Thomas Paine, penseur et défenseur des droits humains

Peu connu en France, Thomas Paine fut pourtant député de la Révolution française et ardent défenseur des droits de l’homme. Après avoir été parmi les organisateurs de l’Indépendance américaine en 1776, il a rejoint Paris pour défendre, par la plume et par le verbe, les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité, et leur inscription juridique dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Guidé par sa confiance dans l’humanité, il condamne dans ses ouvrages la corruption et le pouvoir héréditaire. Il y développe l’idée d’une connaissance universelle émancipatrice.

Thomas Paine

Le présent recueil contient les deux textes fondamentaux de Thomas Paine sur les droits de l’homme. Il est introduit par Peter Linebaugh, historien spécialiste des communs. Pour compléter la documentation, nous y avons joint la Déclaration universelle des droits humains de 1948, et la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges. Deux petits essais permettent une mise en perspective de l’héritage et du génie visionnaire de Thomas Paine, et une découverte de sa biographie rocambolesque.

« Anglais de naissance français par décret américain d’adoption », telle pourrait être la courte biographie de Thomas Paine. Ayant participé aux grands événements de la période révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, Thomas Paine a écrit de nombreux ouvrages populaires, dont les deux partie de Droits de l’Homme reproduites ici..

Cet ouvrage est le fruit du travail des étudiantes du Master Édition, mémoire des textes de l’université de Caen, sous la direction de Nicolas Taffin, qui y enseigne l’édition.

L’étonnement que la Révolution française a causé dans toute l’Europe doit être considéré sous deux points de vue différents : d’abord, en tant que cette révolution affecte les habitants des pays étrangers ; secondement, en tant qu’elle affecte les gouvernements de ces mêmes pays.

La cause du peuple français est celle de toute l’Europe, ou plutôt celle du monde entier ; mais les gouvernements de tous les pays ne lui sont aucunement favorables. Il est à propos de ne jamais perdre de vue cette distinction. Il ne faut point confondre les peuples avec leurs gouvernements, et particulièrement le peuple anglais avec son gouvernement.

[…]

Tandis que la Déclaration des droits était en agitation à l’Assemblée nationale, quelques-uns de ses membres remarquèrent que si on publiait une déclaration de droits, il fallait qu’elle fût accompagnée d’une déclaration de devoirs. Cette observation annonce de la réflexion : ils n’erraient cependant que parce qu’ils ne réfléchissaient pas assez profondément. Une déclaration de droits est aussi une déclaration de devoirs réciproques. Ce qui est mon droit comme homme, est également le droit d’un autre homme ; et il est de mon devoir de lui garantir le sien comme de posséder le mien.

Thomas Paine

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Les réinventions de Jean-Luc Godard (David Hudson, The Criterion, 14 septembre 2002)

« Revenir à zéro est un désir que Godard a réitéré tout au long de sa carrière », écrivait Amy Taubin il y a quelques années, et l’observation astucieuse frappe différemment – et un peu plus douloureusement – maintenant que nous savons que Jean-Luc Godard est mort mardi à l’âge de quatre-vingt-onze ans par suicide assisté. Son conseiller juridique, Patrick Jeanneret, explique au New York Times que Godard souffrait de « multiples pathologies invalidantes ». Il ne pouvait pas vivre comme vous et moi, alors il a décidé avec une grande lucidité, comme il l’a fait toute sa vie, de dire : ‘Maintenant, ça suffit’. »

La nouvelle est difficile à encaisser car, comme l’écrit Glenn Kenny au Decider, le « monde de Godard était un monde en perpétuelle agitation ». Après le sprint de sept ans qui a marqué l’époque, de À bout de souffle (1960) à Week-end (1967), Godard s’est associé à Jean-Pierre Gorin pour « faire des films politiques » plutôt que des « films politiques », puis a collaboré avec Anne-Marie Miéville sur une série de longs métrages innovants mais peu diffusés et sur des œuvres vidéo pour la télévision européenne avant de se concentrer sur ses derniers films, densément allusifs et techniquement éblouissants.

Dans le New Yorker, Richard Brody, l’auteur de Everything Is Cinema : The Working Life of Jean-Luc Godard, écrit que « laissant sa légende derrière lui, son œuvre est devenue, très simplement, la réalité centrale du cinéma moderne. » Lorsque Brody a rendu visite à Godard en 2000, celui-ci « m’a dit qu’il pensait que le cinéma était presque terminé : « Quand je mourrai, ce sera la fin. Il avait tort – et c’est de sa propre faute ». Fernando F. Croce le dit succinctement sur Twitter : « Encore et encore, il a tué le cinéma pour le ressusciter magnifiquement ».

« Que faire de l’esprit godardien ? », demandait J. Hoberman dans un article essentiel pour The Nation en 2015. L’occasion de cet essai, qui retrace les influences d’André Bazin, de Sergei Eisenstein, de Roberto Rossellini et de plusieurs autres sur l’œuvre de Godard, était la publication en anglais de Introduction to a True History of Cinema and Television, un volume rassemblant une série de conférences que Godard a prononcées à l’Université Concordia de Montréal en 1978. « Le Godard qui émerge d’Une histoire vraie », écrit Hoberman, « est la quintessence du grand modernisme du XXe siècle – l’auteur d’un projet en cours, pas encore achevé, comparable en ambition à À la recherche du temps perdu ou aux Cantos, composé dans un idiolecte qui, comme chez Joyce, Picasso ou Gertrude Stein, a effectivement réinventé un médium ».

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Le travail peut-il faire l’objet d’un « droit » ? Le débat de 1848 devant la Constituante entre Tocqueville et Ledru-Rollin sur le « droit au travail ».

L’histoire intellectuelle et politique du « droit au travail » est riche de grands débats principiels (sur ces débats, voir Libertés et droits fondamentaux, p. 838 et s.). Le premier débat porte sur le principe même du travail, entre ceux qui, sur la très longue durée de la pensée politique, y sont hostiles pour toutes sortes de raison et ceux qui promeuvent une justification libérale ou « humaniste » du travail. On le sait, Marx était plutôt précisément dans la deuxième catégorie intellectuelle puisque son opprobre n’était pas dirigé contre le travail lui-même mais contre l’exploitation de la force de travail des ouvriers dans le système de production capitaliste. Ce débat est loin d’être épuisé puisque c’est de lui dont sourdent, dans la période contemporaine, les controverses politiques et juridiques sur la diminution du temps de travail, sur la souffrance au travail, sur le syndrome d’épuisement professionnel, etc.

Le deuxième débat, qui est subséquent du premier, porte sur l’opportunité de faire du travail l’objet d’un droit.  Ce deuxième débat qui, rationnellement, ne peut avoir lieu qu’entre partisans d’une justification libérale ou « humaniste » du travail comprend lui-même deux dimensions :  le travail est-il un « bien » d’une nature telle qu’il faille en faire un droit ?  le droit étant théoriquement reconnaissable à son opposabilité à l’État (et plus généralement aux pouvoirs publics), un droit au travail « effectif » (pour parler le langage de la fin du XXe siècle) n’induit-il pas la disparition du droit de propriété et la socialisation significative voire complète des moyens de production (le « socialisme »).

C’est donc ce deuxième débat qui aura opposé le libéral Tocqueville et le socialiste Ledru-Rollin ‒ tous deux porteurs d’une justification libérale ou « humaniste » du travail ‒ lors de la célèbre séance de l’Assemblée constituante du 12 septembre 1848 relative à la discussion d’un amendement de M. Mathieu (élu de la Drôme) au paragraphe 8 du préambule de la constitution (Moniteur, 15 septembre 1848). Dans le débat afférent, entre autres orateurs favorables à l’amendement et donc au droit au travail, il y avait Peltier, Ledru-Rollin, Crémieux, Victor Considerant, Billault. Les orateurs hostiles à cet amendement furent notamment Tocqueville, Duvergier de Hauranne, Thiers, Dufaure, etc. Ledru-Rollin répondit donc immédiatement à l’intervention de Tocqueville. L’amendement favorable à l’introduction du « droit au travail » dans la Constitution de 1946 fut rejeté par 396 voix contre 187. Ce débat n’est pas non plus épuisé, comme le montrent par exemple des initiatives législatives contemporaines tendant à l’interdiction des « licenciements boursiers » (voir Libertés et droits fondamentaux, précité).

Dans cette joute historique entre Tocqueville et Ledru-Rollin, les circonstances et l’époque sont remarquablement présentes (cette précision a son importance au regard d’une certaine littérature contemporaine sur les libertés et les droits fondamentaux remarquable par son a-historicisme = les libertés y apparaissent comme des générations spontanées, comme des évidences sans histoire). Le débat de 1848 est un débat sur les luttes sociales liées à la révolution industrielle. D’où ces occurrences dans les discours des orateurs à la Constituante au chartisme anglais ou à la question de savoir si l’État a vocation à être « entrepreneur » (le saint-simonisme n’est pas méconnu des orateurs à la constituante). D’où les références à la révolte des Canuts à Lyon (voirLibertés et droits fondamentaux, précité) : les ouvriers de l’industrie de la soie installée au quartier de la Croix-Rousse, en novembre 1831, initièrent une grève « dure » en réaction à l’opposition des patrons à une réglementation des salaires.

L’importance politique de la révolte des Canuts a d’ailleurs été perçue par le Gouvernement, d’où sa répression policière sans mesure (une répression qui, entre autres facteurs, aura durablement empêché aux syndicats ouvriers, jusqu’au début du XXe siècle, de concevoir l’idée même d’un syndicalisme … policier : voir sur cette question nos développements dans le Traité de droit de la police et de la sécurité, Lextenso, 2014). Le caractère référentiel de la révolte des Canuts fut saisi par de nombreux témoins de l’époque :

« Il ne faut rien dissimuler ; car à quoi bon les feintes et les réticences ? La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas…. » (Saint-Marc Girardin, 1831).

« (…) La chose est mille fois plus grave à nos yeux…, ça veut dire qu’il s’agite, dans les profondeurs de notre vieil état social, des questions beaucoup plus graves que celles mêmes qui peuvent être décidées par un changement de dynastie ou de gouvernement. Et, en effet, eu égard à l’état actuel de la législation qui régit les rapports entre le maître et l’ouvrier, un désordre immense vient de se produire dans la seconde ville du royaume. Un maréchal, un prince, une armée sont partis ; on marche sur Lyon. Le gouvernement … va commencer une guerre des classes ; qu’il ne s’y trompe pas, c’est pis qu’une guerre politique. (…) » (Armand Carrel, Le National, 27 novembre 1831).

Alexis de Tocqueville, Assemblée constituante –  12 septembre 1848 (Moniteur, 15 septembre 1848).

Vous n’attendez pas de moi, si je ne me trompe, que je réponde à la dernière partie du discours que vous venez d’entendre. Elle contient l’énonciation d’un système complet et compliqué auquel je n’ai pas mission d’opposer un autre système. Mon but, dans ce moment, est uniquement de discuter l’amendement en faveur duquel, ou plutôt à propos duquel l’orateur précédent vient de parler. Quel est cet amendement ? quelle est sa portée ? quelle est sa tendance, suivant moi fatale ? C’est cela que j’ai à examiner. Un mot d’abord sur le travail de la Commission. La Commission, comme vous l’a dit le précédent orateur, a eu, en effet, deux rédactions, mais au fond elle n’a eu et ne continue à avoir qu’une seule pensée. Elle avait d’abord eu une première formule. Les paroles qui ont été prononcées à cette tribune et ailleurs, et mieux que les paroles, les faits lui ont démontré que cette formule était une expression incomplète et dangereuse de sa pensée elle y a renoncé, non pas à la pensée, mais à la forme.

Cette formule est reprise. C’est en face d’elle que nous nous trouvons en ce moment placés.

On met les deux rédactions en présence ; soit. Comparons l’une à l’autre à la lumière nouvelle des faits :

Par sa dernière rédaction, la Commission se borne à imposer à la société le devoir de venir en aide, soit par le travail, soit par le secours proprement dit et dans les mesures de ses ressources, à toutes les misères en disant cela, la commission a voulu, sans doute, imposer à l’État un devoir plus étendu, plus sacré que celui qu’il s’était imposé jusqu’à présent mais elle n’a pas voulu faire une chose absolument nouvelle elle a voulu accroître, consacrer, régulariser la charité publique, elle n’a pas voulu faire autre chose que la charité publique. L’amendement, au contraire, fait autre chose, et bien plus l’amendement, avec le sens que les paroles qui ont été prononcées et surtout les faits récents lui donnent, l’amendement qui accorde à chaque homme en particulier le droit général, absolu, irrésistible, au travail, cet amendement mène nécessairement à l’une de ces conséquences ou l’État entreprendra de donner à tous les travailleurs qui se présenteront à lui l’emploi qui leur manque, et alors il est entraîné peu à peu à se faire industriel ; et comme il est l’entrepreneur d’industrie qu’on rencontre partout, le seul qui ne puisse refuser le travail, et celui qui d’ordinaire impose la moindre tâche, il est invinciblement conduit à se faire le principal, et bientôt, en quelque sorte, l’unique entrepreneur de l’industrie. Une fois arrivé là, l’impôt n’est plus le moyen de faire fonctionner la machine du gouvernement, mais le grand moyen d’alimenter l’industrie. Accumulant ainsi dans ses mains tous les capitaux des particuliers, l’État devient enfin le propriétaire unique de toutes choses. Or, cela c’est le communisme. (Sensation.)

Si, au contraire, l’État veut échapper à la nécessité fatale dont je viens de parler, s’il veut, non plus par lui-même et par ses propres ressources, donner du travail à tous les ouvriers qui se présentent, mais veiller à ce qu’ils en trouvent toujours chez les particuliers, il est entraîné fatalement à tenter cette réglementation de l’industrie qu’adoptait, si je ne me trompe, dans son système, l’honorable préopinant. Il est obligé de faire en sorte qu’il n’y ait pas de chômage cela le mène forcément à distribuer les travailleurs de manière à ce qu’ils ne se fassent pas concurrence, à régler les salaires, tantôt à modérer la production, tantôt à l’accélérer, en un mot, à le faire le grand et unique organisateur du travail. (Mouvement.)

Ainsi, bien qu’au premier abord la rédaction de la-Commission et celle de l’amendement semblent se toucher, ces deux rédactions mènent à des résultats très-contraires ce sont comme deux routes qui, partant d’abord du même point, finissent par être séparées par un espace immense l’une aboutit à une extension de la charité publique au bout de l’autre, qu’aperçoit-on ? Le socialisme. (Marques d’assentiment.)
Ne nous le dissimulons pas, on ne gagne rien à ajourner des discussions dont le principe existe au fond même de la société, et qui, tôt ou tard, apparaissent d’une manière ou d’une autre, tantôt par des paroles et tantôt par des actes, à la surface. Ce dont il s’agit aujourd’hui, ce qui se trouve à l’insu peut-être de son auteur, mais ce que je vois du moins pour mon compte, avec la clarté du jour qui m’éclaire, au fond de l’amendement de l’honorable M. Mathieu, c’est le socialisme. (Sensation prolongée. Murmures à gauche.)

Oui, messieurs, il faut que tôt ou tard cette question du socialisme, que tout le monde redoute et que personne, jusqu’à présent, n’ose traiter, arrive enfin à cette tribune ; il faut que cette Assemblée la tranche, il faut que nous déchargions le pays du poids que cette pensée du socialisme fait peser, pour ainsi dire, sur sa poitrine ; il faut que, à propos de cet amendement, et c’est principalement pour cela, je le confesse, que je suis monté à cette tribune, la question du socialisme soit tranchée ; il faut qu’on sache, que l’Assemblée nationale sache, que la France tout entière sache si la révolution de Février est ou non une révolution socialiste. (Très-bien !)

On le dit, on le répète combien de fois, derrière les barricades de juin, n’ai-je point entendu sortir ce cri Vive la république démocratique et SOCIALE ? Qu’entend-on par ces mots ? il s’agit de le savoir ; il s’agit surtout que l’Assemblée nationale le dise. (Agitation à gauche.)

L’Assemblée peut croire que mon intention n’est pas d’examiner devant elle les différents systèmes qui, tous, peuvent être compris sous ce même mot, le socialisme. Je veux seulement tâcher de reconnaître, en peu de mots, quels sont les traits caractéristiques qui se retrouvent dans tous ces systèmes et voir si c’est cette chose qui porte cette physionomie et ces traits que la révolution de Février a voulue.
Si je ne me trompe, messieurs, le premier trait caractéristique de tous les systèmes qui portent le nom de socialisme, est un appel énergique, continu, immodéré, aux passions matérielles de l’homme. (Marques d’approbation.)

C’est ainsi que les uns ont dit « qu’il s’agissait de réhabiliter la chair »que les autres ont dit « qu’il fallait que le travail, même le plus dur, ne fût pas seulement utile, mais agréable ; » que d’autres ont dit qu’il fallait« que les hommes fussent rétribués, non pas en proportion de leur mérite, mais en proportion de leurs besoins ; » et enfin, que le dernier des socialistes dont je veuille parler est venu vous dire ici que le but du système socialiste et, suivant lui, le but de la révolution de Février, avait été de procurer à tout le monde une consommation illimitée.

J’ai donc raison de dire, messieurs, que le trait caractéristique et général de toutes les écoles socialistes est un appel énergique et continu aux passions matérielles de l’homme. Il y en a un second, c’est une attaque tantôt directe, tantôt indirecte, mais toujours continue, aux principes mêmes de la propriété individuelle. Depuis le premier socialiste qui disait, il y a cinquante ans, que la propriété était l’origine de tous les maux de ce monde, jusqu’à ce socialiste que nous avons entendu à cette tribune et qui, moins charitable que le premier, passant de la propriété au propriétaire, nous disait que la propriété était un vol, tous les socialistes, tous, j’ose le dire, attaquent d’une manière ou directe ou indirecte la propriété individuelle. (C’est vrai ! c’est vrai !) Je ne prétends pas dire que tous l’attaquent de cette manière franche, et, permettez-moi de le dire, un peu brutale, qu’a adoptée un de nos collègues ; mais je dis que tous, par des moyens plus ou moins détournés, s’ils ne la détruisent pas, la transforment, la diminuent, la gênent, la limitent, et en font autre chose que la propriété individuelle que nous connaissons et qu’on connaît depuis le commencement du monde. (Marques très vives d’assentiment.)

Voici le troisième et dernier trait, celui qui caractérise surtout à mes yeux les socialistes de toutes les couleurs, de toutes les écoles, c’est une défiance profonde de la liberté, de la raison humaine c’est un profond mépris pour l’individu pris en lui-même, à l’état d’homme ce qui les caractérise tous, c’est une tentative continue, variée, incessante, pour mutiler, pour écourter, pour gêner la liberté humaine de toutes les manières c’est l’idée que l’État ne doit pas seulement être le directeur de la société, mais doit être, pour ainsi dire, le maître de chaque homme que dis-je son maître, son précepteur, son pédagogue (Très-bien !) ; que, de peur de le laisser faillir, il doit se placer sans cesse à côté de lui, au-dessus de lui, autour de lui, pour le guider, le garantir, le maintenir, le retenir en un mot, c’est la confiscation, comme je le disais tout à l’heure, dans un degré plus ou moins grand, de la liberté humaine(Nouvelles marques d’assentiment) à ce point que, si, en définitive, j’avais à trouver une formule générale pour exprimer ce que m’apparaît le socialisme dans son ensemble, je dirais que c’est une nouvelle formule de la servitude. (Très-vive approbation.)

Vous voyez, messieurs, que je ne suis pas entré dans le détail des systèmes ; j’ai peint le socialisme par ses traits principaux, ils suffisent pour le faire reconnaître partout où vous les verrez, soyez sûrs que le socialisme est là, et partout où vous verrez le socialisme, soyez sûrs que ces traits se retrouvent.

Eh bien ! messieurs, qu’est-ce que tout cela ? Est-ce, comme on l’a prétendu tant de fois, la continuation, le complément légitime, le perfectionnement de la révolution française ? est-ce, comme on l’a dit tant de fois, le complément ; le développement naturel de la démocratie ? Non, messieurs, ce n’est ni l’un ni l’autre ; rappelez-vous, messieurs, la révolution française ; remontez à. cette origine terrible et glorieuse de notre histoire moderne. Est-ce donc en parlant, comme le prétendait hier un orateur, aux sentiments matériels, aux besoins matériels de l’homme, que la révolution française a fait les grandes choses qui l’ont illustrée dans le monde ? Croyez-vous donc que c’est en parlant de salaire, de bien-être, de consommation illimitée, de satisfaction sans bornes des besoins physiques.

Le citoyen Mathieu (de la Drôme). Je n’ai rien dit de semblable.

Le citoyen de Tocqueville. Croyez-vous que ce soit en parlant de telles choses qu’elle a pu éveiller, qu’elle a animé, qu’elle a mis sur pied, poussé aux frontières, jeté au milieu des hasards de la guerre, mis en face de la mort une génération tout entière ? Non, messieurs, non ; c’est en parlant de choses plus hautes et plus belles, c’est en parlant de l’amour de la patrie, de l’honneur de la patrie c’est en parlant de vertu, de générosité, de désintéressement, de gloire, qu’elle a fait ces grandes choses ; car, après tout, messieurs, soyez-en certains, il n’y a qu’un secret pour faire faire de grandes choses aux hommes c’est de faire appel aux grands sentiments. (Très-bien ! très-bien !)

Et la propriété, messieurs, la propriété ! Sans doute la révolution française a fait une guerre énergique, cruelle, à un certain nombre de propriétaires mais, quant au principe même de la propriété individuelle, elle l’a toujours respecté, honoré ; elle l’a placé dans ses constitutions au premier rang. Aucun peuple ne l’a plus magnifiquement traité ; elle l’a gravé sur le frontispice même de ses lois. La révolution française a fait plus non-seulement elle a consacré la propriété individuelle, mais elle l’a répandue elle y a fait participer un plus grand nombre de citoyens.(Exclamations diverses. C’est ce que nous demandons !)

Et c’est grâce à cela, messieurs, qu’aujourd’hui nous n’avons pas à craindre les conséquences funestes des doctrines que les socialistes viennent répandre dans le pays, et jusque dans cette enceinte c’est parce que la révolution française a peuplé ce pays de France de dix millions de propriétaires, qu’on peut, sans danger, laisser vos doctrines se produire à la tribune elles peuvent sans doute désoler la société, mais, grâce à la révolution française, elles ne prévaudront pas contre elle et ne la détruiront pas. (Très-bien !)

Et enfin, messieurs, quant à la liberté, il y a une chose qui me frappe, c’est que l’ancien régime, qui sans doute, sur beaucoup de points, il faut le reconnaître, était d’une autre opinion que les socialistes, avait cependant, en matière politique, des idées moins éloignées d’eux qu’on ne pourrait le croire. Il était bien plus près d’eux, à tout prendre, que nous. L’ancien régime, en effet, professait cette opinion, que la sagesse seule est dans l’État, que les sujets sont des êtres infirmes et faibles qu’il faut toujours tenir par la main, de peur qu’ils ne tombent ou ne se blessent ; qu’il est bon de gêner, de contrarier, de comprimer sans cesse les libertés individuelles qu’il est nécessaire de réglementer l’industrie, d’assurer la bonté des produits, d’empêcher la libre concurrence. L’ancien régime pensait, sur ce point, précisément comme les socialistes d’aujourd’hui. Et qu’est-ce qui a pensé autrement, je vous prie ? La révolution française.

Messieurs, qu’est-ce qui a brisé toutes ces entraves qui de tous côtés arrêtaient le libre mouvement des personnes, des biens, des idées ? Qu’est-ce qui a restitué à l’homme sa grandeur individuelle, qui est sa vraie grandeur, qui ? La révolution française elle-même. (Approbation et rumeurs.) C’est la révolution française qui a aboli toutes ces entraves, qui a brisé toutes ces chaînes que vous voudriez sous un autre nom rétablir, et ce ne sont pas seulement les membres de cette assemblée immortelle, l’Assemblée constituante, de cette assemblée qui a fondé la liberté, non-seulement en France, mais dans le monde ; ce ne sont pas seulement les membres de cette illustre assemblée, qui ont repoussé ces doctrines de l’ancien régime, ce sont encore les hommes éminents de toutes les assemblées qui l’ont suivie c’est le représentant même de la dictature sanglante de la Convention. Je lisais encore l’autre jour ses paroles les voici :

« Fuyez, disait Robespierre, fuyez la manie ancienne. » Vous voyez qu’elle n’est pas nouvelle. (Sourires.) « Fuyez la manie ancienne de vouloir trop gouverner laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire librement tout ce qui ne nuit pas à autrui ; laissez aux communes le droit de régler elles-mêmes leurs propres affaires ; en un mot, rendez à la liberté des individus tout ce qui lui a été illégitimement ôté, ce qui n’appartient pas nécessairement à l’autorité publique. » (Sensation.)

Eh quoi ! messieurs, tout ce grand mouvement de la révolution française n’aurait abouti qu’à cette société que nous peignent avec délices les socialistes, à cette société réglementée, réglée, compassée, où l’État se charge de tout, où l’individu n’est rien, où la société agglomère en elle-même, résume en elle-même toute la force, toute la vie, où le but assigné à l’homme est uniquement le bien-être, cette société où l’air manque ! où la lumière ne pénètre presque plus. Quoi ! ce serait pour cette société d’abeilles ou de castors, pour cette société plutôt d’animaux savants que d’hommes libres et civilisés, que la révolution française aurait été faite C’est pour cela que tant d’hommes illustres seraient morts sur les champs de bataille ou sur l’échafaud, que tant de sang glorieux aurait inondé la terre c’est pour cela que tant de passions auraient été excitées, que tant de génies, tant de vertus auraient paru dans le monde !

Non, non, j’en jure par ces hommes qui ont succombé pour cette grande cause ; non, ce n’est pas pour cela qu’ils sont morts ; c’est pour quelque chose de plus grand, de plus sacré, de plus digne d’eux et de l’humanité. (Très-bien !) S’il n’y avait eu que cela à faire, la révolution était inutile, l’ancien régime perfectionné y aurait suffi. (Mouvement prolongé.)

Je disais tout à l’heure que le socialisme, prétendait être le développement légitime de la démocratie je ne chercherai pas, moi, comme ont essayé de le faire plusieurs de nos collègues, quelle est l’étymologie vraie de ce mot démocratie. Je ne parcourrai pas, comme on le faisait hier, le jardin des racines grecques, pour savoir d’où vient ce mot. (On rit.) Je chercherai la démocratie où je l’ai vue, vivante, active, triomphante dans le seul pays du monde où elle existe, où elle a pu fonder jusqu’à présent, dans le monde moderne, quelque chose de grand et de durable en Amérique. (Chuchotements.)

Là, vous verrez un peuple où toutes les conditions sont plus égales qu’elles ne le sont même parmi nous ; où l’état social, les mœurs, les lois, tout est démocratique où tout émane du peuple et y rentre, et où cependant chaque individu jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté plus grande que dans aucun autre temps ou dans aucune autre contrée de la terre, un pays essentiellement démocratique, je le répète, la seule démocratie qui existe aujourd’hui dans le monde, les seules républiques vraiment démocratiques que l’on connaisse dans l’histoire. Et dans ces républiques, vous cherchez vainement le socialisme. Non seulement les théories des socialistes ne s’y sont pas emparées de l’esprit public, mais elles ont joué un si petit rôle dans les discussions et dans les affaires de cette grande nation, qu’elles n’ont pas même eu le droit de dire qu’on les y craignait.

L’Amérique est aujourd’hui le pays du monde où la démocratie s’exerce le plus souverainement, et c’est aussi celui où les doctrines socialistes que vous prétendez si bien d’accord avec la démocratie ont le moins de cours, le pays de tout l’univers où les hommes qui soutiennent ces doctrines auraient certainement le moins d’avantage à se présenter. Pour mon compte, je ne verrais pas, je l’avoue, un très grand inconvénient à ce qu’ils allassent en Amérique ; mais je ne leur conseille pas, dans leur intérêt, de le faire. (Rires bruyants.)

Un membre. On vend leurs biens dans ce moment-ci

Le citoyen de Tocqueville. Non, messieurs, la démocratie et le socialisme ne sont pas solidaires l’un de l’autre. Ce sont choses non-seulement différentes mais contraires. Serait-ce par hasard que la démocratie consisterait à créer un gouvernement plus tracassier, plus détaillé, plus restrictif que tous les autres, avec cette seule différence qu’on le ferait élire par le peuple et qu’il agirait au nom du peuple ? Mais alors, qu’auriez-vous fait ? sinon donner à la tyrannie un air légitime qu’elle n’avait pas, et de lui assurer ainsi la force et la toute-puissance qui lui manquaient. La démocratie étend la sphère de l’indépendance individuelle, le socialisme la resserre. La démocratie donne toute sa valeur possible à chaque homme, le socialisme fait de chaque homme un agent, un instrument, un chiffre. La démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l’égalité mais remarquez la différence : la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gène et dans la servitude. (Très-bien !très bien !)

Il ne faut donc pas que la révolution de Février soit sociale s’il ne le faut pas, il importe d’avoir le courage de le dire si elle ne doit pas l’être, il faut avoir l’énergie de venir le proclamer hautement, comme je le fais moi-même ici. Quand on ne veut pas la fin, il ne faut pas vouloir les moyens ; si on ne veut pas le but, il ne faut pas entrer dans la voie qui y mène. On vous propose aujourd’hui d’y entrer. Il ne faut pas suivre cette politique qu’indiquait jadis Babœuf, ce grand-père de tous les socialistes modernes. (Rires d’approbation.)

Il ne faut pas tomber dans le piège qu’il indiquait lui-même, ou plutôt qu’indiquait en son nom son historien, son ami, son élève, Buonarotti. Écoutez ce que disait Buonarotti ; cela mérite d’être écouté, même après cinquante ans.

Un membre. Il n’y a pas ici de baboviste (*).

Le citoyen de Tocqueville. « L’abolition de la propriété individuelle et l’établissement de la grande communauté nationale était le dernier but de ses travaux (de Babœuf). Mais il se serait bien gardé d’en faire l’objet d’un ordre le lendemain du triomphe il pensait qu’il fallait se conduire de manière à déterminer le peuple entier à proscrire la propriété individuelle par besoin et par intérêt. »

Voici les principales recettes dont il comptait se servir. (C’est son panégyriste qui parle.) « Établir, par les lois, un ordre public dans lequel les propriétaires, tout en gardant provisoirement leurs biens, ne trouveraient plus ni abondance, ni plaisir, ni considération où forcés de dépenser la plus grande partie de leurs revenus en frais de culture et en impôts, accablés sous le poids de l’impôt progressif, éloignés des affaires, privés de toute influence, ne formant plus dans l’État qu’une classe suspecte d’étrangers, ils seraient forcés d’émigrer en abandonnant leurs biens, ou ré- .duits à sceller de leur propre adhésion l’établissement de la communauté universelle. » (On rit.)

Un représentant. Nous y voilà !

Le citoyen de Tocqueville. Voilà, messieurs, le programme de Babœuf ; je désire de tout mon cœur que ce ne soit pas celui de la république de Février ; non, la république de Février doit être démocratique, mais elle ne doit pas être socialiste.

Une voix à gauche. Si ! (Non ! non ! Interruption.)

Le citoyen de Tocqueville. Et si elle n’est pas socialiste, que sera-t-elle donc ?

Un membre à gauche. Royaliste !

Le citoyen de Tocqueville, se tournant de ce côté. Elle le deviendrait peut-être si on vous laissait faire (Vive approbation), mais elle ne le deviendra pas. Si la révolution de Février n’est pas socialiste, que sera-t-elle donc ? Est-elle, comme beaucoup de gens le disent et le croient, un pur accident ? Ne doit-elle être qu’un pur changement de personnes ou de lois ? Je ne le crois pas.

Lorsque, au mois de janvier dernier, je disais, au sein de la chambre des députés, en présence de la majorité d’alors, qui murmurait sur ces bancs, par d’autres motifs, mais de la même manière qu’on murmurait sur ceux-ci tout à l’heure. (Très-bien ! très-bien !)

(L’orateur désigne la gauche.)

Je lui disais Prenez-y garde, le vent des révolutions s’est élevé ne le sentez-vous pas ? Les révolutions s’approchent ; ne les voyez-vous pas ? Nous sommes sur un volcan. Je disais cela ; le Moniteur en fait foi. Et pourquoi le disais-je ?… (Interruption à gauche.)

Avais-je la faiblesse d’esprit de croire que les révolutions s’approchaient, parce que tel ou tel homme était au pouvoir, parce que tel ou tel incident de la vie politique agitait un instant le pays ? Non, messieurs. Ce qui me faisait croire que les révolutions approchaient, ce qui, en effet, a produit la révolution, était ceci je m’apercevais que, par une dérogation profonde aux principes les plus sacrés que la Révolution française avait répandus dans le monde, le pouvoir, l’influence, les honneurs, la vie, pour ainsi dire, avaient été resserrés dans des limites tellement étroites d’une seule classe, qu’il n’y avait pas un pays dans le monde qui présentât un seul exemple semblable même dans l’aristocratique Angleterre, dans cette Angleterre que nous avions alors si souvent le tort de prendre pour exemple et pour modèle ; dans l’aristocratique Angleterre, le peuple prenait une part, sinon complètement directe, au moins considérable, quoique indirecte aux affaires ; s’il ne votait pas lui-même (et il votait souvent), il faisait du moins entendre sa voix il faisait connaître sa volonté à ceux qui gouvernaient ; ils étaient entendus de lui et lui d’eux.

Ici, rien de pareil. Je le répète, tous les droits, tout le pouvoir, toute l’influence, tous les honneurs, la vie politique tout entière, étaient renfermés dans le sein d’une classe extrêmement étroite et au-dessous, rien !

Eh bien ! voilà ce qui me faisait croire que la révolution était à nos portes. Je voyais que, dans le sein de cette petite classe privilégiée, il arrivait ce qui arrive toujours à la longue dans les petites aristocraties exclusives, il arrivait que la vie publique s’éteignait, que la corruption gagnait tous les jours, que l’intrigue prenait la place des vertus publiques, que tout s’amoindrissait, se détériorait.

Voilà pour le haut.

Et dans le bas que se passait-il ? Plus bas que ce qu’on appelait alors le pays légal, le peuple proprement dit, le peuple qui était moins maltraité qu’on ne le dit (car il faut être juste surtout envers les puissances déchues), mais auquel on pensait trop peu le peuple vivant, pour ainsi dire, en dehors de tout le mouvement officiel, se faisait une vie qui lui était propre se détachant de plus en plus par l’esprit et par le cœur de ceux qui étaient censés le conduire, il livrait son esprit et son cœur à ceux qui naturellement étaient en rapport avec lui, et beaucoup d’entre ceux-là étaient ces vains utopistes dont nous nous occupions tout à l’heure, ou des démagogues dangereux.

C’est parce que je voyais ces deux classes, l’une petite, l’autre nombreuse, se séparant peu à peu l’une de l’autre ; remplies, l’une de jalousie, de défiance et de colère, l’autre d’insouciance, et quelquefois d’égoïsme et d’insensibilité, parce que je voyais ces deux classes marchant isolément et en sens contraires, que je disais, et que j’avais le droit de dire Le vent des révolutions se lève, et bientôt la révolution va venir. (Très-bien !)

Est-ce pour accomplir quelque chose d’analogue à cela que la révolution de Février a été faite ? Non, messieurs, je ne le crois pas ; autant qu’aucun de vous, je crois le contraire, je veux le contraire, je le veux non-seulement dans l’intérêt de la liberté, mais encore dans l’intérêt de la sécurité publique.

Je n’ai pas travaillé, moi, je n’ai pas le droit de le dire, je n’ai pas travaillé à la révolution de Février, je l’avoue mais cette révolution faite, je veux qu’elle soit une révolution sérieuse, parce que je veux qu’elle soit la dernière. Je sais qu’il n’y a que les révolutions sérieuses qui durent ; une révolution qui ne produit rien, qui est frappée de stérilité dès sa naissance, qui ne fait rien sortir de ses flancs, ne peut servir qu’à une seule chose, à faire naître plusieurs révolutions qui la suivent.(Approbation.)
Je veux donc que la révolution de Février ait un sens, un sens clair, précis, perceptible, qui éclate au dehors, que tous puissent voir.

Et quel est ce sens ? je l’indique en deux mots : La révolution de Février doit être la continuation véritable, l’exécution réelle et sincère de ce que la révolution française a voulu elle doit être la mise en œuvre de ce qui n’avait été que pensé par nos pères. (Vif assentiment.)

Le citoyen Ledru-Rollin. Je demande la parole.

Le citoyen de Tocqueville. Voilà ce que la révolution de Février doit être, ni plus, ni moins. La révolution française avait voulu qu’il n’y eût plus de classes, non pas dans la société, elle n’avait jamais eu l’idée de diviser les citoyens, comme vous le faites, en propriétaires et en prolétaires. Vous ne retrouverez ces mots chargés de haines et de guerres dans aucun des grands documents de la révolution française. La révolution a voulu que, politiquement, il n’y eût pas de classes ; la restauration, la royauté de Juillet ont voulu le contraire. Nous devons vouloir ce qu’ont voulu nos pères.

La Révolution avait voulu que les charges publiques fussent égales, réellement égales pour tous les citoyens elle y a échoué. Les charges publiques sont restées, dans certaines parties, inégales nous devons faire qu’elles soient égales ; sur ce point encore, nous devons vouloir ce qu’ont voulu nos pères et exécuter ce qu’ils n’ont pas pu. (Très-bien !)

La révolution française, je vous l’ai déjà dit, n’a pas eu la prétention ridicule de créer un pouvoir social qui fit directement par lui-même la fortune, le bien-être, l’aisance de chaque citoyen, qui substituât la sagesse très-contestable des gouvernements à la sagesse pratique et intéressée des gouvernés ; elle a cru que c’était assez remplir sa tâche, que de donner à chaque citoyen des lumières et de la liberté. (Très-bien !)
Elle a eu cette ferme, cette noble, cette orgueilleuse croyance que vous semblez ne pas avoir, qu’il suffit à l’homme courageux et honnête d’avoir ces deux choses, des lumières et de la liberté, pour n’avoir rien de plus à demander à ceux qui le gouvernent.

La Révolution a voulu cela ; elle n’a eu ni le temps, ni les moyens de le faire. Nous devons le vouloir et le faire.

Enfin, la révolution française a eu le désir, et c’est ce désir qui l’a rendue non seulement sacrée, mais sainte aux yeux des peuples, elle a eu le désir d’introduire la charité dans la politique elle a conçu des devoirs de l’État envers les pauvres, envers les citoyens qui souffrent, une idée plus étendue, plus générale, plus haute qu’on ne l’avait eue avant elle. C’est cette idée que nous devons reprendre, non pas, je le répète, en mettant la prévoyance et la sagesse de l’État à la place de la prévoyance et de la sagesse individuelles, mais en venant réellement, efficacement, par les moyens dont l’État dispose, au secours de tous ceux qui souffrent, au secours de tous ceux qui, après avoir épuisé toutes leurs ressources, seraient réduits à la misère si l’État ne leur tendait pas la main.

Voilà ce que la révolution française a voulu faire ; voilà ce que nous devons faire nous-mêmes. Y a-t-il là du socialisme ?

À gauche. Oui oui ! Il n’y a que cela.

Le citoyen de Tocqueville. Non ! non ! Non, il n’y a pas de socialisme, il y a de la charité chrétienne appliquée à la politique ; il n’y a rien là.(Interruption.)

Le citoyen président. Vous ne vous entendez pas ; c’est clair comme le jour ; vous n’avez pas la même opinion ; vous monterez à la tribune ; mais n’interrompez pas.

Le citoyen de Tocqueville. Il n’y a rien là qui donne aux travailleurs un droit sur l’État ; il n’y a rien là qui force l’État à se mettre à la place de la prévoyance individuelle, à la place de l’économie, de l’honnêteté individuelle ; il n’y a rien là qui autorise l’État à s’entremettre au milieu des industries, à leur imposer des règlements, à tyranniser l’individu pour le mieux gouverner, ou, comme on le prétend insolemment, pour le sauver de lui-même ; il n’y a là que du christianisme appliqué à la politique.
Oui, la révolution de Février doit être chrétienne et démocratique mais elle ne doit pas être socialiste. Ces mots résument toute ma pensée, et je termine en les prononçant. (Très-bien ! très-bien !)

Ledru-Rollin, Assemblée constituante, 12 septembre 1848 (Moniteur, 15 septembre 1848).

Messieurs, — L’orateur qui descend de cette tribune a invoqué les grands principes de notre glorieuse révolution française. Il a prétendu qu’il voulait, pour la République actuelle, tout ce que contenait de noble, d’élevé, de fraternel, le grand mouvement que nos pères, en 1789 et en 1793, ont imprimé au monde. C’est ce que je veux aussi. À cette époque, comme il l’a dit, la guerre extérieure, les troubles intestins, n’ont pas permis de pousser les principes jusqu’aux conséquences, et de les faire entrer dans la réalité des faits ; tel doit être aujourd’hui notre but.

Après avoir posé la thèse, il a ajouté que la déclaration du droit au travail eut une invention socialiste. Le socialisme, s’est-il écrié, c’est ce qu’il y a de pire au monde, car c’est la communauté ; en d’autres termes, c’est l’Etat se substituant à la liberté individuelle et devenant le plus affreux de tous les tyrans. (Très bien !) Je n’en veux pas plus que lui (très bien !), et j’ajoute que, quand il prétend que c’est au nom du socialisme seulement qu’on peut demander dans la constitution l’introduction du droit au travail, il commet la plus capitale de toutes les erreurs.

Voix à gauche. C’est vrai !

Le citoyen Ledru-Rollin. Le droit au travail ! mais, comme vous l’avez dit, il était la pensée favorite, le mobile constant des hommes d’Etat de la Convention. Le droit au travail ils l’ont inscrit dans le rapport d’un de leurs membres les plus éminents, dans le rapport de Robespierre. En doutez-vous ? En voici les termes :
« Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ».

Dans cet article, que trouvez-vous ? Deux choses : le droit au travail…

(Exclamations diverses.) Plusieurs voix à droite : C’est là ce que nous voulons.

Le citoyen Ledru-Rollin. Dans cet article, que trouvez-vous ? Deux choses parfaitement distinctes : le droit au travail pour les valides, et le droit à l’assistance pour les infirmes, pour ceux qui ne peuvent pas travailler. Or, ce double droit n’est pas consacré dans le projet actuel de votre constitution modifiée. Vous déclarez que vous ne donnez pas le droit au travail, vous dites simplement que vous donnez le droit à l’assistance, et ce sont deux choses entièrement différentes.

Quand un homme travaille, que vous le considérez dans vos domaines, vous vous sentez le cœur content ; il travaille pour vous, il travaille pour lui, il s’annoblit ; vous sentez que, malgré le salaire que vous lui donnez et malgré son infériorité dans l’échelle de l’éducation, vous sentez qu’il est homme comme vous. Mais quant à celui qui tend la main pour recevoir l’aumône… Oh ! j’en suis convaincu, vous la lui donnez, mais vous ne pensez pas, au fond de l’âme, qu’il est votre égal. (Si ! — Agitation.)

Non, vous ne pouvez pas le penser. Oh oui ! sans doute chrétiennement, philosophiquement, vous reconnaissez qu’il est votre frère, mais comme homme, comme citoyen, pouvez-vous dire que, quand il s’en va au coin d’une rue, furtivement, pour échapper à la loi qui le frappe, quand il attend le soir, quand il baisse la tête, quand il cache ses yeux, quand il ne veut-pas que, ses traits soient reconnus pour fuir la peine, comment, c’est là un membre du peuple souverain.(Oui ! Oui !) Oh non ! ce ne peut pas être. (Mouvement prolongé.)

Le citoyen Étienne Arago. C’est religieux, mais ce n’est pas politique !(Réclamations.)

Le citoyen Ledru-Rollin. Les réclamations que vous faites honorent votre cœur, mais permettez-moi de vous répéter que ce ne peut pas être un membre du peuple souverain, je vais vous le prouver.

Cet homme qui mendie parce qu’il ne peut pas trouver de travail. (Bruit. — Agitation.)

Cet homme qui mendie, un garde peut l’arrêter ; on le conduit devant la justice, et là, bien qu’il soit innocent, qu’il constate qu’il a vainement cherché à occuper ses bras, il est condamné à la prison et conduit au dépôt de mendicité.

Est-ce là un membre du peuple souverain ?… (Bruit. — Interruption.)

Si la chambre est à ce point irritable, qu’elle ne veuille pas écouler la discussion… (Parlez ! parlez !) Permettez, je n’entends pas qu’on me dise : Parlez ! Parlez ! quand je suis dans la question, dans les entrailles même de la question, et qu’on m’interrompe à chaque instant. Je demande qu’on m’écoute, ou, si on ne veut pas m’écouter, qu’il soit bien constant pour le peuple que telle est votre résolution, et je me retire… (Agitation.)
Voix diverses. Non ! non. — Parlez !… — Il ne faut pas dire l’Assemblée, quand il n’y a que quelques interrupteurs.

Le citoyen président. Je rappellerai nominativement à l’ordre les personnes qui interrompront.

Le citoyen Ledru-Rollin. Je dis que, dans cette situation humiliée, quoi que vous en disiez, quand un homme ne peut manger que sous peine de condamnation, cet homme peut être encore votre frère, mais il n’est pas votre égal, à vous qui pouvez manger sans être abaissés dans votre juste fierté et sans être condamnés. Non ! il n’est pas un membre, encore un coup, du peuple souverain, et la preuve, c’est que la distinction a été posée dans la constitution dont je parle ; elle a dit ceci :

« L’Etat devra du travail à ceux qui seront valides ; elle devra l’assistance à ceux qui seront infirmes ou qui ne pourront travailler. »

La convention sentait donc parfaitement qu’il y avait une distinction profonde, et que, si le travail honorait, l’assistance, pour l’homme qui était valide, ne l’honorait pas, et voici pourquoi la convention proclamait le droit au travail.

Maintenant je reviens à la thèse, et je dis : Vous avez invoqué les principes de la grande révolution, je les invoque. Vous avez déclaré que demander dans la constitution l’introduction du droit au travail, c’était se laisser entraîner à je ne sais quelle utopie socialiste ; je vous ai répondu : Non ; en demandant l’introduction de ce droit, nous avons la prétention d’être les continuateurs des grands principes de la révolution.(Bravos à gauche.) Oui, notre prétention est de n’être relégué à aucune extrémité, d’être dans le vrai, dans le cœur même de la révolution. Quand nous demandons l’introduction du droit au travail, nous ne faisons que réglementer les déclarations qui avaient été faites par nos pères et qui ont été emportées par le vent des réactions. (À gauche : Très bien !)

Maintenant, citoyens, qu’il est bien entendu que les socialistes, quels qu’ils soient, qui cherchent le remède au mal de la société, peuvent se tromper, mais que les socialistes ne demandent pas seuls l’introduction du droit au travail ; qu’en combattant pour la consécration de ce droit on n’est purement et simplement qu’un révolutionnaire démocrate, permettez-moi de définir ce que vous comprenez par socialistes.
Je ne comprends pas, je dois le dire, cette espèce d’insulte qu’on jette à la face en disant : Vous êtes socialistes. Qu’entendez-vous par là ? Entendez-vous dire : La révolution est faite, le principe seul étant proclamé ; mais il y aura interception entre le foyer et la circonférence, la lumière n’ira pas jusqu’au bout, le principe ne sera pas poussé aux conséquences ; le principe, seul, sera proclamé ; mais dans les institutions sociales on ne fera rien de démocratique. Si, enfin, par socialiste vous entendez tout démocrate qui veut la République avec ses conséquences sociales, vous confondez les mots ; avoir une telle résolution, c’est, être homme politique sincère ; voilà tout. (Très bien ! très bien !)

Nous ne demandons qu’une seule chose, qu’on pousse jusqu’aux dernières limites le principe de liberté, d’égalité et de fraternité. Quant à ceux qui peuvent demander plus ou par d’autres moyens, peu importe ! La question n’est pas là ; ce que je tenais à constater, c’est que nous ne sommes pas un parti extrême ; que nous sommes les continuateurs vrais, sérieux, fidèles, de la grande révolution. (À gauche. Très bien ! très bien !)

Maintenant, citoyens, j’aborde la question en elle-même. Cette question, je l’apprécie de deux façons : par mon cœur et par ma raison ; par mon cœur, quand je rencontre tous les jours dans la rue des gens en lambeaux, des familles de bohémiens, c’est l’expression, et quand, au milieu de nos campagnes, je vois des processions d’hommes hâves, de femmes fiévreuses qui viennent tendre la main ; quand, à les voir, mon cœur se contracte, quand ma journée en est longtemps troublée, je m’écrie : la société est impie ! l’homme tient de la nature le droit de vivre ; que la société le lui reconnaisse dans le droit au travail, ou malheur à elle ! (Longue agitation.)

Ces impressions que m’inspire l’indigence, j’en suis sûr, sont les vôtres. Sur quoi différons-nous ? Sur une seule chose. Nous prétendons, nous, que le remède est possible ; vous prétendez, vous, que la misère est le résultat de je ne sais quoi de fatal, et que l’humanité est enchaînée au mal. (Non ! non !) Oui, vous le prétendez, car souvent cela a été dit.

On a dit : Que voulez-vous, ce n’est pas en ce monde qu’il faut trouver des adoucissements à ces sortes de maux. Et le catholicisme, qui place dans le sacrifice, dans la douleur, la vertu même, et qui dit : Ce n’est pas dans ce monde qu’est la récompense, c’est autre part, le catholicisme croyait donc qu’il y avait impossibilité sur cette terre d’apporter un remède à des maux aussi poignants. (Mouvement en sens divers.)

À la suite de ce christianisme mal interprété, une école égoïste s’est produite qui a professé ceci : Il faut souffrir, s’incliner et attendre autre chose. Eh bien, je déclare que cette doctrine ne peut pas être la mienne. (Ce n’est pas la doctrine chrétienne !)
L’homme, incontestablement, est intelligence et matière à la fois. Or, j’entendais dire tout à l’heure ; Mais, les doctrines que vous voulez réhabiliter, en essayant d’apaiser la faim et la misère, ce sont les doctrines de la matière, ce sont les doctrines sensualistes. Vous prétendez qu’il est possible d’apporter des adoucissements aux douleurs du prolétariat, vous prétendez qu’il est possible, quand même, de cicatriser toutes ces plaies profondes ; mais ce n’est pas avec Cela qu’on fait les grandes choses ; c’est avec des idées et non des intérêts que des masses sont entraînées à la suite d’un drapeau, et qu’on conquiert le monde à la liberté.

Ce n’est donc rien de spiritualiste et d’idéal que de pratiquer la fraternité à l’égard de son semblable ; ce sentiment n’est donc plus celui qui fait vibrer dans le cœur humain les cordes incontestablement les plus nobles, les plus pures, les plus sympathiques. Quand ; en : effet, vous voyez souffrir quelqu’un des ; vôtres : quand vous voyez, comme je l’ai vu le 24 juin, à l’époque où j’étais membre du pouvoir exécutif, un homme venant me dire : « Je ne veux pas me battre, cependant ma femme m’y pousse depuis trois jours, Car j’ai sept enfants qui depuis trois jours meurent de faim. » Vous croyez que cet homme parlait à mes sensations matérielles ; quand, en le voyant, les larmes me, venaient aux yeux ; quand il s’adressait à ce qu’il y avait en moi de plus idéal, de plus élevé. Citoyens, lorsqu’on donne satisfaction aux besoins matériels de l’homme, on donne aussi satisfaction à son âme, car l’homme se compose d’intelligence et de matière, Vous dites que vous voulez, avant tout, satisfaire à l’intelligence. Eh bien ! voilà un homme qui pendant douze heures est courbé sur son métier, ou qui sous l’ardeur du soleil est obligé de chercher dans le sein de la terre la nourriture de ses enfants : où est la place pour son intelligence ? Comment voulez-vous que cet homme se dise qu’il y a quelque chose de supérieur à lui ? comment voulez-vous que cette génération qui marche pour ainsi dire dans la poussière de sa devancière, dans une ornière étroitement tracée, ait le temps de, rêver au ciel dont les splendeurs brillent vainement au-dessus de sa tête ? (Long mouvement.) Je dis que, pour que l’intelligence soit maîtresse, libre, qu’elle brise la captivité des sens, il faut aussi que les sens soient rassasiés.

Ainsi donc je ne distingue pas comme vous entre l’idéalité et la matérialité. L’homme est à la fois ; matière et intelligence ; eh bien, je veux que, dans la constitution, il y ait la satisfaction pour l’intelligence et pour la matière par l’éducation et par le droit au travail. (Approbation à gauche.) Voyons maintenant ce que nous dit la raison :
« Tous ces maux nous y sympathisons ; tous ces maux, nous voudrions y remédier ; mais le travail est limité. Prenez bien garde que vous voulez faire de l’Etat le directeur général, et, pour ainsi dire, le fabricant commun. »

Cela n’est pas exact, cela n’est pas ce que nous demandons, ce n’est pas ce que demandait la Convention.

En effet, la Convention disait : Il faut multiplier la propriété. Et cette doctrine était basée sur la nature même des choses ; elle disait : la France est avant tout un pays agricole ; c’est là qu’est sa principale force ; c’est là qu’a été la pensée de tous ses grands hommes d’Etat. L’industrie est secondaire ; l’industrie, pour la France, ne doit être, permettez-moi de vous le dire, que ce que serait la marine à voire force militaire, un auxiliaire, mais non pas le pivot fondamental. La Convention voulait donc que l’agriculteur fût sans cesse protégé par l’Etat, que l’agriculteur fût exonéré. Voilà ce que demandait la Convention, voilà ce que nous demandons. Et, à cet égard, il est une réflexion qui vous frappera tous.

Lorsque Turgot, ce grand homme d’Etat, cet homme de cœur, venait demander qu’on rendît le travail libre, qu’on brisât tous ses liens, le premier avocat général Séguier, s’opposant dans la séance du lit de justice à cette demande de Turgot, disait : mais songez-y, en rompant les jurandes, vous allez appeler à l’instant même tous les ouvriers des campagnes dans les grandes villes ; les grands centres vont décupler, les campagnes manqueront de bras. Voilà ce que disait l’avocat général Séguier.

Vous comprenez bien que je ne demande pas qu’on rétablisse les jurandes ; mais ce que je demande, c’est qu’on renvoie à l’agriculture, par la protection, par l’anoblissement de cet art, la grande quantité d’ouvriers qui pullulent et se corrompent dans nos villes (Très bien ! très bien !), nous sommes d’accord !

Voulez-vous un autre fait saillant. Il est un homme obscur qui depuis vingt ans travaille consciencieusement, n’ayant qu’une seule idée, à faire une statistique exacte de la richesse de la France répartie dans les différents départements. Vous comprenez qu’il est impossible, dans la rapidité de l’improvisation, de vous démontrer par quelles bases il est arrivé à ces résultats, je dois dire simplement ceci : Je les ai profondément étudiés, toutes ces bases sont authentiques ; elles sont toutes prises dans des documents do gouvernement. (Ce ne sont pas les meilleurs !)

Eh bien, il prouve que dans tous les départements qui autrefois étaient simplement agricoles, et qui, emportés par le courant des idées depuis, trente ans, ont voulu surtout se faire manufacturiers, industriels, dans ces départements la propriété foncière y est grevée jusqu’à cent quatre-vingt-douze pour cent de sa valeur. (Mouvement prolongé.)

La situation s’est tellement transformée, on a tant sacrifié à l’industrie, à la cupidité ou au désir exagéré de faire fortune, que le sol de la France se trouve dans cette situation de succomber sous la charge, sous l’usure, et de ne plus être la première force, la force la plus vitale du pays ; eh bien ! nous venons vous demander que vous fassiez pour la France ce que vous venez de commencer pour l’Algérie, et ce dont je vous remercie en passant ; que vous instituiez des banques de crédit, que l’usure cesse enfin, que la terre soit ramenée à sa véritable destination ; que la culture soit affranchie, et alors quand vous pourrez ainsi faire, quand vous pourrez défricher, cultiver vos landes, vos communaux, les domaines de l’Etat, quand vous pourrez occuper autant de bras, pendant tant d’années encore, ne dites pas que le travail est limité ; car alors le travail, comme la consommation, seront plus que doublés.
Si le travail n’est pas limité, il est donc certain que dans la constitution vous devez inscrire le droit au travail, car il y a à la fois équité et prudence.

Maintenant, que répond-on ? on me dit : il faut laisser la liberté de l’industrie s’organiser elle-même ; et qui donc veut y apporter une limite, est-ce moi ? Est-ce que, par hasard, j’ai la prétention que l’Etat se fasse manufacturier ou producteur ? je serais fou. Ma prétention la voici : c’est que l’Etat soit un directeur intelligent, entendez-le bien, c’est que l’Etat, par exemple, fasse pour cette grande masse de prolétaires, ce qu’il fait pour ses travaux publics, c’est qu’il sache où les adresser, sur quel terrain les asseoir, c’est qu’il sache ouvrir une banque là où le crédit est nécessaire ; en un mot, que, lui qui connaît la statistique par excellence, lui qui connaît ses ressources, ses forces, indique le lieu où il faut les employer, qu’il les associe ou leur facilite l’association, qu’il confie à leur moralité l’instrument de travail.
Est-ce que vous ne faites pas cela pour vos grands travaux publics, est-ce que vous ne le faites pas pour l’armée, pour tous les grands instruments que vous avez dans les mains. Il est donc certain que je ne veux faire de l’Etat ni un producteur, ni un manufacturier, je veux en faire un protecteur intelligent. (Vive approbation à gauche.)

Remarquez que tous les arguments qu’on nous oppose ici sur les impossibilités, on nous les a opposés pendant 18 ans ; pendant 18 ans du règne dernier, toutes les fois que nous réclamions une amélioration, on nous répondait : c’est impossible ! Quand, en 1775, on demandait de briser la chaîne des jurandes et des maîtrises, on répondait : c’est impossible ! Quand on demandait que l’impôt fût également réparti, le clergé et la noblesse ont répondu : c’est impossible ! Je ne me contente pas de ce mot. Ce mot peut être d’un homme, il n’est pas d’une grande nation qui a d’immenses ressources. (Approbation prolongée.)

Non, il n’est pas possible qu’on nous repousse sans cesse parce qu’il peut y avoir du nouveau dans les choses que nous demandons, car nous venons de voir une grande chose, et bien nouvelle cependant ; le 23 février, la plupart de ceux qui m’écoutent pensaient que le suffrage universel était un monstre qui ne pourrait pas se dompter (c’est vrai !) ; que c’était une chose qu’on ne pouvait point organiser ; que c’était une utopie, et cependant, en deux mois vous l’avez vu organisé, vous l’avez vu fonctionner.

Je vous le dis donc, ne vous payez pas de mots ; réfléchissez bien, citoyens, à notre grave et redoutable situation. Le peuple, encore un coup, en Février, n’a pas fait une révolution par pur intérêt, non ! on a eu raison de le dire, quand il a fait entendre ce mot sublime :

Je donne trois mois de crédit à l’Etat ; évidemment il ne pensait pas à ses entrailles qui criaient. Quand le peuple, pendant deux mois, venait pour ainsi dire chanter d’amour autour de son hôtel de ville, l’idée seule le soutenait : le peuple. en ce moment, ne pensait pas à ses besoins ; mais, si le peuple n’y pensait pas, notre devoir, à nous, c’est d’y penser.

On objecte encore que cette déclaration du droit au travail pourra gêner momentanément certaines industries ; on nous répond par des détails tellement minutieux que je ne devrais même pas en entretenir la tribune, s’ils n’avaient sans cesse rebattu nos oreilles.

On a dit : comment donner à un orfèvre, à un bijoutier, le droit d’ouvrir, de ses mains délicates, les entrailles de la terre ; mais c’est folie !

Réfléchissez à ceci ; quand vous parlez ainsi, vous, vous parlez pour un jour. Il est certain que si ces industries avaient besoin d’être employées, je ne demande pas qu’on leur ouvre des chantiers, ou de rudes labeurs les attendent ; ils y seraient impuissants. Pour ceux-là transitoirement l’assistance ; pour ceux-là, faites encore pendant quelque temps ce que vous faites aujourd’hui, mais remarquez bien que cela ne combat pas contre le principe que, je soutiens, car ceux-là, ne sont pas la masse, et la masse deviendrait volontiers concessionnaire de terres partagées pour les rendre fécondes. Quand je demande le droit au travail, que veux-je ? que vous l’inscriviez dans une constitution qui, apparemment, sera durable. Le peuple ne se soulève pas tous les jours pour faire des chartes. Or, quand vous inscrirez le droit au travail, vous ne serez pas forcés de l’avoir organisé dès le lendemain…(Réclamations diverses.)

Un membre. C’est évident !

Le citoyen Ledru-Rollin. Messieurs, je ne serai plus long, je ne veux point abuser de la patience de l’assemblée ; mais permettez-moi de vous dire que je ne comprends même pas qu’on se récrie sur des choses aussi naturelles et aussi simples. Ainsi, par exemple, vous allez décréter le droit à l’instruction ; mais quel est donc le fou qui pense qu’en vingt-quatre heures vous allez le réaliser ? Vous allez inscrire le droit à l’assistance ; mais quel est l’insensé qui s’imagine qu’en vingt-quatre heures vous aurez créé le personnel et les établissements ?

Comprenez-moi donc, je vous en conjure quand je demande que le droit au travail soit inscrit dans la constitution, c’est parce que les constitutions sont faites pour l’avenir, parce qu’elles doivent être durables, parce qu’elles sont des jalons dans la marche de l’humanité.

J’ajoute, en prenant en considération la faiblesse de l’infirmité humaine, que je ne demande pas que cette organisation soit créée en quelques jours ; je comprends qu’il y a, qu’il doit y avoir des transitions, des tempéraments ; mais de ce que je comprends qu’il y a des transitions nécessaires, est-ce une raison pour que ce droit au travail soit rejeté ? Posez votre but, pour que toutes vos lois y convergent incessamment.(Approbation.)

Je me résume :

On a dit le droit au travail, c’est Je socialisme. Je réponds : Non, le droit au travail, c’est la République appliquée. (Très bien ! très bien !)

Vous prétendez qu’il ne faut pas donner trop à de pareilles pensées, parce que, alors, les révolutions peuvent être entraînées hors de leur orbite. Je vous ré- ponds, moi, que c’est en ne donnant pas aux révolutions leurs conséquences que les gouvernements s’abîment et disparaissent. (Vif assentiment à gauche.) Pendant combien de temps avez-vous dit, avons-nous dit à la révolution de Juillet : « Voici le principe, eh bien ! marchez aux faits. » La révolution a résisté, et c’est pour cela que le trône de Juillet a été brisé. (Mouvement.)

Soyons plus prudent pour ce qui touche le droit au travail ; inscrivez-le de nouveau, parce qu’il est équitable, parce qu’il est politique de le faire. Inscrivez-le de nouveau, pour que dans les fastes de l’humanité nous n’ayons pas l’air de reculer à cinquante-cinq ans de distance, pour que nous ne soyons pas moins avancés que la révolution de nos pères. Inscrivez-le, parce que le peuple doit obtenir ce qu’il demande de juste, et que, dès 1834, il inscrivait à Lyon sur ses bannières : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! » En 1831, Casimir Périer avait promis aussi des institutions qui ressemblaient non pas à l’organisation du travail, mais qui ressemblaient à la protection du travail. Il n’a rien réalisé, mais l’idée jetée à Lyon, la formule flottant sur les bannières des insurgés, a fait son chemin, et, depuis ce temps, le peuple de Paris a répété, comme le peuple de Lyon : « Vivre en, travaillant ou mourir en combattant ! »

Ce cri, sinistre et redoutable au milieu du combat, gage de sécurité s’il est inscrit dans votre constitution, car ce peuple français est assez dévoué, quand cette satisfaction lui aura été donnée, pour attendre ; car il est trop pratique aussi pour ne pas comprendre que l’organisation n’est possible que successivement ; mais, encore un coup, inscrivez le principe, car si vous fermez la porte à toute espérance, j’appréhende pour la République de lamentables déchirements. (Mouvement prolongé.)

(*) On ne disait pas encore « babouviste ».

Elizabeth II (1926-2022).

« La reine Elizabeth II, qui est décédée à l’âge de 96 ans, est devenue au cours de son long règne non seulement la plus ancienne souveraine de l’histoire du pays, mais aussi celle qui a servi le plus longtemps.

Quarante-deuxième d’une lignée de rois et de reines d’Angleterre, puis de Grande-Bretagne, puis du Royaume-Uni, depuis Guillaume le Conquérant, elle était également la sixième reine souveraine d’Angleterre et la quatrième du Royaume-Uni. En outre, elle a été reine et chef d’État de 15 autres pays, allant des Fidji, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande aux Bahamas et au Canada, qui ont tous fait partie de l’ancien empire britannique. Pendant sept décennies, elle a été à la tête du Commonwealth, dont les 54 pays regroupent 2,1 milliards de personnes, soit un tiers de la population mondiale.

Conformément au précédent établi par Henri VIII, la reine était également défenseur de la foi et gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre, un rôle qu’elle a pris beaucoup plus au sérieux dans sa vie privée et publique que nombre de ses prédécesseurs.

Son règne a englobé une période qui a vu certains des plus grands changements dans le développement technologique, la vie industrielle, économique et sociale à travers le monde de toutes les époques, pourtant il est difficile de voir son nom être conféré, comme celui de sa prédécesseure la reine Victoria, comme le symbole déterminant d’une époque. Au lieu de cela, elle a joué, en grande partie de manière impeccable, le rôle d’un monarque constitutionnel moderne, une figure de proue symbolique ayant le droit d’être consultée, de conseiller et d’avertir les dirigeants politiques en privé et de se montrer publiquement comme un centre de la vie nationale, de la célébration et de la commémoration.

Si le monde a changé de manière spectaculaire au cours de son règne, la monarchie a fait de même, bien que de manière plus imperceptible : les promenades qui caractérisent de plus en plus les apparitions royales, les concerts pop à Buckingham Palace, l’ouverture des palais royaux aux visiteurs – même le paiement de l’impôt sur le revenu et les podcasts royaux – auraient été des innovations inconcevables à l’époque où Elizabeth est montée sur le trône. Cependant, elle a accepté nombre de ces changements plutôt que de les initier.

En tant que reine, elle faisait partie intégrante du pays et de ses institutions : c’était l’une des femmes et l’un des dirigeants nationaux les plus connus au monde, photographiée, peinte, filmée, décrite, louée – et parfois ridiculisée – depuis qu’elle est devenue héritière du trône, à l’âge de 10 ans, en 1936, jusqu’à la fin de sa vie. La nation – et le monde entier – l’ont vue passer du statut de princesse impavide à celui de jeune reine glamour, de mère et de grand-mère, d’enfant blonde aux cheveux bouclés à celui de vieille dame diminuée aux cheveux blancs, au cours de plusieurs décennies pendant lesquelles son rôle n’a guère changé. Née quinze jours avant la grève générale de 1926, elle a vécu bien avant l’ère de l’internet… »

  

Doreen Fowler : une lecture freudienne de « Passing », de Nella Larsen.

Les critiques de Passing ont souvent fait observer que le roman semble éviter de s’engager dans le problème de l’inégalité raciale aux États-Unis, et Claudia Tate va jusqu’à écrire que « la race … est simplement un mécanisme pour mettre l’histoire en mouvement » (598). En l’absence apparente de la race comme sujet du roman, les chercheurs ont identifié la classe sociale ou l’attraction lesbienne comme la préoccupation centrale du roman.

Bien que l’attirance pour le même sexe et la classe sociale soient certainement des préoccupations du roman, je soutiens que les critiques ont négligé la centralité de la race dans le roman parce que le sujet de Passing est la répression raciale ; c’est-à-dire qu’une solidarité totale avec un peuple opprimé et racialisé est le référent réprimé, et, pour cette raison, la race apparaît à peine. En tant que roman sur le passing, le sujet de Larsen est le refus de s’identifier pleinement aux Afro-Américains, mais la critique de Larsen n’est pas seulement dirigée contre les membres de la communauté noire qui se font passer pour des Blancs ; Passing explore plutôt la manière dont la race est réprimée aux Etats-Unis à la fois chez les Blancs et chez certains membres de ce qu’Irène appelle la « société nègre » (157). Tout au long du texte, la négrité est recouverte par la blancheur. Même le mot « noir » ou « nègre » semble être presque banni du texte. Comme je le montrerai, le roman explore la manière dont l’association avec une identité noire est réprimée par de nombreux personnages, dont Brian, Jack Bellew, Gertrude et d’autres membres de la société de Harlem, mais Irene Redfield, la conscience centrale du roman, à travers l’esprit de laquelle les événements sont perçus et filtrés, est la principale représentante de la répression raciale. Jacquelyn McLendon observe astucieusement qu’Irene Redfield « vit dans l’imitation constante des Blancs » (97). (2) Partant de cette observation, je soutiens qu’Irene, qui désire avant tout la sécurité, identifie la sécurité à la blancheur et réprime une identification complète avec la communauté noire par refus de l’abjection que les Blancs projettent sur les Noirs. Pour cette raison, Irène ne se contente pas d’imiter les Blancs dans sa vie de bourgeoise de classe supérieure, elle s’efforce, comme une personne passant pour blanche, d’effacer les signes de son identité noire – mais ces signes de négrité reviennent la hanter sous la forme de son double, Claire. Si de nombreux chercheurs ont reconnu qu’Irène est ambivalente par rapport à son identité afro-américaine et que Claire et Irène sont dédoublées, ma contribution originale consiste à relier les deux. Dans ma lecture, Claire est le double étrange d’Irène car elle représente le retour du désir rejeté d’Irène de s’intégrer pleinement à la race noire.

Dans cet essai, je propose que Larsen soit articulée à la théorie freudienne pour analyser la dimension psychologique de la répression raciale. Comme l’observe Thadious Davis, Larsen était « très consciente de Freud, de Jung et de leurs travaux » (329), et la pierre angulaire de la théorie de Freud est la répression. Selon Freud, « l’essence de la répression consiste simplement à détourner quelque chose et à le maintenir à distance du conscient » (« Répression », SE 14:147).

Doreen Fowler, « Racial Repression and Doubling in Nella Larsen’s Passing », South Atlantic Review, Volume 87, Number 1, Spring 2022.

 

Léon Gambetta à la barre. L’affaire Challemel-Lacour contre « La France nouvelle » (1879)

Léon Gambetta fut une figure majeure de la République des avocats, parce qu’il était à la fois un acteur politique de premier plan, une dignité juridique intellectuelle du barreau, une éminence du barreau littéraire. Ces deux statuts et qualités se superposent dans la plaidoirie qu’il prononça en janvier 1879 lors du procès pour diffamation engagé par Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, futur ambassadeur en Suisse et au Royaume-Uni, futur Académicien.

Louis-Eugène Cognot, en qualité de gérant du journal la France nouvelle, avait publié dans le numéro des 29-30 décembre 1878 de ce journal un premier article intitulé : « Est-ce un autre Jacotin ? ». Dans cet article il était dit « qu’un sénateur bien connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait été surpris trichant au jeu ». Dans le numéro du 31 décembre 1878 du même journal, Louis-Eugène Cognot publia un deuxième article intitulé : « Oui ou non », qui reproduisait et commentait la nouvelle, inexacte, donnée par les Tablettes d’un Spectateur, selon laquelle le parquet avait engagé des poursuites contre la personne concernée dans le précédent article. Paul-Armand Challemel-Lacour, sénateur, s’étant reconnu dans ces articles porta plainte pour diffamation contre le gérant du journal et l’auteur des articles, Jean-Louis-Adrien Maggiolo, rédacteur en chef du journal la France nouvelle. Les deux furent renvoyés devant le tribunal correctionnel, Paul-Armand Challemel-Lacour se constituant partie civile.

Les juges conclurent que le sénateur avait bel et bien été diffamé, l’intention de nuire étant manifeste et « résult[ant] du but même des articles poursuivis, c’est-à-dire le dénigrement calculé d’un adversaire politique », ainsi que « des circonstances mêmes de la publication, laquelle a été faite sans renseignements et sans contrôle ». La rétractation faite par le journal (postérieurement à la plainte et au commencement des poursuites) n’y changeait rien. Les juges considérèrent en outre qu’en annonçant que des poursuites étaient exercées par le parquet, le gérant et le journaliste avaient commis le délit de publication d’une nouvelle fausse faite de mauvaise foi. La 10ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine, sur les réquisitions de Edmond-Victor Lefranc, substitut au procureur de la République, et après avoir entendu le journaliste, Me de Villebois, son avocat, l’avocat du sénateur, Me Gambetta, condamna le gérant et M. Maggiolo chacun à 2,000 francs d’amende, tous les deux solidairement à 10,000 fr de dommages-intérêts envers M. Challemel-Lacour et à l’insertion du jugement dans la France nouvelle et dans vingt journaux de Paris ou des départements sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser 200 francs. La Cour d’appel de Paris adoucit la sanction en ne condamnant les prévenus qu’à 4,000 francs de dommages-intérêts et à dix insertions dans la France nouvelle et neuf autres journaux.

Plaidoirie de Léon Gambetta pour Paul-Armand Challemel-Lacour

Messieurs,

J’ai pensé, comme vous l’expliquait tout à l’heure mon ami et mon collaborateur, M. Challemel-Lacour, qu’il y a des heures pleines de tristesse et d’amertume, mais qui cependant apportent avec elles une certaine consolation, où il est utile et bon de se souvenir que l’on n’a pas cessé d’appartenir à la profession et à l’ordre des avocats et où l’on peut, si éloigné qu’on en soit par ses occupations et par le genre de vie auquel on a voué son existence, revêtir cette robe et venir devant vous avec confiance, soutenir et réclamer son droit. Je désire donc vous présenter ce que je considère, Messieurs, non pas comme un plaidoyer; je ne viens pas même, comme le disait l’homme éminent qui parlait tout à l’heure, lui apporter le secours d’une parole dont vous avez pu juger qu’il n’avait certes pas besoin ; mais me voici à cette barre entraîné par le sentiment très profond que j’ai que les mœurs publiques ne peuvent pas se passer à un certain moment de la protection de la justice et qu’il y a dans la défense des libertés les plus nécessaires, et notamment de la liberté de la presse, une part qui revient à la magistrature : je veux parler de la protection et des garanties qui doivent être acquises à la vie privée, à l’honneur personnel, à la légitime considération des citoyens et des hommes publics. Car, Messieurs, encore bien que livrés à tous les orages de la vie publique, à toutes les discussions et à toutes les disputes de la politique, ces hommes n’en ont pas moins le droit et le devoir de revendiquer à leur jour et à leur heure, l’honneur, la probité et la moralité de leur vie.

C’est pour remplir ce devoir, c’est pour exercer ce droit que je suis à cette barre.

J’y suis venu, il faut bien le dire aussi, parce qu’il m’était doux d’assister un ami, celui qui, entre tous, dans les rangs de ce parti qui cessera bientôt, je l’espère, de s’appeler un parti, ce qui est toujours un mot étroit et exclusif, pour s’appeler la France — celui qui, entre tous, dis-je, dans les rangs de ce parti tient une place qu’il a faite volontairement trop modeste et dont tout le monde connaît et apprécie l’honneur, la vaillance et la parfaite dignité de la vie.

Messieurs,

On a pu longtemps nous outrager et nous injurier, – et l’on sait si la liste est longue des injures que nous subissons depuis huit ans ! — mais ce qu’on peut supporter pour soi-même, il y a des révoltes dans le cœur et des indignations qui ne permettent pas de le subir pour ses amis. Aussi bien d’ailleurs, dans le procès qu’il nous a paru bon d’intenter aujourd’hui, on ne trouve pas seulement une calomnie, une diffamation particulière à l’adresse d’un homme, il y a tout un système qui enfin se révèle, que je tiens à vous dénoncer et dont je veux vous faire voir et toucher tout le mécanisme, afin que vous interveniez avec l’autorité qui vous appartient et que vous disiez s’il est possible de laisser plus longtemps, en ne montrant que de l’indifférence ou en ne faisant que des protestations énervées, un pareil système entre les mains d’inconnus et d’anonymes, — car je connais l’homme qui est devant vous, il revendique une responsabilité, mais je crois qu’il ne me démentira pas quand je dirai qu’il ne la porte pas tout entière, qu’il subit la situation qui lui est faite, et enfin qu’il est, peut-être sans qu’il le sache entièrement, l’agent d’une officine de calomnies que ce procès va révéler au grand public.

Messieurs,

Il existe un journal ou plutôt une correspondance qui a pour nom les Tablettes d’un spectateur et qui s’est fait mettre à l’abri de certaines responsabilités en invoquant un caractère équivoque. Cette correspondance lance dans la circulation, avec une habileté, avec une perfidie que vous apprécierez tout à l’heure, Messieurs, une rumeur diffamatoire qui ne blesse personne, qui n’est tout d’abord qu’un bruit vague, indéfini, sans précision, sans application.

Mais, à côté et au-dessous de cet organe hybride des initiateurs de la calomnie qu’il s’agit de propager, il y a une presse active et nombreuse, répartie par régions, qui a pour mission de recevoir, d’accueillir, de réchauffer, de développer, de préciser ces germes de diffamation et de leur donner toute leur nuisance.

Ainsi, on commence par dire qu’un scandale s’est produit dans un cercle de la rive gauche de la Seine, qu’un sénateur de la gauche a été l’objet d’une mesure d’exclusion pour avoir-manqué aux lois de la délicatesse. Ce premier bruit circule et fait son chemin. La France nouvelle arrive alors et prend cette nouvelle, elle l’apprécie et lui donne toute sa valeur en servant certains calculs.

Messieurs,

Il faut que je dise ces choses et ce point est loin d’être indifférent. En M. Challemel-Lacour ce n’est pas le républicain, l’adversaire politique qu’on a voulu atteindre ce jour-là.

On aurait pu lancer cette nouvelle il y a trois mois, on aurait pu la lancer dans trois mois : à coup sûr elle n’aurait pas eu plus de fondement avant qu’après. Pourquoi donc l’a-t-on lancée à cette époque précise de l’année ? Pourquoi a-t-on choisi ce moment et quelles sont les circonstances au milieu desquelles cette fausse et absurde nouvelle s’est produite ? Je vais vous le dire.

Challemel-Lacour se trouve, au moment précis où nous sommes, dans une situation particulière au point de vue d’un procès qu’il soutient depuis très longtemps déjà contre les revendications d’une congrégation religieuse du département du Rhône. Dans cette affaire, déjà ancienne, et quant aux responsabilités dont il est l’objet à celle heure, M. Challemel-Lacour n’a fait que déférer aux ordres du gouvernement dont il était l’agent. A l’occasion de ce procès, il a supporté pendant longtemps de la part d’adversaires politiques toutes sortes de réclamations mal fondées, d’articulations fausses, de vexations et d’avanies.

Mais enfin il y a toujours un jour pour la justice. On a commencé par gagner le procès fait à M. Challemel-Lacour, puis on l’a perdu. On l’avait gagné devant la première juridiction, on l’a perdu, sinon tout à fait, au moins à moitié, devant une juridiction supérieure. L’État, lorsqu’il était aux mains des adversaires de M. Challemel-Lacour, avait décliné l’obligation de couvrir celui qui avait été son fonctionnaire et son agent : l’État ayant changé de mains, cette obligation a été reconnue et, aujourd’hui, on est devant la cour de Dijon dans de tout autres conditions pour soutenir le procès (1).

Messieurs,

C’est le moment précis où nous sommes, et non pas un autre, que l’officine dont je parlais tout à l’heure a choisi pour mettre en circulation le bruit diffamatoire dont nous nous plaignons. Il s’agit d’entretenir certaines causes de défiance et d’hostilité contre la personne de M. Challemel-Lacour ; il s’agit de maintenir autour de lui une certaine atmosphère de discrédit ; il s’agit surtout, en soulevant une question de moralité et de délicatesse, d’informer par avance la valeur des témoignages qui lui seront apportés à Dijon.

C’est à ce moment précis que la calomnie prend naissance, c’est à ce moment que la France nouvelle la recueille. Messieurs, certainement ce n’était pas à l’adresse des lecteurs de Paris, ce n’était pas même pour les grands journaux de Paris que ce bruit calomnieux était lancé. Non, La France nouvelle, — franchement, Messieurs, il n’y a pas à lut souhaiter un long avenir si elle se propose d’introduire de pareilles nouveautés dans nos mœurs publiques, — la France nouvelle a une clientèle particulière, une clientèle provinciale, elle a des lecteurs spéciaux qui ne sont pas précisément dans le monde républicain ni libéral, et l’on espère que cette calomnie, charriée par des canaux mystérieux qu’on connaît bien et que je ne veux pas préciser, fera son chemin et qu’elle parviendra ainsi jusqu’à l’oreille de ceux de qui l’on veut qu’elle soit connue à Dijon.

Voilà pourquoi, Messieurs, cette fausse nouvelle a été mise en circulation à cette époque. Ce n’est pas tout. M. Challemel-Lacour, à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans la vie publique, dans les lettres, dans le domaine de la philosophie, a démontré sa supériorité, la haute culture de son esprit, et ses aptitudes variées. Il est l’honneur de notre parti ; il peut compter, Messieurs, sans que personne puisse en être offensé, parmi les premiers orateurs du Sénat ; comme il s’est trouvé à la hauteur des plus difficiles et des plus nobles tâches, on a songé à lui pour occuper un poste éminent, et on parle de confier à cet homme digne entre tous une part de la représentation de la France au dehors. C’est à ce moment précis, Messieurs, qu’il convient de lancer une de ces infamies qu’on ne peut même pas discuter parce que les susceptibilités les plus légitimes révoltent la pudeur de celui qu’on s’est efforcé d’atteindre, parce qu’il devient aussi embarrassant de se défendre que de garder le silence. Car, Messieurs, c’est là l’effet de ce genre de calomnies particulières qui ne .touchent pas aux actes de la vie publique et parlementaire et qui, par leur bassesse même, peuvent circuler facilement par l’intermédiaire de toutes les personnes qui en auront de près ou de loin quelque connaissance ; ne suffit-il pas, sans lire la France nouvelle que ceux qui l’ont lue colportent la calomnie, que ceux qui l’ont entendue la propagent à leur tour, dans des journaux, dans des lettres privées, pour qu’elle passe la frontière et qu’elle aille impressionner les membres du corps diplomatique dans lequel doit entrer M. Challemel-Lacour ? Et s’il vient à représenter le gouvernement de la France, il se créera autour de lui une sorte de courant d’inquiétude et de malaise. Le soupçon, la défiance se peignent sur les physionomies ; on regarde l’homme calomnié, on l’observe, mais on s’éloigne de lui et il ne peut même pas demander des explications publiques ; il a été frappé sûrement, mais par derrière.

Messieurs,

Il est absolument impossible de se soustraire aux conséquences d’une calomnie de ce genre. Faudra-t-il voyager en tenant à la main le jugement que nous allons obtenir ? Ce sont là les vrais coups, perfides et meurtriers, ce sont les coups de la faction qui inspire le journal la France nouvelle. On se met à plusieurs pour commanditer la calomnie ; il y a des tontines en France pour ce genre d’exploitation ; à Lyon, à Paris, à Marseille, et dans d’autres villes, des fabriques sont tenues par les Basiles modernes qui distillent le poison et le venin. Messieurs, ce n’est pas celui-ci qui a fabriqué la calomnie dont nous nous plaignons, ce sont ceux qui se cachent derrière lui.

Voilà la vérité. Il y a sept ans que cela dure ; il y a sept ans que nous méprisons les injures et les outrages; mais les temps sont changés; on peut supporter bien des choses quand on est à l’état de lutte et d’opposition ; mais il ne convient pas à ceux qui siègent dans les conseils de la France, qui peuvent être appelés à la représenter, il ne leur convient pas, non pas seulement pour eux, mais pour le pays, en acceptant des fonctions au dehors, d’oublier qu’ils ont le devoir de garantir leur réputation et leur honneur en poursuivant ces misérables pratiques.

C’est ici que commence votre rôle, Messieurs. Oui, nous aurions beau ajouter un dédain de plus à nos dédains, cela ne suffirait plus : nous devons avoir une autre préoccupation, et ce n’est pas seulement pour nous et dans notre intérêt personnel que nous paraissons ici ; c’est pour obéir à un sentiment plus élevé de la justice. Nous ne pouvons pas confondre la justice politique et la justice qui étend sa protection sur tous les citoyens. La justice nous doit sa protection, à nous que l’on outrage et que l’on diffame ; elle ne la doit pas seulement à nous mais à tout le monde ; nous la réclamons comme tout le monde. Car que va-t-il se passer ? Avant peu le parti républicain dont tous les jours on étend les rangs, dont la sphère d’action s’agrandit incessamment, où les recrues les plus éminentes et les plus vaillantes entrent librement, — le parti républicain se confondra avec la nation, et il arrivera, si vous ne protégez pas efficacement l’honneur et la réputation des personnes, tout le monde se sentant à la merci du premier venu, de deux choses l’une: ou nous verrons naître des mœurs horribles qui donneront à chacun de nous la tentation de se protéger soi-même par la brutalité et la violence, ou bien nous donnerons le spectacle d’une société où la loi est devenue impuissante, la magistrature débile en face des citoyens exaspérés ; où les armes remplaceront la raison, où la liberté de discussion, la liberté de la presse elle-même, qui a des limites nécessaires, dans le respect des personnes, dans l’inviolabilité de la conscience individuelle, seront sans protection. Ces limites nécessaires, il n’appartient à personne autant qu’à nous, Messieurs, de les poser et de les faire respecter et, si vous ne les posez pas, si vous ne vous faites pas ici les véritables défenseurs de la presse, après avoir perdu les mœurs, on perdra la liberté.

C’est pour cette raison qu’il m’a semblé que je ne sortais pas tout à fait de mes habitudes et de mes occupations de tous les jours en venant à cette barre vous demander une répression sévère, en tant que répression civile, car il faut bien le dire, s’il peut y avoir un encouragement certain aux bassesses, aux infamies, aux outrages de ce qu’on a appelé avec raison la presse immonde, ce serait assurément son impunité.

Vous savez maintenant pourquoi, on a pendant quelques jours, reproduit avec insistance cette calomnie ; pourquoi le troisième jour, on a été jusqu’à nier qu’on ferait un procès, pourquoi aujourd’hui, on présente des excuses à M. Challemel-Lacour. Oh ! Messieurs, c’est bien simple : c’est qu’on s’était habitué à l’impassibilité de M. Challemel-Lacour et de ses amis ; c’est qu’on avait compté sur leur indifférence traditionnelle, et c’est ainsi que l’on avait cru possible de spéculer encore une fois sur l’impunité ; mais cette spéculation devait avorter, parce que les circonstances dans lesquelles la calomnie s’est produite sont de nature à mettre en évidence la bonne foi et le calcul qui se cachaient derrière la calomnie.

Que vous reste-t-il à faire, Messieurs ? à prononcer une condamnation, comme on en prononce en cette matière ? Devez-vous accorder de ces dommages-intérêts que j’appelle, permettez-moi le mot, insuffisants, pour ne rien dire de plus, car si je voulais dire le mot qui est au fond de ma pensée je dirais des dommages-intérêts dérisoires ? Non, Messieurs, ce n’est pas là ce que vous avez à faire. Ou il faut dire qu’il n’y a pas de répression, ou il faut frapper d’une façon véritablement virile et efficace. Frappez comme frappent les magistrats anglais. Messieurs, si le pays est entré véritablement en possession, non seulement de la théorie, mais de la pratique de la liberté de la presse, si cette liberté est défendue avec une égale passion par les hommes qui sont au pouvoir et par l’opposition, par les ministres et par les journalistes, par ceux qui se plaignent du gouvernement comme par ceux qui le défendent, c’est que le domaine de la vie privée, c’est que l’honneur des particuliers a rencontré, non pas dans des peines d’incarcération, non pas dans des peines purement physiques et corporelles, mais dans la répression pécuniaire, de sérieuses garanties et une véritable sanction. Messieurs, quand on fait ce métier-là, comme ce n’est pas pour l’honneur, c’est pour l’argent. Si vous voulez frapper à l’endroit sensible, mettez à la raison ceux qui s’associent et se cotisent pour calomnier, à beaux deniers comptants, la réputation des honnêtes gens. Si vous voulez que les mœurs ne dégénèrent pas, que la liberté de la presse ne soit pas flétrie, que, sans distinction de couleur, les luttes, les discussions et les controverses soient nobles et fécondes, quand vous aurez devant vous ces hommes, ce n’est pas à Sainte-Pélagie qu’il faut les envoyer, c’est à la bourse qu’il faut les frapper, car c’est là qu’ils sont sensibles.

Messieurs,

Je vous demande de constituer un précédent, de créer une nouvelle manière de défendre la liberté de la presse et l’honneur des individus, parce que, je le dis et je le répète, si vous n’intervenez pas dans ce sens, toutes autres répressions seront inefficaces. C’est pour cela que nous demandons dans nos conclusions, avec la reproduction de votre jugement dans un certain nombre de journaux, nous demandons, non pas pour la forme, non pas en nous servant d’un chiffre indéterminé ou déterminé à la légère et sans y avoir réfléchi, nous demandons 10,000 fr. de dommages-intérêts. Il ne m’appartient pas de dire ce qui sera fait de cette somme, mais ce qui m’appartient c’est d’attirer toute l’attention des hommes, de former la conviction des juges qui m’écoutent sur la nécessité et sur la sagesse d’une répression dont l’effet serait certain. Soyez bien pénétrés de cette vérité que l’on ne vous demandera la réparation de l’honneur et du dommage qui découle de cette sorte de piraterie et de banditisme par le journalisme, qu’on ne pourra avoir confiance en vous que lorsque, ne vous contentant pas de répressions physiques et corporelles, mais prenant le journal dans ses œuvres vives – car ce ne sont pas ces hommes que vous atteindrez, ils sont des agents, des prête-nom, des hommes à la solde, — vous frapperez l’association tout entière, quand vous arrêterez son œuvre de diffamation.

Messieurs,

Si vous avez confiance dans la sincérité de mes paroles à cette barre, croyez bien que ce sont les véritables auteurs de la calomnie que vous frapperez quand vous frapperez dans leur bourse les propriétaires du journal.

Je vous demande donc 10,000 francs de dommages et intérêts. Il s’agit peut-être d’innover dans les habitudes de la magistrature, mais je vous adjure, comme tout à l’heure, de porter vos regards sur un pays voisin, de vous inspirer des règles qui y sont suivies et d’en faire l’essai à la France. On a essayé des condamnations à huit, dix, quinze jours, un ou deux mois de prison ; ces mesures n’ont pas été efficaces : elles n’ont pas empêché de gréer des brûlots de presse et de les jeter dans la circulation. Les amateurs de ces bateaux-corsaires savent tarifer ce que coûtera un procès à leur journal ; on calcule d’avance, dans ce monde, ce que vaut la réputation de tel ou tel qu’on s’apprête à salir. On va plus loin : on fait figurer les condamnations que l’on encourt aux frais généraux de cette commandite ignoble, et l’on y comprend l’indemnité qu’il faudra accorder au gérant. Tous ces chiffres figurent dans des inventaires déguisés. Eli bien, Messieurs, c’est au cœur de cette organisation qu’il faut frapper, et le cœur c’est l’argent.

Il me reste maintenant à vous mettre sous les yeux la prose qui est déférée à votre justice. Voici ce qui paraissait dans le numéro du 29 décembre, — je ne commenterai pas, — vous jugerez de la moralité de ces articles par le style :

Depuis plusieurs jours on chuchote, on parle à voix basse dans le monde politique, d’une seconde édition revue et augmentée de l’affaire Jacotin.

Un autre sénateur, bien plus connu, dont le talent d’écrivain et d’orateur froid et correct est au-dessus de toute contestation, dont la collaboration à un grand journal républicain était bien connue, dont les aptitudes diplomatiques futures ne faisaient pas question dans son parti, aurait, dit-on, été surpris, trichant au jeu dans un cercle de la rive gauche.

On comprend ce qu’une telle accusation portée à la légère aurait de grave ou d’injuste. Quelques journaux se sont déjà permis de désigner ce personnage, primitivement candidat à une ambassade pour la légation d’Athènes. Assurément, l’allusion était méchante et nous la blâmons. Mais un peu de lumière serait nécessaire pour le Sénat et pour le sénateur.

A-t-il été chassé du cercle, convaincu du délit susnommé ?

Est-il, pour ces faits, appelé devant la justice, comme l’égalité des citoyens devant la loi, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme de 89 et dans la constitution semblerait l’exiger ?

Respectueusement, chapeau bas, nous nous permettons de demander : Combien jusqu’ici avez-vous, parmi nous, trouvé de tricheurs.

D’autre part, on lisait dans les Tablettes d’un spectateur citées par la France nouvelle :

Nous avions annoncé qu’un homme qui occupait dans le monde parlementaire et républicain une situation élevée avait manqué aux lois de l’honneur dans un cercle de la rive à gauche ; nous apprenons que le parquet, saisi de l’affaire, va ordonner des poursuites contre lui.

Voici la citation des Tablettes d’un spectateur.

Voici maintenant le commentaire de la France nouvelle :

Réellement il serait temps d’en finir. Oui ou non est-il coupable ?

S’il l’est qu’attendez-vous pour l’abandonner au sort qu’il a mérité !

S’il ne l’est pas, comment vous, ses amis, ses coreligionnaires, ses associés, laissez-vous peser sur lui un soupçon colporté de bouche en bouche depuis plus de quinze jours !

De toutes façons, le silence de la République française est une injustice commise envers lui ou en faveur de lui.

C’est ce silence que j’ai voulu rompre pour ma part en venant à cette barre ; mais il ne vous échappera pas que rien n’était plus fidèle que la description que je faisais tout à l’heure des relations qui existent entre les Tablettes d’un spectateur et le journal la France nouvelle.

Je passe au troisième et quatrième article.

La Petite République française a répondu comme il convenait. Voici maintenant la réplique de la France nouvelle ; vous allez voir avec quelle perfidie ces messieurs, après avoir lancé la calomnie, cherchent à battre en retraite en se ménageant une échappatoire devant vous :

La Petite République Française, consacre deux colonnes et demie en tête de sa première page à injurier la France Nouvelle. Nous ne la suivrons pas sur le terrain des gros mots, n’ayant pas un vocabulaire pareil au sien.

Laissant de côté les épithètes grossières et les indignations de commande, nous nous bornerons à dire qu’elle fait aujourd’hui-line déclaration qui eût été très utile depuis pris de quinze jours.

Le bruit courait qu’un scandale de jeu était arrivé dans un cercle de la rive gauche ; un sénateur républicain aurait été, disait-on, surpris trichant, et on prononçait partout le nom de Challemel-Lacour.

Vous remarquerez tout à l’heure qu’on discute dans le camp de nos adversaires, sur le point de savoir si le premier article désignait bien M. Challemel-Lacour.

Ainsi, on prétend que ces lignes pouvaient s’adresser à un autre que M. Challemel-Lacour.

C’est alors que sans prononcer un nom, nous avons demandé, comme c’était notre droit, pourquoi les journaux républicains n’opposaient pas un démenti formel à ces rumeurs devenues publiques, on avait même dit que des poursuites étaient commencées.

Loyalement, à deux reprises, nous avons posé cette question ! Est-ce vrai, est-ce faux.

Ainsi tout à coup, ces messieurs sont pris d’un accès de loyauté. Ik publient que dans un cercle de la rive gauche, un sénateur a été chassé comme escroc et filou, et ils passent leur temps à épuiser leur loyauté à le dire. Le tribunal pensera ce qu’il voudra de cette façon d’entendre la loyauté, mais nous n’avons pas, ces messieurs et nous, la même façon de l’envisager.

Il y a ici quelque chose de bizarre. Ordinairement lorsqu’on met une calomnie en circulation, on a toujours le soin de chercher un point de départ, un prétexte ; il y a comme un support quelconque sur lequel on fait reposer la calomnie. Ainsi, par exemple, on commence par dire : Dans un cercle de la rive gauche une scène s’est produite et on a expulsé quelqu’un. C’est là ce que j’appelle un point de départ. Eh bien, Messieurs, nous avons eu la curiosité d’aller aux informations ; nous avons demandé aux personnes dont c’est la fonction de s’enquérir de ces sortes d’affaires, de nous dire si sur la rive gauche dans les cercles qui ne sont pas très nombreux, il y avait eu un incident de cette nature. On nous a répondu que dans les deux cercles situés sur la rive gauche, il ne s’était passé aucun fait semblable, que jamais on n’avait entendu dire, d’abord que M. Challemel-Lacour en fit partie, mais même qu’aucun sénateur de gauche ou de droite eût été l’objet d’une mesure de discipline quelconque.

De sorte que vous avez, Messieurs, à juger une calomnie inventée de toutes pièces, et que pour retourner le proverbe, il n’y a pas l’ombre de feu sous cette fumée.

Le journal n’en reproduit pas moins toutes ces infamies et on y mêle la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, préoccupation bien digne de cette feuille de talons rouges. Mais l’heure arrive où l’on sent que l’indifférence, que le dédain des hommes de la République française vont cesser. En effet, la Petite République française annonçait que M. ChalIemel-Lacour allait faire un procès. Alors on s’exprime ainsi :

Nous n’avons encore reçu aucun papier timbré et cela nous étonnerait d’en recevoir.

Quel plaisir M. Challemel-Lacour aurait-il à perdre ce procès ?

Pensez-vous qu’on puisse pousser plus loin l’impertinence ?

Nous ne l’avons pas accusé, nous avons relevé après d’autres un bruit public, et nous avons posé dans la plénitude de notre droit, une question.

Ni les injures de ces gens-là ne nous atteignent, ni leurs menaces ne nous intimident.

Cela durera jusqu’au prochain numéro, car le procès est instant et alors voici ce qu’on lit :

Nous devons à nos lecteurs quelques explications sur le procès qui est intenté actuellement à la France nouvelle à la requête de M. Challemel-Lacour, sénateur.

Mercredi dernier, notre gérant, M. Eugène CognaI, a reçu assignation à comparaître devant M. le juge d’instruction Cartier.

Comme avant tout il nous importait que la parfaite bonne foi et la scrupuleuse loyauté de la rédaction ne puissent être l’objet d’un doute, même de la part de nos adversaires, nous avons réclamé de partager la poursuite.

Le parquet nous l’a accordé, nous avons à notre tour comparu devant M. le juge d’instruction. Nous avons eu l’honneur de lui répéter ce que savent déjà tous ceux qui nous lisent : la France nouvelle ne saurait vouloir diffamer personne.

Un bruit plus que fâcheux courait Paris ; on attribuait à un sénateur de la gauche un acte indélicat.

On dépeignait ce sénateur, on précisait jusque dans les moindres détails sa figure politique, on le distinguait par son talent et on insistait surtout sur la proximité de son élevation à un poste diplomatique, de sorte que ce n’était pas ce sénateur de la gauche, comme vous le dites in extremis, c’était bien M. Challemel-Lacour.

Plusieurs journaux en avaient parlé ; aucun des amis politiques du sénateur n’avait par un démenti arrêté le chemin que faisait cette calomnie.

Si elle faisait du chemin, elle doit vous être reconnaissante, car vous êtes le propagateur.

Nous sommes alors intervenus ; à deux reprises nous avons réclamé la lumière, dans son intérêt comme dans l’intérêt de la vérité.

Nous n’avons ni nommé ni désigné un adversaire que nous pourrions combattre avec énergie sur le terrain politique, mais dont rien ne nous autorisait à incriminer l’intégrité privée.

Challemel-Lacour, d’ailleurs, il ne nous en coûte pas de le dire, est un républicain d’ancienne date, il n’a jamais varié, il a subi la persécution pour ses opinions ; cela – nous eût commandé envers lui un certain respect que nous ne refusons jamais à la fidélité, même mal placée.

Il a été victime d’une odieuse calomnie, nous n’en doutons pas ; nous tenons à le dire et à le répéter tout haut : il n’est et n’a jamais été un joueur, rien ne saurait permettre à ses ennemis même de le mésestimer.

Eh bien, voilà ce qu’il fallait écrire le premier jour, quand vous lisiez avec tant d’attention les Tablettes d’un Spectateur.

Il me parait inutile de continuer plus longtemps ces lectures. Je ne les ai laites que pour obéir aux règles de notre ordre qui exigent que l’on fasse la démonstration, même quand la lumière est déjà faite.

Il me reste à terminer ces explications en vous suppliant, Messieurs, de vous mettre non pas en face des personnes que vous avez devant vous, mais au point de vue de la situation générale des rapports qui existent entre les journaux, les polémistes et les hommes publics, et d’exercer là ce qu’il y a peut-être de plus noble et de plus élevé dans votre fonction de juges, d’intervenir pour agir sur les mœurs publiques, pour leur imprimer une direction plus digne, plus juste, plus correcte et, s’il faut tout dire, pour faire véritablement un travail de moralisation politique et sociale. A qui nous adresserons-nous, lorsque nous penserons avoir le devoir, l’obligation d’arrêter la propagation d’une infamie par la presse ?

Vous savez bien que, les uns comme les autres, nous ne lisons pas toutes les feuilles qui paraissent, qu’il y a des contrées qui veulent certains journaux et d’autres qui ne veulent pas certains autres ; que le monde particulier auquel s’adresse un certain genre de journalisme est un monde où l’on trouve des âmes extrêmement timorées, délicates, ombrageuses qui considéreraient comme une faute, comme une défaillance de prendre connaissance d’une réfutation qui aurait paru dans un autre journal que le leur ; et qui restent ainsi fidèles à l’opinion qui les pervertit à leur insu par une longue et persévérante propagande de la diatribe et de la calomnie.

Ces personnes n’accordent ni crédit ni confiance aux réfutations des intéressés : elles s’obstinent, elles s’acharnent à considérer le journal qu’on leur glisse comme une sorte de papier sacré, authentique, contre lequel elles ne peuvent pas se révolter. C’est ce monde particulier sur lequel on agit, qu’on entretient et qu’on courbe constamment sous le joug des calomnies gratuites, des invectives et des paroles injurieuses ; c’est ce monde que nous voudrions à notre tour visiter. Pouvons-nous le faire, si n’intervient pas, quand le droit est outragé, quand l’honneur est méconnu, quand nous avons pour nous la loi, — si n’intervient pas le concours de la magistrature chargée de la faire respecter ? Ne pouvons-nous pas vous demander de nous donner, à eux et à nous, à tous, une règle et une protection ? De votre côté, pouvez-vous le faire autrement qu’en rendant un jugement qui inaugurera sérieusement, efficacement, la répression des atteintes contre l’honneur des personnes ?

Messieurs,

Vous ne pourrez frapper vivement l’opinion, vous ne pourrez déterminer la prudence chez les uns, la confiance chez les autres, et la clarté chez vous qu’en rendant un jugement qui s’élèvera au-dessus des individualités, qui dominera les misères qui s’étalent aujourd’hui devant vous, qui remontera jusqu’aux causes générales, jusqu’aux principes sacrés qu’il s’agit de protéger et de défendre et qui inaugurera la reprise des anciennes traditions communes à la magistrature et au barreau et résumées dans l’admirable devise : Sub lege libertas.

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(1) Une allusion au fait que Paul-Armand Challemel-Lacour, délégué à Lyon en 1870-1871, avait transformé en caserne un établissement des Frères de la Doctrine Chrétienne qui réclamèrent et demandèrent des dommages-intérêts devant les tribunaux. Paul-Armand Challemel-Lacour et la municipalité de Lyon furent condamnés à payer aux Frères 97,000 fr. à titre de dommages-intérêts pour le préjudice causé.

Chose lue : Jean-Pierre Dupuy, « Misère scientifique dans l’intelligentsia française », Cités, 2022.

« Le face-à-face entre le sociologue Bronner et le sociologue Latour résume la misère de l’intelligentsia française. Le rationaliste centriste et l’épistémologue gauchiste partagent une même prémisse : il n’y a de croyances que de croyances non rationnelles.

Le premier veut les chasser ; le second les tient pour irréductibles, au motif que c’est ainsi que les scientifiques, sans s majuscule, travaillent.

Les sciences sociales à la française ont ceci de bon que, quel que soit leur désir de scientificité, elles conservent un substratum philosophique qu’elles ne craignent pas de revendiquer.

Comment alors expliquer que nos sociologues aient oublié leur Platon ? Ils devraient se souvenir que, dans le 𝘛𝘩𝘦́𝘦́𝘵𝘦̀𝘵𝘦, celui-ci définit le savoir comme croyance vraie justifiée.

Et, sauf s’ils sont fâchés avec la philosophie analytique de l’esprit, ils savent que cette dernière a repris et considérablement raffiné cette définition.

Le savoir des scientifiques est 𝘱𝘢𝘳 𝘥𝘦́𝘧𝘪𝘯𝘪𝘵𝘪𝘰𝘯 croyance, ce que Bronner s’interdit d’envisager, mais leurs croyances sont, peuvent et doivent être rationnelles, tournées vers la quête de la vérité, ce que Latour feint d’ignorer.

Dire que le savoir implique la croyance, c’est dire qu’on ne peut savoir si l’on ne croit pas. Il est aussi ridicule de vouloir extirper la croyance de la connaissance (Bronner) que de rabattre la connaissance sur la seule croyance (Latour).

Dans le savoir, il y a autre chose, qui est la vérité – le goût et la quête de la vérité, qui est aussi la quête de sens. Ces mots sont inaudibles par la sociologie 𝘩𝘢𝘳𝘥 des sciences. »

Jean-Pierre Dupuy, 𝘔𝘪𝘴𝘦̀𝘳𝘦 𝘴𝘤𝘪𝘦𝘯𝘵𝘪𝘧𝘪𝘲𝘶𝘦 𝘥𝘢𝘯𝘴 𝘭’𝘪𝘯𝘵𝘦𝘭𝘭𝘪𝘨𝘦𝘯𝘵𝘴𝘪𝘢 𝘧𝘳𝘢𝘯𝘤̧𝘢𝘪𝘴𝘦, Cités, n° 90, 2022.

Complainte sur la langue française. Le « jargon parlementaire » selon Louis Barthou, 1923.

Nombreux sont ceux qui se désolent de nos jours de l’affaiblissement et de l’appauvrissement de la langue parlée par les élites politiques françaises. La question n’a cependant pas encore été sérieusement décantée, d’une manière qui aille au-delà du stéréotype selon lequel « le niveau baisse » (*)(**)(***)(****) et dont les critères sont idéologiques ou arbitraires (1). Il faudrait plutôt regarder, par exemple : — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et l’industrie contemporaine des fautes d’orthographe, de grammaire, de syntaxe, de vocabulaire ; — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et la sociologie plus « démocratique » des élus politiques (dans un contexte où les parcours militants sont plus importants dans les investitures partisanes que des titres de notabilité) ; — la résonance sur la langue parlée et écrite par nos élites de la technique et de l’expertise caractéristiques des décisions publiques dans des sociétés complexes comme le sont les sociétés contemporaines. Même la question spécifique de l’éloquence politique demande à être historicisée (ce qui est depuis longtemps le cas de l’éloquence judiciaire), comme doit l’être toute pratique sociale.

La lecture de ce texte de Louis Barthou, extrait de son livre Le Politique, paru en 1923 (p. 79 et suiv.), accrédite ces réflexions : si Barthou a pu se lamenter il y a un siècle dans des termes comparables à des critiques d’aujourd’hui, et sachant que nous sommes portés à considérer son époque comme étant l’âge d’or de l’éloquence politique, c’est que le discours du « c’était mieux avant » est simpliste.

Les développements de Louis Barthou qui précèdent cet extrait ne vont pas moins dans le sens de cette conclusion. En proposant tout un ensemble de « préceptes » pour réussir un discours politique et parlementaire, l’Académicien dit en creux que les piètres orateurs sont alors nombreux dans les deux enceintes parlementaires. D’autre part, qui voudrait de nos jours appliquer certains des « préceptes » de Louis Barthou court le risque de passer pour ridicule, affecté ou verbeux, au grand plaisir railleur des humoristes, des médias audiovisuels et des réseaux sociaux.

L’Académie compte quatre membres au Parlement. Seraient-ils plus nombreux qu’ils auraient de la peine à enrayer la décadence du français dont la tribune, qui subit l’action extérieure, offre de trop pénibles symptômes. La guerre a bouleversé la langue plus qu’elle ne l’a enrichie, cette « vieille et admirable » langue dont Renan disait qu’on « ne la trouve pauvre que quand on ne la sait pas ». Au Parlement, on ne la sait pas moins qu’ailleurs, mais je crains bien qu’on ne la sache pas davantage. Les sénateurs et les députés apportent avec eux l’air, le ton et les mots du dehors : ils sont en tout des « représentants ». Aussi les audaces de la tribune ne sont pas d’hier. Il y a quelque vingt ans, un ministre, dont j’aime mieux oublier le nom, connut un jour de célébrité pour cette phrase, qui trahissait à la fois son indignation et la grammaire : « Nous vivons sous le régime de l’inexactitude de la position de la question. » M. Dufaure, qui depuis fut académicien, avait fait mieux : il avait, en 1848, laissé tomber de la tribune cette « pierre précieuse » que Victor Hugo a enchâssée, avec quelques autres du même prix, dans ses prodigieuses Choses Vues :

« Nous n’avons pas eu l’idée d’avoir la pensée de rien faire qui pût nous faire supposer l’intention d’avoir, du plus loin possible, la pensée de faire planer la souveraineté du fait dans les considérations qui militent en faveur de la souveraineté du droit. »

Je crois bien que c’est un modèle du genre, un modèle à ne pas suivre dans un genre qu’il ne faut pas imiter. Il y eut des Très bien ! Très bien !

Mais il peut arriver, par contre, que l’on connaisse un mauvais accueil pour une expression exacte :

« M. LÉON FAUCHER. — Les ouvriers réclament l’abrègement… »

L’Assemblée murmure. M. Faucher s’aperçoit qu’il parle français ; il se reprend et fait un quasi-barbarisme :

«… l’abréviation des heures de travail. »

L’Assemblée est satisfaite.

La contagion gagne les meilleurs. N’est-il pas arrivé à Victor Hugo de dire, de son propre aveu, à propos de la peine de mort : « Vous ou vos successeurs l’aboliront demain. »

Trente ans après, la décadence s’était accentuée.

Jacques Boulenger a consacré à « la Grande Pitié de la Langue Française » trois articles de L’Opinion (23 mars, 30 mars, 13 avril 1923), où il analyse avec beaucoup de force les déformations qu’elle a subies. Le Parlement y trouve son compte. M. Jacques Boulenger attribue la plupart de ces incorrections au désir, qu’avaient déjà les tribuns des premières assemblées révolutionnaires, de parler un langage noble et « habillé » pour entraîner la foule, à la façon des uniformes chamarrés qui exercent un prestige collectif. Cette appréciation n’est pas absolument vraie. Il y a, évidemment, des orateurs dont le jargon est fait de prétention et de solennité. Mais combien d’autres ne parlent que le français qu’ils savent, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas le français ! Victor Hugo ne pourrait pas ramasser aujourd’hui toutes les « pierres précieuses » qui tombent de la tribune : il n’y aurait plus des écrins assez grands pour les contenir. En voulez-vous quelques-unes ?

« Pour révolutionner la crise des denrées de remplacement déficitaires, il faut pratiquer un recours systématique à des modalités progressives de compartimentement et de contingentement. »

Un ministre parle :

« Vous me demandez d’envisager la question au point de vue de l’évasion possible de ce bétail. Je suis tout à fait d’avis que le gouvernement est disposé à mettre la main sur le bétail de façon qu’il ne puisse pas s’évader »

Quand le gouvernement met ainsi à mal la langue française, il ne faut pas s’étonner qu’un député propose « pour les incorporés un classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité réelle » ; ou qu’un autre dise : « J’insiste beaucoup pour que le Parlement prenne en considération les désirs que je formule, et qui tendent au maintien de l’état de choses actuel en ce qui concerne le maintien de la taxe de luxe » ; ou qu’on entende cette déclaration : « Ces faits ne forment pas une diversion et je ne chercherai pas dans un subterfuge un refuge commode ni un abri momentané. »

De tels exemples, recueillis par M. Jacques Boulenger, ne sont rien à côté de ce que l’avenir nous réserve. J’attends, pour ma part, cette phrase, inévitable :

« Je demande à ce que M. le ministre de l’Agriculture cause de suite au ministre du Commerce pour connexer et solutionner le contingentement et le compartimentement des blés. »

Qu’y faire ? Il y a des rappels au règlement : peut-on instituer des rappels à la langue ? C’est un vice-président de la Chambre qui a prononcé cette phrase :

« Il a paru difficile que les boissons ne soient pas également taxées… Il s’agissait de savoir si un effort ne doit pas leur être demandé. »

Quis custodiet ipsos custodes ?

(1) Cette référence sert souvent à se désoler de ce que les acteurs politiques ne font pas ce qui aurait les faveurs « décisionnistes » du locuteur. D’autre part, elle brasse souvent une vision théologique de la politique qui voudrait que chaque sujet fût l’occasion de convoquer de grands principes ou des élaborations théoriques, rien moins qu’une « vision », comme au temps de Jaurès ou de Clemenceau où il s’agissait de consolider la République, de créer des institutions libérales, d’amorcer l’Etat social, de prévenir ou préparer la guerre, etc. En troisième lieu, cette référence brasse souvent une nostalgie du « chef », du « leader charismatique », de « l’homme providentiel », soit des « qualités » qui sont généralement l’interface de crises graves (les IIIe et les IVe Républiques en ont davantage connues que la Ve République).

Apologie de la langue française. Hommage de René Viviani à Sarah Bernhardt (1914)

Sarah Bernhardt fut admise dans l’ordre de la Légion d’honneur le 8 janvier 1914. À 70 ans, tout de même. Afin de marquer l’événement, le journaliste et critique Adolphe Brisson organisa en son honneur le 27 février 1914, un Hommage des poètes. Le Tout-Paris assista à l’événement : « M. Jean Richepin, le général Florentin, grand chancelier de la Légion d’honneur, Mmes Paul Deschanel, Viviani, Delcassé, Klotz, René Renoult, Faure, J. Richepin ; M. Jacquier, sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts ; MM. Maurice Faure, Léon Bérard, anciens ministres ; M. et Mme Henri Lavedan, M. Paul Hervieu, M. Jules Lemaître, M. Brieux, de l’Académie française; les ministres du Portugal et du Brésil, le comte Primoli, des littérateurs, des artistes, l’élite du Paris intellectuel… ». Entre deux musiques de scène, des poètes défilèrent afin de dire des poèmes originaux en hommage. Des comédiens ne jouèrent pas moins des extraits de pièces interprétées par Sarah Bernhardt. Cette sauterie fut inaugurée par un discours de René Viviani, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts, et de Jean Richepin de l’Académie française sur les services rendus à la langue française par la grande comédienne.

Discours de René Viviani

Mesdames, Messieurs,

Le décret qui portait nomination de Mme Sarah Bernhardt dans l’ordre de la Légion d’honneur contenait naturellement, pour la justification de sa légalité, la signature de M. le président de la République et la mienne. Je dois dire que si ces deux signatures se sont trouvées aisément réunies, c’est parce qu’une ancienne préméditation présidait depuis longtemps à leur rencontre. En effet, au mois de -décembre dernier, exactement au cours d’un banquet où nous fêtions ensemble le cinquantenaire de l’Ecole des Beaux-Arts, comme j’étais assis auprès de M. le président de la République, je m’ouvris à lui de l’ardent désir qui m’animait de présenter à la Grande Chancellerie une candidature aimée. Non seulement M. le président de la République a encouragé mon initiative, mais il s’y est associé, et je l’ai entendu, parlant de vous, un jour, devant moi, Madame, se faire avec une émotion contenue l’incomparable avocat de votre noble cause.

Je n’accomplis donc qu’un acte de justice en me retournant, dès mes premières paroles, vers le chef de l’Etat qui, ne pouvant assister à cette fête, s’y est si gracieusement associé (Applaudissements.), en me retournant vers lui, pour lui apporter nos remerciements émus, nos saluts respectueux, pour m’incliner aussi devant le grand homme de lettres dont toute la vie atteste qu’il n’est pas vrai que la politique soit une maîtresse jalouse capable de détourner nos cœurs et nos esprits du culte de la beauté. (Applaudissements.)

Et maintenant, Madame, voulez-vous me permettre de vous dire que si j’ai éprouvé une grande fierté, si je bénis la fortune heureuse qui m’a permis, en attachant mon nom au vôtre, presque en me cachant derrière, de détourner à mon profit un peu de votre gloire, tout de même vous m’avez donné un cruel embarras ?

Un ministre ne remplit pas sa tâche tout entière lorsqu’il transmet à la Grande Chancellerie le dossier d’un candidat. Il faut encore qu’il y inscrive les titres dont ce candidat sera paré et par lesquels il sera défendu au jour de l’épreuve. Or, combien de lignes aurais-je dû inscrire dans les colonnes du Journal Officiel si j’avais voulu rappeler, dans leur noblesse et dans leur ampleur, tous les services que vous avez rendus à l’art et, à travers l’art, à la France. (Applaudissements.)

Voulez-vous m’autoriser, Madame, à dépouiller publiquement votre dossier et à faire connaître, sous une forme très laconique, les deux seuls titres que j’ai invoqués pour vous ? Voici, puisque, paraît-il, vous deviez être présentée, comment vous avez été présentée :

« Mme Sarah Bernhardt, infirmière des ambulances militaires pendant la guerre de 1870. » (Vifs applaudissements.)

« Mme Sarah Bernhardt a répandu la langue française dans le monde entier. » (Vifs applaudissements.)

Si j’ai fait, Madame, se rejoindre ces deux faits dissemblables, si j’ai renoué, pour ainsi ; dire, deux moments de votre vie, c’est parce qu’il m’a plu de montrer, à la lueur d’une glorieuse synthèse, que le génie trouve presque toujours sa source dans la bonté.

Ainsi, à l’heure où se levait votre jeunesse enchantée, déjà saluée par cette gloire qui vous fut toujours une compagne fidèle, un jour vous vous êtes écartée des fictions du théâtre, vous vous êtes rapprochée de la réalité, vous vous êtes penchée sur les vaincus, vous avez pleuré sur leurs misères et vous avez saigné de leurs blessures. Et puis, le grand devoir accompli, comme toutes les Françaises, comme tous les Français le feront, vous avez repris votre route vers le labeur. C’est alors que vous avez émerveillé cette capitale universelle du goût. C’est alors que vous avez entrepris à travers la France, à travers le monde, ces pèlerinages artistiques dont chacun fut pour vous un triomphe, dont chacun fut un succès et un profit moral pour notre pays.

Vous avez répandu dans le monde entier la langue française, c’est-à-dire que vous avez fait resplendir ce pur joyau qui, depuis des siècles, est façonné par des ouvriers immortels, c’est-à-dire que vous en avez fait éclater les richesses devant l’étranger, que vous avez fait apparaître devant eux toutes ses facettes étincelantes. Vous avez répandu dans le monde entier la langue française, c’est-à-dire qu’à travers elle vous avez fait aimer les nobles idées dont elle est le symbole, tandis que de votre, voix inimitable vous faisiez retentir la musique qui est pour ainsi dire cachée dans chacun de ses mots. (Applaudissements.)

Il y a longtemps, Madame, qu’un jour, en vous entendant, j’ai appris, sous l’action de votre voix, à méconnaître la formule au nom de laquelle on proclame que la musique commence où la parole finit. La musique commence où la parole finit ! Certes, je ne suis pas là pour m’élever contre la musique : ce ne serait ni le jour, ni le lieu ; je risquerais de provoquer un mouvement de grève dans une partie, du Conservatoire, et puis je ne peux pas oublier que parmi les quatre théâtres subventionnés qui sont remis à ma garde, il en est deux qui sont subventionnés au titre lyrique. D’ailleurs, je dois payer ma dette de gratitude à la musique, celle que contractent tous les hommes qui, au terme d’une rude journée de labeur, ont trouvé, dans les joies dont elle dispose, l’émerveillement de l’esprit et quelquefois le repos du cœur. Mais quelle délicatesse et quelle ardente musique, vous le savez bien, Madame, mieux que moi, jaillit de notre langue lorsque les images et les rimes ont été frappées par de grands poètes et par de grands écrivains. N’est-ce pas le bruit d’une armure froissée dans la bataille qui résonne, — je vous demande pardon, même vis-à-vis de vous, je revendique la liberté de mes opinions, — qui résonne à certaines… tragédies de Corneille ? (Applaudissements.)

Et cette même langue, lorsqu’elle parle par notre Racine, n’est-elle pas une musique ineffable, nuancée de tons les sentiments qui se soulèvent dans le cœur humain ? Avec Rousseau, le plus grand poète de la prose, se sont incorporées à la langue française toutes les symphonies triomphales de la nature. Et, au début du dix-neuvième siècle, lorsque se fut apaisé le grand tumulte militaire qui, pendant vingt-cinq ans, avait tout recouvert du bruit de ses fanfares, à quelle musique est-ce que nos pères ont prêté l’oreille ? Ecoutez. C’est la clameur du vent et le murmure des flots rythmés avec Chateaubriand ; c’est le chant plaintif qui s’élève des bords du lac où rêva Lamartine ; c’est la même langue qui, avec Victor Hugo, retentit comme le tonnerre après nous avoir éblouis comme la foudre. (Applaudissements.)

Ah ! vous applaudissez ! Ce n’est pas moi que vous applaudissez, c’est cette langue admirable, langue de la poésie et du droit, de la science et des lettres, de la philosophie, de la diplomatie, langue capable d’ajouter à la parure de la chimère en même temps qu’à la précision de la réalité. (Applaudissements.)

Tout ce qu’elle roule en elle depuis cinq siècles, tout ce qu’elle entraîne avec elle comme un grand fleuve sonore et éclatant, qui respecterait ses digues, toutes ces richesses anciennes, toutes ces richesses qui se renouvellent, tout cela devant des foules extasiées et terrifiées, Vous l’avez jeté, Madame, de votre voix mélodieuse et grave, courroucée ou attendrie, tragique ou câline, vous l’avez jeté de cette voix d’or inimitable, Vous qui fûtes la plus farouche des Phèdre, la plus douloureuse des Hermione, la plus tendre des Bérénice; vous qui, en même temps que vous étiez la plus passionnée des amantes d’Hernani, avez dessiné devant vous la pure, la fine, la mélancolique silhouette de Maria de Neubourg, au même instant où, par amour pour Hamlet, sans doute, vous vous apprêtiez à faire resplendir sur le front tragique de Lorenzaccio le sublime conflit de la pensée et de l’action. (Applaudissements.)

D’ailleurs, si, comme une souveraine qui se promène dans ses Etats, vous vous êtes promenée à travers le monde, si vous avez soulevé l’admiration du monde, ce n’est pas uniquement parce qu’il a frissonné aux accents de votre voix. Vous avez représenté les plus grands personnages de la littérature et de l’histoire, pour cela vous les avez haussés jusqu’à vous. Et c’est cette action continue, c’est cette émotion qui provient à la fois du mouvement et de l’immobilité, ce sont ces yeux qui rayonnent ou qui s’éteignent, ce sont ces lèvres qui frémissent, ce sont ces silences tragiques où, lorsque la parole s’arrête, votre grande âme, comme un instrument qu’on ne peut pas briser, continue à palpiter, c’est par tout cela, Madame, que vous nous avez tous conquis. (Vifs applaudissements.)

D’ailleurs, c’est le fait unique du génie de rassembler dans des sentiments identiques ceux que la vie sépare, et les pauvres et les riches, et les êtres dotés d’une haute culture et ceux qui en sont déshérités, mais qui trouvent dans les traditions de notre race l’amour, le culte et le goût de la beauté.

Vous avez conquis l’élite et vous avez conquis la foule. Vous avez conquis l’élite quelquefois sceptique, je puis le dire, quoiqu’elle ait ici de nombreux et de gracieux représentants, l’élite rebelle quelquefois à l’émotion et que j’accuserais volontiers de laisser s’atténuer, sous le poids d’une haute culture, les facultés admiratives de l’être. Et vous avez conquis la foule, cette foule qui, tous les soirs, Madame, vous regarde avec des larmes dans les yeux; cette foule pour laquelle une fiction de théâtre est la récompense d’une semaine de labeur; cette foule qui, loyalement toujours, se donne tout entière; cette foule qui n’est pas là, ce soir, présente dans cette salle, dans cette salle où s’entrecroisent tous les feux de la lumière, de la jeunesse et de la beauté, mais dont la pensée vous accompagne et qui, parce qu’elle a reçu de vous des émotions la fois douces et puissantes, vous garde, vous le savez bien, un éternel et un reconnaissant souvenir.

J’ai fini, Madame. Il ne me reste plus qu’à saluer en vous l’art immortel et souverain, celui dont vous servez la grandeur depuis tant d’années par un labeur obstiné qui a multiplié les dons de votre noble nature.

Je le salue aussi, cet art, ici, dans son centre ordinaire, dans cette salle coquette, trop petite pour rassembler tous vos admirateurs, où tout à l’heure nous fûmes reçus avec une affabilité touchante, et par M. Adolphe Brisson, et par la femme d’élite qui, une fois de plus, par l’organisation de cette fête splendide, a montré que les grandes pensées viennent du coeur. (Vifs applaudissements.)

Et je salue à travers vous les poètes et les écrivains, les auteurs, les artistes glorieux qui forment autour de vous un cortège fraternel assez rapproché de vous pour que vous sentiez venir la chaleur de leur affection, assez éloigné aussi pour que, comme il convient, vous apparaissiez en pleine lumière, isolée sur votre piédestal en cette journée à la fois exquise et mémorable, en cette journée, Madame, qui n’appartient qu’à vous. (Longs applaudissements.)

Discours de Jean Richepin

Monsieur le ministre,

Je suis, à la fois, extrêmement ému, troublé, plein de fierté et plein de joie, en essayant de remplir la tâche qui n’est plus une tâche, mais qui est devenue véritablement une volupté par les émotions que vous venez de me faire ressentir. Je viens simplement vous dire merci, au nom d’abord de mes frères, les poètes, qui vont tout à l’heure mettre aux pieds de Mme Sarah Bernhardt leurs hommages comme s’ils les offraient à notre Muse vivante. (Applaudissements.)

Je vous dirai merci en même temps au nom des artistes qui vont interpréter ces hommages devant la reine de leur art, et, en même temps, au nom de l’Université des Annales, où cette reine du théâtre vient de se révéler l’impératrice de la conférence. (Vifs applaudissements.)

Je vous remercierai aussi et surtout au nom de toutes ses admiratrices, de tous ses admirateurs, non seulement présents dans cette salle, mais répandus dans Paris, dans la France, dans le monde entier. (Applaudissements.)

Je vous remercierai encore, Monsieur le ministre, non seulement du beau geste que vous avez fait, du noble et généreux geste auquel a voulu s’associer M. le président de la République, d’avoir enfin, à toutes les fleurs qui ferment le bouquet de la gloire de Sarah Bernhardt, ajouté la seule petite fleur qui lui manquait, à laquelle elle tenait par-dessus tout, cette fleur où on voit le rouge de toutes les passions qu’elle a fait saigner en jouant nos grands auteurs s’unir à la lumière étincelante, éblouissante de l’étoile de son pays. (Vifs applaudissements.)

Vous me permettrez, en quelques mots très brefs, de vous remercier particulièrement de quelque chose qui vaut presque plus que votre geste : c’est du commentaire dont vous venez de le souligner, c’est de cet admirable discours où nous autres, tous, ici, les artistes, les orateurs, les poètes, nous avons pu prendre une leçon de celui qui est vraiment le grand-maître de l’Université française. (Vifs applaudissements.) Car si nous savions déjà la plupart des raisons que vous avez données, il en est une qu’aucun de nous n’avait su trouver. Oui, il est vrai que Sarah Bernhardt, par la seule vertu de sa voix, a répandu notre influence, notre action, notre gloire. Je l’avais remarqué plusieurs fois, en passant dans des pays où j’arrivais sur ses traces glorieuses, après elle… Je voyais des gens qui m’en parlaient avec enthousiasme, en me disant :

— Je ne sais pas le français ; mais, quand elle parle, il me semble que je sens passer l’âme de la France ! (Applaudissements.)

C’est précisément cela que vous avez dit : Sarah Bernhardt colporte dans l’univers, non pas uniquement l’idée, la pensée, le cerveau de la France, mais la musique de notre langue, cette musique que souvent on lui conteste. On compare la langue française à d’autres langues plus rudes ou plus sonores, qui ont des consonnes plus accentuées, plus violentes, ou des voyelles plus chantantes, plus musicales. Non ! la nôtre, sur les lèvres de la grande artiste, a toutes ces voyelles, elle a toutes ces consonnes, et elle a en plus la douceur, la finesse, la fluidité de notre ciel. La musique de notre langue est pareille au ciel de France, et la seule voix qui l’ait partout répandue, c’est la voix de Sarah Bernhardt. J’arrêterai là ce remerciement qui ne veut pas être un discours, qui, d’ailleurs, ne le pourrait pas et n’essaiera pas de l’être après vous, Monsieur le ministre. J’arrêterai ce remerciement en laissant la place et la parole à mes frères les poètes, à nos autres frères les artistes. C’est la seule voix qu’il faille entendre ici après la vôtre, la seule voix capable d’honorer une femme qui est à la fois un être de génie et de cœur, un être de légende et de rêve. Que de poètes rêveront sur elle, écriront des drames, des vers, des odes sur elle ! Ce sont eux qui doivent la célébrer, puisqu’elle a été l’incarnation de ce qu’il y a de plus doux au monde : le doux parler de notre douce France. (Longs applaudissements.)

Langue française. Histoire. Les décrets de la Convention et les rapports de Barère et de l’abbé Grégoire

Le Rapport du Comité de salut public sur les idiomes est présenté par Barère devant la Convention le 27 janvier 1794 dans le cadre de la discussion du décret du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) qui a prévu de faire établir dans chaque commune des instituteurs chargés d’enseigner le français. « Parmi les idiomes anciens, welches, gascons, celtiques, wisigoths, phocéens ou orientaux, soutient Barère, qui forment quelques nuances dans les communications des divers citoyens et des pays formant le territoire de la République, nous avons observé (et les rapports des représentants se réunissent sur ce point avec ceux des divers agents envoyés dans les départements) que l’idiome appelé bas-breton, l’idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France ».

Le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française est présenté à la Convention nationale le 4 juin 1794 par l’abbé Grégoire en prologue de la discussion de la future loi du 2 thermidor an II (20 juillet 1794). Ce rapport est au fond assez ressemblant de celui de Barère par ses développements particulièrement acrimonieux à l’égard d’« idiomes » jugés médiocres au plan plastique et intellectuel, par sa justification du projet d’universalisation de la langue française par le refus du « fédéralisme », par l’ambition d’une République « une et indivisible », par son aspiration à voir la langue française devenir une « langue universelle, [parce que] langue des peuples », selon la formule de Barère.