Complainte sur la langue française. Le « jargon parlementaire » selon Louis Barthou, 1923.

Nombreux sont ceux qui se désolent de nos jours de l’affaiblissement et de l’appauvrissement de la langue parlée par les élites politiques françaises. La question n’a cependant pas encore été sérieusement décantée, d’une manière qui aille au-delà du stéréotype selon lequel « le niveau baisse » (*)(**)(***)(****) et dont les critères sont idéologiques ou arbitraires (1). Il faudrait plutôt regarder, par exemple : — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et l’industrie contemporaine des fautes d’orthographe, de grammaire, de syntaxe, de vocabulaire ; — la consonance entre le niveau de la langue parlée et écrite des élites et la sociologie plus « démocratique » des élus politiques (dans un contexte où les parcours militants sont plus importants dans les investitures partisanes que des titres de notabilité) ; — la résonance sur la langue parlée et écrite par nos élites de la technique et de l’expertise caractéristiques des décisions publiques dans des sociétés complexes comme le sont les sociétés contemporaines. Même la question spécifique de l’éloquence politique demande à être historicisée (ce qui est depuis longtemps le cas de l’éloquence judiciaire), comme doit l’être toute pratique sociale.

La lecture de ce texte de Louis Barthou, extrait de son livre Le Politique, paru en 1923 (p. 79 et suiv.), accrédite ces réflexions : si Barthou a pu se lamenter il y a un siècle dans des termes comparables à des critiques d’aujourd’hui, et sachant que nous sommes portés à considérer son époque comme étant l’âge d’or de l’éloquence politique, c’est que le discours du « c’était mieux avant » est simpliste.

Les développements de Louis Barthou qui précèdent cet extrait ne vont pas moins dans le sens de cette conclusion. En proposant tout un ensemble de « préceptes » pour réussir un discours politique et parlementaire, l’Académicien dit en creux que les piètres orateurs sont alors nombreux dans les deux enceintes parlementaires. D’autre part, qui voudrait de nos jours appliquer certains des « préceptes » de Louis Barthou court le risque de passer pour ridicule, affecté ou verbeux, au grand plaisir railleur des humoristes, des médias audiovisuels et des réseaux sociaux.

L’Académie compte quatre membres au Parlement. Seraient-ils plus nombreux qu’ils auraient de la peine à enrayer la décadence du français dont la tribune, qui subit l’action extérieure, offre de trop pénibles symptômes. La guerre a bouleversé la langue plus qu’elle ne l’a enrichie, cette « vieille et admirable » langue dont Renan disait qu’on « ne la trouve pauvre que quand on ne la sait pas ». Au Parlement, on ne la sait pas moins qu’ailleurs, mais je crains bien qu’on ne la sache pas davantage. Les sénateurs et les députés apportent avec eux l’air, le ton et les mots du dehors : ils sont en tout des « représentants ». Aussi les audaces de la tribune ne sont pas d’hier. Il y a quelque vingt ans, un ministre, dont j’aime mieux oublier le nom, connut un jour de célébrité pour cette phrase, qui trahissait à la fois son indignation et la grammaire : « Nous vivons sous le régime de l’inexactitude de la position de la question. » M. Dufaure, qui depuis fut académicien, avait fait mieux : il avait, en 1848, laissé tomber de la tribune cette « pierre précieuse » que Victor Hugo a enchâssée, avec quelques autres du même prix, dans ses prodigieuses Choses Vues :

« Nous n’avons pas eu l’idée d’avoir la pensée de rien faire qui pût nous faire supposer l’intention d’avoir, du plus loin possible, la pensée de faire planer la souveraineté du fait dans les considérations qui militent en faveur de la souveraineté du droit. »

Je crois bien que c’est un modèle du genre, un modèle à ne pas suivre dans un genre qu’il ne faut pas imiter. Il y eut des Très bien ! Très bien !

Mais il peut arriver, par contre, que l’on connaisse un mauvais accueil pour une expression exacte :

« M. LÉON FAUCHER. — Les ouvriers réclament l’abrègement… »

L’Assemblée murmure. M. Faucher s’aperçoit qu’il parle français ; il se reprend et fait un quasi-barbarisme :

«… l’abréviation des heures de travail. »

L’Assemblée est satisfaite.

La contagion gagne les meilleurs. N’est-il pas arrivé à Victor Hugo de dire, de son propre aveu, à propos de la peine de mort : « Vous ou vos successeurs l’aboliront demain. »

Trente ans après, la décadence s’était accentuée.

Jacques Boulenger a consacré à « la Grande Pitié de la Langue Française » trois articles de L’Opinion (23 mars, 30 mars, 13 avril 1923), où il analyse avec beaucoup de force les déformations qu’elle a subies. Le Parlement y trouve son compte. M. Jacques Boulenger attribue la plupart de ces incorrections au désir, qu’avaient déjà les tribuns des premières assemblées révolutionnaires, de parler un langage noble et « habillé » pour entraîner la foule, à la façon des uniformes chamarrés qui exercent un prestige collectif. Cette appréciation n’est pas absolument vraie. Il y a, évidemment, des orateurs dont le jargon est fait de prétention et de solennité. Mais combien d’autres ne parlent que le français qu’ils savent, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas le français ! Victor Hugo ne pourrait pas ramasser aujourd’hui toutes les « pierres précieuses » qui tombent de la tribune : il n’y aurait plus des écrins assez grands pour les contenir. En voulez-vous quelques-unes ?

« Pour révolutionner la crise des denrées de remplacement déficitaires, il faut pratiquer un recours systématique à des modalités progressives de compartimentement et de contingentement. »

Un ministre parle :

« Vous me demandez d’envisager la question au point de vue de l’évasion possible de ce bétail. Je suis tout à fait d’avis que le gouvernement est disposé à mettre la main sur le bétail de façon qu’il ne puisse pas s’évader »

Quand le gouvernement met ainsi à mal la langue française, il ne faut pas s’étonner qu’un député propose « pour les incorporés un classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité réelle » ; ou qu’un autre dise : « J’insiste beaucoup pour que le Parlement prenne en considération les désirs que je formule, et qui tendent au maintien de l’état de choses actuel en ce qui concerne le maintien de la taxe de luxe » ; ou qu’on entende cette déclaration : « Ces faits ne forment pas une diversion et je ne chercherai pas dans un subterfuge un refuge commode ni un abri momentané. »

De tels exemples, recueillis par M. Jacques Boulenger, ne sont rien à côté de ce que l’avenir nous réserve. J’attends, pour ma part, cette phrase, inévitable :

« Je demande à ce que M. le ministre de l’Agriculture cause de suite au ministre du Commerce pour connexer et solutionner le contingentement et le compartimentement des blés. »

Qu’y faire ? Il y a des rappels au règlement : peut-on instituer des rappels à la langue ? C’est un vice-président de la Chambre qui a prononcé cette phrase :

« Il a paru difficile que les boissons ne soient pas également taxées… Il s’agissait de savoir si un effort ne doit pas leur être demandé. »

Quis custodiet ipsos custodes ?

(1) Cette référence sert souvent à se désoler de ce que les acteurs politiques ne font pas ce qui aurait les faveurs « décisionnistes » du locuteur. D’autre part, elle brasse souvent une vision théologique de la politique qui voudrait que chaque sujet fût l’occasion de convoquer de grands principes ou des élaborations théoriques, rien moins qu’une « vision », comme au temps de Jaurès ou de Clemenceau où il s’agissait de consolider la République, de créer des institutions libérales, d’amorcer l’Etat social, de prévenir ou préparer la guerre, etc. En troisième lieu, cette référence brasse souvent une nostalgie du « chef », du « leader charismatique », de « l’homme providentiel », soit des « qualités » qui sont généralement l’interface de crises graves (les IIIe et les IVe Républiques en ont davantage connues que la Ve République).