Du « facteur racial » à la « discrimination raciale » dans la sélection des jurés : la «stratégie OJ » des procureurs dans les États.

Les tribunaux californiens ont interdit la discrimination raciale dans la sélection des jurés depuis 1978, huit ans avant que la Cour suprême des États-Unis parvienne à la même conclusion en droit constitutionnel américain. Mais les avocats de la défense, rejoints par la NAACP, affirment que certains procureurs du comté de San Bernardino ont utilisé la « stratégie OJ » comme une échappatoire à peine voilée à cette interdiction en écartant des Noirs des jurys sans utiliser de critères ouvertement raciaux. La « stratégie OJ » : la première étape consiste à demander aux candidats jurés ce qu’ils pensent de l’acquittement, en 1995, de l’ancienne star afro-américaine du football américain OJ Simpson, après le meurtre de son ex-femme et de son amie, toutes deux blanches. L’étape suivante consiste pour les procureurs à renvoyer les jurés noirs qui ont approuvé le verdict, tout en offrant une explication non raciale qui satisfasse les tribunaux.

Cette stratégie est attaquée devant différentes juridictions.

Lire

Radicalisation des mineurs. Nouvelle doctrine publique en matière de prise en charge éducative.

Note du 1er août 2018 de la directrice de la PJJ relative à la prise en charge éducative des mineurs radicalisés ou en danger de radicalisation violente.

La répétition d’actes de terrorisme islamiste (1) en France, et dans de très nombreux autres pays, soulève la problématique de la radicalisation violente, menace endogène et exogène qui implique aussi, à la marge, des mineurs. Concept employé pour caractériser des mouvements politiques ou sociaux remettant en cause un ordre établi par des voies non pacifiques, la radicalisation violente ne saurait être réduite au seul terrorisme. Elle peut se définir comme un «processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux : qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel » (2).

La radicalisation violente recouvre donc trois caractéristiques cumulatives :

– Un processus progressif et incrémentieI (3),

– L’adhésion à une idéologie extrémiste,

– L’adoption de la violence comme mode d’action légitime (4).

Depuis 2015, les professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ont été conduits, dans un contexte particulièrement éprouvant tant par l’ampleur des actes de terrorisme que par les conséquences qu’ils ont eu sur la vie quotidienne de l’ensemble de la population, à prendre en charge des adolescents, filles et garçons, impliqués dans des réseaux responsables d’attentats ou qui en ont fait l’apologie. Par ailleurs, ils sont depuis toujours investis dans la prise en charge de mineurs confrontés à d’autres formes de violences radicales, telles que les engagements nationalistes et les extrémismes politiques.

Ces propos et ces actes de mineurs ou jeunes majeurs viennent non seulement attaquer les lois et les principes de la République, mais ils sont venus toucher les professionnels au cœur même de leurs valeurs éducatives en nourrissant des représentations et des craintes auxquelles ils n’étaient pas préparés. La présente note vise à apporter aux professionnels des secteurs public et associatif habilité de la PJJ, confrontés à un phénomène d’une grande complexité, à un public varié et à des causes multifactorielles, des éléments de doctrine venant étayer la prise en charge et prendre en compte leurs préoccupations, dont celles liées à la violence(5) intrinsèque au sujet (6) .

cir_1 août 2018_mineurs radicalisés

La « sécurité », brève histoire française d’un camaïeu

Une idée très courante veut que le colloque de Villepinte des 24 et 25 octobre 1997 ‒ Des villes sûres pour des citoyens libres[1] ‒ ait constitué une rupture idéologique de la gauche en matière de sécurité ». L’idée d’un bloc des droites pensant uniformément la même chose en matière de sécurité est réductrice. C’est ainsi, par exemple, que les mots qui furent prononcés par le premier ministre Raymond Barre le 12 octobre 1979 en réception des propositions du Comité national de la prévention de la délinquance, étaient-ils dirigés contre une partie de sa propre majorité : 

« Il faut tordre le cou à certaines idées reçues, comme celle qui voit dans la violence un mal nouveau dans nos sociétés, alors que la violence a toujours été présente dans les rapports entre les individus… Il faut que les Français soient informés honnêtement et sans complaisance des réalités de la violence dans le pays. Il serait illusoire de vouloir tenter de les rassurer par quelques déclarations lénifiantes qui perdraient vite leur crédibilité devant certaines réalités de la délinquance et de la criminalité. Mais il serait encore plus dangereux de chercher à les alarmer en exploitant artificiellement, au nom d’inavouables desseins, le sentiment d’insécurité qu’ils peuvent éprouver. Sur la violence comme sur les autres sujets, il faut savoir dire la vérité aux Français. »

L’idée d’un bloc des gauches pensant uniformément la même chose en matière de sécurité avant le colloque de Villepinte n’est pas moins réductrice si l’on pense aux « ajournements successifs » de l’abrogation par la gauche de la loi dite « Sécurité et Liberté » du 2 février 1981[2], à l’opposition résolue de Gaston Defferre en 1982, à l’abrogation des contrôles d’identité de police administrative[3], ainsi qu’à sa proposition, datée elle aussi de 1982, d’une modification législative qui permette aux policiers de pouvoir faire usage de leurs armes à feu dans les mêmes conditions que les gendarmes[4]. Au demeurant, même en admettant que les interventions du premier ministre Lionel Jospin et du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement au colloque de Villepinte n’étaient pas travaillées par le « paradigme du sentiment d’insécurité »[5], et que Lionel Jospin avait alors fait valoir que « la sécurité est une valeur de gauche », il n’est pas moins vrai que le Premier ministre avait alors parlé du « droit à la sûreté » plutôt que du « droit à la sécurité ». Or la littérature disponible sur le colloque de Villepinte ne permet pas de savoir si ce choix lexical avait été fait en connaissance de cause, autrement dit sachant que le « droit à la sûreté » est une catégorie constitutionnelle et conventionnelle[6] qui désigne l’interdiction des détentions arbitraires et que le « droit à la sécurité » était pour sa part une autre catégorie du droit français[7].

A regarder formellement les choses, le moment fondateur du débat français sur la sécurité est la loi du 2 février 1981 dite « Loi sécurité et liberté »[8] :

« Notre société souffre de la violence, dont les manifestations choquent et inquiètent les français (…). Certes, les statistiques font apparaître que l’accroissement réel de la violence est plus marqué dans le domaine de la petite et moyenne délinquance, que dans celui de la criminalité de sang. Le sentiment d’insécurité qui s’est répandu n’en traduit pas moins une réaction profonde de nos concitoyens ; ils refusent une situation qui, objectivement, s’est aggravée au cours de la présente décennie et qui, subjectivement, n’est pas tolérable dans un Etat de droit. »

L’articulation faite par cet exposé des motifs entre « sécurité » et « sentiment d’insécurité » est au fond le ressort le plus durable du débat des 40 dernières années.

S’agissant du sentiment d’insécurité, son statut politique a changé entre les années 1970 et aujourd’hui. Tout au long des années 1980, cette notion a continué de se prêter à une approche critique qui, peu ou prou, l’assimilait à une construction rhétorique et idéologique de « la droite » contre les libertés, mais une construction sans consistance sociale véritable. C’est cette critique que l’ancien ministre de l’Intérieur Pierre Joxe formulait dans ces termes en 1989 :

« Etre en sécurité, c’est être à l’abri et le savoir ou le croire. C’est être rassuré. C’est donc très subjectif : qui peut se dire ou se croire à l’abri de la mort ? La sécurité, c’est ce que les enfants attendent de leurs parents. Dans les pays riches, l’opinion publique l’attend de l’Etat : défense nationale, sécurité sociale, sécurité de l’emploi… Dans les pays pauvres, tout le monde le sait, la sécurité est réservée aux riches. Autant dire que la plus grande partie de l’humanité vit dans la plus grande insécurité. Les pays policés, c’est-à-dire les démocraties, connaissent la plus faible insécurité.[9] »

C’est cette appréhension de la notion de sentiment d’insécurité dont le colloque précité de Villepinte est réputé avoir été la critique dans le champ politique[10].

Loin d’avoir disparu, la contestation de la notion de sentiment d’insécurité s’est simplement décentrée pour ne plus être mobilisée que sur des points particuliers des politiques juridiques ou matérielles de sécurité. Tel semble être le cas lorsque les réponses juridiques des pouvoirs publics (autrement dit de nouveaux textes législatifs ou réglementaires) à des phénomènes tels que les bandes organisées, les violences dites urbaines ou collectives, le terrorisme, sont analysées comme une « instrumentalisation de la peur » des citoyens. Ce discours critique se donne à voir spontanément comme un discours moral. En réalité, il soulève de vraies questions. Des questions d’anthropologie politique, sur le fait de savoir si la peur n’est pas une émotion « inhérente » au lien politique. Des questions de philosophie politique : sur le fait, par exemple, de savoir s’il y a corruption ou accomplissement de la démocratie lorsque les citoyens, mus par une « peur sécuritaire », sanctionnent électoralement un Gouvernement ; sur le fait de savoir s’il n’est pas vain d’abstraire la « peur sécuritaire » de la compréhension de l’économie générale des sensibilités qui fonde la « société assurantielle »[11]. Peut-être faudrait-il interroger également cette autre figure classique du débat sur la sécurité qu’est la critique régulièrement faite aux pouvoirs publics de produire des « textes de circonstance » et/ou des « textes électoralistes ». Même s’il est vrai qu’elle est mobilisable et mobilisée sur d’autres enjeux, et qu’elle n’est peut-être qu’une facilité rhétorique pour celui qui la forme de contester la substance même d’un texte, cette critique a contre elle de ne pas analyser la législation sous le prisme ‒ imposé par le fait démocratique ‒ des interactions entre gouvernants et gouvernés.

Il reste à envisager[12] pour elle-même l’occurrence contemporaine à la sécurité. On s’arrêtera moins au fait qu’elle participe d’un « réseau de significations »[13], qu’au fait que sa centralité dans le discours juridique des pouvoirs publics procède d’un changement de « paradigme »[14], du moins pour qui sait que le droit public français fait traditionnellement de la « sécurité » une dépendance de l’ordre public alors que dans le lexique contemporain, c’est l’ordre public qui devient une dépendance, une « composante », de la sécurité. Cette inversion a au moins deux ressorts intellectuels. En premier lieu, elle tire la conséquence que ce que, dans la tradition française, « quand on emploie ce mot [ordre public], on pense d’abord à l’ordre dans la rue » (M. Hauriou). Or un certain nombre d’enjeux subsumés sous la notion de « sécurité » n’ont pas nécessairement la rue pour territoire. D’autre part, et surtout, cette inversion tire la conséquence de cette idée que l’économie contemporaine des menaces et des risques[15] n’est pas tout à fait figurable dans la notion d’ordre public.

La prospérité des dispositifs sécuritaires[16] a pour interface la question : Les libertés sacrifiées au nom de la sécurité ?[17] Plusieurs éléments caractérisent ce questionnement dans la littérature contemporaine. Il y a d’abord le fait que ce questionnement se déploie dans des discours aux statuts très différents, depuis des approches militantes jusqu’à des approches revendiquant un caractère authentiquement analytique, voire une certaine « neutralité axiologique ». D’autre part, cette interrogation est systématiquement assortie d’une référence critique à l’exception qui pose problème car non seulement cette référence est travaillée par une vision fixiste et naturaliste du droit, mais en plus elle légitime implicitement et a contrario des législations « ordinaires » ou une « normalité juridique » qui ne sont peut-être pas moins contestables. Sans compter que « [sa] visée critique [est] tantôt dissoute à force d’imprécision, tantôt radicalisée à outrance dans la dénonciation d’un état d’exception généralisé, prélude à la dictature »[18].

Ces considérations semblent devoir être prises en compte lorsque, par exemple, on se demande pourquoi l’efficacité des discours critiques des dispositifs sécuritaires est marginale. Autrement dit pourquoi ces discours n’ont finalement qu’une faible résonance juridique et judiciaire, les alternances politiques par exemple (aussi bien en France qu’à l’étranger) étant moins suivies du « démantèlement » des dispositifs existants que de leur « correction » (lorsque celle-ci a lieu). Les réponses à cette question de la stabilité des dispositifs juridiques de sécurité sont souvent structuralistes : la stabilité des dispositifs de sécurité comme « effet de structure » de ces dispositifs eux-mêmes ou comme conséquence des « logiques » gouvernant les institutions policières. Mais ces réponses n’aident guère les juristes (législateurs, juges, juristes-universitaires) à répondre à la grande question qui les intéresse spécialement : Que faire (au-delà d’une simple énonciation de « principes directeurs »[19]) ? Du moins si l’on considère que tel risque, telle menace ou telle urgence rapporté(e) par ceux qui en ont l’expertise existe bien et n’est pas seulement un « appareil idéologique ».

L’expertise des risques et des menaces (qu’il s’agisse de terrorisme ou d’enjeux environnementaux) pose en effet aux sociétés démocratiques et aux Etats de droit un problème dont les juristes mêmes ne sauraient faire abstraction dans leur conception ou dans leurs évaluations des dispositifs publics de sécurité. Dans certains cas, cette expertise qui décidera de dispositifs publics de sécurité, lorsqu’elle n’est pas contestée par d’autres expertises, a quasi-constitutivement une part aléatoire qui, selon les cas, relève de « l’incertitude » ou de « l’incertaineté »[20]. Les risques environnementaux ou technologiques en sont un exemple. Dans d’autres cas, l’expertise qui détermine les dispositifs publics de sécurité est en tout ou partie ignorée des citoyens, pour n’être connue que des décideurs eux-mêmes. Le terrorisme en est un exemple : le capital informationnel des pouvoirs publics en la matière est très largement « classifié »[21]. Or cette expertise à la disposition des pouvoirs publics mais inconnue de l’opinion, voire des institutions de contrôle[22], peut être biaisée. Autrement dit, les institutions de sécurité, ou bien peuvent se tromper sur les menaces et les risques ou bien peuvent les surévaluer, ce qui justifie d’autant leur propre utilité ou celle des dispositifs de sécurité qu’ils promeuvent[23]. La Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise] a bien montré que ces méprises peuvent tenir au fait que les informations des institutions de sécurité sont, pour une part, des « données solides » et, pour une autre part, des renseignements spéculatifs :

« Les données « solides », informations purement factuelles, ne suffisent pas pour une agence de sécurité ou pour toute organisation de police axée sur la sécurité. Il leur faut également réunir des renseignements spéculatifs afin de déterminer quelles sont les personnes qui menacent, risquent ou sont susceptibles de menacer la sécurité nationale. Ces informations sont obtenues de diverses manières. Une bonne part des renseignements de sécurité intérieure en provenance de sources non ouvertes provient d’informateurs. À l’instar des informations factuelles, ces renseignements « doux » peuvent, et doivent si l’agence fait correctement son travail, être collationnés pour donner naissance au profil de personnalité d’un individu ou à une analyse d’activité suspecte. (…) Fondamentalement toutefois, les agents de sécurité émettent un jugement de valeur sur la base des informations disponibles pour déterminer si un individu donné présente une menace pour la sécurité, et dans l’affirmative, ce qu’il prépare. Il s’agit en fait d’une évaluation du risque, ce qui implique nécessairement une forte dose de subjectivité l’évidence, il faut longtemps à un organe de surveillance extérieur pour pénétrer le monde mystérieux du renseignement, comprendre ce qu’est une évaluation « fiable » des informations et pourquoi il en est ainsi. À moins d’être en situation de mener une « seconde évaluation » raisonnablement bien informée, un organe de surveillance n’est pas un véritable garde-fou.[24] »

En l’état, les Sunset clause(s) sont la principale institution juridique libérale qui soit constitutivement liée à ce nœud gordien de l’incertitude, de l’incertaineté et de l’asymétrie informationnelle entre les gouvernants et les gouvernés. Elles sont néanmoins un objet plutôt sous-évalué de la littérature juridique française en général et de la littérature relative à la sécurité en particulier. Peut-être parce qu’elles participent moins de la culture juridique française (ou d’autres cultures juridiques en Europe) que de la culture juridique de sociétés politiques moins intéressées à faire des « systèmes » ou à envisager le droit comme un « art ». Autrement dit des pays qui envisagent la législation comme un bricolage, au sens que la théorie institutionnelle donne à l’expression « bricolage ».

——————————

[1] Les actes en ont été publiés par la Documentation française.

[2] Cette abrogation n’intervint qu’en 1983 et fut seulement partielle.

[3] P. Mbongo, La Gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, L’Harmattan, 1999,  p. 240-245.

[4] Ibid., p. 244. Il est vrai que, depuis, cette proposition a régulièrement été faite à travers des propositions de loi déposées par des parlementaires de droite. C’est une autre manière d’envisager cette même question qu’a suivi Nicolas Sarkozy en proposant ‒ pendant la campagne présidentielle de 2012 et après une mise en examen pour homicide volontaire d’un policier  ‒ la création d’une « présomption de légitime défense » en faveur des gendarmes et des policiers.

[5] On y revient plus loin.

[6] Article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

[7] L’article 1er de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité disposait déjà : « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives. L’Etat a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens ». Cet énoncé a traversé les alternances politiques jusqu’à se retrouver, sous une forme plus longue, au fronton du Code de la sécurité intérieure (article L111-1).

[8] Et de ce que le projet de loi « renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes » a été déposée au Parlement en … 1979, il faut inférer que le débat sur la sécurité remonte en France aux années 1970 et non dans les années 1980 ni dans les années 1990 comme on peut me lire ici ou là.

[9] Entretien à la revue Autrement, février 1989, cité par Heilmann E., Parlons sécurité en 30 questions, La documentation française, 2012, p. 9.

[10] Une domestication universitaire et libérale de cette notion avait entre-temps été proposée par Sébastian  Roché dans Le sentiment d’insécurité (PUF, 1993) et dans Insécurité et libertés (éd. du Seuil, 1994).

[11] F. Ewald, L’État providence, Grasset, 1986 ‒ F. Ewald, “Two Infinities of Risk”, in Brian Massumi (dir.), The politics of Everyday Fear, University of Minnesota Press, 1993, pp. 221-228.

[12] Certaines autres figures de référence du débat sur la sécurité doivent simplement être mentionnées. C’est le cas de la sollicitation (par les acteurs politiques et par les médias) de l’insécurité (ou du « sentiment d’insécurité ») comme grille explicative de certains résultats électoraux. C’est également le cas de la mise en cause des « médias » dans l’alimentation du « sentiment d’insécurité ». En fait de « médias », il ne s’agit jamais que de la télévision. On peut ne pas être convaincu de la manière dont les professionnels de la télévision se défendent de ces accusations, soit cette idée (ou cette mythologie professionnelle, l’expression n’a ici aucune portée critique, puisque toutes les professions ont leurs mythologies) selon laquelle « ils ne font que montrer » « une » ou « la » réalité. On peut ne pas être convaincu non plus par la manière dont certains acteurs politiques et journalistes peuvent mécaniquement inférer une « influence », par définition néfaste, des « médias » à partir de la simple constatation de l’augmentation à la télévision de « sujets » liés à la sécurité. Cette vision mécaniste perpétue dans le champ politique et médiatique un paradigme ‒ celui qui rapporte l’influence médiatique à l’action d’une « seringue hypodermique » ‒ qui n’a plus cours dans les études relatives à la « réception » des médias par les individus. On se permettra de renvoyer ici à nos textes « Les standards, creuset d’une théorie juridique de la réception médiatique » et « Qu’est-ce qu’une « information » au sens du « droit à l’information » ? », in La régulation des médias et ses standards juridiques, P. Mbongo (dir.), Mare et Martin, 2011.

[13] E. Heilmann, op. cit., p. 8.

[14] La doctrine juridique universitaire française n’a peut-être pas encore pris la mesure de cet aggiornamento. Des travaux pionniers existent néanmoins, ceux d’Olivier Gohin, l’ouvrage de Marc-Antoine Granger (Constitution et sécurité intérieure. Essai de modélisation, LGDJ, 2011) ou celui de Jérôme Millet (Autorités de police et sécurité locale, Mare et Martin, 2012). Dans une certaine mesure, ce retard du « droit public de la sécurité » à trouver une inscription universitaire doit à une division du champ juridique français qui fait que la focale des pénalistes est composée du droit pénal et de la procédure pénale ‒ sans égards par exemple pour l’important droit administratif de la police et de la gendarmerie ‒ lorsque la focale des spécialistes de droit administratif est principalement constituée du droit de la police administrative, dont la catégorie cardinale, l’ordre public, est réputée comprendre déjà la notion de sécurité. Il reste que, de la même manière que le rapprochement de la criminologie et des études policières a été fécond dans les sciences sociales de la sécurité (Voir dans ce sens l’important Traité de sécurité intérieure co-dirigé par Maurice Cusson, Benoît Dupont et Frédéric Lemieux, Ed. Hurtubise, 2007 – Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008), une plus grande figuration du droit public de la sécurité, en vis-à-vis du droit répressif, apporterait sans doute aux sciences juridiques de la sécurité.

[15] La réflexion sur la société du risque est très anciennement articulée autour des travaux d’Ulrich Bech et notamment de son ouvrage La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (Flammarion, 2008 – Edition anglaise : 1992). Voir également P. Peretti-Watel., La société du risque, La découverte, 2010.

[16] Michel Foucault a une acception générique de la notion de dispositif et y intègre aussi bien les institutions que les discours, les textes de lois, les décisions administratives ou judiciaires, les données scientifiques, etc.

[17] D. Bigo, in Au nom du 11 septembre. Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme (sous la direction de D. Bigo, L. Bonelli et T. Deltombe), La Découverte, 2008, p. 5.

[18] S. Hayat et L. Tanguy, « Exceptions », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 20, 2011, p. 6.

[19] Voir par exemple en annexe au présent volume les conclusions de la Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007. Le caractère général de ces conclusions de la Commission de Venise n’enlève rien au fait que son rapport est l’un des textes les plus avisés sur les agences de sécurité chargées de conjurer des menaces telles que le terrorisme.

[20] Voir à ce propos, dans le contexte d’une critique philosophique du « principe de précaution », J. P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002 : « Toute prévision d’un état des choses qui dépend d’un savoir futur est impossible, pour la simple raison qu’anticiper ce savoir serait le rendre présent et le délogerait de sa place dans l’avenir. » (p. 133) ‒ « Les cas ne sont pas rares où la communauté scientifique est certaine à tort de l’inexistence d’un danger alors que celui-ci est objectivement incertain. » (p. 137).

[21] Il est souvent dit que la « définition formelle » (France) des secrets étatiques est moins libérale qu’une « définition matérielle » (Etats-Unis) qui consiste en une énumération des informations protégées. Or cette conclusion fait peu de cas de ce que dans les « définitions matérielles », les informations protégées sont elles-mêmes définies par des standards aussi vagues et généraux que « informations relatives à la sécurité nationale ». Sans compter que, dans le cas des Etats-Unis, le Freedom of Information Act (FOIA) ne s’applique pas, par exemple, à la Maison-Blanche, qu’il peut être nuancé par des textes propres à telle ou telle administration sensible, et que le FBI, la NSA ou la CIA ont même la faculté reconnue par les tribunaux de se retrancher derrière une Glomar response  (elle consiste à ne pas confirmer ni infirmer la détention d’une information par l’une de ces administrations). Voir à ce propos :

Pascal Mbongo, E Pluribus Unum, Du creuset américain, Lextenso, 2017.

[22] Certains détails opérationnels de certaines agences publiques de sécurité peuvent ne pas être communiqués aux institutions de contrôle (c’est nécessairement le cas pour les opérations à venir ou en cours) et ces institutions elles-mêmes peuvent juger préférable de ne pas porter à la connaissance du public les détails dont elles ont connaissance (Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007).

[23] Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007.

[24] Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007.

Source : Sécurité, libertés et légistique. Autour du Code de la sécurité intérieureté intérieure, 2012.

Sérignes, « La réforme de l’orthographe », 1887.

La Société philologique française a entendu une communication de M. Pierre Malvezin sur la réforme de l’orthographe. Une tentative dans ce sens a déjà été faite, cet hiver par M. Pol Passy, qui essaya de défendre l’ortografe fonétique. La réforme était fort simple, à la portée de toutes les intelligences, surtout des… intelligences au-dessous de la moyenne ; mais elle dénaturait à tel point notre langue, elle lui donnait un tel dessin, qu’elle rencontra plus de, sarcasmes que d’adhésions.

Cette idée est reprise sous une autre forme. Il ne s’agit plus, cette fois, d’écrire le son, mais d’amener la suppression des contradictions et des bizarreries de l’orthographe, en examinant le dédoublement des consonnes, en mettant de l’uniformité dans les dérivés pour garder aux mots leur caractère, en se conformant à l’étymologie ou en la’ redressant – dans le cas où elle a été violée. Voici un échantillon de la prose que ces résultats offriraient :

On peut regrèter de voir doner d’eux consonnes à des mots qui soneraient tout aussi bien avec une seule. Est-ce afaiblir un mot que de lui enlever une lettre qui l’alonge inutilement, avec, cette circonstance agravante que cette soie orthographe jète une certaine obscurité sur la racine qui n’aparaît plus nettement ?

La presse parisiène, loin de l’aclamer, a bondi comme une cabre ou, si vous aimez mieux, a monté à l’escale quand on a parlé de l’orthographe phonétique. « Qu’est-ce que cette antiène ? s’est-èlle écriée, qu’est-ce que cette nouvèle bagatèle ? » Et chacun des méchants garsons de la chronique que ne flate pas ce système musical, anonce à ses lecteurs que M. Paul Passy ne renouvèle point l’orthographe, mais l’écartèle, et amoncèle hérésie sur hérésie. Le fait est, parole d’honeur, que sa réforme était une horeur. Nous autres, nous ne garotons pas l’orthographe projetée que nous anonçons ; nous lui laissons son caractère de race ; nous le lui rendons même quand une mole condescendance le lui a enlevé. Nous rendons à charrette ses deux r gaulois ; ce qui fait carrette ; nous, retournons à l’étymologie qui nous rend carriolet, qu’on s’obstine à nommer cabriolet ; nous y atelons des poulins et des poulines, qu’un méchaht argot d’écurie désigne sous le nom de poulains et de pouliches, au mépris du bon sens.

Ainsi, cette réforme exigerait donc une connaissance approfondie de la langue et de ses racines. Cabre remplacerait chèvre parce que chèvre vient de capra et de capros. Escale remplacerait échelle parce que sa racine celtique est skal. Cependant, M. Pierre Malgevin veut bien considérer que ces dernières modifications pourraient n’être apportées que dans la suite… Elles sont, en effet, très peu pratiques. Qu’on supprime quelques lettres doubles et contradictoires, comme dans donner qui fait donation ou dans renouvelle du verbe renouveler, c’est parfait ; mais que, par amour du celte, on nous fasse dire escale pour échelle, ah ! c’est trop de pédanterie. Excusez-nous, monsieur Malgevin, mais nous ne connaissons pas le celte.

Le défaut des réformateurs est de ne jamais vouloir s’en tenir à l’essentiel et par là, de faire avorter … les projets les plus heureusement conçus.

Simplification de l’orthographe (1893). L’Académie vote « pour », Alfred Capus en rit.

L’Académie française, par 7 voix contre 4, a décidé, sur la proposition de M. Gréard, qu’il y avait lieu de réformer notre orthographe. Les premières réformes vont porter, paraît-il, sur la suppression du trait d’union dans les noms composés, sur la régularisation du pluriel, etc.

C’est une grande victoire pour le vice-recteur et distingué académicien qui a soutenu son plan de réformes avec beaucoup de talent et d’éloquence.

Aussi, à en croire Alfred Capus, M. Gréard, depuis ce succès, ne rêve plus que réformes nouvelles et simplifications d’orthographe plus perfectionnées et plus hardies encore. Notre malicieux confrère prétend même avoir assisté à la scène suivante :

GRÉARD, seul. — Il est doux d’avoir changé l’orthographe de tout un peuple, et c’est une noble satisfaction pour un esprit cultivé. Gréard assis sur les ruines de l’orthographe, voilà un beau sujet de tableau. J’en parlerai à M. Bonnat. Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Je sais bien qu’il ne manque pas de choses à réformer… Il y en a même trop, c’est très embarrassant.

LE VALET DE CHAMBRE, entrant. — Le concierge est là qui prétend que monsieur lui a dit de venir ce matin.

GRÉARD. — C’est vrai, je n’y songeais plus. Introduisez-le. Car ce n’est pas tout de voter des réformes, il faut encore les appliquer. (Le concierge entre.) Vous aurez la complaisance de faire poser contre la maison un grand écrite au avec ces mots en grosses lettres : « On désapran lortograf an 25 lesson. Cour de di zeur à midi tou lé jour. »

LE CONCIERGE. — Ce sera fait aujourd’hui, monsieur. (Il sort.)

GRÉARD. — Simplifions, simplifions ! Certes, je suis fier d’avoir simplifié l’orthographe, mais il faudrait aussi simplifier la langue française. Elle est trop compliquée, il y a des tas de mots inutiles. D’ailleurs, les trois quarts des mots sont inutiles, je l’ai déjà remarqué plusieurs fois… Je trouverai un moyen. (Il réfléchit.) Essayons. Jean ?

LE VALET DE CHAMBRE. — Monsieur ?

GRÉARD (désignant ses pieds). — Donnez-moi mes… choses.

LE VALET DE CHAMBRE. — Les bottines de monsieur ?

GRÉARD (joyeux). — Il a compris. Oui mes bottines. Et puis (montrant sa tête) mon… machin.

LE VALET DE CHAMBRE. — Le chapeau de monsieur ?

GRÉARD (au comble de la satisfaction).— Parfaitement. C’est admirable ! Je suis sûr que chose et machin peuvent remplacer à peu près tous les autres mots, en les employant bien. C’est une affaire de tact. Ainsi : Jean ?

LE VALET DE CHAMBRE. — Monsieur ?

GRÉARD. — Vous me ferez pour mon déjeuner deux machins à la coque…

LE VALET DE CHAMBRE. — Deux œufs ?

GRÉARD. — évidemment, et une chose sur le gril…

LE VALET DE CHAMBRE. — Une côtelette ?

GRÉARD. — Parbleu ! il n’y a rien de plus simple. Je crois que j’ai trouvé la plus belle réforme du siècle. Je vais faire une proposition à l’Académie française…

*

Mon Dieu ! que dirait Vaugelas de tout ce grabuge. Et les ombres de Noël et Chapsal ne vont-elles pas tressaillir dans leur tombe !…

Édouard Lockroy, « Les fautes d’orthographe de l’Académie », 1866.

Je consultais l’autre jour — par hasard — cet oracle infaillible. Tout en feuilletant ces pages vénérables, je tombais sur le mot : « Haleine. »

— Je m’aperçus alors, non sans étonnement, que les académiciens lui avaient refusé un pluriel.

— Or, — je vous l’avouerai, — ce refus me paraît injuste.

Il me semble qu’on, devrait, autant que possible, tâcher de rendre les mots égaux devant le dictionnaire comme les Français le sont devant la loi. Pourquoi ce malheureux-ci est-il condamné au singulier à perpétuité ? Je n’y vois pas de bonne raison.

On doit dire, je le sais :

« Ces femmes ont l’haleine douce — ou embaumée. »

Mais ne pourrait-on pas écrire aussi bien cette phrase moins poétique :

« Les haleines des quarante académiciens avaient échauffé l’atmosphère de la salle des séances ? »

Faudrait-il donc mettre — pour s’exprimer correctement :

« L’haleine des quarante académiciens ? »

Il est, d’ailleurs, bien difficile d’obtenir de l’Académie une règle claire. Elle pose, par exemple, en principe, que les locutions françaises, composées de plusieurs mots étrangers, — ne doivent jamais prendre d’S. « Qui-pro-quo» lui sert d’exemple. Or, quelques pages plus haut elle annonce qu’elle tolère « in-promptus.» et elle serait — je crois— toute prête à déclarer que vous ne savez pas l’orthographe si vous écriviez des « fac-totums » sans la marque distinctive du pluriel.

A la vérité, — ces mots étant latins, on peut croire que l’Académicien s’en soucie peu et les laisse se gouverner à leur fantaisie.

Voyons donc les locutions composées de deux mots français.

Le dictionnaire écrit un « va-nu-pieds » — avec un S. Cela se conçoit puisque ce terme indique un homme qui marche les pieds nus. Ici nous ne pouvons que féliciter l’Académie de son bon sens. Malheureusement elle écrit aussi « couvre-pied » — sans S — et « essuie-main  » sans S. — S’imagine-t-elle donc qu’on ne se couvre jamais qu’un pied et qu’on ne s’essuie jamais qu’une main? N’est-il pas, d’ailleurs, bien ridicule de faire suivre ce mot de

Couvre-pied — sans S

de la définition suivante :

« Sorte de petite couverture d’étoffe qui sert à couvrir les pieds. »

On n’en finirait pas si l’on voulait relever toutes les inconséquences semées dans ce grave volume. J’en voudrais, cependant, citer deux encore, qui me semblent plus fortes que les autres. Prenons le mot Gelée. L’académicien affirme, toujours avec le même sérieux, qu’on doit écrire. Gelée de Pomme — sans S. — parce que c’est une gelée qui se fait avec un fruit appelé « pomme ». — Très bien. Fort de ce renseignement et procédant par analogie vous voulez, je suppose, mettre une étiquette sur un pot de confiture aux coings. — Vous écrivez Gelée de Coing — n’est-ce pas ? Hé bien ! — vous vous trompez grossièrement. Consultez, plutôt, le savant dictionnaire, — non plus au mot : Gelée, mais au mot : Coing, il vous apprendra, cette fois, qu’on doit écrire : Gelée de Coings — avec un S, — attendu que c’est une gelée qui se fait avec des fruits nommés coings. Comment n’avez-vous pas deviné cela ?

Mais ce n’est rien. Ouvrez le dictionnaire au mot « oeillet.» Vous y trouverez qu’on doit écrire un pied d’oeillets avec un S, — remarquez !

Voyez-le ensuite au mot : Pied, — il vous apprendra qu’on doit toujours écrire: un pied d’oeillet — sans S — bien entendu !

Mon Dieu je n’attache pas à ces choses plus d’importance qu’elles n’en méritent, j’avoue, cependant, que je ne serais pas fâché d’être fixé sur ces pluriels. Ce n’est point se montrer trop exigeant que de demander cela. Notre pauvre langue est déjà pleine de bizarreries et d’inconséquences ; l’Académie ne devrait pas chercher a en augmenter le nombre. Elle est payée pour ne rien faire, et, il me semble que quand elle travaille à embrouiller les premiers principes de l’orthographe ; — elle ne gagne pas son argent.

Édouard Lockroy, 1866.

La critique littéraire comme genre judiciaire. L’affaire « United States v. One Book Called “Ulysses” »

L’on ne peut pas vouloir seulement un quart, ou une moitié du Premier Amendement de la Constitution américaine (en ce qu’il se rapporte à la liberté d’expression) car s’il n’y a pas aux Etats-Unis (c’est souvent vers eux qu’on se tourne dans ce débat) une police juridictionnelle de la littérature comme il en existe dans tous les pays européens (et même dans le monde entier) c’est parce que le Premier Amendement s’oppose à la plupart des polices de discours (ou ne les accepte que dans des limites très étroites : diffamation, atteinte à la vie privée) qui sont le creuset des affaires dont les juges sont saisis en France (en particulier). Or comme le montre l’affaire de l’admission douanière d’Ulysse de James Joyce, lorsque les juges fédéraux américains sont saisis de la police de l’obscénité (celle-ci n’est pas protégée par le Premier Amendement), ils font eux aussi un travail « de critique littéraire et artistique », autrement dit un travail sémiologique, comme les juges français. Aussi, même en admettant que c’est une « linguistique sauvage » ou une « esthétique sauvage » que les juges pratiquent dans ce contexte, cela ne fait pas moins une grande différence avec le procureur Pinard face à Flaubert : ce travail sémiologique est une contrainte argumentative qui pèse sur eux (le procureur Pinard et les juges du XIXe siècle n’en avaient pratiquement aucune) dès lors qu’ils sont saisis d’affaires rentrant dans le champ de leur compétence… en vertu de la loi.

I. Cadrage général

Dès lors que l’on a un ordre juridique – comme c’est le cas en France et partout en Europe – qui prévoit des polices de discours visant les atteintes à la vie privée, les atteintes à la présomption d’innocence, les injures et les diffamations, les injures et les diffamations sexistes, racistes, homophobes ou handiphobes, les provocations ou les incitations à la commission de crimes, les apologies de crimes, la négation des crimes contre l’humanité jugés à Nuremberg, etc. l’alternative qui vous est offerte s’agissant des œuvres littéraires est la suivante :

1. Premier choix possible du législateur (le droit positif). Décider, comme le fait le droit en vigueur, de ne pas accorder de statut particulier, d’immunité particulière aux « œuvres littéraires » ou aux « œuvres de fiction » au sein des nombreuses polices des discours prévues par le droit français (sur ces polices, que l’on réduit à tort à quelques articles du code pénal, du code civil et de la loi de 1881, voir le chapitre “Echographie des abus de la liberté d’expression en droit français” dans notre ouvrage La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, 2012).

Ici la loi fait l’hypothèse qu’un ouvrage labellisé roman, nouvelle ou fiction peut très bien faire le lit de « mauvais penchants » ; que, pour ainsi dire, on peut être écrivain (et même un « authentique écrivain ») et ne pas être « progressiste », et être haineux, voire … génocidaire, y compris dans son oeuvre.

La loi s’en remet donc aux juges pour apprécier, somme toute, les intentions de l’auteur (puisque nous sommes dans le cadre de délits intentionnels), non pas à la faveur d’une introspection dans le cerveau de l’auteur, mais sur la base d’une sorte d’analyse sémiologique du texte litigieux. Dans notre ouvrage précité sur La liberté d’expression en France nous avons rendu compte de ce que prises dans leur ensemble, et sur la période allant de l’année 2000, les décisions des juges sont :

– plus « libérales » que répressives ; s’il y a plus de procès, ce n’est pas la faute des juges et ce qui compte au bout du compte c’est ce qu’ils décident.
L’erreur intellectuelle qui traverse la presse sur ce point (la thèse d’une « augmentation des condamnations » y prédomine) consiste à ne pas rapporter (en bonne rigueur statistique) les jugements sur une période donnée au nombre d’actions initiées devant les juges et à comparer par rapport à des périodes de référence. Au demeurant, l’argumentation tirée de l’« augmentation des condamnations » fait peu de cas de ce que le Conseil d’Etat n’est plus guère sollicité puisque l’article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est pratiquement en sommeil (cf. La liberté d’expressionop. cit., p. 64-66, p. 217-227 ; « La révision de la loi du 16 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse », Légipresse, juillet-août 2011, p. 436-439). Enfin, une évaluation pertinente de ce que décident les juges demande encore à tenir compte du nombre considérable d’oeuvres auto-fictionnelles désormais éditées annuellement et à les rapporter au nombre d’actions formées devant les juges et à la nature des décisions rendues par les tribunaux.

– plus « compréhensives » lorsqu’il s’agit d’écrivains installés ou reconnus dans le champ littéraire (ex. : Camille Laurens) que d’écrivains dont les juges peuvent soupçonner (à tort ou à raison) que le défaut de notoriété peut les avoir porté à commettre des textes « provocateurs » ou particulièrement « transgressifs » (ex. : Pogrom) ;

– plus élaborées dans leur argumentation lorsque l’affaire est jugée à Paris ou à Versailles (autrement dit par des juges socialisés à ce type de contentieux) qu’en province ;

– plus « honnêtes » dans leur traitement sémiologique des ouvrages litigieux que ne le suggèrent les critiques dont elles font généralement l’objet.  « Honnêtes » s’entend ici de cette idée que le juge n’étant pas supposé faire oeuvre de théorie littéraire ou esthétique – pas plus d’ailleurs que ne le font les avocats des parties (pour dire la vérité, les figures d’autorité littéraire ou sémiologique souvent convoquées dans les écritures des plaideurs sont presque toujours les mêmes) – le travail analytique qu’il fait en application de la loi ne se caractérise généralement pas par des absurdités folles. On y trouve certes des contradictions, des paralogismes, des anachronismes – nous en avons chroniqué quelques-uns dans notre ouvrage ainsi que dans les deux commentaires que nous avons commis au Dalloz (Recueil Dalloz, 7 mars 2013, p. 569 & Dalloz Actualité du 4 avril 2013) sur Belle et Bête de Marcela Iacub – comme on en trouve dans les écritures soumises aux juges par les parties.

2. Deuxième choix possible du législateur. Décider que les « oeuvres littéraires » (ou les « oeuvres de création » ou les « oeuvres de fiction ») échappent aux polices des discours prévues par le droit français.

C’est séduisant mais vain (et même « dangereux » du point de vue de la conception européenne des abus de la liberté d’expression) : quel sera le critère juridique de reconnaissance d’une « oeuvre littéraire » ou d’une « oeuvre de création », voire d’une « oeuvre de fiction » ? C’est avec ironie que l’on a lu plus d’un commentaire – d’écrivain(s) ou de critique(s) littéraire(s), de journalistes, de juristes, etc. – décidant souverainement de ce que Belle et Bête de Marcela Iacub n’était pas une « oeuvre littéraire », une « oeuvre de fiction », etc.

Cette solution ne ferait donc pas moins intervenir les juges que la solution actuelle, surtout si venaient à proliférer des essais déguisés en « romans », parce que recouverts en couverture de la mention « roman » afin de les faire échapper aux incriminations prévues par les textes. Puisse le lecteur de ces lignes qui voudra suggérer une définition « objective » du « roman » ou d’une « oeuvre de fiction » avoir la modestie de considérer qu’aucun définition disponible sur le marché des idées ne fait consensus et que chaque auteur (ou presque) en a une (cf. Assises du roman organisées par Le Monde et la Villa Gillet, Roman et réalité, Christian Bourgois éditeur, 2007 : on y prêtera spécialement attention au texte de Christine Angot, p. 333-342, dont Les Petits a été condamné pour atteinte à la vie privée).

II. L’affaire United States v. One Book Called “Ulysses” (extrait de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, 2012).

(…) C’est (…) dans le cadre de cette discussion juridique américaine sur l’obscénité – en ce qu’elle touche à la liberté d’expression en général et à la liberté d’expression littéraire et artistique en particulier – qu’il convient de situer l’affaire United States v. One Book Called « Ulysses » puisqu’il fallait au juge dire si Ulysse de James Joyce était justiciable des dispositions du Tariff Act de 1930 prohibant l’importation aux Etats-Unis de publications obscènes. (…).

Dans ses mémoires, Sylvia Beach, l’éditrice parisienne de Joyce a plaisamment raconté sa rencontre avec l’écrivain, l’adoption de celui-ci par beaucoup de figures du monde parisien des Arts et des Lettres, le « bouclage » parisien d’Ulysse et même l’économie domestique de Joyce . Sylvia Beach fait également prendre la mesure des risques juridiques et financiers qui conduisirent Miss Harriet Weaver à interrompre sa publication de Joyce en Angleterre dans la revue dont elle était éditrice (The Egoist), ainsi d’ailleurs que les saisies récurrentes dont The Little Review – éditée quant à elle à New York par Margaret Anderson et Jane Heap et où eut lieu la primo-publication américaine d’Ulysse sous forme feuilletonesque – a fait l’objet à l’initiative de John S. Sumner de la « Société pour la Répression du Vice ». C’est donc à l’aide notamment de souscriptions formées par les acteurs du milieu culturel parisien – les pages consacrées par Sylvia Beach à la justification par George Bernard Shaw de son refus de souscription sont parmi les plus savoureuses – qu’Ulysse fut définitivement édité en 1922 par Shakespeare and Company, la librairie tenue à l’Odéon par Sylvia Beach. La nouvelle vie américaine d’Ulysse ne fut cependant pas moins épique jusqu’à l’interception en 1932 par la douane américaine d’un exemplaire adressé à son éditeur Outre-Atlantique, Random House. Cette interception fut au demeurant provoquée par l’éditeur américain lui-même, qui voulait ainsi provoquer un précédent judiciaire libéral. L’ordre douanier de bannissement d’Ulysse du territoire américain fut donc porté devant une Cour fédérale du District New York-Sud composée en l’occurrence du seul juge James Woolsey, puisque les parties au litige ont préféré l’office d’un juge à la réunion d’un Jury, ce dont le juge Woolsey ne manqua d’ailleurs pas de se féliciter eu égard à la longueur et à la complexité de l’œuvre de Joyce.

Comme le juge Woolsey s’appropriait la doctrine selon laquelle les publications obscènes n’étaient pas protégées par le premier amendement, il ne lui restait plus qu’à dire si Ulysse était obscène ou non. C’est à cet exercice que s’attache sa décision United States v. One Book Called « Ulysses » du 6 décembre 1933, une décision qui compte parmi les « grandes décisions » du droit des Etats-Unis et dont la qualité argumentative vaut à son auteur d’être inscrit dans la même lignée qu’Oliver Wendell Holmes. Le travail analytique du juge Woolsey a d’autant plus été remarqué que les juges d’appel (par deux voix contre une) ont confirmé sa décision en faveur de Random House (et donc de Joyce) en se fondant sur une argumentation moins élaborée (Cour d’appel fédérale pour le 2e Circuit, United States v. One Book Entitled « Ulysses », 1934). Or si l’on y prête vraiment attention, la décision rendue par le juge Woolsey est ambivalente. Son libéralisme procède en effet de deux opérations intellectuelles : d’une part une évaluation esthétique de l’ouvrage de Joyce, ce faisant le juge s’arroge une compétence spécifique de critique littéraire ; d’autre part une imputation à l’ouvrage de propriétés d’avant-gardisme, ce qui est une manière pour le juge lui-même de s’inscrire dans l’avant-garde, ainsi d’ailleurs que les amis dont il a sollicité l’avis en postulant qu’ils sont cet homme sensuel moyen dont la sensibilité est déterminante pour éprouver l’obscénité.

C’est précisément parce que la conclusion libérale du juge Woolsey s’est appuyée sur un jugement esthétique que son libéralisme est réversible, du moins si l’on accepte l’idée que tout jugement esthétique est lui-même réversible. On peut le dire autrement, le protocole argumentatif du juge Woolsey pour Ulysse et du procureur Pinard pour Madame Bovary est au fond le même ; ce qui distingue les deux magistrats c’est que l’un (le juge Woolsey) était un avant-gardiste (ou voulait apparaître comme tel) tandis que l’autre (le Procureur Pinard) semblait ne pas concevoir qu’il puisse y avoir des « révolutions » esthétiques et/ou formelles.

(…)


III. L’opinion (jugement) du juge James Woolsey dans United States v. One Book Called “Ulysses” (1933), extrait de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, 2012, p. 327-330).

« I. (…)

II. J’ai lu Ulysse d’abord dans sa totalité puis j’ai lu les passages contre lesquels l’État a, à plusieurs reprises, formé des récriminations. En fait, pendant plusieurs semaines, mon temps libre a été dévolu à réfléchir à la décision que m’impose la présente affaire.

Ulysse n’est pas un livre facile à lire ou à comprendre. Mais on a beaucoup écrit à son sujet, et afin d’en approcher correctement la substance il est souhaitable de lire un certain nombre d’autres ouvrages qui sont désormais ses satellites. L’analyse d’Ulysse est, dans cette mesure, une tâche ardue.

III. Toutefois, le prestige d’Ulysse dans le monde des lettres justifie que j’aie pris un temps suffisamment important, aussi bien pour satisfaire ma curiosité que pour comprendre l’intention qui a animé l’écriture du livre, puisque, en effet, dans toute affaire dans laquelle un livre est dénoncé en tant qu’il est obscène, l’on doit d’abord établir si l’intention dans laquelle le livre a été écrit était, selon l’expression convenue, pornographique – c’est-à-dire écrit avec la volonté manifeste d’exploiter l’obscénité.

Si l’on arrive à cette conclusion que le livre est pornographique, l’enquête prend fin et la saisie/confiscation ne peut pas ne pas suivre. Malgré la franchise inhabituelle caractéristique d’Ulysse, je n’y ai cependant pas trouvé l’expression d’une concupiscence du sensualiste. Dans cette mesure je soutiens que le livre n’est pas pornographique.

IV. En écrivant Ulysse, Joyce cherchait à faire une tentative sérieuse de création, sinon d’un genre littéraire nouveau, du moins d’un genre romanesque complètement inédit. Ses personnages sont des personnes issues des couches inférieures de la classe moyenne et vivant à Dublin, et il cherche à dépeindre non seulement leurs actions en un certain jour de juin 1904 – alors que ces personnes vont en ville vaquer à leurs occupations habituelles – mais également leurs pensées. Joyce a essayé – il me semble, avec un succès sidérant – de montrer comment l’écran de la conscience, avec ses perpétuelles et instables impressions kaléidoscopiques, charrie, comme si elles étaient sur un palimpseste en plastique, non seulement ce sur quoi se porte l’observation qu’a chaque homme des choses courantes qui le concernent, mais également, dans une zone obscure, des résidus d’impressions passées, dont certaines sont récentes et dont d’autres émergent d’associations venues du subconscient. Joyce montre comment chacune de ces impressions affecte la vie et les comportements du personnage qu’il est en train de décrire.

Ce qu’il cherche à obtenir n’est pas si différent du résultat d’une double ou, si la chose est possible, d’une multiple exposition sur une pellicule de cinéma qui donnerait un premier plan limpide avec un arrière plan visible mais quelque peu flou à des degrés divers. Cette volonté de produire par les mots un effet qui, de toute évidence, ressort davantage du graphisme est pour beaucoup, me semble-t-il, dans l’obscurité à laquelle se heurte le lecteur d’Ulyssse. Et cela explique aussi un autre aspect du livre, que je dois davantage considérer, à savoir la sincérité de Joyce et son effort honnête de montrer exactement comment les esprits de ses personnages opèrent.

Si Joyce n’avait pas cherché à être honnête en développant la technique qu’il a adoptée dans Ulysse le résultat en aurait été psychologiquement biaisé et n’eût pas été fidèle à la technique qu’il avait choisie. Pareille attitude eût été artistiquement inexcusable.

C’est parce que Joyce a été loyal envers sa technique et n’a pas eu peur de ses implications nécessaires mais a honnêtement essayé de raconter parfaitement [précisément] ce que ses personnages pensent, qu’il a été l’objet de tant d’attaques et que son propos a si souvent été mal compris et mal interprété. Sa tentative sincère et honnête d’atteindre son objectif a exigé de lui l’usage de certains mots qui sont certes généralement considérés comme étant des mots orduriers et fait que beaucoup considèrent qu’il y a une prégnance trop forte du sexe dans l’esprit de ses personnages.

Les mots considérés comme grossiers sont des mots de l’ancien saxon connus de la plupart des hommes, et je suppose, de beaucoup de femmes, et ce sont des mots qui seraient utilisés naturellement et habituellement, je crois, par le genre de personnes dont Joyce cherche à décrire la vie, physique et mentale. Pour ce qui est de la récurrence du thème du sexe dans les pensées des personnages, l’on ne doit pas perdre de vue que le lieu dont il s’agit est celte et que la saison dont il s’agit est le printemps.

La question de savoir si l’on aime ou pas la technique éprouvée par Joyce est une question de goût pour laquelle il est vain d’exprimer un désagrément ou de débattre, autant qu’il est absurde de vouloir soumettre la technique de Joyce à des standards relevant de techniques qui ne sont pas les siennes. Par conséquent, je tiens pour acquis qu’Ulysse est un livre sincère et honnête et que les critiques à son encontre méconnaissent complètement son projet.

V. Au demeurant, Ulysse est un incroyable tour de force lorsqu’on prend en compte la réussite qu’il représente au regard de l’objectif si difficile que Joyce s’était lui-même imposé. Comme je l’ai dit, Ulysse n’est pas un livre facile à lire. Il est tour à tour brillant et insipide, intelligible et inaccessible. Différents passages me semblent répugnants, mais malgré son contenu, comme je l’ai dit plus haut, ses nombreux mots habituellement considérés comme orduriers, je n’ai rien trouvé qui puisse être perçu comme étant grossier pour l’amour du grossier. Chacun des mots du livre contribue, telle une mosaïque, au détail d’une image que Joyce cherche à construire pour ses lecteurs.

C’est un choix personnel que de ne pas vouloir être assimilé aux personnes décrites par Joyce. Et afin d’éviter tout contact indirect avec ce type de personnes, certains peuvent souhaiter ne pas lire Ulysse ; ce qui est tout à fait compréhensible. Mais lorsqu’un véritable esthète des mots, ce que Joyce est indubitablement, cherche à dépeindre une image véridique de la classe moyenne inférieure d’une ville d’Europe, devrait-il être impossible au public américain de voir légalement cette image ? Afin de répondre à cette question, il n’est pas suffisant de considérer simplement, comme j’ai pu l’établir précédemment, que Joyce n’a pas écrit Ulysse avec ce qui est communément appelé une intention pornographique. Je dois m’efforcer d’appliquer à ce livre un standard plus objectif afin de déterminer son effet, sans considération de l’intention avec laquelle il a été écrit.

VI. Le texte sur le fondement duquel des récriminations sont adressées au livre, en ce qui nous concerne ici, s’oppose seulement à l’importation aux Etats-Unis de tout « livre obscène » en provenance de quelque pays étranger que ce soit. Section 305 du Tariff Act de 1930, titre 19 du code des États-Unis, Section 1305. Ce texte n’oppose pas à l’encontre des livres le spectre des adjectifs infamants communément éprouvés dans les lois concernant les affaires de ce genre. Aussi ne me faut-il dire que si Ulysse est obscène en m’en tenant à la définition légale de ce terme. Tel qu’il est légalement défini par les tribunaux, l’obscène est ce qui tend à déchaîner les pulsions sexuelles ou à conduire à d’impures et luxuriantes pensées sexuelles (…).

Le fait de savoir si tel ou tel livre peut encourager de telles pulsions ou pensées doit être éprouvé par la cour au regard des effets du livre sur une personne ayant des instincts sexuels ordinaires – ce que les français appelleraient l’homme moyen sensuel ; des instincts sexuels ordinaires dont le statut dans ce type d’affaires est comparable à celui de « l’homme raisonnable » en droit civil et à celui de « l’homme éclairé » en propriété intellectuelle.

Le risque qu’implique l’utilisation d’un tel standard résulte de la tendance naturelle de celui qui est chargé d’apprécier les faits, aussi juste qu’il veuille être, à soumettre excessivement son jugement à ses propres idiosyncrasies. J’ai essayé ici d’éviter cela et, dans la mesure du possible, de rendre mon référent en ceci plus objectif qu’il n’aurait pu l’être autrement, en adoptant la démarche suivante :

Après que j’ai établi ma décision en considérant l’aspect d’Ulysse, j’ai vérifié mes impressions avec deux de mes amis qui, à mes yeux, correspondent au profil exigé par mon modèle.

Ces assesseurs littéraires – c’est ainsi qu’à proprement parler je devrais les nommer – furent sollicités séparément et ne surent jamais que je les consultais chacun pour sa part. Ce sont des hommes dont j’estime au plus haut point les vues sur la littérature et sur la vie. Ils avaient tous deux lu Ulysse et, évidemment, étaient totalement étrangers à la présente affaire. Sans leur laisser connaître, ni à l’un ni l’autre, ma propre opinion sur la décision que je devrais rendre, je leur ai soumis la définition légale du mot obscène et leur ai demandé à chacun si, selon son opinion, Ulysse entre dans le cadre de cette définition.

Il est remarquable que chacun des deux ait eu la même opinion que moi : Ulysse dans sa totalité, doit être lu comme une œuvre expérimentale qui ne manifeste aucune tendance à provoquer des pulsions sexuelles ou des pensées luxurieuses, l’effet certain qu’il eut sur eux fut seulement celui d’une sorte de tragique et puissant commentaire sur la vie intime des hommes et des femmes.

C’est uniquement au regard d’une personne ordinaire qu’il faut rapporter la prescription de la loi. Un test comme celui que je viens de décrire est le seul test approprié pour mesurer l’obscénité éventuelle d’un livre comme Ulysse, lequel est une tentative sincère et sérieuse de concevoir une nouvelle méthode littéraire d’observation et de description de l’humanité. Je suis tout à fait conscient de ce que certaines de ses scènes font d’Ulysse un courant qu’il est impossible à des âmes sensibles, quoique normales, d’emprunter. Mais tout bien considéré, et après longue réflexion, mon opinion est que, bien que par nombre de ses développements l’effet d’Ulysse sur le lecteur soit indubitablement et pour le moins émétique, nulle part en revanche il ne cherche à être aphrodisiaque. Ulysse devrait donc être admis aux Etats Unis. »

Traduit de l’anglais américain par Pascal Mbongo/Tous droits réservés/Les traductions sont protégées par le code de la propriété intellectuelle

Tags : Liberté d’expression – Littérature – Justice – Censure – Esthétique – Linguistique – Autofiction – Ulysse – Madame Bovary – James Woolsey – Joseph Pinard – Christine Angot – Camille Laurens – Marcela Iacub – Nicolas Genka – Rose Bonbon – Jacques Chessex – Alain Robbe-Grillet – Mathieu Lindon – Nathalie Heinich.

Seins nus en public dans l’Etat de New York: l’arrêt Santorelli du 7 juillet 1992.

Les « femmes » ont autant que les hommes le droit de montrer leurs seins en public dans l’Etat de New York, a jugé en 1992 dans ce célèbre arrêt la Cour suprême de l’Etat de New York. Etaient en cause les décisions policières fondées sur l’infraction d’Indecent Exposure prévue par le code pénal de l’Etat de New York (§ 245.01). La Cour suprême de l’Etat de New York ne dit cependant pas que ce droit est absolu puisqu’elle conçoit des limites à la liberté d’être nu(e) dans l’espace public, des limites tenant notamment à la prohibition de la luxure ou de l’obscénité.

Indecent_exposure_Santorelli

Droit et politique dans les arts graphiques américains

(1). John Nava (1947 −…).

« Dans l’ensemble, ce tableau évoque l’œuvre d’Alfred Leslie. Comme dans Le Cycle des accidents mortels n° 6 de ce dernier, Nava dépeint un événement contemporain en se référant aux maîtres anciens. Sa peinture contient des accents religieux, à l’instar de la toile de Leslie inspirée du Caravage. En dépit du titre, (qui renvoie à Goya), l’œuvre dont s’inspire Nava est encore le Marat assassiné de David. Outre son contenu politique – description des émeutes raciales de Los Angeles en 1992 −, de multiples aspects de l’œuvre renvoient, en effet, le spectateur aux œuvres de David, non seulement le Marat mais à d’autres peintures telles que Le Serment des Horace. On y rencontre la même géométrie angulaire de la composition, des personnages, y compris la victime, représentés parallèlement au plan du tableau, et la même solidité des figures. L’aspect contemporain de l’œuvre réside cependant – et l’on songe ici aux réalistes magiques du milieu du siècle, tel Jared French – dans son ambiguïté. Le Marat assassiné exprimait l’indignation à propos d’un crime, qui eut à l’époque un grand retentissement politique et social. Si le tableau de Nava paraît évoquer la brutalité de la police, il ne représente pas d’acte violent, pas plus qu’il ne dépeint une émeute. On ne sait si Rodney King, étendu par terre, est déjà mort. Le tableau illustre non seulement l’atmosphère troublée de Los Angeles, mais la perte de références tant sociales que morales qui accompagne les émeutes » (ELS, 1994-2002).

Pour voir le travail de John Nava

Lire la suite

 

« Europe des droits de l’Homme ». Vers la fin de la tutelle de la CEDH sur le Royaume-Uni?

“My government will bring forward proposals for a British Bill of Rights”. Cette phrase est extraite du discours prononcé par la Reine d’Angleterre devant le parlement britannique le 27 mai 2015 en ouverture de la nouvelle législature[1].

I.

La portée politique de cette phrase a été explicitée par le Premier ministre David Cameron dans son introduction au bréviaire explicatif du discours de la Reine, soit un document publié par le Ministère de la Justice : il s’agit, avec les propositions britanniques sur l’Union européenne et le référendum sur le maintien ou non dans l’Union, de donner au Royaume-Uni « plus de contrôle sur ses propres affaires ». De manière sans doute moins évidente, le Premier ministre David Cameron a présenté cette volonté « souverainiste » (souveraineté de l’état britannique et souveraineté du parlement britannique) comme étant l’interface de la politique de « sécurité » que son Gouvernement entend mener (“we will keep peope safe”), avec l’annonce de trois grands textes législatifs : une loi sur l’extrémisme (Extremism Bill) ; une loi sur les « pouvoirs d’enquête » (Investigatory Powers Bill) ; une loi sur les services de police et la justice pénale (Policing and Criminal Justice Bill).

II.

Le parti conservateur britannique fait preuve d’une très grande constance, non seulement à critiquer la Cour européenne des droits de l’Homme mais à vouloir soustraire le Royaume-Uni de la tutelle de la Cour. Cette ambition était déjà inscrite, en effet, au programme du parti conservateur en vue des élections législatives de 2010, mais sa mise en œuvre avait été empêchée par leurs partenaires de coalition, les libéraux-démocrates. Cette fois-ci, le parti conservateur, avec une majorité de douze sièges, est supposé (on y revient plus loin) pouvoir mettre en œuvre son engagement, avec comme maître d’œuvre le nouveau ministre de la Justice, Michael Gove, dont la sensibilité politique personnelle est assez distante de celle promue en matière de droits fondamentaux par l’Union européenne ou par le Conseil de l’Europe (le ministre britannique de la Justice … défend la peine de mort dans son principe).

Le procès fait à la Cour européenne des droits de l’Homme par les Conservateurs britanniques n’est ni original, ni absurde. Il n’est pas original puisque les arguments en sont partagés par tous les « souverainistes » en Europe et par de très nombreux conservateurs européens (très au-delà des conservateurs hongrois[2]) ‒ pour ne pas même parler des partis dits « populistes ». Même en France, il arrive régulièrement que des propositions de limitation du pouvoir de la Cour soient portées par des parlementaires d’un « parti de gouvernement ».

Ces critiques désignent ce que les juristes sont convenus d’appeler le « dynamisme interprétatif de la Cour », sa conception de la Convention européenne des droits de l’Homme comme un « instrument vivant ». Cette conception a comme conséquence honnie par les Conservateurs britanniques « d’étendre les droits garantis par la Convention à de nouveaux domaines (…) bien au-delà de ce que les rédacteurs de la Convention avaient à l’esprit ». Curieusement, ce ne sont cependant pas toutes les décisions de condamnation du Royaume-Uni par la Cour européenne des droits de l’Homme qui exaspèrent les Conservateurs britanniques. Ce sont certaines décisions seulement, dont la liste s’allonge néanmoins au fil des ans, qui leur servent de marottes. Il n’est pas moins vrai que ces décisions portent pour beaucoup sur les institutions et les politiques de sécurité : le droit de vote des prisonniers, le droit à l’insémination artificielle des prisonniers, l’impossibilité d’éloigner certains étrangers du territoire d’un état membre, même s’ils y ont commis des crimes graves…

Ce en quoi le procès fait à la Cour de Strasbourg par les Conservateurs britanniques n’est pas absurde, c’est dans cette idée que dans des cas comme ceux qui viennent d’être cités, la Cour se substitue aux acteurs politiques investis de la légitimité du suffrage et tenus de rendre des comptes aux électeurs. Or cette substitution est factuellement incontestable. C’est en cela que la critique conservatrice n’est pas absurde. Elle l’est d’autant moins que la Cour elle-même conçoit qu’il existe des questions sur lesquelles la souveraineté des organes élus des états est idéale. C’est ce que la Cour est convenue d’appeler la « marge nationale d’appréciation ». On laisse ici de côté la question très savante de savoir si cette « marge nationale d’appréciation » est une fiction ou non (ainsi que la question de savoir si la Cour élargit ou réduit tendanciellement cette « marge nationale d’appréciation » laissée aux états). Ce qui nous semble assez remarquable c’est que les Conservateurs britanniques raisonnent au fond comme la Cour : les uns et les autres distinguent ce qui serait un territoire du droit et ce qui serait un territoire du politique. Dans les deux cas, l’on présuppose que le droit ne relève que d’une forme de technique, lorsque le politique seul brasserait des valeurs. Il va sans dire que ce présupposé (et même cette idéologie juridique) est plus que paradoxal(e), s’agissant des… droits de l’Homme.

III.

Il reste à envisager la portée juridique de la réforme envisagée du système britannique de protection des droits de l’Homme. L’on est ici en plein clair-obscur. Dans le bréviaire explicatif précité du discours de la Reine, il est simplement écrit : « Le Gouvernement présentera des propositions en vue de la substitution d’une Déclaration des droits (Bill of Rights) au Human Rights Act. Cela changera et modernisera notre cadre juridique relatif aux droits de l’Homme et ramènera du bon sens dans l’application des textes relatifs aux droits de l’Homme. Cela protègera les droits existants ‒ qui sont une dimension essentielle d’une société moderne, démocratique ‒ tout en prévenant mieux les abus du système et la mauvaise utilisation des textes relatifs aux droits de l’Homme[3] ».

Il est acquis que le Gouvernement conservateur n’envisage pas de dénoncer la Convention européenne des droits de l’Homme. Afin de ne faire de la Cour européenne des droits de l’Homme qu’une « instance consultative » (sic) pour les juridictions britanniques (et en particulier la Cour suprême) et pour le parlement de Westminster, il fera uniquement abroger le Human Rights Act (texte adopté sous majorité travailliste en 1998), soit le texte « constitutionnel » qui, formellement, définit l’obligation pour les juridictions britanniques de considérer que les décisions de la Cour ont valeur obligatoire à leur égard. Cette abrogation suffira-t-elle ? Rien n’est moins sûr puisque le Royaume-Uni resterait obligé internationalement par l’article 46 de la Convention et que rien ne dit que la Cour suprême voudra reprendre à son compte l’argumentation « souverainiste » des juges britanniques qui a poussé les travaillistes à faire adopter le Human Rights Act.

Il est également acquis que les Conservateurs voudront remplacer l’Human Rights Act par une déclaration des droits (Bill of Rights) qui comprendrait la Convention européenne des droits de l’Homme telle qu’elle était en 1950. Au demeurant, le Gouvernement Cameron dit ne pas vouloir consacrer de « nouveaux droits ». En même temps, il assure vouloir « clarifier » dans la nouvelle loi les droits énoncés dans la Convention des origines, de manière à mieux y articuler les « droits » et les « responsabilités » (autrement dit les « limites des droits »). On voit ce que veulent les Conservateurs britanniques : empêcher que la Cour suprême ‒ après que celle-ci aurait, par hypothèse, admis nouvellement la souveraineté des juridictions britanniques ‒ ne développe une jurisprudence mimétique de celle de la Cour de Strasbourg ou « inspirée » par elle.

IV.

Le parlement britannique adoptera-t-il le projet de loi Cameron-Gove ? En théorie oui, puisqu’il a douze sièges de majorité. En même temps, et de ce que l’on comprend, l’insistance du Premier ministre Cameron à dire que « le mandat des électeurs est clair et sans équivoque » s’agissant des institutions européennes ‒ « toutes les institutions européennes » ‒ est un appel à une discipline de vote des députés conservateurs, et même plus précisément de certains « députés du rang » (backbencher(s)) qui, à la manière très paradoxale du député David Davis ‒ eurosceptique et critique notoire de la Cour de Strasbourg ‒, ont exprimé leurs « doutes ».

Quant à savoir si le départ britannique du système européen des droits de l’Homme ne désinhiberait pas d’autres états, la réponse dominante dans les cercles politiques, médiatiques et académiques est celle qui dit répétitivement que « l’Europe peut se passer des Britanniques » et, incidemment, que l’« Europe des droits de l’Homme » peut se passer de celui des états qui a préséance historique en la matière (même en matière de droits sociaux : ) et de celle des sociétés européennes dont la culture libérale a été beaucoup moins prise en défaut que les autres (la question est toujours discutée : pourquoi la société britannique est-elle en Europe, depuis les Lumières, la seule – avec la société suisse – à n’avoir connu ni « dictature », ni « autoritarisme », ni « totalitarisme » ?). Wait and See!

2015

——–

[1] https://www.gov.uk/government/speeches/queens-speech-2015

[2]http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/05/21/les-provocations-de-viktor-orban-genent-les-conservateurs-europeens_4637795_3214.html

[3] « ‘My Government will bring forward proposals for a British Bill of Rights’. The Government will bring forward proposals for a Bill of Rights to replace the Human Rights Act. This would reform and modernise our human rights legal framework and restore common sense to the application of human rights laws. It would also protect existing rights, which are an essential part of a modern, democratic society, and better protect against abuse of the system and misuse of human rights laws ».