titres : 1/ l’abrogation judiciaire d’un « droit (constitutionnel) à l’avortement » qui était lui-même une création judiciaire (droits et libertés) ; 2/ le rejet par la Cour suprême de la faculté pour des juges de créer des « droits non prévus par la Constitution » en s’émancipant spécialement de l’histoire et de la tradition juridiques américaines (herméneutique constitutionnelle) ; 3/ le rejet par la Cour suprême de tout « dynamisme interprétatif » sur des questions politiques et éthiques fondamentales et non susceptibles d’être rattachées à la Constitution de certaines manières, ces questions ne devant relever que du peuple et de ses représentants élus (souveraineté du peuple) ; 4) la ré-attribution aux États de la compétence primaire et principale pour légiférer dans un sens ou dans un autre sur l’avortement (fédéralisme) ; 5) la doctrine judiciaire des précédents (stare decisis) et les conditions d’un revirement de jurisprudence de la part de la Cour ; 6) la violation (rarissime) du secret attaché aux travaux, délibérations et délibérés de la Cour à la faveur d’une fuite de presse de son projet d’arrêt.

Jean-Claude Zylberstein – Souvenirs d’un chasseur de trésors littéraires

Collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein
La formule a été imprimée sur plus de 20 millions d’ouvrages. 10/18, Grands détectives, Domaine étranger, Pavillons, Texto… Jean-Claude Zylberstein a créé ou  dirigé ces collections devenues incontournables avec toujours la même idée : exhumer des auteurs que nul ne se souciait de traduire ou de rééditer. Jim Harrison,  Dashiell Hammett, Robert van Gulik, Somerset Maugham, Evelyn Waugh, Primo Levi, Winston Churchill, John Fante et beaucoup d’autres grands auteurs étrangers sont devenus des classiques grâce au travail de ce lecteur au goût si sûr.

Enfant juif caché pendant la guerre, c’est dans le grenier de ses protecteurs que naît sa passion de la lecture. Il fait ses débuts dans la presse comme critique de jazz pour Jazz magazine et Le Nouvel Observateur. Puis il entre dans l’édition en rassemblant les œuvres complètes de Jean Paulhan et devient directeur de collection grâce à Bernard de Fallois. Esthète à la curiosité insatiable, il exerce ensuite ses talents de dénicheur chez Christian Bourgois, Champ libre, Robert Laffont, La Découverte, Tallandier, Les Belles Lettres… Entre-temps, il est devenu l’un des plus grands avocats en droit d’auteur, défendant Salman Rushdie, Françoise Sagan, Ingrid Betancourt ou Daft Punk, et de nombreux éditeurs.

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Anglicisation de la langue française

Question écrite de Mme Emmanuelle Ménard, députée, Non-inscrit, Hérault, JO, 1er mars 2022, p. 1243.

Mme Emmanuelle Ménard appelle l’attention de Mme la ministre de la culture sur l’anglicisation de notre langue. L’Académie française a adopté mardi 15 février 2022 un rapport intitulé Pour que les institutions françaises parlent français, dénonçant les troubles causés par l’anglicisation, avec un risque de « perte de repères linguistiques ». L’Académie, gardienne de la langue de Molière, y voit « une évolution préoccupante », à cause d’une « envahissante anglicisation ». Air France, qui impose à ses clients sa « skyteam », la SNCF avec son application « Zenway », ou encore le « hashtag » « One Health » du ministère des solidarités et de la santé, autant d’entreprises ou d’institutions françaises qui ont adopté le « franglais » dans leur communication. Au-delà du lexique, l’Académie française déplore « des conséquences d’une certaine gravité sur la syntaxe et la structure même du français ». À cause de « la disparition des prépositions » et de « la suppression des articles », « la syntaxe est bousculée, ce qui constitue une véritable atteinte à la langue ». Cette alerte donnée par l’Académie française fait également écho à sa volonté de contester le nouveau modèle de la carte d’identité française qui est intégralement bilingue français-anglais, ce qui n’est pas une obligation. La volonté de la France de porter une diplomatie forte se trouve affaiblie dès lors que sa langue, qui transmet notre histoire et notre façon de penser, est sacrifiée au profit de l’anglais. Le français, cinquième langue la plus parlée dans le monde, avec 300 millions de locuteurs, ne peut se résoudre à appauvrir son vocabulaire avec l’apparition massive d’anglicismes. Il est donc légitime de se pencher sérieusement sur ce problème grandissant et de prendre les dispositions nécessaires, le manque de réaction du Gouvernement étant à déplorer. Hélène Carrère d’Encausse, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, incite d’ailleurs à : « un éveil des consciences [pour] permettre un redressement de la situation. Il y a un moment où les choses deviendront irréversibles ». Elle lui demande quelles mesures elle compte mettre en œuvre pour donner à notre pays les moyens de se battre pour défendre la richesse de la langue française et si une sensibilisation à la préservation de notre langue et de son vocabulaire est envisagée auprès de la jeunesse du pays.

Réponse du ministère de la Culture, JO, 29 mars 2022, page : 2088

Malgré un discours alarmiste trop souvent répandu, force est de constater que la langue française connaît toujours un fort rayonnement, partagé avec 300 millions de francophones présents sur les cinq continents, comme avec les millions de personnes qui font le choix à travers le monde d’apprendre le français, deuxième langue enseignée sur la planète. La mondialisation croissante des échanges et la mutation numérique contribuent cependant à conforter la place de la langue anglaise comme langue des échanges internationaux, favorisant, en France, la diffusion de termes et expressions issus du vocabulaire anglo-américain, dans les entreprises, dans l’espace public ou dans les médias. Le rapport publié le 15 février dernier par l’Académie française alerte ainsi sur le recours croissant aux anglicismes dans la communication institutionnelle des organismes publics et privés, en faisant valoir un risque de fracture sociale et générationnelle, comme de pertes de repères linguistiques pour le grand public. Le ministère de la culture partage ce constat. Ces évolutions sont suivies de près par le ministère de la culture, qui a pour mission, en lien avec les autres ministères concernés, de garantir l’emploi de la langue française dans la société et de favoriser la diversité linguistique. Le Président de la République, en mars 2018, a lancé à l’Institut de France un plan d’action répondant à ces enjeux : « Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme », fort de mesures concrètes et volontaristes, auxquelles le ministère de la culture a pris toute sa part. La Cité internationale de la langue française, qui ouvrira ses portes à l’automne 2022 au château de Villers-Cotterêts, en est une illustration majeure. Conjuguant création, formation et recherche, la Cité privilégiera une approche participative et innovante afin de sensibiliser le plus large public, et notamment les plus jeunes, aux enjeux et aux atouts de la langue française. En 2021, le Dictionnaire des francophones, sous la forme d’une application mobile et interactive, a permis de rassembler, de façon inédite, plus de 500 000 termes et expressions issus de l’ensemble de l’espace francophone, reflétant la richesse et la diversité de la langue française. Enfin, en 2022, la Présidence française du conseil de l’Union européenne a fait du plurilinguisme une priorité. Dans ce cadre, le forum « Innovation, technologies et plurilinguisme », porté par le ministère de la culture, a été l’occasion de mettre en avant les possibilités permises par la mutation numérique en faveur du plurilinguisme. Cet effort de sensibilisation se joue aussi sur le plan national, auprès des Français, très attachés à leur langue. Le ministère de la culture est en effet le garant de l’application de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi du français, dite « loi Toubon ». Il s’implique au quotidien, à travers la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), pour veiller à la présence et à la diffusion de la langue française dans tous les secteurs de la société. Il conduit une politique qui vise à garantir aux citoyens un « droit au français » dans leur vie sociale, qu’il s’agisse de la consommation, de la communication dans l’espace public, des médias, du monde du travail ou de l’enseignement. Cette action est menée en lien avec les autres services et organismes concernés – direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ministère chargé du travail, autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, autorité de régulation professionnelle de la publicité… Le cadre légal est, de plus, particulièrement exigeant pour les institutions et les agents du service public, qui ont l’obligation d’employer la langue française dans leur activité, des conditions plus restrictives s’appliquant aux services et établissements de l’État ainsi qu’aux marques et aux contrats publics. Ainsi, la DGLFLF intervient systématiquement, dès lors qu’elle constate ou que son attention est appelée sur un manquement aux dispositions légales. À cet effet, elle a récemment alerté plusieurs entreprises et établissements publics sur l’illégalité d’intitulés en anglais, comme le passe « Navigo Easy » d’Île-de-France Mobilités ou la dénomination « Ma French Bank » d’une filiale du groupe La Poste. Les intitulés « Cold Case », « Trackdéchets » ou encore « Welcome Box » ont également été signalés aux services concernés de l’État et des collectivités territoriales afin d’être remplacés par des expressions françaises. En ce qui concerne la nouvelle carte d’identité bilingue entrée en vigueur en 2021, en vertu du règlement européen 2019/1157 du 20 juin 2019, le ministère de la culture a suggéré d’ajouter une seconde traduction dans une langue étrangère européenne, de façon à mieux prendre en compte la dimension plurilingue de l’Union européenne. On le sait, la loi du 4 août 1994 n’a pas vocation, en vertu du principe de liberté d’expression et de communication, à interdire les anglicismes ni à sanctionner l’emploi incorrect de la langue française. Il est donc essentiel de rappeler aux décideurs, élus, communicants, l’importance des enjeux qui s’attachent à la langue, facteur de cohésion sociale, et le devoir d’exemplarité qui s’impose. Dans trop de collectivités territoriales, la mise en œuvre de stratégies de « marketing territorial » s’est ainsi traduite, au cours des dernières années, par un important développement des slogans et intitulés en anglais. La DGLFLF entend donc poursuivre et renforcer la sensibilisation des élus à la question de l’emploi de la langue française. Les acteurs publics et privés peuvent, enfin, s’appuyer sur le dispositif d’enrichissement de la langue française, coordonné par la DGLFLF, qui produit chaque année plus de trois cents termes, permettant de désigner les réalités nouvelles du monde contemporain dans une langue compréhensible par tous. La langue française peut ainsi demeurer une grande langue internationale, riche et vivante.

Histoire de la CIA (John Prados)

Cette histoire de la plus célèbre des agences de renseignements américaines nous mène au coeur de son quartier général, à Langley. Grâce à des documents nombreux jusqu’alors inconnus, elle jette un nouvel éclairage sur les opérations de la CIA – de la Pologne à la Hongrie, de l’Indonésie à l’Irangate et de la Baie des Cochons à Guantanamo – et lève en particulier le voile sur son rôle dans la guerre contre le terrorisme, qui s’est étendu très au-delà des actions clandestines. Ses réussites, ses échecs, ses directeurs, ses héros – mais aussi ses salauds – sont ici présentés par l’un des meilleurs spécialistes américains du sujet, qui décrit par ailleurs le développement de l’agence sur trois générations. Car la CIA évolue fortement : se militarisant, et s’éloignant toujours davantage de sa mission originale de collecte de renseignements et d’analyse, elle semble ne chercher qu’à échapper à tout contrôle du pouvoir exécutif et surtout législatif, pour devenir, au sens propre, un Etat dans l’Etat. Cette Histoire de la CIA, fruit de quarante ans de recherches, est un livre indispensable pour comprendre l’histoire contemporaine et envisager l’avenir des Etats-Unis.

Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Hermann Heller.

Le 23 novembre 1932, quelques semaines avant l’accession de Hitler au pouvoir, le philosophe Carl Schmitt prononce un discours devant le patronat allemand. Sur fond de crise économique, son titre annonce le programme : « État fort et économie saine ».
Mobilisant des « moyens de puissance inouïs », le nouvel État fort, promet-il, ne tolérera plus l’« émergence en son sein de forces subversives ». Ce pouvoir autoritaire musèlera les revendications sociales et verticalisera la présidence en arguant d’un « état d’urgence économique ».
Lorsqu’il lit ce texte de Schmitt, son adversaire de toujours, le juriste antifasciste Hermann Heller, ne saisit que trop bien de quoi il s’agit. Peu avant de prendre le chemin de l’exil (il mourra en Espagne l’année suivante), il laisse un court article qui compte parmi les plus clairvoyants de la période. Nous assistons là, analyse-t-il, à l’invention d’une nouvelle catégorie, un « libéralisme autoritaire ».
Ce recueil rassemble ces deux textes majeurs de la pensée politique, encore inédits en français, assortis d’une présentation qui éclaire les rapports méconnus entre Schmitt et les pères fondateurs du néolibéralisme.

 

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Chose lue. Léonard Burnand : Benjamin Constant, Perrin, 2022.

A la fin de sa vie, Benjamin Constant déclarait : « Je veux qu’on dise après moi que j’ai contribué à fonder la liberté en France. » La postérité ne lui a pourtant pas rendu suffisamment justice, célébrant plutôt le romancier d’Adolphe, chef d’œuvre pionnier de l’autofiction, que le combattant inlassable de « la liberté en tout », selon son expression. Né en 1767 à Lausanne dans une famille protestante d’origine française, orphelin de mère dès sa naissance, il mena une existence vagabonde à travers l’Europe, où il se fit remarquer aussitôt par la puissance de son esprit et son extraordinaire facilité d’expression, ainsi que par ses amours erratiques et ses dettes de jeu. En 1795, formant avec Germaine de Staël un couple exceptionnel et orageux, il s’engage en politique. Par la plume et par l’action, sa ligne ne variera jamais : conjurer la tentation totalitaire par un gouvernement représentatif équilibré et garantissant toutes les libertés, celle de la presse comme celle des Noirs. C’est pourquoi il s’opposa vivement à l’Empire autoritaire puis à la Restauration réactionnaire. Parmi ses innombrables écrits et discours, les Principes de politique furent le bréviaire de la jeunesse libérale, et ses obsèques, en décembre 1830, donnèrent lieu à Paris à une énorme manifestation de foule, qui saluait la liberté faite homme. Dans une démocratie en crise, Benjamin Constant est plus actuel  que jamais.

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