Du « facteur racial » à la « discrimination raciale » dans la sélection des jurés : la «stratégie OJ » des procureurs dans les États.

Les tribunaux californiens ont interdit la discrimination raciale dans la sélection des jurés depuis 1978, huit ans avant que la Cour suprême des États-Unis parvienne à la même conclusion en droit constitutionnel américain. Mais les avocats de la défense, rejoints par la NAACP, affirment que certains procureurs du comté de San Bernardino ont utilisé la « stratégie OJ » comme une échappatoire à peine voilée à cette interdiction en écartant des Noirs des jurys sans utiliser de critères ouvertement raciaux. La « stratégie OJ » : la première étape consiste à demander aux candidats jurés ce qu’ils pensent de l’acquittement, en 1995, de l’ancienne star afro-américaine du football américain OJ Simpson, après le meurtre de son ex-femme et de son amie, toutes deux blanches. L’étape suivante consiste pour les procureurs à renvoyer les jurés noirs qui ont approuvé le verdict, tout en offrant une explication non raciale qui satisfasse les tribunaux.

Cette stratégie est attaquée devant différentes juridictions.

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De l’esclavage dans les colonies. L’affaire Douillard-Mahaudière (Cour d’assises de la Guadeloupe, octobre 1840).

Des esclaves dangereux pour la tranquillité des colons. Les archives de notre justice pénale regorgent des procès ayant eu cet objet, spécialement dans la période qui a séparé l’abolition de l’esclavage en métropole et son abolition dans les colonies (1848). Il en a déjà été question ici avec l’affaire du colon Prus. Il en est nouvellement question avec l’affaire Douillard-Mahaudière. 

I. Verbatim de l’affaire à la Gazette des tribunaux du 17 février 1841.

« M. Douillard-Mahaudière, propriétaire, demeurant à l’Anse-Bertrand, avait perdu successivement sa femme, 3 nègres, 1 négresse, et 281 têtes de bétail.

« Il attribua ses pertes à l’empoisonnement.

« Ses soupçons se portèrent sur Lucile, une de ses esclaves, parce qu’il avait consulté un devin, et qu’une autre esclave avait révélé la culpabilité dans l’œuvre du magnétisme.

«Fort de ces preuves, Douillard-Mahaudière, la fit jeter vivante dans une espèce de tombeau, présentant une grande ressemblance avec le tumulus antique.

« Il lui signifia qu’elle n’en sortirait que morte.

« Le cachot que Lucile était condamnée à ne plus quitter était entièrement privé d’air et de lumière ; elle ne pouvait s’y tenir que le corps courbé en deux ; elle couchait sur un plancher nu, superposé à la terre, au milieu des insectes dévorants des tropiques.

« On l’avait attachée, par ordre de son maître, à une barre de fer où se trouvaient deux jambières. Sa jambe et sa main gauche furent enfermées dans la même jambière ; sa main droite, placée dans un anneau mobile : elle passa une année entière dans cette cruelle position. Son embonpoint fit place à une affreuse maigreur, qui lui permit de retirer sa main gauche de la jambière; mais elle fit de vains efforts pour en retirer sa jambe.

« Un jour cependant, ayant senti une bête à mille pieds lui dévorer les chairs, elle parvint, excitée par la douleur, à se dégager en arrachant la pierre à laquelle sa chaîne était scellée. Découverte le lendemain, elle fut, par l’ordre de son maître, enferrée de nouveau.

« Le poids de son corps, reposant toujours sur les mêmes parties, elle était obligée de se servir de son bras droit comme point d’appui.

« On entrait une fois par jour, dans son cachot, à des heures inégales, pour lui apporter une petite quantité de farine de manioc, et de morue, qui représentait à peu près la moitié de la ration ordinaire d’un seul repas des nègres. L’infortunée serait morte d’inanition, sans l’humanité d’un nommé Lapierre et de Félicité, sa fille, qui, en apportant du linge blanc à sa mère, y cachait des aliments. Pendant seize mois, elle fut soumise à une privation non moins cruelle ; on lui donnait une ration d’eau si faible, qu’elle ne pouvait étancher sa soif.

« La justice fut informée qu’une esclave périssait dans le cachot de l’habitation Douillard-Mahaudière ; elle y fit une descente : les faits furent constatés, et des poursuites commencèrent.

« Néanmoins, elles furent suspendues et n’auraient pas été continuées, si le colon avait consenti à la déportation de son esclave ; mais il s’y refusa, pensant n’avoir usé que de son droit. »

Pour imprimer à ce récit fabuleux, qui nous reporterait à la barbarie du moyen âge, un caractère d’authenticité, le correspondant particulier de la Gazette des Tribunaux l’a étayé d’un acte d’accusation, d’un interrogatoire de l’accusé, et de dépositions de témoins. En regard des faits et de la procédure ainsi présentés, il a placé le verdict d’acquittement de la Cour d’assises de la Pointe-à-Pitre, l’ovation de l’accusé et de son avocat, portés en triomphes par les colons.

« La Cour se retire d’abord pour poser les questions et les résoudre. Elle revient ensuite avec un verdict d’acquittement. Les colons en masse se précipitent vers M. Grandpré, dont ils pressent avec effusion la main. Douillard-Mahaudière est enlevé du banc des accusés et transporté jusqu’à l’hôtel des Bains, situé en face le Palais de Justice. Bientôt après, il monte dans son cabriolet et parcourt les rues de la Pointe-à-Pitre. Ses amis se portent en foule devant la maison du défenseur, et là crient avec enthousiasme : Vive Grandpré ! »

À la tête de ces messieurs on remarquait un conseiller colonial et vice-président de cette assemblée » (Gazette des Tribunaux du 17 février.)

II. La défense rétrospective de Douillard-Mahaudière (et des colons esclavagistes) par Adolphe Jollivet, député.

Le but de mon Précis est d’établir que tous les faits imputés à M. Douillard-Mahaudière sont faux, à l’exception de la détention de Lucile, dont j’expliquerai la cause et la durée.

Que le correspondant particulier de la Gazette des Tribunaux a tronqué l’acte d’accusation ; qu’il a dénaturé l’interrogatoire ; qu’il a altéré les dépositions ; qu’il en a supprimé treize en entier, parce qu’elles étaient favorables à l’accusé (1). Ce n’est pas dans des correspondances particulières, que j’irai chercher mes preuves ; je les trouverai exclusivement dans un acte authentique, dans le procès-verbal des séances de la Cour d’assises, signé par le président et parle greffier,| et dont j’ai pris connaissance au ministère de la marine.

Il est vrai que M. Douillard-Mahaudière a fait détenir, pendant 22 mois, son esclave Lucile. Personne ne le conteste, mais il faut qu’on connaisse les causes de cette détention prolongée. M. Douillard avait perdu sa femme ; sa mort fut généralement attribuée au poison. Il perdit depuis entre 1837 et 38, trois noirs et une négresse. Il perdit également 63 boeufs, 38 mulets, 30 vaches et génisses, 160 moutons. Il fut constaté que ces pertes avaient pour cause le poison. Plusieurs circonstances attirèrent les soupçons sur Lucile, que M. Douillard venait de refuser d’affranchir. On va juger si ces soupçons étaient fondés.

Le 9e témoin entendu devant la Cour d’assises, Philippe, a déposé :

« Que Lucile avait cherché à l’accuser d’empoisonnement; qu’elle lui avait dit plusieurs fois que toute petite qu’elle était, elle était capable de faire périr quelqu’un à qui elle en voulait; que tout le monde sur l’habitation la regardait comme sorcière et prophète (synonymes d’empoisonneuse), et qu’il a toujours pensé que Lucile est une empoisonneuse. »

Les 15e, 16e, 17e, 18e et 19e témoins, Adrienne, Marie-Thérèse, Annette, Madeleine et Andrèze, déposent que «pendant que Lucile était au cachot, l’habitation n’a fait aucune perte; que Lucile était détestée par l’atelier à cause de sa mauvaise langue, et que tout le monde disait que c’était une empoisonneuse. »

Le correspondant particulier de la Gazette des Tribunaux a supprimé en entier les dépositions de ces cinq témoins ; il ne lui convenait pas qu’on sût que Lucile passait aux yeux de tous pour une empoisonneuse.

Il ne lui convenait pas qu’on sût que les empoisonnements ont continué tant que Lucile a été libre ;

Qu’ils ont cessé dès qu’elle a été détenue.

Le 32e témoin, M. Barbotteau, propriétaire, a déposé « que M. Douillard-Mahaudière perdait beaucoup de bestiaux, et que ces pertes n’ont cessé que depuis l’incarcération de Lucile. »

Pour infirmer son témoignage, le correspondant particulier imagine de le faire parent de l’accusé, ce que ne constate pas et ce qu’eût constaté le procès-verbal d’audience, si cette parenté eût été réelle.

Le 23e témoin, madame veuve Théophile, rentière, dépose « que pendant qu’elle donnait des soins à la dame Douillard-Mahaudière, gravement malade au Port-Louis, elle a vu venir Lucile deux ou trois fois chez sa maîtresse, mais que celle-ci paraissait la recevoir avec répugnance. Le témoin ignore la cause de la maladie de la dame Douillard ; seulement elle a entendu dire dans le public qu’elle est morte empoisonnée ; mais on ne lui a jamais dit que ce fût par suite du poison que lui avait donné Lucile.

« Lucile interpellée déclare d’abord qu’elle n’est point allée au Port-Louis pendant la maladie de la dame Douillard-Mahaudière ; ensuite elle dit qu’elle y est allée deux fois ; elle sait aussi que lorsque sa maîtresse est morte, les domestiques de la maison, et notamment Annette, l’ont accusée de l’avoir empoisonnée, mais que tout cela est faux. »

L’opinion générale que Mad. Douillard-Mahaudière était morte empoisonnée, la répugnance que son approche causait à Mad. Douillard, les tergiversations de Lucile, sa dénégation d’avoir approché de sa maîtresse malade, l’aveu qu’elle en fait ensuite, les accusations de tous les domestiques portées contre Lucile…..

Voilà ce qui résulte de la déposition de Mad. veuve Théophile et des réponses de Lucile.

Le correspondant a supprimé en entier la déposition de Mad. veuve Théophile, et des réponses de Lucile.

Le 24e témoin, Cherat-Franville, propriétaire à l’Anse-Bertrand, dépose « qu’il a assisté aux derniers moments de la dame Douillard-Mahaudière ; tout le monde disait alors que Lucile avait empoisonné sa maîtresse. La dame Douillard en était convaincue ; on le disait à M. Douillard-Mahaudière, qui ne voulait pas croire au poison. » Le correspondant a supprimé cette déposition.

Le 25e témoin, M. Boisaubin, négociant à la Pointe-à-Pitre (ancien membre du conseil privé) dépose « qu’en 1837, les habitations Bonne-Veine et Douillard-Mahaudière, qui sont limitrophes, étaient dans l’état le plus prospère, mais cette prospérité fut de courte durée, grâce à une société d’empoissonneurs qui vint tenir ses séances à Bonne-Veine.

« Qu’un nègre nommé Pierre, traduit devant la Cour d’assises de la Pointe-à-Pitre, avait été condamné pour cause d’empoisonnement ; que ce nègre, après la condamnation, livra à la justice la liste de ses complices, liste qui fut envoyée par le gouverneur à tous les chefs de division de la colonie; qu’en tête de cette liste figuraient les noms du nègre Louis et de la mulâtresse Lucile; que le nègre Louis fut surpris un jour cherchant à empoisonner un bœuf, mais qu’au moment où il allait faire des révélations, il mourut lui-même dans la même journée, victime du poison ; que des quatre nègres qui avaient arrêté Louis, deux moururent deux ou trois jours après. »

C’est la révélation de Pierre, complice de Lucile ; c’est cette liste sur laquelle figurait son nom, liste adressée par le gouverneur à tous les commandants de quartiers, qui ont amené Douillard-Mahaudière à penser que Lucile était coupable, Douillard-Mahaudière , qui jusque-là (M. Cherat Franville le déclare) ne voulait pas croire au poison, ne pouvait pas se résoudre à accuser Lucile, quoique tout le monde l’accusât.

À la révélation judiciaire faite par un complice, à la dénonciation officielle du gouverneur, qui certes étaient de nature à agir sur la conviction d’un homme sensé…. le correspondant particulier substitue les révélations d’un devin que M. Douillard- Mahaudière aurait consulté, et des visions magnétiques !

N’est-ce pas là, je le demande, une odieuse plaisanterie ?

L’excusera-t-on parce qu’elle est faite aux dépens d’un colon ?

Comprendra-t-on qu’il se soit rencontré un homme assez pervers pour l’inventer ?

Un journal assez facile pour la publier ?

Dés lecteurs assez simples pour la croire ?

Le correspondant ne s’arrête pas là dans ses inventions— il invente des dépositions.

Déposition du docteur Souques, suivant la Gazelle des Tribunaux :

« Madame Douillard était atteinte d’une maladie organique à laquelle elle a succombé ; elle ne voulait prendre aucun remède ; elle avait une idée fixe, c’était que Lucile l’avait frappée de quelque maléfice. Elle est morte persuadée qu’elle était empoisonnée ; mais le docteur Souques n’a rien observé qui justifiât cette idée qui était chez elle une monomanie. »

La déposition du docteur Souques recueillie par le greffier ne dit pas un mot de ce qu’on lit dans la Gazette.

La variante valait la peine qu’on l’inventât puisqu’elle absolvait Lucile de l’empoisonnement de sa maîtresse morte d’une maladie organique, sans aucun symptôme d’empoisonnement.

On ne prévoyait pas que le ministre de la marine recevrait le procès-verbal authentique des débats de la Cour d’assises, — et que la comparaison de la déposition de la Gazette avec la déposition recueillie par le greffier, constaterait des altérations, des additions criminelles.

On connaît maintenant la gravité des motifs qui ont déterminé M. Douillard à faire détenir Lucile.

Il me reste à dire les raisons qui ont prolongé sa détention.

Douillard n’avait d’autres indices contre Lucile que la révélation de Pierre, condamné pour empoisonnement, la liste sur laquelle le nom de Lucile était inscrit, et l’opinion générale de l’atelier.

Quelque idée qu’on se fasse ici de la justice coloniale, ces indices auraient paru insuffisants pour déterminer une condamnation, même contre une esclave. Lucile déférée aux tribunaux eût été acquittée.

Cependant Douillard-Mahaudière, voyait sans pouvoir l’empêcher, le poison exercer chaque jour, et depuis deux ans, ses ravages sur son habitation.

Quiconque a vécu dans les colonies, sait que les poisons végétaux y abondent ; que les noirs les emploient sans scrupule ; que ces poisons ne laissent après eux aucune trace ; et que la certitude de périr par le poison, intimide les témoins, assure l’impunité.

Exposé dans sa fortune, dans sa famille, dans la personne de ses enfants, sans que les tribunaux pussent lui venir en aide, que devait faire Douillard-Mahaudière?

Un journal (Le Courrier Français du 22 février) lé dit : il fallait qu’il demandât la déportation de Lucile au gouverneur.

Et c’est précisément ce qu’il a fait.

Le 30e témoin, M. Joseph Papin, dépose « que M. le procureur du roi lui a dit à l’Anse-Bertrand qu’il avait promis à l’accusé de faire déporter Lucile. »

Le 22e témoin, M. Ferry, négociant, dépose « qu’il avait été chargé de voir M. le procureur du roi, de la part de M. Douillard-Mahaudière, pour lui rappeler la promesse qu’il lui avait faite de déporter Lucile. »

Enfin, le procureur du roi lui-même, et sa déclaration a été recueillie par la Gazette des Tribunaux des 15 et 16 février, dit ; « Je n’ai pu promettre à l’accusé de faire déporter Lucile, parce que ce droit ne m’appartient pas. C’est une mesure de haute police réservée au gouverneur; j’ai seulement dit à Mahaudière :

« Si vos soupçons contre Lucile se vérifient, je promets d’appuyer votre demande en déportation. »

Douillard-Mahaudière, a, comme le prouve le témoignage de M. Ferry, fait rappeler au procureur du roi sa promesse, sinon de déporter, du moins de faire déporter Lucile par le gouverneur. Il a employé d’autres intermédiaires auprès du gouverneur, mais n’en a jamais reçu que des réponses évasives. Pouvait-il, en attendant la déportation qu’il sollicitait avec persévérance, mettre en liberté celle qu’il avait lieu de croire l’auteur de la mort de sa femme, de ses esclaves, la cause de sa ruine ?

Veut-on savoir le motif qui a empêché le gouverneur d’accorder la déportation? Ce n’est pas l’absence de pouvoirs :

Ils sont écrits dans l’ordonnance du 9 février 1827, article 75, qui permet « aux gouverneurs des Antilles, de Cayenne et de Bourbon, d’envoyer au Sénégal les « esclaves reconnus dangereux pour la tranquillité des « colonies. »

Si le gouverneur de la Guadeloupe n’a pas usé de ses pouvoirs, s’il a refusé la déportation de Lucile, c’est qu’il a craint la presse, la tribune métropolitaine. Il a craint qu’on ne représentât toute déportation comme un acte arbitraire, tyrannique, alors même qu’elle rétablirait la sécurité dans la colonie, ou que, comme celle de Lucile, elle assurerait le salut d’une habitation.

J’ai dit les causes qui ont prolongé la détention de Lucile, détention connue de l’autorité locale, du maire, témoin entendu dans le procès, et qui a déclaré l’avoir approuvée, également connue du procureur du roi et du gouverneur, puisque M. Douillard-Mahaudière leur avait démandé de la convertir en déportation.

Si la justice a été informée qu’une esclave périssait dans le cachot de l’habitation Douillard-Mahaudière (expressions du correspondant), c’est donc Douillard-Mahaudière lui-même qui l’a fait connaître à la justice. Voyons enfin ce qu’était ce fameux cachot qu’on a comparé à un tombeau destiné à engloutir des victimes vivantes.

Ce n’est pas sans raison que le correspondant de la Gazette a toujours employé l’expression de cachot, qui, chez nous, dans son acception usuelle veut dire prison souterraine: et simple prison ou salle disciplinaire aux colonies.

Il n’y a point de prison souterraine sur les habitations des colons, et la prison de l’habitation Douillard était comme toutes les autres, au niveau du sol.

Le premier témoin, le docteur Souque dépose, que « le cachot de l’habitation Douillard-Mahaudière est « établi dans de bonnes conditions, et qu’il ressemble « à ceux de toutes les autres habitations. »

Le 31e témoin, M. Clavier, dépose « que le cachot de M. Douillard-Mahaudière est infiniment meilleur que celui de Fleur-d’Epée où l’on enferme de braves soldats.

Le juge d’instruction appelé à l’audience en vertu du pouvoir discrétionnaire, déclare que l’air pénétrait dans le cachot qui ne fermait pas hermétiquement.

L’acte d’accusation même reconnaît que le cachot était éclairé par une ouverture haute de 83 centimètres, large de 50 centimètres.

Maintenant croira-t-on que le correspondant ait eu la hardiesse de fabriquer un interrogatoire, et de mettre dans la bouche du président de la Cour d’assises ces paroles : Douillard-Mahaudière « votre cachot est affreux ; pas d’air, pas de soupiraux; c’est une tombe destinée à ensevelir des personnes vivantes !

Le 4e témoin, Albert, commandeur de l’habitation, dépose « que c’est lui qui a enferré Lucile, mais que la main gauche était à côté de la jambe gauche dans un anneau séparé et non au-dessus. »

Le témoin ajoute « que si son maître lui avait donné l’ordre de gêner la main gauche de Lucile, c’était pour l’empêcher de s’étrangler, mais que lui, Albert, qui connaissait bien Lucile, savait que ce n’était pas au monde à s’étrangler; aussi lorsque huit jours après il revint au cachot voir Lucile par ordre de son maître, il la trouva libre de ses fers, et ne fit rien pour l’enferrer de nouveau.

« Tous les huit jours son maître l’envoyait au cachot pour savoir comment Lucile y était, et il lui répondait : bien! La seconde porte du cachot n’était jamais fermée, et au-dessous de celle qu’on fermait on faisait passer à Lucile du linge et des aliments. Lucile avait un réchaud; elle faisait sa cuisine; elle avait deux draps et un traversin fait avec de la bagasse; elle couchait sur un plancher en madriers.

« Chaque fois que le témoin est entré, il l’a trouvée cousant et faisant du linge ; enfin elle n’a pas gardé ses fers plu® de huit jours et elle a constamment reçu les aliments et l’eau nécessaires à sa subsistance. »

Lucile confrontée avec le témoin et interpellée de s’expliquer sur chacun des faits qu’Albert venait de déclarer, répond que ces faits sont vrais.

Le correspondant altère la déposition du commandeur Albert.

Albert a dit que son maître l’envoyait au cachot pour savoir comment Lucile y était.

Il transforme cet acte d’humanité en un acte de sévérité, fort habilement, par l’addition d’un seul mot; voici sa version :

Mon maître m’envoyait au cachot pour savoir comment Lucile y était ferrée !

Quant aux aveux si importants de Lucile, qui renversent de fond en comble l’odieux échafaudage de l’accusation; qui démentent les descriptions mélodramatiques du tumulus, de l’affreux cachot sans air, sans soupiraux; l’enchaînement pendant une année entière ; l’histoire de la bête à mille pieds ; la privation d’eau et de nourriture : le correspondant de la Gazette a cru devoir les passer sous silence.

Le 14e témoin, Lapierre, propriétaire, dépose « que Célina, fille de Lucile, lui a dit qu’elle était chargée de vendre du fil, des bretelles et des chemises que sa mère faisait dans son cachot.

Lucile interpellée avoue ce fait, et convient qu’elle voyait assez clair dans son cachot pour y travailler, mais seulement lorsqu’il n’était fermé que par une seule porte.

Déposition de M. Lapierre ; aveux de Lucile supprimés par le correspondant.

Le 10e témoin. Petit François, dépose « qu’il a été chargé d’apporter la nourriture à Lucile; que celle-ci n’avait plus de fers aux mains, le second ou le troisième jour; qu’elle faisait sa cuisine dans son cachot, et qu’elle y travaillait à la couture.

La déposition de Petit-François est supprimée par le correspondant de la Gazette.

Le 11e témoin, Alfred, dépose « qu’il a été chargé de porter à Lucile sa nourriture, et que lorsqu’elle était dégoûtée de sa nourriture ordinaire, il lui portait de temps à autre du pain, du bouilli, du poisson mariné, et du vin; que ces douceurs provenaient tantôt de la libéralité de son maître, tantôt de celle de la ménagère de la maison; que Lucile recevait aussi des aliments de ses enfants par le dessus de la porte du cachot, où la main et le bras pouvaient facilement passer. »

Lucile interpellée de s’expliquer, dit que ces faits sont vrais; mais elle soutient que les douceurs qu’elle recevait dans son cachot, ne lui étaient point apportées par Alfred, mais par sa fille Félicité.

Le correspondant de la Gazette des Tribunaux a altéré une partie de la déposition d’Alfred et supprimé en entier les aveux de Lucile.

Mais s’il supprime les dépositions favorables à M. Douillard-Mahaudière, en revanche il crée des interpellations et des réponses dans le but de l’incriminer. Il suppose que M. l’assesseur Corneille aurait demandé au témoin Saint-Germain :

– Peut-on rester debout dans le cachot ? Vous par exemple ?

– Réponse. Non.

– Demande. Et Lucile?

– Réponse. Non plus, elle ne pouvait y rester que courbée.

– M. le Président. Greffier, prenez note de cette déclaration du témoin.

Demandes de l’assesseur, réponses du témoin, injonction du président au greffier ; tout cela est faux, et la fausseté est établie par le procès-verbal officiel des séances tenu par le greffier, signé par le président, et qui garde sur cet incident imaginaire le silence le plus complet.

L’interrogatoire est caricaturé de la manière la plus indigne, pour déverser à la fois le ridicule et l’odieux sur M. Douillard-Mahaudière.

On lui fait demander par le président s’il avait assigné un terme à la sépulture de cet être humain.

Réponse. Aucun.

Demande. Vous êtes-vous informé de Lucile pendant sa détention ? , Réponse. Jamais.

Demande. La visitiez-vous?

Réponse. Je ne l’aurais visitée que pour lui tirer un coup de pistolet.

Demande. Ne reconnaissez-vous pas que votre cachot était affreux ? Ne frémissez-vous pas à l’idée que, par votre ordre, une créature humaine y a été engloutie vivante?

Réponse. (L’accusé agile son éventail, et se fait verser de l’eau sur la tête.)

Demande. Vous ne voulez donc pas répondre?

L’’accusé vivement et comme se réveillant: Oui ! oui ! (hilarité.) »

N’est-il pas évident que ce prétendu interrogatoire, dont on ne trouve aucune trace dans le procès-verbal officiel, a été fabriqué dans le but de représenter M. Douillard-Mahaudière comme un monstre chez qui l’imbécillité le dispute à la cruauté ?

Douillard un homme cruel.

Tous les témoins ont fait l’éloge de son caractère humain et généreux.

Je n’en citerai que deux.

«M. Nicolai, curé de la paroisse de l’Anse-Bertrand, 2e témoin, « rend hommage à sa bonne réputation et à sa charité envers les habitants malheureux du PortLouis ; c’est, dit-il, le père de ses esclaves et la providence du malheureux de son quartier. »

13e témoin. Félicité, fille de Lucile, « déclare qu’elle et toute sa famille ont été comblées de bienfaits par M. Douillard-Mahaudière. »

Tel est le caractère de l’homme qui a été odieusement diffamé par un compte-rendu infidèle !

Et dans l’intérêt d’une malheureuse que la voix publique, les révélations judiciaires d’un complice, la dénonciation officielle du gouverneur accusent d’empoisonnement !

Est-ce dans un but philanthropique, par compassion pour une pauvre esclave, qu’on a tronqué l’acte d’accusation, caricaturé l’interrogatoire, falsifié, supprimé, inventé des dépositions ; qu’on a représenté les colons comme des maîtres cruels, jetant leurs esclaves dans des cachots, sur les soupçons les plus frivoles, les torturant à plaisir, s’arrogeant sur eux un droit de vie et de mort?

Assurément, non.

Mais on espère arriver de la sorte plus facilement et plus promptement à l’abolition de l’esclavage.

Ce sont là d’indignes calculs, d’odieux moyens.

Je dirai aux abolitionnistes : « Vous voulez dépouiller les colons de la propriété qu’ils ont reçue de leurs pères, que leur ont garantie nos lois !

« Attaquez-la, mais franchement, mais ouvertement, et ne soyez pas étonnés qu’ils se défendent ; mais n’encouragez pas les délations et les correspondances anonymes qui travestissent et calomnient les mœurs coloniales.

Ce n’est pas là, ce n’est pas dans les séances des Cours d’assises qu’on étudie les mœurs d’un pays. étudiez-les dans les récits des négociants, des officiers de marine, des fonctionnaires publics européens qui ont visité les colonies ; ils vous diront tous que les Créoles sont généreux, hospitaliers, pleins de douceur el de bonté pour leurs esclaves; que toutes les rigueurs de l’ancienne législation ont disparu. Que loin d’abuser de leur autorité* ils usent rarement des armes que les lois leur ont données pour la maintenir.

Écoutez les témoignages publics que leur donne le représentant de la métropole près la colonie à laquelle appartient M. Douillard-Mahaudière ;

Il connaît les colons, il a vécu longtemps au milieu d’eux, et sans partager toutes leurs idées, il sait du moins leur rendre justice.

Lisez le discours que M. Jubelin, gouverneur de la Guadeloupe, a prononcé, le 5 janvier dernier, lors de la clôture du conseil colonial :

« En ce qui touche des matières qui intéressent plus profondément les destinées du pays (la question d’émancipation des esclaves), les communications qui vous ont été faites et les documents placés sous vos yeux avaient nettement fixé l’état de la question. L’initiative prise par le gouvernement est d’ailleurs un fait dont personne ne peut méconnaître la signification et la portée. Je désire que les résolutions du Conseil répondent aux exigences de la situation; mais en respectant vos convictions, je persévère dans celles qui ont inspiré mes actes et mon langage.

À chacun son devoir ; le mien était de vous avertir ; je l’ai rempli.

Et mon dévouement à la cause coloniale est d’une date assez ancienne pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mes avertissements, ici comme ailleurs.

« Quoi qu’il en soit, je me plais à reconnaître que vos délibérations ont été généralement aussi calmes que leur objet était grave; d’un autre côté, l’ordre, la paix et le travail n’ont été troublés sur aucun point de la colonie. Votre retour au milieu de vos ateliers continuera à maintenir un état de choses qui honore le pays, et où se révèlent à la fois l’humanité des planteurs et le bien-être du reste de la population. »

Paris, 3 mars 1841.

JOLLIVET, Délégué de la Martinique.

(1) Les dépositions supprimées sont celles des témoins Lapierre, Fapin, Blancourt, Petit François, Adrienne, Marie-Thérèse, Annette, Madeleine, Andrèzc, veuve Théophile, Cherat Franville, Guéry et Michelon.

Adolphe Jollivet, Précis de l’affaire Douillard-Mahaudière, adressé à la Chambre des Députés, 1841.

 

Première image : Circulaire du préfet colonial de la Guadeloupe du 6 prairial an XI (26 mai 1803) pris en application de l’arrêté consulaire de Bonaparte rétablissant l’esclavage à la Guadeloupe (16 juillet 1802).

Les juifs sont-ils une race ?

Oui, au sens du droit fédéral sur la discrimination raciale : Joshua Bonadona v. Louisiana College et al., 13 juillet 2018.

Joshua Bonadona, né d’un père catholique et d’une mère juive, se définit comme « juif caucasien ». Il fut élevé dans la tradition juive mais s’est converti au christianisme à l’université, ces années d’étude et de foi chrétienne notoire au Louisiana College, étant également celles d’une grande pratique du football américain. Quelques années plus tard, l’entraîneur de l’équipe du Louisiana College l’incite à faire acte de candidature à un poste d’entraîneur adjoint. Ce que Joshua Bonadona fit, mais sans succès puisque Rick Brewer, le président de Louisiana College écarta sa candidature parce qu’il se serait avisé de ce que Joshua Bonadona avait du « sang juif ». Joshua Bonadona engagea une action civile devant une juridiction fédérale contre le Louisiana College et Rick Brewer sur le fondement de la loi fédérale américaine qui réprime la discrimination dans l’embauche et dans l’emploi à raison de « la race, de la couleur, de la religion, du sexe, de l’origine nationale ». Son refus d’embauche, soutint-il, a constitué une discrimination à raison de la race au sens du Titre VII du Civil Rights Act de 1964. Il a renoncé à alléguer la discrimination à raison de l’origine nationale compte tenu de la jurisprudence des cours fédérales ayant constamment décidé que le fait d’être juif ne désignait pas « un pays d’origine de la personne ou de ses ancêtres ».

Le juge fédéral Mark L. Hornsby n’était convié à se prononcer que sur la recevabilité de l’assignation de Joshua Bonadona, suivant le protocole de procédure civile fédérale qui fait souvent trancher les questions de recevabilité préalablement et distinctement des questions de fond. Rick Brewer et le Louisiana College justifiaient leur motion de rejet pour irrecevabilité de l’assignation par cette idée que discriminer un individu au motif de son héritage ethnique juif n’était pas assimilable à une discrimination à raison de la race au sens du droit fédéral. Le juge fédéral Mark L. Hornsby rejette ce moyen, après avoir précisé que sa décision est circonscrite à l’interprétation de la législation fédérale relative à la discrimination à raison de la « race ».

Cette ambition, modeste en apparence, permet au juge de se tenir à distance des doctrines et idéologies associant pour les uns « l’identité juive » à la judéité (une nation, une ethnicité), pour les autres au judaïsme (une religion), pour certains autres, enfin, à l’ethnicité et à la religion. Ce qui importe en droit, soutient le juge Hornsby, c’est l’intention du législateur, qui s’exprime de prime abord à travers son refus de définir la « race » au sens du droit fédéral. Cette autolimitation n’a pas empêché la Cour suprême de tirer de l’intention du Congrès l’idée que le droit fédéral anti-discriminations compte les juifs et les personnes d’origine arabe dans le champ d’application des catégories de personnes protégées par différents textes destinés à lutter contre la discrimination à raison de la race dans différents contextes sociaux. Aussi, au sens de la loi fédérale relative à la lutte contre les discriminations dans l’emploi, le concept de race englobe nécessairement tout groupe de personnes dont le Congrès a voulu assurer la protection parce que, en raison de leurs ancêtres ou de leurs caractéristiques ethniques, ils ont été traités comme un groupe racial ou ethnique. Ce qui est le cas des juifs puisqu’ils ont fait l’objet en Amérique de discriminations en matière d’emploi, de lieux résidence et de logement, d’accès dans les universités, de sociabilités diverses, parce qu’ils étaient juifs et sans considération particulière de leurs croyances religieuses.

Le juge fédéral Mark L. Hornsby ne va pas au-delà de cette doctrine, sinon lui aurait-il fallu définir, par exemple, d’autres groupes susceptibles de se la voir appliquer. De la même manière qu’il lui aurait fallu dire de quelle race sont précisément les juifs, alors qu’il a voulu éviter les débats scientifiques, pseudo-scientifiques, sociopolitiques, politiques, ou bien sur la question de savoir si « les juifs » sont des Blancs, ou bien sur « l’identité juive ». Des débats vertigineux si l’on songe, notamment :  ̶  au fait que le concept nazi de « race aryenne » n’est pas équivalent des différentes définitions ayant existé en Europe ou aux Amériques de la catégorie lexicale ou légale de Blanc (depuis la référence religieuse à la chrétienté jusqu’à la référence morphobiologique à la « couleur ») ;  ̶  au fait qu’il existe des « juifs de couleur » sur tous les continents … ;  ̶  au fait que la réception légale et la perception sociale des juifs n’ont pas toujours été accordées aux États-Unis ;  ̶  au fait que la thèse du « gène juif » a ses érudits et encore plus, ses croyants.

La question à laquelle a répondu le juge Hornsby a été posée en des termes sensiblement équivalents au tribunal suprême fédéral du Brésil à propos de l’expression « crime de racisme » dans le droit fédéral brésilien à propos d’un accusé, écrivain et associé d’une maison d’édition, qui avait été condamné pour crime de discrimination contre les juifs, du fait de n’éditer, de ne distribuer et de ne vendre que des ouvrages antisémites.  Acquitté en première instance, la condamnation de l’accusé n’avait été possible qu’en vertu de la non-prescription du crime, sur la base de l’article 5, XLII, de la Constitution fédérale qui stipule que « la pratique du racisme constitue un crime non-cautionnable et imprescriptible, sujet à la peine de réclusion, aux termes de la loi. » L’accusé avait formé une demande d’habeas corpus, soutenant que le délit de discrimination contre les juifs n’a pas de connotation raciale, et en demandant que ce crime ne soit pas considéré imprescriptible et que l’extinction de la punissabilité soit reconnue en raison de la prescription de la prétention punitive de l’Etat.

La question de droit soulevée par l’affaire était donc de savoir « si les juifs sont ou non une race, aux fins de considérer le crime de discrimination auquel l’accusé a été condamné, comme délit de racisme ? ». Le 17 septembre 2003, l’Assemblée plénière du tribunal suprême fédéral, par majorité, a jugé que le racisme est avant tout une réalité sociale et politique sans aucune référence à la race, en tant que caractérisation physique ou biologique, et reflète, en vérité, un comportement reprochable qui découle de la conviction qu’il existe une hiérarchie entre les groupes humains suffisante pour justifier des actes de ségrégation, d’infériorisation et même d’élimination de personnes. En conséquence, l’Assemblée plénière du tribunal, à la majorité, rejeta la demande d’habeas corpus.

Affirmative action et taxinomie ethnoraciale

En réaction contre des générations de discrimination institutionnelle, les États fédérés et l’État fédéral ont développé des dispositifs d’affirmative action qui visent à faire en sorte que les entreprises appartenant à des minorités puissent concourir pour des contrats publics. Ralph Taylor, un habitant de Lynnwood qui a depuis longtemps été identifié comme Blanc, se prévaut de conclusions de tests ADN pour revendiquer le statut de minorité et prétendre à ce titre aux programmes d’affirmative action en matière entrepreneuriale.

Ralph Taylor soutient  que peu importe à quoi il ressemble. Ayant vécu la plus grande partie de sa vie en tant que Blanc, l’homme de 55 ans se considère maintenant comme étant multiracial en raison des résultats des tests d’ADN. Le propriétaire d’Orion Insurance Group à Lynnwood souhaite également que le Département américain des transports le reconnaisse comme appartenant à une minorité, afin qu’il puisse obtenir plus d’affaires dans son business de fourniture d’une assurance responsabilité aux entrepreneurs.

Taylor poursuit l’État de Washington et le gouvernement fédéral parce qu’il s’est vu refuser une certification d’entreprise minoritaire dans le cadre d’un programme créé il y a plus de deux décennies afin d’aider les propriétaires d’entreprises à la recherche de contrats dans le secteur des transports. Il n’a fourni aucune preuve de ce qu’il a souffert socialement ou économiquement à cause de la race.

Son affaire est en instance avec la 9e cour fédérale d’appel.

En 2010, Taylor a commencé à s’identifier comme multiracial après un test ADN généalogique, qui a établi qu’il était à 90% caucasien, 6% indien et à 4% d’Afrique subsaharienne. Il a demandé à obtenir la certification de l’État de Washington auprès de l’Office des entreprises minoritaires et féminines (OMWBE). Orion Insurance Group serait ainsi considérée comme une entreprise minoritaire. Sans avoir de critères définissant une minorité ou une ethnicité, l’OMWBE a approuvé Taylor. Mais cette même agence d’État, qui gère également la certification du département américain des transports, a décidé qu’il était de race blanche en vertu des procédures de ce programme et a rejeté sa demande.

Depuis lors, Taylor a entrepris d’engager une action judiciaire pour le moins inhabituelle et qui soulève des questions sur la manière dont les pouvoirs publics déterminent qui est et qui n’est pas une minorité. Devrait-il être important de savoir à quoi ressemble une personne ? Les personnes doivent-elles prouver qu’elles ont été victimes de discrimination ? Les tests ADN peuvent-ils prouver la race ou l’origine ethnique ? Et Taylor profite-t-il d’un programme en fondant son identité sur des résultats d’ADN que certains experts jugent peu fiables ?

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Blancs mais Noirs. Histoire d’une mascarade raciale (Interview au magazine « D’Ailleurs et d’Ici »).

Vous parlez à propos du passing d’une “migration raciale”. Celle-ci interroge tout autant une réalité contextuelle (une époque où, aux États-Unis notamment, la “race” et les relations “interraciales” sont légiférées) qu’un imaginaire qui définirait la race…

J’emprunte l’expression “migration raciale” à Daniel Sharfstein, qui est professeur de droit et d’histoire à Vanderbilt et qui a signé en 2011 un livre remarqué sur la trajectoire de trois familles passées de Noirs à Blancs. Daniel Sharfstein lui-même donne à cette expression un autre sens que celui ayant consisté à désigner ainsi la migration de près de 5 millions de Noirs du Sud vers les grandes villes du Nord entre 1910 et 1970, aussi bien d’ailleurs pour des raisons proprement économiques que pour des raisons tenant aux politiques et aux pratiques raciales.

Le passing est d’abord l’histoire d’une mascarade raciale dans laquelle le droit n’a pas eu moins d’importance que les représentations sociales. Il donne à voir empiriquement ce qu’il faut entendre par “construction sociale de la race” puisque des individus “en apparence” Blancs pouvaient être Noirs au regard de la loi, étant précisé que ce clivage Blancs/Noirs a eu dès le départ aux États-Unis une extrême polarisation. Cette question de l’apparence d’être Noir ou d’être Blanc féconda un nombre considérable de fantasmagories. Des chasseurs d’esclaves fugitifs pouvaient ainsi revendiquer devant les tribunaux une expertise particulière pour détecter les “faux Blancs”. Nombre de Blancs du Sud, qui se flattaient de mieux connaître que ceux du Nord les Noirs, leurs nuances de couleur et leur psyché supposée, ne se targuaient d’ailleurs pas moins de savoir reconnaître un “faux Blanc” au premier coup d’œil. Cette prétention était néanmoins vaine, comme le raconte Mark Twain en 1894 dans son brillant et drôle Pudd’nhead Wilson, et les “erreurs raciales” étaient monnaie courante devant les tribunaux aussi bien dans la vie quotidienne, notamment lorsque des Noirs étaient perçus à tort comme Blancs par leurs interlocuteurs. On a par exemple le témoignage d’une Noire habituée à être traitée comme une Blanche par des commerçants de sa ville avant que ceux-ci ne s’avisent de leur méprise le jour où elle s’est présentée en magasin accompagnée de son enfant noir. Ces commerçants la servaient, pas parce qu’ils n’étaient pas racistes, mais parce qu’ils ne voyaient pas qu’elle avait une ascendance noire.

Un imaginaire d’ailleurs très élastique… Dans certains États, être noir se définit par avoir 1/8ème de “sang noir”, dans d’autres par 1/4 ! Ce qui amène à des imbroglios juridiques assez hallucinants…

L’histoire politique, légale et administrative de la taxinomie raciale fédérale est connue. Cette taxinomie (science de la classification des êtres vivants) ne servait d’ailleurs pas seulement au recensement fédéral mais aussi à des discriminations raciales instituées par l’État fédéral, notamment en matière d’accès aux emplois fédéraux. C’est cependant au niveau des États, spécialement dans le Sud, qu’une véritable industrie légale de la qualification raciale a existé aux États-Unis. Elle était d’abord le fait des législatures des États. C’est peu de dire qu’on ne pouvait pas faire mieux comme arbitraires légaux, puisque, en effet, la définition légale des Blancs et des Noirs, comme d’ailleurs celle des Indiens, variait d’un État à un autre. Mieux, la plupart des États du Sud ont eu des définitions successives. Ce qu’il y avait malgré tout de commun à ces législations était l’obsession de la pureté raciale des Blancs, selon les mots mêmes des promoteurs de ces lois, et le risque d’une corruption de cette pureté par une simple “goutte de sang noir”. Aussi ces législations sont-elles désignées, malgré leurs grandes différences entre les États et dans le temps, par l’expression “One-drop rule”.

Assez logiquement, cette question de la qualification raciale fut au centre d’innombrables procès civils, commerciaux ou pénaux devant les juridictions des États fédérés. Certains justiciables Blancs pouvaient ainsi justifier leur demande de divorce par le fait qu’ils s’étaient avisés de ce qu’ils avaient épousé un “faux Blanc”. Et les juges et les jurys de devoir décider préalablement si au regard de la loi de l’Etat, l’ascendance raciale de la personne assignée en justice faisait d’elle un Blanc ou un Noir. Les juges et les jurys ne le faisaient pas moins lorsqu’une personne poursuivie pour avoir violé les lois interdisant les unions interraciales se prévalait de ce qu’elle était légalement un Blanc et non un Noir. Pour parler comme les juristes de nos jours, l’identification de la race par la justice fut un contentieux de masse” dans les États.

Pour être destinées à préserver la pureté ou l’intégrité raciale des Blancs, ces taxinomies raciales étaient systématiquement assorties d’autres législations prohibant et réprimant pénalement un certain type d’unions interraciales définies précisément en fonction des critères légaux de la race. Ici aussi, le Sud radicalise après la guerre de Sécession le principe des lois prohibitives des unions interraciales, les Miscegenation Laws, spécialement entre femmes blanches et hommes noirs. Au-delà du tableau synoptique et historique de ces lois que j’ai cru devoir esquisser, ce qui me semble important à relever après d’autres auteurs est que toutes ces législations expriment tout à la fois une idéologie sexuelle, avec à la fois une sexualisation de la race et une racialisation du sexe, et une anxiété sexuelle des suprémacistes Blancs.

Votre livre révèle des destinées tout à fait stupéfiantes…

Ces histoires sont innombrables, aussi n’en ai-je donné qu’un aperçu à travers une vingtaine de portraits photographiques. On n’y pense pas mais Thomas Jefferson est associé au passing. Jefferson, qui posséda jusqu’à 200 esclaves, a eu 4 enfants avec son esclave noire Sally Hemings. L’un de ces enfants, que personne ne pouvait soupçonner d’avoir du sang noir, décida d’émigrer vers le Wisconsin, d’y vivre en tant que Blanc, au milieu des Blancs, loin de ses frères et sœurs qui, eux, ont continué d’avoir des attaches dans la communauté noire. Eston Hemmings était passé Blanc et devenu Eston Hemings Jefferson.

Écrivains, employés ou salariés, décideurs publics, entrepreneurs, ce sont des centaines de milliers d’Américains ayant du sang noir qui ont fait la même chose qu’Eston Hemings Jefferson jusque dans les années 1950.

La surface sociale de ces histoires individuelles ne fut pas sans conséquences politiques. Les Blancs du Sud en ont toujours été apeurés, tant il est vrai que la découverte d’un “faux Blanc” dans la famille valait opprobre, déshonneur, nécessité de quitter l’État. Ce risque était conjuré par ceux des riches sudistes qui installaient au Nord les enfants qu’ils avaient eus avec leurs esclaves ou domestiques noires. À la fin du XIXe siècle, le fait du “passage” à Blanc de centaines de milliers de Noirs fut une angoisse particulière dans le Sud. Cette peur des “Noirs invisibles”, et plus encore la peur du risque de leur démultiplication à la faveur d’unions interraciales formellement licites, fut proprement une panique raciale en Virginie au début du XXe siècle, puisque les autorités décidèrent alors d’affermir leurs définitions légales des Noirs et des Blancs et de mettre sur pied un système bureaucratique de traçage racial de toutes les personnes nées dans l’État.

Le passing représente une manière d’échapper à une terrible condition (déterminée par l’esclavage et/ou la ségrégation) mais pas seulement, dites-vous ?

Les raisons de passer étaient de différents ordres. Il pouvait s’agir de fuir l’esclavage et de leurrer les chasseurs d’esclaves fugitifs. Il pouvait encore s’agir d’accéder à des établissements scolaires, à des transports, à des commerces, à des hôtels, à des plages réservés aux Blancs. Dans ces deux cas, le passing était ponctuel en ce sens que l’on n’était Blanc que le temps de sa “performance”. Le risque principal encouru était ou bien d’être découvert par les chasseurs d’esclaves fugitifs au temps de l’esclavage, ou bien celui de poursuites pour fraude raciale.

Il n’y avait de migration raciale à travers le passing que chez ceux qui décidaient de vivre définitivement en tant que Blancs, dans des sociabilités réservées aux Blancs, et d’épouser des hommes ou des femmes blancs. Les uns coupaient résolument les ponts avec les Noirs, d’autres menaient deux existences raciales radicalement séparées l’une de l’autre. C’est peu de dire que ce sont ces cas-là qui s’accompagnaient de névroses identitaires et d’une attention de tous les instants à ne pas donner le moindre indice ou exciter le moindre soupçon sur son ascendance noire. On a cependant aussi de nombreux cas dans lesquels le passing est un secret résolument gardé par le couple lui-même, que ce soit seulement l’un des deux époux qui ait commis un passing, ou les deux.

Tous les Noirs en situation de passer grâce à leur apparence ne le faisaient cependant pas, pour tout un ensemble de raisons explicitées dans le livre. Ces Noirs volontaires ont-ils été plus nombreux que les Noirs invisibles ? Cela est difficile à trancher. En tout cas les célèbres Noirs volontaires cités dans le livre n’ont pu l’être que parce qu’à travers des journaux intimes ou des interviews, ils ont exposé les raisons de leur choix.

Qu’est-ce que le “reverse passing“ ?

Le “reverse passing” ou le passing inversé” désigne en principe le fait pour un Blanc ou pour une personne perçue comme blanche de se définir socialement comme Noir. Cette pratique, qui est sans commune mesure avec le passing, est déjà vérifiée au XIXe siècle et au début du XXe siècle. L’historien suédois Gunnar Myrdal, dans son célèbre ouvrage sur les Noirs aux États-Unis, fait ainsi état de Blancs devenus Noirs parce qu’ils étaient intéressés à faire partie d’associations, d’orchestres ou d’entreprises noirs. Il ne fait pas moins état d’orphelins blancs élevés par des parents noirs et ayant choisi de revendiquer l’appartenance raciale de leurs parents adoptifs, ainsi que les cas d’épouses blanches de Noirs qui se désignaient comme Noires parce que cela les immunisait contre les législations prohibitives ou les préventions sociales dirigées contre les mariages mixtes.

Au-delà des cas célèbres que je rapporte, comme celui du musicien et compositeur Johnny Otis, j’ai jugé utile d’en parler parce que cette pratique est troublante aux yeux de beaucoup. Elle consiste au fond pour les auteurs d’un “passing inversé à renoncer aux avantages attachés au fait social d’être Blanc, soit ce qu’il est convenu d’appeler la whiteness.

Le “reverse passing” soulève un autre problème dans la période contemporaine. En effet, puisque l’un des principes des taxonimies ethnoraciales contemporaines est que chacun y désigne souverainement son appartenance ou ses appartenances, la question se pose de savoir s’il est légitime d’accuser de fraude raciale le Blanc qui passe Noir parce qu’il pense pouvoir accéder en tant que Noir à des positions sociales plus avantageuses ou à des dispositifs d’Affirmative action. Ce fut le cas des frères Malone, deux Blancs qui, dans les années 1970, après avoir échoué au concours de recrutement des sapeurs-pompiers de Boston, se représentèrent audit concours mais en se définissant comme Noirs. Ils furent admis. Pendant plusieurs années après leur recrutement, ils apparurent et se définirent comme Blancs aux yeux de leurs collègues. L’affaire politique et judiciaire des Malone ne démarra qu’à la faveur de la découverte par leur hiérarchie, lors de l’étude de leur demande de promotion, de ce qu’ils avaient coché la case raciale Noir lors de leur recrutement.

Le scandale le plus contemporain de “reverse passing” est celui de Rachel Dolezal en 2015. L’affaire Dolezal n’aurait pas fait l’objet d’une médiatisation planétaire et d’un documentaire de Netflix si elle n’avait pas été perçue par beaucoup comme une fraude raciale. Rachel Dolezal était née de parents Blancs mais durant de longues années, elle fut Noire aux yeux de tous à la faveur de trois facteurs au moins. Un facteur physique d’abord puisqu’elle se faisait constamment faire des cheveux bouclés qui lui donnaient l’apparence d’être une métisse avec une ascendance noire. Un facteur de psychologie sociale ensuite, cette sorte de persistance rétilienne de la “One-drop rule” qui fait assimiler aux Noirs les métis ayant une ascendance noire. Un facteur culturel enfin, la connaissance par Rachel Dolezal de l’histoire politique, sociale et culturelle des Noirs aux États-Unis.

Ces trois facteurs réunis ouvrirent à Rachel Dolezal l’accès à un poste d’universitaire spécialisée dans les études afroaméricaines ainsi qu’à la présidence de la section locale de Spokane, dans l’État de Washington, de la célèbre association de défense des droits des Noirs, la NAACP. La différence entre Rachel Dolezal et les frères Malone est qu’elle dit se sentir Noire et affirme le droit pour tout individu de revendiquer une identité raciale autre que celle à laquelle elle est ou semble assignée par la société. Cette question de la transracialité, du mot transracialism, n’est pas née aux États-Unis avec Rachel Dolezal qui l’a seulement rendu visible en dehors de certains cercles intellectuels.

Le passing a abondamment nourri la littérature et le cinéma américain. Est-ce parce qu’il renvoie à une thématique à la fois fascinante (la migration identitaire) et aussi effrayante (le racisme, la ségrégation) ?

Absolument. La migration raciale et son cortège de dissimulations systématiques de toute ascendance noire, avec son cortège de névroses identitaires. Mais aussi avec des questions venant de soi-même ou des autres sur la loyauté à l’égard de ceux dont on partage l’ascendance raciale. C’est ce par quoi il est fascinant, la migration raciale, que le passing est également une grande farce américaine. Or, cette dimension a rarement été comprise en France dans les réceptions des œuvres américaines, celles-ci étant simplement vues comme des œuvres sur le racisme.

Cinq films américains sont principalement identifiés au passing. Imitation of Life, dont la version de 1939 fut suivie par une seconde version signée en 1959 par Douglas Sirk. En 1949, Lost Boundaries d’Alfred L. Werker et Pinky d’Elia Kazan se disputent ce thème. Et en 1951, c’est au tour de Show Boat de George Sidney. Quant au nombre d’œuvres littéraires américaines mettant en scène le passing, il est vertigineux. Celle à laquelle j’ai accordé une importance particulière est le roman Passing de Nella Larsen, une Noire, ou plutôt une métisse, ayant participé de laHarlem Renaissance. C’est un roman remarquable parce qu’il revisite l’archétype littéraire américain du mulatre tragique sans le pathos habituel des romans de la biracialité de la fin du XIXe siècle.

DR René Lefèbvre.

Le sujet du Passing ne met-il pas à mal un courant d’idées qui veut nier la question de la race tout autant qu’un autre qui voudrait la voir partout ?

Vous désignez l’opposition entre l’universalisme et le différentialisme, pour parler le langage de la philosophie politique. Ce sont en réalité deux manières de penser l’égalité des droits. Les tenants de l’universalisme considèrent que l’application effective de l’égalité des droits suppose que l’État soit aveugle aux différences en tous genres, notamment aux différences raciales. Les tenants du différentialisme pensent exactement le contraire et font valoir qu’un État aveugle aux différences s’interdit par ce fait même d’assurer l’application effective de l’égalité des droits.

La question initiale que soulève en France l’universalisme est celle de savoir s’il est un fait historique ou un nouvel idéal républicain. Dans un précédent livre, L’Identité française et la loi, j’ai répondu qu’il s’agissait plutôt d’un nouvel idéal républicain formé dans les années 1980. Il suffit de garder à l’esprit que le droit colonial, qui court jusqu’au début des années 1960, était constitutivement discriminatoire à raison de l’appartenance ethnoraciale. Il suffit encore de garder à l’esprit que la République s’est accommodée et s’accommode toujours des classifications et des hiérarchisations raciales de fait dans les Antilles.

La promotion contemporaine de l’universalisme n’a cependant pas été sans équivoques. Alors que le Conseil constitutionnel revendiquait en la matière une certaine cohérence idéologique à travers son rejet de l’idée d’un peuple corse“, des statistiques ethniques, des quotas par sexe aux élections politiques, et de la parité, il a été contredit par le pouvoir constituant lorsque celui-ci a introduit la parité en politique ou dans d’autres activités sociales. Il a ainsi fait d’une différence, celle tenant au genre, le critère d’une politique proactive. En dehors du projet avorté de Nicolas Sarkozy d’instituer en France des discriminations positives“, l’État exclut constamment la possibilité de faire avec l’ethnicité ou la race ce qu’il a fait avec les femmes pour la politique et d’autres activités sociales.

Les références faites aux États-Unis dans le débat français sont-elles pertinentes ?

J’ai tendance à croire qu’elles ne le sont pas de part et d’autre des camps en présence. S’il est vrai qu’il est dit aux États-Unis que pour lutter contre la discrimination raciale il faut prendre la race au sérieux, la portée de cette prise en compte n’est pas bien comprise chez nous. L’on a tendance à croire en France qu’au-delà du droit américain réprimant la discrimination raciale, le critère de la race imprègne considérablement les lois américaines. Rien n’est plus inexact. Ce critère est principalement circonscrit aux programmes d’affirmative action concernant l’admission dans celles des universités qui les pratiquent. Les lois n’obligent pas les universités à pratiquer l’affirmative action, les pouvoirs publics ne les incitant que par des avantages financiers et fiscaux auxquels certaines universités préfèrent renoncer. Au demeurant, il n’est pas impossible qu’à court ou à moyen terme l’affirmative action disparaisse aux États-Unis, puisqu’elle n’a jamais été autant contestée et qu’en 1978 la Cour suprême avait dit qu’elle n’acceptait cette politique que pour autant qu’elle était vouée à être temporaire.

Ce qui caractérise plus sûrement les États-Unis, c’est que l’attention à la race y est universelle, au point de paraître obsessionnelle à des universalistes européens. Deux considérations dictent cette attention.

Il y a d’une part l’idée que la demande de reconnaissance des minorités, ici des minorités ethnoraciales, a besoin d’être satisfaite dans la mesure où, pour parler comme le philosophe canadien Charles Taylor, cette reconnaissance leur est utile afin de lutter contre l’image négative d’elles-mêmes qui peut être engendrée précisément par l’altérité. Les États-Unis ont dans cette mesure une préséance dans la figuration et la distinction publique des Noirs, spécialement dans les activités associées à la visibilité telles que le cinéma, la télévision, les professions du spectacle. Il est vrai aussi que les élites politiques, culturelles et entrepreneuriales noires y sont bien plus anciennes, déjà à la faveur de l’existence d’universités noires et de très grands journaux dirigés par des Noirs dès la deuxième moitié du XIXe siècle.

L’attention américaine à la race doit en second lieu à l’idée que l’abolition formelle de l’État racial ne signifie pas que la société elle-même, pour tout dire le groupe racial majoritaire et dominant, est devenue aveugle à la différence raciale. Il faut donc prendre la mesure de cette texture racialiste, et l’étudier. D’où l’importance des travaux de sciences humaines et sociales sur la race aux États-Unis, qui sont d’autant moins à confondre avec les postcolonial studies que les Afro-Américains partagent les idéaux, constitutionnels ou crypto-religieux, de l’Amérique. Loin, très loin des idéaux panafricanistes qui, de toutes façons n’y ont jamais eu qu’une influence marginale à travers, par exemple, W.E.B. Du Bois ou Marcus Garvey.

Ces travaux sur la race, quand ils ne sont pas purement spéculatifs, peuvent apporter aux politiques publiques. C’est le cas par exemple des travaux de psychologie sociale des stéréotypes et des préjugés. Ces travaux ont mis en évidence la dimension performative des stéréotypes, le fait que les stéréotypes, pour parler comme Olivier Klein et Sabine Pohl, peuvent induire des actions automatiques dues à l’image que nous avons inconsciemment d’autrui. Bien que cela semble encore incompréhensible à beaucoup, on peut ne pas être raciste et ne pas être non plus aveugle à la différence, et prendre des décisions corrompues par un biais racial. En France, on a un peu tendance dans le débat public à considérer que c’est tout ou rien. Or, les travaux de psychologie sociale des stéréotypes et des préjugés relatifs à la race sont importants par exemple dans les politiques publiques ou les actions des associations et des avocats destinées à réduire, à défaut de les annihiler, les biais raciaux dans les décisions de justice et dans les décisions policières. Est-ce que ces questions subtiles de psychologie sociale sont parfaitement réductibles aux concepts un peu théologiques de racisme d’État, de racisme structurel ou degroupes racisés ? Rien n’est moins sûr.