Philosophie politique, morale et juridique. Bentham (1)

Outre une étude sur les fictions dans l’oeuvre de Jeremy Bentham(2), l’on dispose depuis 1995 d’une nouvelle édition du grand oeuvre du philosophe Élie Halévy (3) et d’une traduction du Fragment sur le gouvernement de Bentham (4). À quoi il faut ajouter la publication en 1995 d’un numéro très remarqué de la Revue du mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales(5) qui, sous le titre Qu’est-ce que l’utilitarisme ? Une énigme dans l’histoire des idées, se proposait « non seulement [de] rendre compte du débat qui se noue aujourd’hui en France, après un siècle d’oubli, sur la signification de l’utilitarisme, mais aussi d’y prendre position et, dans une certaine mesure, de trancher »(6). De même peut-on relever la publication plus récente d’un certain nombre de traductions et de recherches sur Bentham ou ses héritiers(7) en attendant la parution de deux références importantes que sont :  Introduction to the Principles of Morals and Legislation de Bentham et The Methods of Ethics d’Henry Sidgwick.

La relative indifférence dont l’utilitarisme a quelque peu souffert en France était pour le moins singulière, rapportée au fait qu’il s’agit de la doctrine qui, «statistiquement [est] la plus discutée dans le monde anglo-saxon de toutes les théories morales » (8). Cette centralité de l’utilitarisme est elle-même liée à la présence quasi universelle des thèses utilitaristes dans les différents champs de la connaissance sociale. En effet, l’utilitarisme ne se décline pas seulement dans l’économie politique classique (9) et néo-classique (10), notamment lorsque celle-ci justifie le libre-échange ou exalte la main invisible et la division du travail. Il se décline par ailleurs de très nombreuses manières dans la réflexion juridique, et en particulier à travers la mise en cause de «l’envahissement » du jeu social par des règles de « droit public » promues sous le couvert de notions telles que le « service public », les « nationalisations », la « sécurité sociale » (11). Pour être fécondes en débats juridiques potentiels, certaines autres déclinaisons de l’utilitarisme sont cependant moins connues. Ainsi, en matière sociologique par exemple, les théories relatives aux choix rationnels de l’électeur y ont largement puisé. De même, les travaux du prix Nobel d’économie (1992) Gary Stanley Becker et de l’École de Chicago tendant à mettre en évidence la dimension utilitaire de nombre de comportements humains (le choix du conjoint, la décision de divorce, le choix du mode d’éducation des enfants, la rationalité des choix criminels, etc.) ne sont pas étrangers à l’utilitarisme (12). De manière plus remarquable encore, la relecture de Darwin par le sociobiologiste anglais Richard Dawkins et sa «théorie du gène égoïste » (13) avec les conséquences que cette théorie peut avoir en matière biologique ou médicale ne se comprennent guère indépendamment du ressort utilitariste des analyses de Dawkins. Autrement dit, l’on ne soupçonne pas le nombre de valeurs (le bonheur, l’altruisme, la solidarité, etc.) ou de débats juridico-politiques contemporains (l’avortement, l’euthanasie, la prostitution, les stupéfiants, la sécurité, le port d’armes, les polices privées, la prétention de l’État à protéger l’individu contre le mauvais usage de sa liberté, etc.) pour lesquels il existe un ou plusieurs points de vue utilitaristes (14). Encore ne saurait-il y avoir de compréhension des débats autour de la théorie de la justice de John Rawls sans retour à l’utilitarisme, puisque, en effet, Rawls ne désigne rien moins que l’utilitarisme comme le repoussoir de sa propre réflexion (15) .

Si donc la centralité de l’utilitarisme dans les morales dites conséquentialistes est une raison de s’intéresser à ce courant de pensée et de suivre le débat qu’il suscite en France, force est cependant de constater que cette entreprise est rendue quelque peu ardue par la multiplicité et la complexité des questions pertinentes autour de l’utilitarisme (16). Entre autres questions pertinentes sur le moment benthamien, il est loisible de s’attacher principalement à celles se rapportant, d’une part, à la définition même de l’utilitarisme et à sa généalogie, d’autre part, à la philosophie morale utilitariste telle qu’elle se décline chez Bentham. Ainsi, en supposant qu’une réflexion sur le lien politique dans l’utilitarisme benthamien engage à y rechercher, d’une part, le fondement de l’autorité, de l’allégeance, en un mot du pouvoir, et d’autre part, la vocation et les limites de ce pouvoir, alors l’originalité de Bentham n’est-elle pas dans son rejet de différentes définitions de ce lien en vogue au XVIIIe siècle. Ce en quoi Bentham semble se distinguer, c’est par le fait qu’en retenant le principe d’utilité comme étant le fondement de l’obéissance et la limite du pouvoir et du droit, il arrive à surmonter la dissonance apparente entre l’atomisme social caractéristique de sa doctrine et l’idée même d’un lien politique.

 

I.   Questions de définition et de généalogie

Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande donnait à considérer la notion d’utilitarisme comme désignant principalement « toute doctrine qui fait de l’utile (…) le principe de toutes les valeurs, dans l’ordre de la connaissance comme dans celui de l’action » (17) .

« Spécialement », écrivait-il encore, l’utilitarisme est « la doctrine morale et politique de Bentham et de John Stuart Mill, telle qu’elle est exposée notamment dans son « Utilirianism » (1863) (18) : « The creed which accepts as the foundation of morals utility, or the greatest happiness principle, holds that actions are right in proportion as they tend to promote happiness, wrong as they tend to produce the revers of happiness. By happiness is intended pleasure and the absence of pain ; by unhappiness, pain and the privation of pleasure » (19) » (20) .

La définition d’André Lalande présente l’inconvénient de ne retenir de l’utilitarisme que ce que l’on a appelé sa proposition normative (21) – qui veut que puissent « être qualifiées de justes et vertueuses les actions qui contribuent à accroître le bonheur de tous ou du « plus grand nombre » » (22) – et non sa proposition positive qui postule pour sa part que « les hommes tendent à rechercher le plaisir et à éviter la douleur et qu’ils calculent leurs actions en vue d’arriver à cette fin » (23). Cette ambivalence de l’utilitarisme se vérifie d’ailleurs à la lecture de Bentham lorsque celui-ci écrit que « le bonheur public doit être l’objet du législateur : l’utilité générale doit être le principe du raisonnement en législation. Connaître le bien de la communauté dont les intérêts sont en question, voilà ce qui constitue la science ; trouver les moyens de la réaliser, voilà ce qui constitue l’art » (24) .

La définition de l’utilitarisme proposée par André Lalande laisse par ailleurs apparaître les difficultés qui s’attachent à l’établissement d’une généalogie de l’utilitarisme puisqu’il est pour le moins singulier de constater que Lalande y établit une continuité entre Bentham et John Stuart Mill, alors que cette continuité est loin d’être communément admise (25). Aussi est-ce avec une certaine circonspection qu’il faut recevoir aussi bien la filiation entre Hume, Helvétius et Bentham d’une part (que Bentham a cependant lui-même revendiquée, s’agissant en tout cas d’Helvétius) et, d’autre part, cette affirmation de John Stuart Mill selon laquelle il y aurait quelque « ignorance de l’histoire de la philosophie, si l’on oubliait qu’à travers tous les âges de la philosophie, une des écoles a été utilitaire, bien avant Épicure », mais qu’il était « certain que le grand penseur anglais, qui a fait de la doctrine de l’utilité la grande force réformatrice de la législation et de la jurisprudence [il s’agit de Bentham], a pris dans Helvétius l’idée de l’utilité générale comme base de la morale » (26) .

II. L’arithmétique morale de Bentham

C’est moins dans la première publication de l’intéressé – le Fragment sur le gouvernement paru en 1776 (27) – que dans son Introduction aux principes de morale et de législation (écrite en 1780 mais parue seulement en 1789 (28 ) que le projet de Bentham est exposé en des termes quasi définitifs. « La nature », écrit-il, « a placé l’humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la peine et le plaisir. C’est à eux seuls de montrer ce que nous devons faire, aussi bien que ce que nous ferons. La distinction du juste et de l’injuste, d’une part, et, d’autre part, l’enchaînement des causes et des effets, sont attachés à leur trône. Le principe d’utilité constate cette sujétion, et la prend pour fondement du système dont l’objet est d’élever l’édifice de la félicité par la main de la raison et de la loi. Par le principe de l’utilité, on entend le principe qui approuve ou désapprouve une action quelconque, selon la tendance qu’elle paraît avoir à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie intéressée ; ou, ce qui revient au même, à favoriser ou à contrarier ce bonheur. Je dis : d’une action quelconque, et par suite, non seulement de tous les actes d’un particulier, mais de toute mesure gouvernementale » (29) .

Cette déclinaison par Bentham de sa doctrine appelle quelques observations. En premier lieu, s’il est vrai que Bentham parle dans ses premiers textes du principe de l’utilité, l’on trouve plus tardivement chez lui une référence au principe du plus grand nombre et au principe de la plus grande félicité (30).

Il ne semble cependant pas qu’il faille voir dans cette substitution de termes autre chose qu’une commodité didactique, une sorte de « nouveau baptême » (31), une manière pour Bentham de « mieux [mettre] en relief les idées de plaisir et de douleur » (32) de la doctrine utilitaire, celle-ci ne continuant pas moins d’être dominée par le calcul de l’utilité mesurée en termes de plaisir et douleur (33). D’autre part, et comme l’a fait remarquer Élie Halévy, dans la perspective de Bentham, la morale et la législation ne sont guère différenciées, la seconde étant à ses yeux « une branche particulière » (34) de la première. « La morale et la législation », écrit Élie Halévy, « ont même principe, même méthode (…). Ou bien donc l’homme dont je me propose de diriger les actions, ce sera moi-même ; alors la morale sera l’art du gouvernement de soi, ou la morale privée. Ou bien les hommes dont je dirigerai les actions seront des hommes autres que moi-même. S’ils ne sont pas adultes, l’art de les gouverner s’appelle l’éducation, elle-même privée ou publique. S’ils sont adultes, l’art de diriger leurs actions en vue de produire le plus grand bonheur au plus grand nombre relève soit de la législation, si les actes du gouvernement sont de nature permanente, soit de l’administration, s’ils sont de nature temporaire, s’ils sont commandés par les circonstances » (35) .

Or aux yeux de Bentham, il n’y a précisément pas de contradiction dans le fait pour l’utilitarisme de se vouloir une doctrine morale et la prétention rationaliste dont il voulait faire le soubassement de sa réflexion. Cette prétention rationaliste se vérifie de deux manières. Elle demande d’abord à Bentham d’établir l’unité de son principe ; il le fait négativement par l’exclusion de tout « ce qui n’est pas lui », et ce rejet vise aussi bien le principe de l’ascétisme que le principe arbitraire (« principe de sympathie ou d’antipathie »). Le principe d’ascétisme, écrit-il, « comme le principe de l’utilité, apprécie les actions humaines, selon la tendance qu’elles paraissent avoir à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie intéressée ; mais qui, à l’inverse du même principe, approuve les actions dans la mesure où elles tendent à diminuer son bonheur, les désapprouve dans la mesure où elles tendent à l’augmenter » (36). Cependant, « quelque mérite qu’un homme ait pu croire qu’il y avait à se rendre malheureux, il ne semble pas qu’il soit jamais venu à l’esprit de personne qu’il peut y avoir mérite, encore moins obligation, à rendre les hommes malheureux ; cependant, il apparaîtrait que si une certaine quantité de malheur était une chose si désirable, peu importerait qu’elle fût imposée par un homme à soi-même, ou par un homme à un autre homme » (37). Autrement dit, c’est parce que le principe d’ascétisme ne paraît pas à Bentham « susceptible d’universalisation » (38) qu’il se refuse à le considérer comme le fondement éventuel d’une « science du gouvernement ». Quant au principe arbitraire, il désigne chez Bentham (39), « tous les principes, à l’exclusion du principe ascétique que les philosophes ont successivement proposé pour fonder la morale » (40) , soit : la raison, qui n’est pour Bentham, que « l’obligation de viser au plus grand bonheur du plus grand nombre » (41) ; le droit, dans lequel Bentham voit ce qui est conforme à l’utilité ; ou les lois naturelles, qui ne sont encore à ses yeux que des « prescriptions ou « dictées » de l’utilité.

Positivement, la prétention rationaliste de Bentham se réalise dans sa recherche des « procédés d’une arithmétique morale, par laquelle on puisse arriver à des résultats uniformes » (42) . « Les fins que le législateur a eu en vue », commente Élie Halévy, « ce sont le plaisir et l’absence de peine : il faut donc qu’il en connaisse la valeur. Les instruments qu’il doit employer à produire ces fins, ce sont encore les plaisirs et les peines ; les quatre sanctions que Bentham énumère, politique, morale, religieuse et physique, se ramènent toutes à la dernière, consistent toutes dans l’espérance de certains plaisirs, dans la crainte de certaines peines, dont il importe, à ce point de vue encore, qu’il connaisse la valeur. Donc la science de la législation suppose, pour condition première, qu’une comparaison quantitative des plaisirs soit possible» (43 ).

Entre autres questions que soulève la fameuse arithmétique morale de Bentham, il y a précisément celle de savoir si de ce que le benthamisme est une morale du bonheur, il faut y voir un hédonisme. Dans le sens d’une réponse négative, Georges Burdeau faisait valoir que pour Bentham, « ce bonheur que l’homme poursuit en suivant son intérêt, il l’achète avec du travail, avec de la peine. Par là, la traditionnelle valeur puritaine de l’effort se trouve réintégrée au sein d’une doc trine qui, de prime abord, semblait l’exclure. Le bonheur », poursuivait Burdeau, « c’est l’héritage de Voltaire et d’Helvétius, mais le bonheur par la sueur, l’abstinence et le zèle, c’est _ quoique vidé de toute signification religieuse – l’héritage évangélique » (44). Or aux yeux de Bentham, rien n’était plus étranger à son principe que l’ascétisme des stoïciens ou celui des jansénistes qui reposaient tous deux sur une conception erronée de l’utilité. « On a reconnu de bonne heure », écrit-il, « que l’attrait des plaisirs pouvait être séducteur dans certaines circonstances, c’est-à-dire porter à des actes pernicieux, à des actes dont le bien n’était pas équivalent au mal. Défendre ces plaisirs en considération de ces mauvais effets, c’est l’objet de la saine morale et des bonnes lois ; mais les ascétiques ont fait une méprise, ils se sont attaqués au plaisir lui-même, ils l’ont condamné en général, ils en ont fait l’objet d’une prohibition universelle, le signe d’une nature réprouvée, et ce n’est que par égard pour la faiblesse humaine qu’ils ont eu l’indulgence d’accorder des exemptions particulières » (45 ).

III. Les repoussoirs de Bentham

Que ce soit dans le premier chapitre du Fragment sur le gouvernement (46) que Bentham ait donné la charge contre le contractualisme est somme toute logique. Son texte n’est en fait rien moins qu’une réfutation des Commentaries on the Laws of England de son ancien maître d’Oxford, Blackstone, commentaires qui s’ouvrent précisément par une explication contractualiste du pouvoir. « En conversant avec les juristes », ironise Bentham, « je les ai trouvés entichés des vertus de leur contrat originel qu’ils considèrent comme un expédient d’une efficacité souveraine pour concilier la nécessité de résister occasionnellement avec le devoir général de soumission. On m’administra cette potion de leur cru pour calmer mes scrupules. Mais mon estomac inaccoutumé se révolta contre leur sédatif. Je les priais de me montrer la page d’histoire où l’on relatait l’événement solennel de cet important contrat. Ils se récusèrent à ce défi et en furent réduits, quand ils y furent contraints, à ce que notre auteur [il s’agit de Blackstone] a fait : à avouer que tout cela n’était que fiction. (…) » (47) .

Ce rejet du contractualisme est exprimé avec la même autorité dans l’introduction aux principes de morale et de législation : « Ce qu’il y a de commun dans ces trois systèmes si directement opposés », écrit Bentham, « c’est de commencer toute la théorie politique par une fiction ; car ces trois contrats sont également fictifs. Ils n’existent que dans l’imagination de leurs auteurs. Non seulement on n’en trouve aucune trace dans l’histoire mais elle fournit partout les preuves du contraire. Celui de Hobbes est un mensonge manifeste. Le despotisme a été partout le résultat de la violence et des fausses idées religieuses. S’il existe un peuple qui ait remis par un acte public l’autorité suprême à un chef, il n’est pas vrai que ce peuple ait exprimé qu’il se soumettait à toutes les volontés cruelles ou bizarres du souverain… Le contrat social de Rousseau n’a pas été jugé si sévèrement, parce que les hommes ne sont pas difficiles sur la logique d’un système qui établit tout ce qu’ils aiment le mieux, la liberté et l’égalité. Mais où s’est formée cette convention universelle ? Quelles en sont les clauses ? Dans quelle langue a-t-elle été rédigée ? Pourquoi a-t-elle toujours été ignorée ? Est-ce en sortant des forêts, en renonçant à la vie sauvage qu’ils ont eu ces grandes idées de morale et de politique, sur lesquelles on fait porter cette convention primitive ? Le contrat de Locke est plus précieux, parce qu’en effet il y a des monarchies dans lesquelles le souverain prend quelques engagements à son avènement au trône et reçoit des conditions de la part de la nation qu’il va gouverner. Cependant ce contrat est encore une fiction. L’essence d’un contrat est dans le consentement libre des parties intéressées. Il suppose que tous les objets de l’engagement sont spécifiques et connus. Or, si le prince est libre, à son avènement, d’accepter ou de refuser, le peuple l’est-il également ? Quelques acclamations vagues sont-elles un acte de consentement individuel et universel ? Ce contrat peut-il lier cette multitude d’individus, qui n’en n’ont jamais entendu parler, qui n’ont pas été appelés à le sanctionner, et qui n’auraient pas pu refuser leur consentement sans exposer leur fortune et leur vie ? _ D’ailleurs, dans la plupart des monarchies, ce contrat prétendu n’a pas même cette faible apparence de réalité. On n’aperçoit pas l’ombre d’un engagement entre les souverains et les peuples » (48).

Ainsi apparaît-il d’abord qu’au-delà de Blackstone et de son contractualisme, ce sont toutes les variantes du contractualisme qui auront fait l’objet d’un rejet de la part de Bentham, avec cette précision qu’il est communément admis que Bentham n’a pas initié cette condamnation 49. Surtout, et comme l’écrit Jean-Pierre Cléro, « ce qui intéresse Bentham, c’est que, sans le vouloir, puis qu’ils ne croient pas à leur réalité, les auteurs qui se servent du contrat social sont obligés de recourir à la préhistoire de l’état de nature et au moment initial de la société civile. Telle est la fiction : les auteurs qui s’en servent savent qu’ils ont recours à quelque chose de faux ou d’irréel, mais ils ne peuvent s’empêcher d’y recourir. Ils sont constamment en porte-à- faux (…). La victoire de la fiction tient à ce que les auteurs du contrat social sont contraints au discours projectif qu’ils nient par ailleurs. Sans doute Hume et Bentham ont-ils beau jeu de montrer qu’il n’y a eu ni événement du contrat social, ni état de nature à proprement parler ; mais leur critique est supérieure en ce qu’elle manifeste que les auteurs du contrat sont pris au piège de la temporalisation, alors même qu’ils la récusent » (50) .

Plus encore que le contractualisme, ce sont toutes les fictions politiques que refuse Bentham, d’où son autre rejet du jusnaturalisme et de l’idéologie des droits de l’homme (51), lequel s’est notamment exprimé dans une célèbre lettre adressée à Brissot : « Je regrette, écrit Bentham, que vous ayez entrepris de publier une Déclaration des Droits. C’est une oeuvre métaphysique _ le nec plus ultra de la métaphysique. Cela peut avoir été un mal nécessaire, ce n’en est pas moins un mal. La science politique n’est pas assez avancée pour qu’une telle déclaration soit possible. Quels que soient les articles, je me porte garant qu’ils peuvent être classés sous trois chefs : 1) inintelligibles ; 2) faux ; 3) à la fois l’un et l’autre. Vous ne pourrez jamais faire une loi contre laquelle on ne puisse alléguer que, par elle, vous avez abrogé la Déclaration des droits ; et l’allégation sera irréfutable » (52).

Le substrat de cette condamnation par Bentham des droits de l’homme est au fond qu’à ses yeux, « il est inconcevable d’invoquer des droits antérieurs à l’établissement d’un gouvernement, des droits susceptibles de contredire les droits positifs, légaux (c’est-à-dire les facultés d’action dûment définies et sanctionnées, dans une société politique donnée, par la volonté du législateur suprême). Nul ne saurait avoir de droit qu’en fonction de l’utilité sociale ; nul droit n’existe qui ne puisse être aboli légitimement si cette abolition sert la société ; personne ne peut revendiquer un droit en vertu de sa seule qualité d’homme, indépendamment de la loi positive » (53) .

IV.    L’individualisme radical de Bentham

Puisque l’utilité est, comme le dit Bentham, « ce principe qui approuve ou désapprouve toute action d’après sa tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur de la personne dont l’intérêt est en question », que chacun est guidé par la recherche de son utilité, c’est-à-dire de son bonheur et de son plaisir, chacun est donc juge de son utilité. « Chacun se constitue juge de son utilité », écrit Bentham, « cela est et cela doit être : autrement l’homme ne serait pas un agent raisonnable : celui qui n’est pas juge de ce qui lui convient est moins qu’un enfant, c’est un idiot. L’obligation qui enchaîne les hommes à leurs engagements n’est autre chose que le sentiment d’un intérêt d’une classe supérieure qui l’emporte sur un intérêt subordonné » (54) .

Le moment où cet individualisme de Bentham (55) semble se révéler incommunicable avec un lien politique c’est lorsque Bentham le pousse jusqu’à nier l’existence en tant que telle de la société. « Son réalisme », écrit encore François Rangeon, « le porte à considérer que seuls les individus ont une existence physique, matérielle. La « société » lui paraît être une abstraction qui suppose l’existence d’une réalité qui dépasserait et dominerait les individus » (56). Loin de nier que les individus entretiennent entre eux des relations, Bentham ne voit dans ces rapports qu’une somme de rapports individuels. Et de ce que la société n’existe pas en tant que telle, l’on ne saurait donc postuler qu’il y a un intérêt social, tout au plus existe-t-il un intérêt commun, soit le plus grand bonheur du plus grand nombre, qui paraît s’accomplir dans la somme éventuellement pondérée des utilités individuelles. Et viendrait-on à objecter à Bentham que des intérêts particuliers peuvent faire obstacle à l’accomplissement de cet intérêt commun qu’il répondrait que cette hypothèse n’a que peu de chances de se réaliser en raison de l’identité naturelle des intérêts individuels et de l’intérêt du plus grand nombre.

« La société est tellement constituée qu’en travaillant à notre bonheur particulier, nous travaillons pour le bonheur général. On ne peut augmenter ses propres moyens de jouissance sans augmenter ceux d’autrui. L’harmonie naturelle des intérêts », écrit-il encore, « en permettant à chacun de contribuer au bien général tout en poursuivant son intérêt propre, facilite la conciliation entre le bonheur particulier et l’utilité générale » (57). Autrement dit, Bentham établit une corrélation entre le bonheur particulier et la constatation par chacun du bonheur des autres. « La vertu sociale est le sacrifice qu’un homme fait de son propre plaisir pour obtenir, en servant l’intérêt d’autrui, une plus grande source de plaisir pour lui-même » (58). L’avantage de cette thèse de l’identité naturelle des intérêts est de permettre à Bentham de faire apparaître sa doctrine comme étant pour le moins éloignée d’une morale de l’égoïsme (59). En toute hypothèse, il fallait encore à Bentham s’interroger sur l’existence d’obstacles éventuels à cette identité spontanée des intérêts. Admettant que ces obstacles existent _ soit, pour reprendre le commentaire de Jean-Jacques Chevallier, la « mauvaise éducation » et la « nature dépravée » – Bentham dira alors que ce sont seulement et précisément ces obstacles qui déterminent aussi bien l’existence que les limites de l’action du pouvoir et du droit.

V.    L’utilité : fondement et limite du pouvoir ou du droit

L’on imaginerait plutôt mal, en effet, que des données aussi immédiatement observables que l’autorité, l’obéissance à l’autorité puissent avoir été niées par une doctrine se voulant réaliste. Or la possibilité même du pouvoir semble en contradiction avec la souveraineté de l’individu dans la définition de son utilité. C’est dans le but de dépasser cette contradiction qu’ayant admis l’idée du pouvoir, du gouvernement, Bentham posera le principe d’utilité comme étant à la fois le fondement de ce pouvoir et la fin de son action. « Le véritable bien politique », écrit-il, « est dans l’immense intérêt des hommes à maintenir un gouvernement. Sans gouvernement point de sûreté, point de propriété, point d’industrie. C’est là qu’il faut chercher la base et la raison de tous les gouvernements, quels que soient leur origine et leur forme ; c’est en les comparant avec leur but qu’on peut raisonner solidement sur leurs obligations sans avoir recours à de prétendus contrats, qui ne peuvent servir qu’à faire naître des disputes interminables » (60). Plus précisément, Bentham pose que le pouvoir naît de la nécessité de « maintenir artificiellement l’identité des intérêts individuels avec l’intérêt du plus grand nombre, là où [elle] ne s’opère pas spontanément ». Aussi le fondement du pouvoir se confond-il chez Bentham avec son but. Par suite, le gouvernement est tenu de faire en sorte que le bonheur privé d’un homme soit garanti par des lois satisfaisant au plus grand bonheur du plus grand nombre. « Son intervention ne peut aller au-delà de ce qui est nécessaire pour pallier les obstacles qu’une mauvaise éducation ou une nature dépravée opposent à l’identité spontanée des intérêts » (61) .

Ce maintien artificiel de l’identité des intérêts, le législateur l’accomplira pour l’essentiel par le moyen de sanctions politiques encore appelées sanctions légales, que Bentham définit comme étant « les peines ou les plaisirs qu’on peut éprouver de la part des magistrats », ces sanctions politiques ou légales ne se confondant pas plus avec les sanctions physiques ou naturelles qu’avec les sanctions morales ou populaires (celle de l’opinion publique ou de l’église). Ainsi peut-on mesurer l’importance chez Bentham de la théorie des sanctions, celles-ci étant elles-mêmes entendues au sens de « peines ou plaisirs attachés à l’observation d’une loi ». Et, à la question de savoir si ces sanctions ne sont pas susceptibles d’être prises en méconnaissance du principe de l’utilité, Bentham répond par l’affirmative. De même que l’opprobre qui rejaillit sur l’ensemble de la famille d’une personne coupable d’une peine infamante est une erreur de la sanction populaire, soutient-il, de même y a-t-il erreur de la sanction politique à pénaliser nécessairement l’usure.

« L’usure, qui », écrit Bentham, « si on doit la considérer comme un délit commis avec consentement, c’est-à-dire avec l’accord de la partie censée en pâtir, ne peut trouver place dans le catalogue des délits, sauf dans les cas où l’accord ne serait pas libre ou serait obtenu frauduleusement. Celui-ci est un cas d’escroquerie ; celui-là un cas d’extorsion » (62).

Une énième question que soulève la doctrine de Bentham est de savoir si l’utilitarisme conçoit le droit de résistance à l’oppression comme pouvant être une sanction de la méconnaissance par la sanction politique du principe d’utilité. Sur la foi de la connaissance de la condamnation par Bentham des déclarations des droits de l’homme et de l’assimilation du droit de résistance à l’oppression à un sophisme anarchique, l’on est enclin à répondre spontanément par la négative à cette interrogation. Or en posant que les hommes « obéissent aussi longtemps que les méfaits probables de l’obéissance sont moindres que les méfaits probables de la résistance » (63), voire qu’« en prenant le corps tout entier, il est de son devoir d’obéir aussi longtemps que c’est son intérêt et pas davantage » (64), Bentham semble admettre une sorte de droit à la désobéissance dont le fondement est encore l’utilité. Mais si l’intérêt des gouvernés est d’obéir aussi longtemps que le gouvernement agit dans le sens d’accroître leur bonheur, et si, de ce fait, une résistance de leur part est pour Bentham contraire à leur intérêt, « la logique du même principe dictait », fait observer Jean-Jacques Chevallier, « (…) une réserve sérieuse [de la part de Bentham évidemment] : elle n’était déraisonnable, cette résistance, qu’aussi longtemps que ses maux probables (en considérant la communauté en général) apparaissaient aux sujets, conformément au meilleur calcul dont ils fussent capables, pires que les maux probables de l’obéissance ; et comme nul signe n’existait, perceptible à tous, qui leur permît de reconnaître, à un moment donné que ces maux-ci l’emporteraient, il revenait par suite à chaque individu en particulier de déterminer sa propre conviction intérieure d’un « excédent d’utilité du côté de la résistance ». Admirons, commente encore Jean-Jacques Chevallier, cette arithmétique politique en si parfaite symétrie avec l’arithmétique morale qui fait le fond du benthamisme ; apprécions cette substitution d’un raisonnement qui se veut scientifique à l’indémontrable notion métaphysique de respect des promesses incluses en un contrat initial purement imaginaire » (65) .

*

(1) Paris, 8 février 2022. Tous droits réservés.

(2) Christian Laval, Jeremy Bentham. Le pouvoir des fictions, P.U.F., 1994.

(3) La formation du radicalisme philosophique, P.U.F., collection «Philosophie morale». Les trois volumes de cet essai ont d’abord paru en 1901 et 1903. Pour une analyse critique de la lecture de Bentham par Élie Halévy, v. de Francisco Vergara, « Une critique d’Élie Halévy : réfutation d’une importante déformation de la philosophie britannique », Philosophy (Journal of the Royal Institute of philosophy), janvier 1998.

(4) Jeremy Bentham, Fragment sur le gouvernement suivi de Manuel des sophismes politiques (préf. Jean-Pierre Cléro), Bruylant-L.G.D.J.,

(5) Revue du Mauss (Éditions La Découverte). Ce titre est évidemment une référence au fondateur de l’ethnologie française et à l’auteur du célèbre Essai sur le don (Marcel Mauss, 1873-1950).

(6) Alain Caillé, Présentation de la Revue du Mauss, no 6, 1995, 10.

(7) V. notamment : Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Textes choisis et présentés par Cathérine Audard, P.U.F., 1999 ; Jeremy Bentham, Garanties contre l’abus de pouvoir et autres écrits sur la liberté politique, P.E.N.S. éd., 2001 ; Jean-Pierre Cléro, Le vocabulaire de Bentham, Ellipses, coll. Marketing, 2002 ; Guillaume Tusseau, Jeremy Bentham et le droit constitutionnel. Une approche de l’utilitarisme juridique, L’Harmattan, Logiques politiques, 2001.

(8) René Sève, in Dictionnaire de philosophie politique (sous la direction de Stéphane Rials et Philippe Raynaud), U.F., 1997, p. 711.

(9) A. Smith, D. Ricardo, B. Say, J. St. Mill.

(10) Que ce soit chez des «marginalistes» tels que Walras, V. Pareto, A. Marshall, W. Stanley Jevons, C. Menger ou chez des «néo-libéraux» tels que Hayek, M. Friedman, A. Laffer, voire chez des «libertariens» tels que J. Buchanan, D. Nozick, D. Friedman.

(11) Cf. notamment F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, P.U.F., coll. Quadrige, 1995, T. 1, p. 161.

(12) notamment : Essays in the economics of crime and punishment, New York, N.B.E.R., Columbia University Press, 1974 ; The economic approach of human behavior, Chicago, University of Chicago Press, 1976.

(13) Dawkins soutient en substance que la compétition darwinienne se vérifie au niveau des gènes qui, pour assurer leur propre survie, peuvent le cas échéant sacrifier les organismes qui les Cf. Richard Dawkins, Le gène égoïste, O. Jacob, 1996.

(14) V. à ce propos le troisième volume de l’Anthologie historique et critique de l’utilitarisme de Catherine Audard (Thèmes et débats sur l’utilitarisme contemporain), U.F., 1999.

(15) John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987, 49.

(16) Au surplus, de ce que les grands textes de Bentham ou bien ne sont guère traduits en langue française ou bien font l’objet de traductions contestées, l’accès à sa pensée et l’interprétation de celle-ci ne s’en trouvent pas facilités. Sur cette question, voir les observations d’Élie Halévy in La formation du radicalisme philosophiqueop. cit., T. 1, p. 326.

(17) André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, P.U.F., 1960, p. 1177.

(18) John Stuart Mill, L’utilitarisme, essai sur Bentham, P.U.F., coll. Quadrige, 1988.

(19) «La doctrine qui prend pour fondement de la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, soutient que les actions sont bonnes dans la mesure où elles tendent à augmenter le bonheur, mauvaises en tant qu’elles tendent à en produire le contraire. Par bonheur on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par son contraire, la douleur et l’absence de plaisir» (traduction donnée par André Lalande, op. cit., p. 1177, note 1).

(20) André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 1177.

(21) Alain Caillé, op. cit., p. 5.

(22) Ibid.

(23) Ibid. C’est pour vouloir prendre en considération ces deux propositions qu’Alain Caillé suggère de désigner comme utilitaristes, «les doctrines qui, affirmant que la recherche du bonheur constitue la grande affaire des hommes et que celui-ci est susceptible d’être obtenu à la suite d’un calcul rationnel parce que les éléments qui le composent _ les plaisirs, l’absence de peine, les intérêts, les utilités, les préférences, etc., sont réputés intrinsèquement calculables _ se retrouvent tiraillés entre ces deux propositions» (p. 4).

(24) Introduction aux principes de morale et de législation, chapitre premier. Sur cette ambivalence de l’utilitarisme, v. encore de Luc Marie Nodier, Définition de l’utilitarisme, Revue du Mauss, no 6, 1995, 19-20.

(25) Alain Caillé, cit., p. 8-9. Sur la généalogie des utilitarismes, voir l’article de René Sève, in Dictionnaire de philosophie politique, op. cit., 711 et s.

(26) Cité par Sophie Raffalovich, in Bentham, 1888, p. XVII.

(27) Le principe d’utilité n’y est pas moins posé comme alternative au contractualisme de De même la préface de Bentham à son Fragment sur le gouvernement contenait-elle déjà cette idée que «c’est le plus grand bonheur du plus grand nombre qui est la mesure du juste et de l’injuste».

(28) Entre-temps, Bentham a publié Défense de l’usure (1787), Essai sur la représentation (1788). Viendront plus tard le Book of fallacies (1824) ou le Constitutional Code (écrit en 1823 mais publié en 1830).

(29) Introduction aux principes de morale et de législation, chapitre premier (dans la traduction donnée par Élie Halévy, op. cit., T. 2, p. 37).

(30) Note de juillet 1822 au premier chapitre de l’Introduction aux principes de morale et de législation. Sur ce point, voir les notes de Jean-Pierre Cléro, in Fragment sur le gouvernement, op. cit., p. 128-129.

(31) Luc Marie Nodier, cit., p. 17.

(32) Jean-Jacques Chevallier, Histoire de la pensée politique, Payot et Rivages, 1993, 794.

(33) Ibid.

(34) Élie Halévy, op. cit., T. 2, p. 37.

(35) Ibid.

(36) Introduction aux principes de morale et de législation (chapitre II).

(37) Ibid.

(38) Élie Halévy, op. cit., p. 39.

(39) «Ce principe consiste à approuver ou à blâmer par sentiment, sans admettre aucune autre raison de ce jugement que le jugement même. J’aime, je hais, voilà le pivot sur lequel porte ce Une action est jugée bonne ou mauvaise, non parce qu’elle est conforme ou contraire à l’intérêt de ceux dont il s’agit, mais qu’elle plaît et déplaît à celui qui juge. Il prononce souverainement : il n’admet aucun appel ; il ne se croit pas obligé de justifier son sentiment par quelque considération relative au bien de la société» (Introduction aux principes de morale et de législation, chap. III, trad. S. Raffalovich).

(40) Élie Halévy, op. cit,, p. 40.

(41) Ibid.

(42) Introduction aux principes de morale et de législation, I, trad. S. Raffalovich.

(43) Élie Halévy, op. cit., p. 41. De cette savante arithmétique, v. le résumé donné par Élie Halévy, op. cit., T. 1, p. 41-42. L’on trouvera le texte d’un manuscrit de Bentham se rapportant à ce calcul des plaisirs et des peines en appendice du même ouvrage d’Élie Halévy (p. 301-309).

(44) Georges Burdeau, Traité de science politique, VI, L.G.D.J., 1987, p. 176.

(45) Introduction aux principes de morale et de législation, I, trad. S. Raffalovich.

(46) Fragment sur le gouvernement, op. cit., p. 111. Le Fragment sur le gouvernement n’est jamais qu’un passage d’un commentaire plus dense (A comment on the commentaries) fait par Bentham de la pensée de Blackstone.

(47) Fragment sur le gouvernement, op. cit., p. 122, note 2.

(48) Introduction aux principes de morale et de législation, traduction Sophie Raffalovich, 64-65.

(49) Sur l’antériorité de Hume, de celui-ci, La morale. Traité de la nature humaine III (G.F., Flammarion, 1993) et les observations données par Philippe Saltel dans son introduction.

(50) Jean-Pierre Cléro, op. cit., 31.

(51) Sur cette question, El Shakankiri, « J. Bentham : critique des droits de l’homme », Archives de Philosophie du droit, 1964, p. 129 et s. et de Bentham lui-même ses Sophismes anarchiques ; ou examen des déclarations des droits publics pendant la Révolution française (1795).

(52) Texte cité par Élie Halévy, cit., T. 2, p. 29.

(53) Jean-Jacques Chevallier, Histoire de la pensée politique, Payot et Rivages, 1993, p. 797.

(54) Jean-Jacques Chevallier, « Le pouvoir et l’idée d’utilité chez les utilitaires anglais », in Le pouvoir, Annuaire de l’Institut international de philosophie politique, 1, 1956, p.125 et s.

(55) L’on fera observer que John Rawls a pu faire valoir que l’utilitarisme n’était pas un individualisme, «du moins pas quand on l’envisage à partir de l’enchaînement de pensée le plus naturel ; car, alors, traitant tous les systèmes de désir comme un seul, il applique à la société le principe de choix qui est valable pour un individu» (Théorie de la justice, op. cit., p. 155).

(56) François Rangeon, L’idéologie de l’intérêt général, Économica, 1986, 160.

(57) Introduction aux principes de morale et de législation, trad. S. Raffalovich, op. cit., p. 43. 58 – (58) Déontologie, fr., 1834, T. 1, p. 173.

(59) Sur cette critique, voir notamment Louis Reybaud, Étude sur les réformateurs ou socialistes modernes, 1843, 2, p. 193. Pour la réfutation de cette lecture du benthamisme et pour son assimilation à une morale de l’altruisme, v. de Jacob Viner, Bentham and J.S. Mill : The Utilitarian Background (1949) et The Long View and the Short (Glencoe, III., Free Press, 1958, p. 312-314 et 316-319) ; voir plus récemment de Francisco Vergara, Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme, Éd. La découverte, 1992.

(60) Introduction aux principes de morale et de législation, op. cit., p. 65.

(61) Ibid, p. 175-176.

(62) Introduction aux principes de morale et de législation, T. 1, chap. XVIII (tradution d’Élie Halévy, op. cit., T. 1, p. 256, note 84).

(63) Fragment sur le gouvernement, op. cit., p. 127.

(64) Ibid.

(65) Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p. 796-797.

L’état d’urgence sanitaire et la question des libertés.

L’état d’urgence sanitaire décidé dans de nombreux pays dont les Etats-Unis et la France en réponse à la pandémie du Covid-19 se prête à une importante littérature de juristes et de journalistes dirigée contre certains aspects de tel ou tel texte ou projet. Très souvent, il s’agit d’une critique authentiquement libérale sur la proportionnalité entre une restriction d’un droit ou d’une liberté et le but poursuivi, considération faite de ce que l’auteur de la critique estime qu’une solution moins intrusive dans les libertés et droits des personnes était envisageable ou que telle ou telle décision n’était pas nécessaire. Mais à cette critique se superpose une importante littérature critique de la « mise en cause des libertés ». En mettant de côté sa part de vulgate, cette critique peut être explicitement dirigée contre le principe même de l’état d’exception, comme cela est habituel par exemple chez Giorgio Agamben qui, afin de préserver la cohérence de sa théorie, ne pouvait pas ne pas minimiser la pandémie actuelle, ce qu’il a fait dans un article remarqué (« Coronavirus et état d’exception », Il Manifesto, 26 février 2020). Mais cette critique n’ose pas toujours expliciter son hostilité au principe même de l’état d’exception. Comment départir alors une vision libérale d’autres types de point de vue (libertaire, anarchiste, etc.) qui revendiquent la formule banalisée selon laquelle « la lutte contre le terrorisme ⁅ou contre le coronavirus⁆ ne doit pas affecter les libertés fondamentales » ? Tel est l’objet du texte ci-après paru en juin 2017.

 

L’état d’exception, la prérogative et l’Etat de droit

L’état d’urgence correspond à ce pouvoir d’agir discrétionnairement que Locke, dans le chapitre XIV de son Traité du Gouvernement civil, appelle la « prérogative » de l’exécutif. Le lexique juridique et politique contemporain qualifie plutôt souvent d’état d’exception des situations telles que l’état d’urgence. Quel en est le « paradigme », pour reprendre l’expression de Bernard Manin (1) ? En arrière-plan des constitutions qui institutionnalisent un ou plusieurs dispositifs d’exception, il y a toujours cette idée que certaines circonstances exceptionnelles peuvent justifier de déroger à la légalité ordinaire. Quelles sont ces circonstances ? Qui doit décider de ces dérogations ? Combien de temps doivent-elles durer ? Pourquoi l’état d’exception semble-t-il plus difficile à lever qu’à déclarer ? D’ailleurs, l’état d’exception n’est-il pas un « problème » seulement à l’intérieur des seuls régimes politiques démo-libéraux, puisque ceux-ci revendiquent un principe de limitation et de séparation des pouvoirs ainsi qu’un principe de garantie des droits de l’homme ? Enfin, s’agit-il plutôt de « suspension de l’ordre juridique » suivant le langage de Carl Schmitt, de dérogations à la Constitution comme le suggère l’expression usuelle « suspension de la Constitution », ou de dérogations à la légalité ordinaire comme le suggère le fait ou la possibilité d’un contrôle de la constitutionnalité des mesures d’exception ? Conscient de ce que la sophistication formelle et matérielle des ordres juridiques étatiques contemporains ne rend pas toujours aisée la détermination de ce à quoi l’on « déroge » en état d’exception, Bernard Manin parle de manière hésitante d’une « autorisation de s’écarter de normes supérieures, telles que celles souvent contenues dans la Constitution » (2). La compréhension par Bernard Manin du rapport dialectique entre les dispositifs d’exception et la Constitution, lorsque c’est elle qui les prévoit, est plus claire. Dans cette hypothèse, certes la Constitution autorise de « faire infraction aux droits individuels ». Toutefois, « simultanément […] les institutions d’exception limitent les écarts par rapport aux normes. C’est la raison pour laquelle ces institutions s’accordent avec le système normatif dont elles font partie : elles limitent, alors même qu’elles les autorisent, les actions publiques et des modes d’action publique considérés comme spécialement indésirables dans ce système. Si les institutions d’exception sont conformes à la Constitution, ce n’est pas simplement parce qu’elles sont inscrites dans son texte. Ni simplement parce qu’elles soumettent le pouvoir d’exception à des règles plutôt de le laisser à la discrétion des gouvernants. Elles s’accordent avec les valeurs essentielles de chaque système constitutionnel, parce qu’elles limitent les actions entrant en conflit avec ces valeurs essentielles » (3).

Ces questions sont à la fois classiques (4) et renouvelées par les événements (la guerre internationale n’est pas tout à fait comparable au 11 septembre 2001 qui lui-même n’est pas tout à fait comparable à des violences urbaines), par le contexte normatif (l’existence contemporaine de normes internationales et d’institutions internationales de contrôle, l’universalité contemporaine du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des décisions publiques, etc.), par la surface sociale contemporaine des médias, par l’« élargissement » de l’opinion publique (du fait de la veille exercée par des organisations non gouvernementales, de l’importance du « journalisme d’investigation », de l’activité des lanceurs d’alerte, etc.).

De quoi l’exception est-elle le nom ? Le langage du droit est assez flottant en droit international ou européen : il s’agit de la « guerre » ou d’un « danger public menaçant la vie de la nation » selon l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’Homme ; il s’agit d’un « danger exceptionnel qui menace la vie de la nation » selon l’article 4 du pacte international sur les droits civils et politiques de l’ONU (1966) ; il s’agit de la « guerre », d’un « danger public » ou de « toute autre situation de crise qui menace l’indépendance ou la sécurité d’un Etat partie… » pour l’article 27 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

Le langage du droit interne des Etats n’est pas plus confortable. Il y a d’abord le fait que différentes constitutions ne contiennent pas de dispositions susceptibles de caractériser ce qu’il est convenu d’appeler l’état d’exception (Belgique, Danemark, Japon, Luxembourg, Norvège, Suède…), ce qui initie souvent dans ces Etats des débats juridiques sur la question de savoir si, malgré tout, le pouvoir exécutif ne dispose pas de pouvoirs « implicites » ou « inhérents » de prendre des mesures dictées par la « nécessité ». Il y a également le fait que celles des constitutions qui contiennent des dispositions susceptibles de caractériser ce qu’il est convenu d’appeler l’état d’exception le font de manière très variable. Ainsi, certaines de ces constitutions peuvent ne concevoir qu’un seul dispositif d’exception lorsque d’autres en distinguent plusieurs. D’autre part, celles des constitutions qui ne prévoient qu’un seul dispositif d’exception peuvent le réserver à une seule situation (la guerre par exemple) ou à plusieurs situations de crise (la guerre et d’autres situations de crise). En troisième lieu, celles des constitutions qui distinguent plusieurs dispositifs d’exception ne le font pas de la même manière : par exemple, la distinction espagnole entre l’« état d’alerte », l’« état d’urgence » et l’« état de siège » ne correspond pas à la distinction hongroise entre l’« état de siège », l’« état d’urgence » et l’« état de danger public » qui ne correspond pas pour sa part à la distinction allemande entre l’« état de défense », l’« état de tension », l’« état d’exception interne ». Enfin, les constitutions des Etats définissent de manière variable l’autorité compétente pour déclencher l’état d’exception, la procédure de ce déclenchement, les pouvoirs d’exception, les contrôles applicables aux mesures d’exception.

De fait, « les lois et les pratiques nationales sont très différentes quant aux aspects institutionnels du problème » (5). Dans ces conditions, il vaut mieux s’interdire d’alléguer l’existence « d’enseignements du droit comparé » et convenir simplement de l’existence de principes communs aux Etats de droit s’agissant du statut des institutions démocratiques et du statut des libertés et des droits fondamentaux en période d’exception.

Le premier aspect – le statut des institutions démocratiques pendant l’état d’exception – concerne la triple permanence du droit à des élections libres, des institutions représentatives et de la subordination des institutions militaires aux autorités politiques représentatives (dans l’hypothèse où les forces militaires sont sollicitées). Seule une impossibilité matérielle d’organiser les élections politiques est supposée justifier leur report et seule une impossibilité matérielle devrait justifier que les représentants ne puissent se réunir et le Gouvernement leur rendre compte de son action. On ne trouve en revanche pas dans la littérature disponible de justification à une dérogation ou à une suspension formelle de la subordination des institutions militaires aux autorités politiques représentatives.

Le deuxième aspect – le statut des libertés et des droits fondamentaux en période d’exception – est formellement circonscrit par le principe de proportionnalité, par le principe des « droits indérogeables » et par le principe de justiciabilité des décisions prises au titre de l’exception par le pouvoir exécutif.

Le principe de proportionnalité des restrictions à la crise ou au danger à conjurer est, en effet, communément jugé fondamental. L’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme (6) stipule ainsi que les mesures prises par un Etat au titre de l’état d’exception et dérogeant aux obligations prévues par la Convention, doivent être décidées « dans la stricte mesure où la situation l’exige ». La proportionnalité exigée n’est pas seulement matérielle (le contenu des mesures), elle est également temporelle et désigne la nécessité pour les pouvoirs publics de respecter le caractère temporaire de l’état d’exception : « l’état d’urgence restant un « état de crise », avait fait remarquer le Conseil d’Etat, [ses] renouvellements ne devront pas se succéder indéfiniment. Si la menace qui est à l’origine de l’état d’urgence devient permanente, c’est alors à des instruments de lutte permanents qu’il faudra recourir en leur donnant, si besoin est, un fondement constitutionnel durable » (7).

Le principe des « droits indérogeables », autrement dit des droits auxquels des restrictions ne peuvent être apportées pendant un état d’exception est également admis par la communauté des Etats de droit et les grands instruments internationaux relatifs à la protection des libertés et des droits fondamentaux (le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants, le droit de ne pas être tenu en esclavage ni en servitude, et le principe de la non-rétroactivité des lois pénales). Ces principes étaient déjà disponibles lorsque la France a pratiqué la torture et des traitements inhumains ou dégradants en Algérie dans les années 1950 ou lorsque des agences fédérales de sécurité ou des institutions militaires américaines ont pratiqué sur des prisonniers de la torture et des traitements inhumains et dégradants dans le cadre de la politique de lutte contre le terrorisme définie par le président George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001. « Comment ces choses-là ont-elles été possibles dans un Etat de droit ? », se demande-t-on souvent. La fondation Constitution Project − une organisation non partisane de défense des valeurs de la Constitution américaine − a proposé à cet égard une explication entre l’anthropologie et la sociologie. Dans l’imposant rapport (16 avril 2013) qu’elle a présenté sur la question de la torture et des traitements cruels inhumains ou dégradants infligés aux prisonniers par des agences fédérales de sécurité ou des institutions militaires américaines après le 11 septembre, elle écrit : « Notre rapport repose, en partie, sur la croyance que toutes les sociétés se comportent différemment sous le stress ; à ces moments-là, elles peuvent même prendre des décisions qui sont en conflit avec leurs caractéristiques et leurs valeurs fondamentales. L’histoire américaine déjà connu de tels épisodes, comme l’internement des Américains d’origine japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui pouvait avoir largement été accepté à l’époque, mais qui des années plus tard est éclairé d’une lumière particulièrement sombre. Ce qui pouvait avoir été généralement considéré comme un comportement compréhensible et justifiable peut, plus tard, devenir l’objet d’un regret historique. Les membres du groupe de travail croient qu’un examen aussi minutieux que possible de ce qui est arrivé pendant cette période de menace très sérieuse renforce la nation et nous équipe pour mieux faire face à d’autres crises susceptibles d’advenir. Avancer sans avoir fait un tel examen affaiblit notre prétention d’être l’Etat de droit par excellence ».

Le principe de justiciabilité, soit l’intervention a posteriori du juge pour statuer sur la régularité des mesures prises au titre de l’état d’exception, est nécessairement lié au principe de la proportionnalité, l’exercice du contrôle de proportionnalité devant relever d’un « tiers pouvoir ». Il peut arriver que les juges soient obligés de faire admettre le principe de justiciabilité au pouvoir exécutif dans des cas où celui-ci veut voir analyser ses décisions comme étant des « questions politiques » (des « actes de gouvernement », dans le lexique français) échappant au contrôle du juge. En France, en 1962, le Conseil d’Etat imposa au Général De Gaulle son propre contrôle de celles des décisions du président de la République prises en application de l’article 16 de la Constitution et qui ne relevaient pas du domaine de la loi au sens de l’article 34 de la Constitution. Il arrive surtout que les juges ne soient pas à leur aise pour statuer sur la validité des motifs d’une mesure d’exception ou sur sa proportionnalité au but poursuivi.

Les discussions entre juristes sur la « proportionnalité matérielle » sont déjà si épiques en période ordinaire (8) qu’on imagine la difficulté que peuvent éprouver les juges à dire en période d’état d’exception que des mesures restrictives des libertés et des droits fondamentaux ne sont pas proportionnées par rapport au but poursuivi. L’alternative qui leur est offerte est quelque peu ingrate : pratiquent-ils une autolimitation en ne censurant que celles des décisions du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif qui sont « absurdes », ils seront jugés complaisants ; invalident-ils des décisions jugées vitales par le pouvoir exécutif ou par le législateur, on leur reprochera une prétention démiurgique de savoir comment conjurer les risques et les menaces. La « proportionnalité temporelle » pose également des problèmes comparables aux juges ou aux législateurs lorsque ces derniers sont investis de l’aptitude légale de clore l’état d’exception ou même simplement de donner un avis sur l’opportunité de sa clôture : les juges et les législateurs se détermineraient-ils simplement à partir de ce que disent les médias, il leur serait fait grief d’être légers ou désinvoltes ; ils auraient accès avant leur décision aux informations protégées des institutions policières et des institutions de renseignement, il peut leur être fait grief d’être ou d’avoir été « manipulés » par ces institutions.

*

Pour citer ce texte : Pascal Mbongo, « L’état d’exception, la prérogative et l’Etat de droit », in P. Mbongo (dir.), L’état d’urgence. La prérogative et l’Etat de droit, Fondation Varenne, coll. Essais, 2017, p. 7-11.

Voir la Resolución 1/2020 Pandemia y Derechos Humanos en las Américas adoptée le 10 avril 2020 par la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme.

Post scriptum

Les réflexions qui précèdent saisissent l’état d’exception à partir de la dogmatique légalo-constitutionnelle et dans une approche « compréhensive » des décideurs et des institutions publics. Elles appellent une conclusion circonstanciée à chaque question. Mais l’on peut aller au-delà de cette approche et rechercher un ressort d’anthropologie politique à la vision libérale de l’état d’exception. Voici une hypothèse. Une approche libérale doit prendre au sérieux la peur collective provoquée par le(s) faits justificatif(s) de l’état d’exception. Dans cette perspective, l’on ne saurait disqualifier d’office cette peur en présupposant que l’idée même de la prendre en compte empêche d’avoir un point de vue libéral sur l’état d’exception ou en postulant qu’elle est nécessairement « exploitée » par les décideurs publics. Nombreux sont ainsi ceux qui, avant le 13 novembre 2015 ou en février-mars 2020, soutenaient que la menace invoquée par l’Etat était fictive. Or ce sont bien les attentats qui avaient rendu les rues de Paris étonnamment désertes les jours suivants et c’est le Coronavirus qui a conduit les électeurs à déserter les urnes pour le premier tour des élections municipales de 2020. C’est dire si la peur est le plus important des affects politiques, la conjuration des menaces étant la justification primaire du « pacte de sujétion » entre gouvernants et gouvernés.

Une considération de philosophie politique éclaire à son tour l’approche libérale de l’état d’exception. Cette approche prend en compte le fait que les menaces les plus graves pour un corps politique, tels le terrorisme ou une pandémie, ont une puissance de désarmement intellectuel des décideurs publics et des institutions publiques compétentes sans commune mesure avec les incertitudes induites par tous autres événements susceptibles de justifier des dispositifs d’exception : cette puissance n’est pas seulement imputable, s’agissant du terrorisme, à un « effet de surprise » et à la révélation par l’acte terroriste d’une « faille de sécurité » mais aussi au fait que nul ne sait ni ne peut savoir si et comment d’autres actes terroristes peuvent plus ou moins immédiatement survenir. De manière générale, lorsqu’un acte terroriste survient, les décideurs publics non seulement ne savent rien de ce qui peut encore se passer, mais en plus ils savent qu’ils ne savent pas tout de la menace immédiate ou médiate. Une ignorance comparable est vérifiable dans une pandémie comme celle en cours : les décideurs publics naviguent entre des « données acquises » de la science sur le virus, des données contemporaines mais susceptibles d’être révisées ou démenties, des inconnues scientifiques totales. Le constitutionnalisme libéral, tel que décrit dans le texte ci-haut, tient donc doublement compte de cette ignorance. D’une part, il en infère qu’une « prérogative » exceptionnellement plus grande doit être consentie aux décideurs publics. D’autre part, il circonscrit cette « prérogative » dans des dispositifs de contrôle et des Sunset clauses : afin d’endiguer la tentation des décideurs publics, poussée par le principe de leur responsabilité politique voire pénale, à surévaluer plus longtemps qu’il ne faudrait le fait justificatif de l’état d’exception ; surtout, et plus fondamentalement, parce que l’objectif (paradoxal) de l’état d’exception est de rétablir la légalité ordinaire.

Notes

(1) Bernard Manin, « Le paradigme de l’exception. L’État face au nouveau terrorisme », La Vie des idées, 15 décembre 2015 (en ligne sur : laviedesidees.fr).
(2) Ibid. C’est nous qui soulignons « souvent ».
(3) Bernard Manin, article précité.
(4) Voir la bibliographie dans : Marie Goupy, L’état d’exception ou l’impuissance autoritaire de l’Etat à l’époque du libéralisme, Paris, CNRS éditions, 2016 ; Marie-Laure Basilien-Gainche, « Etat d’exception », in Pascal Mbongo, François Hervouët et Carlo Santulli (dir.), Dictionnaire encyclopédique de l’Etat, Paris, Berger-Levrault, 2014, p. 358-363.
(5) Ergun Özbudun et M. Mehmet Turhan, Les pouvoirs d’exception, Rapport pour la Commission de Venise, coll. « Science et technique de la démocratie », n° 12, 1995, p. 22.
(6) Par lettre en date du 24 novembre 2015, la France a informé le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de sa décision de déroger à la Convention en application dudit article 15. Les prorogations de l’état d’urgence ont été pour leur part suivies de déclarations françaises au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe (25 février 2016 et 25 mai 2016) et relatives à l’invocation par la France de la « clause de sauvegarde » de l’article 15.
(7) Conseil d’Etat, Assemblée générale, avis du 11 décembre 2015 sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la nation.
(8) Voir notamment : P. Muzny, « Proportionnalité », in Dictionnaire encyclopédique de l’Etat (P. Mbongo, F. Hervouët, C. Santulli, dir.), Paris, Berger-Levrault, 2014, p. 740-750. M. Cohen-Eliya & I. Porat, Proportionality and Constitutional Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.

Le sacerdoce des serviteurs de l’Etat : le fonctionnaire et l’intérêt général

Lorsque la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 a fait de la vertu une qualité exigible des candidats aux « dignités, places et emplois publics », elle a par la même occasion voulu en faire une valeur exigible dans l’exercice des fonctions publiques.

L’Ancien Régime ne disposait d’ailleurs pas moins d’un droit de la moralité des agents publics, des incriminations pénales ou des récriminations simplement « éthiques » de la « déviance publique ». L’on gardera néanmoins à l’esprit que l’historiographie de l’état en France entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle insiste sur le fait que l’on n’est pas alors dans le cadre d’un fonctionnement bureaucratique, ni même pré-bureaucratique. Maryvonne Génaux résume à cet égard asse bien les travaux de Robert Descimon, Jean-Frédéric Schaub et Bernard Vincent lorsqu’elle écrit : « La logique du pouvoir y était domaniale. Le roi était seigneur justicier. Ses administrateurs, essentiellement des officiers dont il était le seigneur direct ou des commissaires immédiatement liés à sa personne politique, géraient le bien commun, dont l’entretien justifiait la puissance royale. Loin de préfigurer le fonctionnaire, ces hommes étaient des serviteurs publics dans la mesure où ils participaient à la mission divine confiée au prince »[1]. Pour autant, l’Ancien Régime ne s’accommodait déjà pas du « péculat », de la « prévarication », de la « malversation », de la « concussion », de la « collusion », de la « forfaiture », de la « corruption » et elle exaltait déjà la « probité », l’« intégrité », le « devoir », la « droiture ».

Avec la Révolution naît le serviteur de l’Etat tel qu’il est entendu de nos jours, une sorte d’auxiliaire de la « volonté générale » exprimée par la loi. Matrice du principe d’égal accès des citoyens des emplois publics[2] et du principe de séparation de l’Administration et du Politique[3], cette nouvelle conception justifie autrement les infractions pénales ou politico-administratives attachées à la manière de servir des agents publics.

Il n’est d’ailleurs plus question de « déviance publique » mais des « atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique », celles-ci étant une liste d’infractions définies par le Code pénal[4] : les « abus d’autorité dirigés contre l’administration » ; les « abus d’autorité commis contre les particuliers » tels que l’atteinte à la liberté individuelle commise par une personne exerçant une fonction publique, la discrimination commise par une personne exerçant une fonction publique ; l’atteinte à l’inviolabilité du domicile commise par une personne exerçant une fonction publique, l’atteinte au secret des correspondance commise par une personne exerçant une fonction publique ; ‒ les manquements au devoir de probité tels que la concussion, la corruption passive et du trafic d’influence commis par des personnes exerçant une fonction publique, la prise illégale d’intérêts ; les atteintes à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public ; la soustraction et le détournement de biens.

Ces infractions sont l’interface pénal des principes déontologiques de probité, de correction, de dignité et de préservation du crédit et du renom de l’institution dont les textes contemporains ne proposent pas de définition et qui sont mobilisés isolément ou cumulativement dans des procédures disciplinaires visant, par exemple, le fait de se prévaloir de sa qualité pour en tirer un avantage personnel, le fait d’utiliser à des fins étrangères à sa mission des informations dont l’agent a connaissance dans le cadre de ses fonctions, le fait d’accepter un avantage ou un présent directement ou indirectement lié à ses fonctions ou dont on peut imaginer qu’il est justifié par une décision prise ou par la perspective d’une décision à prendre, le fait d’accorder quelque avantage pour des raisons d’ordre privé, ou le conflit d’intérêts, ce dernier étant « une situation d’interférence entre une mission de service public et l’intérêt privé d’une personne qui concourt à l’exercice de cette mission, lorsque cet intérêt, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions »[5].

Aujourd’hui comme hier, le dévouement des serviteurs de l’état à la volonté générale et/ou à l’intérêt général comprend un certain nombre de points de tension entre les principes idéaux de la citoyenneté démocratique et républicaine d’une part, les droits et les libertés dont les agents publics sont titulaires en tant qu’ils sont eux-mêmes citoyens d’autre part.

I. Loyalisme constitutionnel des agents publics

Une institution juridique rend compte de l’importance prise à partir de 1789 par la question du loyalisme des serviteurs de l’état au régime et aux institutions : le serment.

Sous la Révolution, le serment de loyalisme constitutionnel ne concernait pas uniquement les agents publics, comme le montrent le tout premier serment civique créé par la Révolution, celui des évêques et curés à la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790), le serment civique du 14 juillet 1790, celui de la Constitution du 3 septembre 1791 :

« Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution du royaume, décrétée par l’Assemblée nationale constituante aux années 1789, 1790 et 1791. »

D’autres constitutions retiendront des formulations plus exigeantes pour le citoyen :

« Je jure haine à la royauté et à l’anarchie, attachement et fidélité à la République et à la Constitution de l’an III. » (serment républicain du 12 janvier 1797)

« Je jure haine à la royauté, attachement et fidélité à la République et à la Constitution de l’an III. » (serment républicain du 10 mars 1796).

La définition des serments de loyalisme constitutionnel exigés des serviteurs de l’état (élus, magistrats, fonctionnaires) a spécialement fait l’objet de nombreuses dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires sous différents régimes après la Révolution, spécialement sous le Consulat, l’Empire et le Second Empire : serment des agents diplomatiques, différents serment des militaires (serment des amiraux, serment des capitaines de vaisseaux, serment des colonels, serment des colonels généraux, serment des maréchaux), serment des Grands dignitaires de l’Empire, serment des inspecteurs généraux de l’Empire, serment des conseillers d’état, serment des députés, serment des sénateurs, serment des Représentants, serment des ministres, serment de l’Empereur, serment du président de la République et du vice-président en 1848. Mais aussi le serment des fonctionnaires civils[6] et celui des magistrats[7].

Le serment de loyalisme constitutionnel a généralement une double fonction pour un régime politique. Il lui permet d’empêcher l’accès aux « dignités, places et emplois publics » de personnes revendiquant non pas seulement une hostilité au principe même du régime mais plus généralement une idéologie jugée incompatible avec les valeurs politiques économiques ou sociales du régime. Le serment de loyalisme constitutionnel permet encore de pratiquer des épurations des institutions publiques avec les apparences de la légalité constitutionnelle. Ces deux dimensions de l’histoire politique et administrative ne sont guère documentées, en dehors des épurations judiciaires[8] et de l’épuration administrative et judiciaire pratiquée par le régime de Vichy et à la Libération[9].

Différents documents datés de la fin du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle suggèrent que des épurations administratives et judiciaires ont pu avoir lieu durant cette période. Les Archives publiques comptent ainsi des comptes rendus d’épurations administratives adressés à Paris par des représentants du pouvoir central. Dans une proclamation adjointe à son arrêté d’épuration pris le 14 floréal an II, Maignet, « Représentant du peuple » envoyé dans les départements des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse, écrit ainsi : « La marche du gouvernement révolutionnaire était partout entravée. (…) Tout languissait ; un affreux modérantisme paralysait les mesures les plus révolutionnaires. L’on ne se doutait pas dans cette commune que l’heure dernière de l’aristocratie eût sonné. Poursuivie de toutes les parties de la République, elle avait trouvé ici un asile d’autant plus paisible qu’il lui était plus hautement garanti. De tous les moyens que nous avons pris pour faire cesser une situation aussi déplorable, le plus salutaire sans doute est celui du changement d’une grande partie des fonctionnaires publics. ».

Un pamphlet du monarchiste Pierre de Witt publié en 1887, L’épuration sous la Troisième République d’après le « Journal officiel » et l’« Almanach national »[10], rapporte l’existence d’une épuration administrative sous la nouvelle République, celle des préfets, celle des fonctionnaires des finances, celle des directeurs des postes, celle des agents diplomatiques, celle encore des instituteurs catholiques. Le livre de Pierre de Witt souffre des limites du genre puisqu’il range indistinctement dans la catégorie « épuration » la pratique des dépouilles, les véritables radiations des cadres ou exclusions d’emplois publics, les refus d’admission à concourir à des emplois publics, notamment ceux opposés aux prêtres pour l’exercice dans l’enseignement public et que le Conseil d’état a validés dans un célèbre arrêt « laïque » de 1912, abbé Bouteyre[11].

La question du statut à accorder rétrospectivement au loyalisme constitutionnel des fonctionnaires de Vichy[12] fut sous-jacente de l’arrêt Papon du Conseil d’état de 2002, soit une décision qui ne peut avoir un caractère de principe que si la répétition du pire était certaine. Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde de juin 1942 à août 1944 avait été condamné le 2 avril 1998 par la cour d’assises de la Gironde à la peine de dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l’humanité assortie d’une interdiction pendant dix ans des droits civiques, civils et de famille. Les faits reprochés à Maurice Papon consistaient en son « concours actif à l’arrestation et à l’internement de plusieurs dizaines de personnes d’origine juive, dont de nombreux enfants, qui, le plus souvent après un regroupement au camp de Mérignac, ont été acheminées au cours des mois de juillet, août et octobre 1942 et janvier 1944 en quatre convois de Bordeaux à Drancy avant d’être déportées au camp d’Auschwitz où elles ont trouvé la mort ». La Cour d’assises de la Gironde ayant condamné l’ancien haut fonctionnaire à payer aux parties civiles les dommages et intérêts demandés, il se tourna en vain vers son ministère de tutelle, le ministère de l’Intérieur, pour lui faire prendre à sa charge les sommes décidées par la Cour d’assises.

Dans son recours contre le ministère de l’Intérieur, Maurice Papon fit valoir qu’il n’avait jamais fait qu’obéir à des ordres reçus de ses supérieurs hiérarchiques ou n’avait jamais agi que sous la contrainte des forces d’occupation allemandes, qu’ainsi une « faute personnelle » au sens du droit administratif ne pouvait lui être reprochée qui justifie qu’il doive lui-même prendre en charge les dommages et intérêts décidés par le tribunal. Autrement dit, Maurice Papon se retranchait derrière le devoir d’obéissance hiérarchique du fonctionnaire dont le Conseil d’état ne dispensait alors les agents publics que lorsque l’ordre reçu avait « de toute évidence un caractère illégal » et « compromettait gravement le fonctionnement du service public »[13]. Le Conseil d’Etat rejeta cette argumentation en se tenant à distance de la question du loyalisme constitutionnel.

Loin de conclure de manière générale que le devoir d’obéissance hiérarchique n’était invocable par un agent public que dans la mesure où le régime qu’il a servi était légitime, le Conseil d’Etat s’en tint exclusivement au zèle particulier dont Maurice Papon avait fait preuve dans l’exercice de ses fonctions :

« [Il] résulte de l’instruction que M. X… a accepté, en premier lieu, que soit placé sous son autorité directe le service des questions juives de la préfecture de la Gironde alors que ce rattachement ne découlait pas de la nature des fonctions occupées par le secrétaire général ; qu’il a veillé, en deuxième lieu, de sa propre initiative et en devançant les instructions venues de ses supérieurs, à mettre en œuvre avec le maximum d’efficacité et de rapidité les opérations nécessaires à la recherche, à l’arrestation et à l’internement des personnes en cause ; qu’il s’est enfin attaché personnellement à donner l’ampleur la plus grande possible aux quatre convois qui ont été retenus à sa charge par la cour d’assises de la Gironde, sur les 11 qui sont partis de ce département entre juillet 1942 et juin 1944, en faisant notamment en sorte que les enfants placés dans des familles d’accueil à la suite de la déportation de leurs parents ne puissent en être exclus ; qu’un tel comportement, qui ne peut s’expliquer par la seule pression exercée sur l’intéressé par l’occupant allemand, revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là-même une faute personnelle détachable de l’exercice des fonctions ; que la circonstance, invoquée par M. X…, que les faits reprochés ont été commis dans le cadre du service ou ne sont pas dépourvus de tout lien avec le service est sans influence sur leur caractère de faute personnelle pour l’application des dispositions précitées de l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983. »[14]

Ce refus du Conseil d’Etat de rapporter les actes de Maurice Papon à la question de la légitimité ou de l’illégitimité de Vichy lui était en quelque sorte imposé par la solution à laquelle il voulait aboutir : l’admission d’une responsabilité de l’Etat dans la persécution et la déportation des Juifs ‒ et par suite l’obligation pour l’Etat de prendre en charge la moitié des indemnités dues par Papon à ses victimes ‒  une responsabilité qu’il a voulu concurrente de la « responsabilité personnelle » imputée spécialement à Maurice Papon à la suite de la Cour d’assises de la Gironde. Or jusqu’au début des années 2000, le Conseil d’état se refusait à imputer à l’état une « faute de service » dans ces persécutions et ces déportations, à partir de la fiction gaullienne selon laquelle le régime de Vichy n’incarnait pas la continuité étatique française. Le Conseil d’état avait fait de l’article 3 de l’ordonnance du 9 août 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine, lequel posait la nullité absolue de tous les actes du Gouvernement de Vichy ayant créé des discriminations fondées sur la qualité de Juif, l’une des expressions juridiques de cette fiction. La porte entrouverte en 2001 lorsque le Conseil d’état a validé le décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation en faveur des orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites[15] a ainsi pu être complètement ouverte dans l’arrêt Papon.

II. Impartialité et neutralité des agents publics

Le principe éthique et juridique d’impartialité des agents publics a une part relativement subjective, soit l’obligation d’accorder la même attention et le même respect à toute personne. L’impartialité a également une part relativement objective lorsqu’elle interdit à l’agent public de commettre dans ses actes ou ses paroles toute distinction de nature à constituer l’une des discriminations énoncées à l’article 225-1 du code pénal ou lorsqu’elle interdit à l’agent public, notamment dans le cadre de jurys de concours ou d’examens ou de commissions d’avancement, de contrarier ou de pouvoir contrarier les chances d’un candidat.

La valeur éthique et juridique de neutralité des agents publics correspond pour sa part à ce que les juges sont convenus d’appeler l’« obligation de réserve » ou le « devoir de réserve ». Cette obligation est issue de la pratique administrative. L’Administration avait cru pouvoir prendre des sanctions disciplinaires contre certains de ses agents après que ceux-ci avaient professé leurs opinions personnelles, notamment à caractère politique, dans le service ou en dehors du service. Le Conseil d’Etat admit le principe de telles sanctions tout en développant une jurisprudence faite de nuances diverses. Le principe est donc que les agents publics fonctionnaires et contractuels ne sont pas exclus du bénéfice de la liberté d’expression mais que cette liberté peut se prêter à des limitations liées à leur appartenance au service public. Ces limitations qui caractérisent l’obligation de réserve s’imposent aux agents publics fonctionnaires et contractuels des administrations publiques, des établissements publics administratifs et des assemblées parlementaires, même dans le silence de la loi en général, du statut général des fonctionnaires et des statuts particuliers propres aux corps de fonctionnaires.

L’« obligation de réserve » ou le « devoir de réserve » est généralement définie comme le devoir pour les agents publics fonctionnaires ou contractuels de n’exprimer qu’avec retenue leurs opinions, sous peine de sanctions disciplinaires. Cette définition n’est cependant pas satisfaisante. Ou plutôt, l’obligation de réserve n’est pas aisément réductible à une définition pour plusieurs raisons.

En premier lieu, elle ne dispose pas d’une justification univoque. Elle est tout à la fois le corollaire de la neutralité idéologique et politique que le service public doit à ses usagers, le corollaire du principe constitutionnel de séparation de l’administration et du pouvoir politique ‒ ce dernier seul ayant la légitimité découlant de l’élection pour définir les politiques que doivent mettre les agents publics fonctionnaires et contractuels, et elle participe de la garantie du crédit, voire du prestige des administrations et corrélativement, de la préservation de l’autorité des agents publics.

D’autre part, cette triple justification a elle-même cette conséquence que l’obligation de réserve est opposable aussi bien à des discours (à des paroles ou à des écrits) qu’à des actes, à des agissements, à des comportements (par exemple le refus d’exécuter des actes législatifs ou administratifs pour des motifs idéologiques et non parce qu’ils seraient « manifestement illégaux »[16].

En troisième lieu, l’obligation de réserve est opposable aussi bien à des discours et des actes professés ou commis pendant le service qu’à des discours et des actes professés ou commis en dehors du service.

Et, lorsqu’elle est opposée à des discours, cette obligation est opposable disciplinairement sans considération de l’application par les juridictions pénales et civiles des sanctions prévues par la législation en vigueur et qui s’appliquent en toute hypothèse devant les juridictions pénales et civiles (les incriminations de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ainsi que par le Code pénal et d’autres textes pénaux, les polices civiles prévues par le Code civil).

En cinquième lieu, selon une jurisprudence constante du Conseil d’État, lorsqu’elle est rapportée à des discours, l’obligation de réserve doit être conciliée par l’Administration avec la « liberté d’opinion » garantie par le statut général des fonctionnaires. La rédaction maladroite de la loi sur ce point a été « corrigée » par le Conseil d’État qui comprend cette « liberté d’opinion » comme désignant en réalité la liberté d’expression. Cela emporte cette conséquence que le seul fait d’exprimer une opinion ne suffit jamais à lui seul à caractériser une violation de l’obligation de réserve.

Enfin, cette obligation est évaluée par les juridictions administratives à l’aune de nombreux critères tels que : ‒ la nature des fonctions (magistrats, policiers et militaires sont plus rigoureusement soumis à l’obligation de réserve) ; ‒ le rang de l’intéressé dans la hiérarchie administrative, un critère qui a cette conséquence que les fonctionnaires d’autorité sont soumis plus rigoureusement soumis à l’obligation de réserve que les fonctionnaires d’exécution[17] ; ‒ les circonstances et le contexte des discours ou des actes litigieux, étant admis que les discours proférés par les agents publics fonctionnaires ou contractuels pendant les campagnes électorales politiques bénéficient d’une protection renforcée par rapport à l’obligation de réserve.

Certaines catégories d’agents publics fonctionnaires ou contractuels ne sont susceptibles de se voir opposer l’obligation de réserve que pour des discours ou des actes ayant des caractéristiques particulières d’extravagance. Ce sont ceux des agents publics fonctionnaires ou contractuels qui exercent des charges syndicales[18] ou des mandats politiques. Il s’agit également des enseignants-chercheurs, en vertu du « principe fondamental reconnu par les lois de la République » de l’indépendance des enseignants-chercheurs. Ce principe a été consacré en 1984 par le Conseil constitutionnel en tant que principe d’« indépendance des professeurs d’université »[19]. Ce principe n’accorde pas, en effet, une immunité totale aux enseignants-chercheurs, comme le montrent les termes de l’article L. 952-2 du Code de l’éducation : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. »

[1] Maryvonne Génaux, « Les mots de la corruption : la déviance publique dans les dictionnaires d’Ancien Régime », Histoire, économie et société, 2002, volume 21, n° 4, p. 514.

[2] Alexis Zarca, L’égalité dans la fonction publique, Bruxelles, Bruylant, 2014.

[3] Pascal Mbongo, « Etat administratif et responsabilité politique », in La séparation entre Administration et Politique en droits français et étrangers, Paris, Berger-Levrault, 2014.

[4] Art. 432-1 à 432-17.

[5] Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, Paris, La Documentation française, 2011, p. 19.

[6] Senatus consulte organique du 28 floréal an XII, art. 36 ; Constitution de 1852, art. 14 ; Senatus consulte du 23 décembre 1852, art. 16 ; Senatus consulte du 21 mai 1870, art. 21.

[7] Senatus consulte organique du 28 floréal an XII, art. 40, 56 ; Constitution de 1852, art. 14 ; Senatus consulte du 23 décembre 1852, art. 16 ; Senatus consulte du 21 mai 1870, art. 21.

[8] Association française pour l’histoire de la justice, L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, Paris, Éditions Loysel, 1994.

[9] Péter Novick, L’épuration française. 1944-1949, Paris, Balland, 1985, rééd. Paris, Seuil, « Points », 1991.

[10] Paris, Société anonyme de publications périodiques, 1887.

[11] CE, 10 mai 1912, Abbé Bouteyre, Lebon, p. 561.

[12] Sur ce loyalisme, voir Marc Olivier Baruch, Servir l’État français : l’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997.

[13] CE, 10 novembre 1944, Sieur Langneur, Lebon, p. 248. La jurisprudence administrative a redéfini depuis cette dispense pour ne l’admettre que si « l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ».

[14] CE, Ass. pl., 12 avril 2002, Papon, Lebon, p. 139.

[15] CE Ass., 6 avril 2001, Pelletier et autres, Lebon, p. 173.

[16] CE, 27 mai 1955, Kowaleswki, Lebon, p. 297.

[17] CE, Ass., 13 mars 1953, Teissier, Lebon, p.133.

[18] CE, 18 mai 1956, Boddaert, Lebon p. 213.

[19] Cons. const., n° 83-165 DC, 20 janvier 1984, Loi relative à l’enseignement supérieur.

Elections. Les candidats sans étiquette doivent-ils continuer d’être qualifiés « divers droite » ou « divers gauche » ?

Question d’actualité au gouvernement n° 0948G de M. Dany Wattebled (Nord – Les Indépendants) publiée dans le JO Sénat du 10/10/2019.

 

M. Dany Wattebled. Ma question s’adresse à M. le ministre de l’Intérieur. Monsieur le ministre, les 15 et 22 mars prochains, les Français vont vivre un moment de démocratie très important en renouvelant, sur tout le territoire, les conseils municipaux de chacune de nos villes, de nos communes, de chacun de nos villages. Cette période électorale approchant, de nombreux maires indépendants, sans étiquette et non-inscrits, m’ont interrogé au sujet de la nuance politique qui leur sera attribuée par l’administration.En effet, c’est le ministère de l’intérieur qui procède à l’attribution de nuances politiques dans un cadre strictement défini juridiquement, et qui est censé présenter toutes les garanties nécessaires en matière de respect de la vie privée et de libertés publiques. La délibération de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, du 19 décembre 2013, après l’ancien décret du 30 août 2001 portant création au ministère de l’intérieur d’un fichier des élus et des candidats aux élections au suffrage universel, a confirmé tout l’intérêt de l’attribution de ces nuances.Lors du dépôt de candidature, le candidat déclare s’il se présente avec une étiquette politique ; il peut aussi se déclarer « sans étiquette » ou « indépendant ». Ce sont alors les préfets – loin de moi l’idée de remettre en cause leur don de discernement – qui attribuent la nuance sur les critères suivants : connaissance historique des candidats ; programme du candidat ; investiture ou soutien reçu. Pour les communes de 1 000 habitants et plus, c’est avant le scrutin ; pour les communes de moins de 1 000 habitants, c’est après l’élection du maire.Pouvez-vous nous dire, monsieur le ministre, si vous souhaitez intégrer dans la grille des nuances politiques les classifications « sans étiquette », « indépendant » ou « non-inscrit », en dehors du « divers droite » et du « divers gauche » que nous connaissons ? Si oui, à quelle date cette grille sera-t-elle communiquée, et le sera-t-elle dans le mémento, qui, à six mois de l’échéance, n’est toujours pas disponible, ce qui n’est pas de nature à sécuriser les élus et les candidats ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants.)

 

Réponse du Ministère de l’Intérieur publiée dans le JO Sénat du 10/10/2019 – page 12929.

M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur. Monsieur le sénateur Wattebled, je veux vous rassurer sur le mémento. Comme l’usage le veut, les services du ministère de l’intérieur sont en train de l’affiner pour qu’il soit parfait et qu’il puisse être mis à disposition dans le délai de six mois avant l’élection. Dans les semaines, dans les jours qui viennent, il sera communiqué.

Vous m’interrogez plus précisément sur cette question d’attribution politique. C’est une fonction ancienne qui remonte à la IIIe République. Depuis cette époque, l’État a voulu assurer un suivi non pas de l’identification de tel ou tel maire, mais des mouvements politiques que notre pays connaissait. Ainsi, nous pouvons disposer d’un système d’information concernant les élections qui nous permet d’identifier les appartenances politiques. Pourtant, vous l’avez dit, cela n’est pas forcément simple, parce que beaucoup de citoyens s’engagent en politique, les politiques étant avant tout des citoyens. Vouloir leur coller une étiquette n’est pas toujours un exercice facile.

La CNIL, préalablement au décret de 2014 qui a organisé ce dispositif, a prévu expressément qu’il puisse être demandé au candidat qui dépose la liste dans une préfecture ou une sous-préfecture, selon l’élection, de préciser dans quelle catégorie politique il entend être inscrit. Il existe aussi la possibilité pour le préfet, si le candidat ne souhaite pas se déclarer, de rechercher un certain nombre d’éléments, que vous avez cités, permettant d’attribuer une étiquette politique.

Nous savons tous, en particulier vous, sénateurs, que ce système n’est pas forcément adapté pour les plus petites communes. Je sais que vous aurez l’occasion, dans les jours prochains, de travailler sur le texte portant sur les relations avec les collectivités locales. Si vous souhaitez aborder ce sujet pendant ces débats, je suivrai avec attention vos discussions, mon cabinet restant à votre disposition. Par exemple, nous pourrions parfaitement envisager de fixer un seuil, 3 500 ou 9 000 habitants, en deçà duquel l’appartenance politique aux grands courants que nous connaissons n’est pas indispensable. Je suis, sur ce sujet, totalement à votre écoute. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM.)

M. le président. La parole est à M. Dany Wattebled, pour la réplique.

M. Dany Wattebled. Peu importe que ce soit 3 500 ou 5 000 ! Il y a des personnes qui s’engagent pour défendre les intérêts communaux, et qui veulent apparaître « sans étiquette ». Voilà tout ! Actuellement, on les met dans une case, or il peut y avoir, dans leur liste, des gens d’appartenances différentes, ce qui est susceptible de poser problème. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants et sur des travées du groupe UC.)

Brexit. Statut des citoyens britanniques élus dans les conseils municipaux

Question écrite n° 10714 de M. Alain Duran (Ariège – SOCR) publiée dans le JO Sénat du 06/06/2019 – page 2924.

M. Alain Duran attire l’attention de M. le ministre de l’intérieur sur le statut des citoyens britanniques élus dans les conseils municipaux en leur qualité de ressortissants d’un État-membre de l’Union européenne.
En Ariège, onze conseillers municipaux sont de nationalité britannique.
Dans l’hypothèse où le « Brexit » serait effectif avant le renouvellement municipal de mars 2020, il voudrait savoir si ces conseillers municipaux exerceront leur mandat jusqu’à leur terme ou s’ils seront considérés comme étant démissionnaires d’office lors du départ du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Réponse du Ministère de l’intérieur publiée dans le JO Sénat du 17/10/2019 – page 5299.

Les conseillers municipaux britanniques en fonction à la date du retrait du Royaume-Uni (environ 900 actuellement) iront au terme de leur mandat. En effet, il n’existe aucune disposition dans le code électoral permettant de démettre d’office ces conseillers municipaux, ce qu’a confirmé le Conseil d’État dans son avis rendu le 27 septembre 2018 (n° 395.915) sur le projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne : « En l’absence d’une disposition législative expresse prévoyant que la perte de la qualité de membre de l’Union européenne de l’Etat dont le ressortissant relève entraîne la démission d’office de l’élu, qui ne pourrait, au surplus, résulter que d’une disposition organique, conformément aux exigences de l’article 88-3 de la Constitution, le retrait du Royaume uni de l’Union européenne n’est donc pas de nature à empêcher les élus de nationalité britannique d’aller au terme de leur actuel mandat. »

Les lois anti-charia et la Constitution américaine

Il a pu être soutenu qu’il existe aux États-Unis un « contexte juridique de relative tolérance voire d’indifférence à l’égard de l’islam »(*). Cette proposition est induite par la focale choisie par son auteure, soit le « filage » de débats ayant pour échelle le niveau national américain et la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis. En réalité l’islam est l’objet dans la société américaine contemporaine de préventions qui doivent beaucoup au souvenir des événements du 11 septembre 2001, combiné à l’existence contemporaine d’un terrorisme domestique aux États-Unis(*). Au nombre des manifestations de ces préventions(*), il y a donc également le rejet dont la Charia fait l’objet dans une partie de l’opinion ou par certains législateurs et juges, à mesure de l’existence réputée grandissante aux États-Unis de personnes ou d’organisations (*) qui, non seulement sont favorables à la Charia, mais encore œuvrent à sa promotion dans le contexte américain, voire à l’élimination des normes étatiques jugées par eux contraires à la Charia.
Le 2 novembre 2010, les citoyens de l’Oklahoma ont approuvé à 70,08 % de « Oui » une proposition référendaire (State Question 755 encore appelée Save Our State Amendment) portant révision de la Constitution de l’État (Art. VII, section 1)(*) et qui prévoyait nouvellement que les juridictions de l’État ne devront statuer qu’au regard de la Constitution fédérale, de la Constitution de l’État, des lois et règlements fédéraux, de la Common Law, des lois et règlements de l’État, le cas échéant des lois et règlements des autres États de la fédération américaine. Surtout, ici était le cœur de cette initiative constitutionnelle, il était dit que les juridictions de l’Oklahoma ne tiendraient pas compte « des préceptes juridiques d’autres nations et d’autres cultures », ni du droit international, ni de la Charia. Alors que différents autres États (l’Arizona, la Floride, la Caroline du Sud, l’Utah, l’Indiana, le Texas, le Tennessee) s’étaient préparés à une initiative comparable, leur volonté fut inhibée par le blocage temporaire de l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions par la cour fédérale pour le district Ouest de l’Oklahoma (9 novembre 2010), au motif pris de sa violation de la Constitution fédérale. Statuant nouvellement le 15 août 2013, la même cour fédérale de district et le même juge décidèrent du blocage définitif des nouvelles dispositions adoptées par les citoyens de l’Oklahoma (*).
Les initiatives législatives anti-Charia intéressent directement le constitutionnalisme et le pluralisme juridique dans la mesure où l’une des grandes questions éprouvées par les droits constitutionnels et infra-constitutionnels des ordres juridiques « occidentaux » est celle de l’étendue de la reconnaissance qu’ils doivent accorder aux « différences culturelles » ou à la « diversité culturelle », à moins pour eux de cesser d’être des ordres juridiques libéraux-pluralistes(*).

La démocratie directe aux Etats-Unis d’Amérique

Les Américains ont un nombre considérable d’occasions de voter. Ils ont l’occasion de voter en vue de la désignation du président des Etats-Unis, des membres du Congrès, des gouverneurs, de nombre de procureurs d’état ou de juges d’Etat[1], des maires. En fonction de leur lieu de résidence, ils peuvent voter en vue de la désignation des membres du conseil de comté et/ou de municipalité, du shérif, des recteurs des écoles… Et, pendant ou en dehors des périodes électorales, les Américains sont régulièrement conviés, spécialement à l’échelle de l’Etat, à des consultations de démocratie directe.

A. Initiatives populaires, référendums et recalls

L’initiative est une procédure inaugurée en 1898 dans le Dakota du Sud et consistant pour les électeurs d’un état agissant par pétition, ou bien à déposer au parlement un texte de loi, ou bien à le soumettre au vote  des citoyens. L’initiative peut se rapporter à la législation ordinaire ou aspirer à modifier la Constitution de l’Etat. Depuis l’adoption en 1992 de l’initiative par le Mississippi, le pouvoir d’initiative est reconnu dans vingt-quatre états. Suivant les états, l’initiative est directe ou indirecte, deux Etats (l’Utah, l’état de Washington) laissant le loisir aux électeurs de choisir entre l’initiative directe et l’initiative indirecte. Avec l’initiative directe[2], dès lors que les conditions de recevabilité de la pétition portant initiative législative ou constitutionnelle sont réunies, notamment celle tenant au nombre de signatures populaires requises par le droit, cette initiative est soumise aux électeurs. L’initiative indirecte[3] fait en revanche intervenir la législature de l’Etat dans des configurations variables suivant les Etats, mais avec le principe selon lequel les électeurs doivent eux-mêmes se prononcer, soit après le rejet de l’initiative, soit parce que la législature s’est abstenue de se prononcer, soit parce que la législature de l’état a formé un texte concurrent. Si l’initiative populaire est généralement sanctionnée par un vote populaire à la majorité simple, certains états prévoient des règles plus contraignantes d’adoption des textes dans le cadre de cette procédure. Tel est le cas dans ceux des états qui ne reconnaissent d’autorité légale au résultat de la consultation populaire d’initiative que pour autant qu’une participation minimale a été atteinte. Tel est encore le cas dans le Nevada où lorsque l’initiative porte sur la révision de la Constitution, il faut à l’initiative populaire réunir à deux reprises une majorité simple dans deux consultations relatives à cette initiative organisées au cours de deux élections générales successives.

Le referendum désigne aux Etats-Unis deux types de consultations populaires. Le legislative referendum, qui est universel aux constitutions de tous les états, concerne la situation dans laquelle les électeurs sont conviés par la législature de l’Etat à se prononcer sur un texte de loi adopté par les parlementaires. Dans certains Etats, ce référendum est obligatoire pour certains types de textes tels que des révisions de la Constitution de l’état. Autrement dit, le legislative referendum conditionne l’entrée en vigueur d’un texte de loi. Le popular referendum (ou veto referendum en Californie)[4] consiste quant à lui dans la faculté pour les électeurs d’empêcher l’entrée en vigueur d’un texte de loi en réunissant contre lui, dans un certain délai après son adoption par la législature, une pétition référendaire.

Le Recall consiste en une révocation par les citoyens du détenteur d’une fonction publique élective avant l’expiration de son mandat. Cette révocation est accompagnée de l’élection ou de la désignation de son successeur. La première occurrence de cette procédure est datée de 1903 à Los Angeles avant sa transposition en 1908 dans le Michigan et l’Oregon à l’échelle d’un état pour les fonctions électives dudit Etat. Cette procédure est plus souvent éprouvée pour des titulaires de fonctions publiques électives infra-étatiques (conseillers municipaux, conseillers d’administration scolaire…), même si ce sont aujourd’hui vingt constitutions d’état qui contiennent une procédure de Recall[5]applicable aux titulaires de fonctions électives de l’Etat.

Le recall est un mécanisme de responsabilité politique directement confié aux citoyens. Ce en quoi il se distingue de l’Impeachment, un mécanisme de responsabilité juridique, qui n’existe pas moins dans les états qu’au niveau fédéral, avec une mise en accusation par la chambre basse et un jugement par la chambre haute. Aussi, différentes constitutions d’Etats prévoyant le recall pour les titulaires de fonctions publiques électives ne conditionnent-elles pas le recall à des motifs particuliers. Et, lorsque ces motifs sont donnés par la Constitution de l’Etat, il peut s’agir de l’incompétence ou de l’inaptitude physique ou mentale, de l’incompétence, de la négligence, de la condamnation pour certaines infractions. Entre autres conditions de recevabilité, la pétition de recall lancée par les citoyens doit réunir un nombre minimal de signatures variable entre les Etats et au sein d’un même Etat selon les fonctions publiques électives. Dans certains états, les électeurs votent le même jour et par des bulletins distincts, d’une part sur l’opportunité de révoquer l’élu en exercice et, d’autre part, sur le nom de son successeur. Dans d’autres Etats, un premier vote populaire porte sur la révocation elle-même, puis un second vote électif du successeur est organisé dans un délai prévu par les textes. Certains Etats encore ne prévoient qu’un vote de révocation sans l’assortir d’une élection spéciale d’un successeur. Dans l’attente de la prochaine élection générale, l’intérimaire de l’élu révoqué est désigné par un organe prévu par les textes, avec cette curiosité de l’Idaho et du Kansas où en cas de recall du Gouverneur, c’est l’intéressé qui désigne son intérimaire au sein de son parti politique, sur une liste de personnes arrêtée par un comité spécial dudit parti.

En Amérique comme ailleurs, les procédés de démocratie directe ont leurs partisans et leurs détracteurs, leurs argumentations étant somme toute classiques. Les premiers idéalisent l’initiative, le référendum et le recall en tant que ces procédures, d’une part, rappellent constamment aux détenteurs de fonctions publiques électives que la souveraineté politique appartient aux citoyens, d’autre part, encouragent les citoyens à s’intéresser constamment aux affaires publiques. Dans l’autre sens, ces procédures sont critiquées par ceux qui leur reprochent de pouvoir distraire le débat public de questions plus pertinentes que d’autres et de privilégier les débats promus par des organisations sociales ayant les moyens financiers les plus importants.

Les données statistiques disponibles sur les initiatives, les référendums et les recalls attestent principalement de ce que ces procédures sont relativement banalisées dans ceux des Etats qui les prévoient, la part statistique la plus importante des recalls, soit les trois quarts d’entre eux, étant néanmoins relativement invisible à l’échelle de l’état et encore moins de l’Amérique, puisqu’ils ont lieu à des échelles inférieures à celles de l’Etat : conseillers municipaux, membres des exécutifs municipaux, conseils de comtés, exécutifs de comtés, maires, commissions scolaires (school boards), shérifs. À l’échelle entière des Etats, et tout au long de l’année 2014, il y eut ainsi 245 textes soumis aux électeurs au titre d’initiatives ou de référendums dans 44 états. Entre 1913 et 2016, la procédure de recall a été déclenchée vingt-six fois contre des membres des législatures des états, la Californie (8 fois) et le Wisconsin (6 fois) étant particulièrement friands de cette procédure pour la mise en cause de parlementaires. Hasard ou non, l’année 2015 fut particulièrement riche en recalls. Ceux-ci furent dirigés contre : ‒ trente-deux maires, dont six en Californie ; ‒ onze législateurs d’Etat (dont quatre en Californie et quatre dans l’Oregon) ; ‒ quatre gouverneurs (Doug Ducey dans l’Arizona, John Kitzhaber dans l’Oregon, Rick Snyder dans le Michigan et Sam Brownback dans le Kansas).

B. Les petition drive management firms

Lorsqu’elles sont pratiquées à l’échelle de l’état, les procédures de démocratie directe font intervenir des entreprises d’un genre particulier : les petition drive management firms (ou petition drive management companies). Ces entreprises commerciales sont chargées par les personnes physiques ou morales intéressées à faire prospérer une consultation populaire directe sur tel ou tel objet de recueillir les signatures exigées par les textes pour la recevabilité d’une pétition de convocation d’une consultation populaire. Ces entreprises s’appellent Allied Data Service, Arno Political Consultants, Bader & Associates, Inc., Campaign Finance, Democracy Resources, Fieldworks, Jefferson Adams Consulting Inc., Kimball Petition Management, LAMM Political Partners, LLC, Masterson & Wright, National Ballot Access, National Petition Management, National Voter Outreach, Petition Partners, Progressive Campaigns, Inc.Schumacher & Associates LLC, Silver Bullet LLC, Signature Masters Inc.

Les petition drive management firms doivent leur existence au fait que le nombre de signatures à recueillir pour la recevabilité d’une procédure peut être élevé, que de toutes les manières, il convient d’en réunir bien plus qu’il n’en faut et qu’il faut les authentifier plutôt que prendre le risque de les voir invalidées en nombre significatif par les services administratifs chargés de les vérifier. En Californie, et pour la période allant de 2015 à 2018, la loi exige 585.407 signatures pour une pétition d’initiative constitutionnelle, 365.880 pour une initiative législative, 365.880 pour un veto referendum (popular referendum). Or, ces seuils peuvent être significativement plus élevés puisqu’ils sont révisés tous les quatre ans en fonction du taux de participation à la plus récente élection du Gouverneur. Ainsi, dans la période 2011-2014, ce sont 807.615 signatures qui étaient exigées pour les pétitions d’initiative constitutionnelle, 504.760 pour les pétitions d’initiative législative et 504.760 pour les pétitions en faveur d’un veto referendum.

La difficulté des petition drive management firms à collecter les signatures exigées pour les pétitions de démocratie directe dépend beaucoup du nombre de pétitions en concurrence dans la recherche de signatures, car plus ce nombre est élevé plus certaines pétitions peinent à obtenir la visibilité médiatique et les relais sociaux qu’elles voudraient avoir. L’activité des entreprises de collecte de pétitions est donc à mi-chemin entre un travail notarial et un travail de communication, ce dernier passant par l’emploi de salariés chargés de la prospection des signatures. Derrière cette activité, se pose la question du coût financier des pétitions en vue de consultations populaires. En Californie, et pour la période allant de 2005 à 2016, le coût moyen des dépenses en vue de la réunion des signatures pétitionnaires d’initiatives a été estimé à 2.092.020 de dollars soit au total plus de 130 millions de dollars pour les 63 initiatives soumises aux électeurs dans la même période[6]. Toujours en Californie, l’initiative la plus chère dans la période contemporaine a été celle de 2012 en vue d’une révision constitutionnelle relative à la hausse des impôts. Cette initiative, écrit Charles Aull, a coûté 8,7 millions de dollars pour 807.615 signatures, soit en moyenne 10.772 dollars par signature[7]. Il faut avoir ces montants à l’esprit pour comprendre pourquoi les procédures de démocratie directe sont un objet important des législations d’Etat relatives au financement et à la transparence des activités politiques.

C. De la proposition 13 à la California “Sodomite Suppression” Initiative

Il existe quelque chose comme une culture californienne des procédés de démocratie directe, qui est peut-être liée à l’ancienneté et au caractère universel de ces procédures dans cet Etat. Ancienneté, parce qu’elles sont inscrites dans le droit constitutionnel de la Californie depuis le tout début du XXe siècle. Universalité, parce que l’initiative y coexiste avec le référendum et le recall et que l’initiative et le référendum sont applicables aussi bien aux lois ordinaires qu’aux modifications de la Constitution de l’Etat.

Cette culture californienne des procédés de démocratie directe attire de temps à autre l’attention mondiale. Ce fut le cas en 1978 avec la « proposition 13 » adoptée par près des deux tiers des électeurs et qui, entre autres règles, a prévu que les impositions de biens immobiliers ou fonciers ne pouvaient dépasser un très faible pourcentage (entre 1 % et 2 %) de la valeur du bien en cause. Ce fut encore le cas en 2003 avec la révocation par recall du gouverneur Gray Davis. Cette culture californienne des procédés de démocratie directe fut néanmoins mise à l’épreuve en 2015 lorsqu’un avocat et citoyen de l’Etat, Matthew McLaughlin, a présenté en vue du cycle électoral de novembre 2016 une initiative relative à la « suppression de la sodomie » (California “Sodomite Suppression” Initiative). Aux termes de l’exposé des motifs de ce texte, la sodomie était « un mal monstrueux que Dieu Tout-Puissant (…) ordonne de supprimer » et toute personne qui touche consciemment une autre personne du même sexe à des fins de commerce sexuel « doit être tuée » par balles « ou par toute autre méthode commode ». La modification envisagée du Code pénal de la Californie consistait plus exactement en l’interdiction de distribuer ou de transmettre, directement ou indirectement, la « propagande sodomite » à des mineurs. Le texte voulait encore interdire tout emploi public et toute prestation publique aux « sodomites », aux personnes favorables à la « propagande sodomite ».

Ediles et élites californiennes furent d’abord très embarrassés par cette initiative qui se réclamait précisément de la « culture » de la « souveraineté du peuple de Californie ». Aussi les premières réactions consistèrent-elles à concevoir des contre-mesures politiques. Charlotte Laws par exemple, écrivaine, militante politique et figure notoire de la télévision en Californie, lança une contre-initiative pétitionnaire en vue de qualifier légalement d’Intolerant Jackass tout auteur d’une consultation populaire appelant à tuer des gays ou des lesbiennes. Cette qualification emportant l’obligation pour l’intéressé(e) de suivre trois heures de cours de sensibilisation à la tolérance ainsi que l’obligation de verser 5.000 dollars à des organisations militants pour la reconnaissance des droits des homosexuels.

Finalement, c’est bien vers un juge que se tourna Kamala Harris, l’Attorney General de Californie pour faire constater que la consultation populaire envisagée par Matthew McLaughlin était irrecevable puisqu’elle revenait à annihiler des droits garantis par la Constitution des Etats-Unis et par la Constitution de la Californie. En accédant le 22 juin 2015 à cette demande de l’état de Californie, le juge Raymond Cadei de la Cour supérieure du comté de Sacramento a été audacieux et a peut-être même créé un précédent en bloquant a priori une proposition de consultation populaire alors qu’il est plus fréquent que les juges, notamment des juges fédéraux, invalident seulement a posteriori une consultation référendaire qui par son objet ou par sa portée est contraire à la Constitution de l’état ou à la Constitution fédérale. La California “Sodomite Suppression” Initiative fut une expérience assez traumatique pour de nombreux décideurs publics en Californie pour qu’en septembre 2015, une nouvelle loi ait relevé de 200 à 2000 dollars le droit de timbre exigible de la part de l’auteur d’une pétition en vue d’une consultation populaire. Les chambres ne furent cependant pas unanimes dans l’adoption d’une mesure dont certains parlementaires ont redouté qu’elle n’ait un effet réfrigérant sur de « bonnes » pétitions de démocratie directe.

[1][1] Sur l’élection des juges d’Etat comme localisme du droit judiciaire, voir notre étude : « L’exceptionnalisme juridique américain vu des Etats-Unis », in P. Mbongo et R. L. Weaver (dir.), Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine, Institut universitaire Varenne, 2013, p. 46-48.

[2] Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Idaho, Missouri, Montana, Nebraska, Oklahoma, Oregon.

[3] Alaska, Maine, Massachusetts, Michigan, Nevada, Ohio, Wyoming.

[4] Alaska, Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Idaho, Maine, Maryland, Massachusetts, Michigan, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, Nouveau-Mexique, Ohio, Oklahoma, Orgeon, Utah, Washington, Wyoming.

[5] Alaska, Arizona, Californie, Colorado, Dakot du Nord, Géorgie, Idaho, Illinois, Kansas, Louisiane, Michigan, Minnesota, Montana, Nevada, New Jersey, Oregon, Rhode Island, Virginie, Washington, Wisconsin.

[6] C. Aull, « How much does it cost to get an initiative on the ballot in California? », ballotpedia.org, 14 octobre 2015 (en ligne).

[7] Ibid.

La « sécurité », brève histoire française d’un camaïeu

Une idée très courante veut que le colloque de Villepinte des 24 et 25 octobre 1997 ‒ Des villes sûres pour des citoyens libres[1] ‒ ait constitué une rupture idéologique de la gauche en matière de sécurité ». L’idée d’un bloc des droites pensant uniformément la même chose en matière de sécurité est réductrice. C’est ainsi, par exemple, que les mots qui furent prononcés par le premier ministre Raymond Barre le 12 octobre 1979 en réception des propositions du Comité national de la prévention de la délinquance, étaient-ils dirigés contre une partie de sa propre majorité : 

« Il faut tordre le cou à certaines idées reçues, comme celle qui voit dans la violence un mal nouveau dans nos sociétés, alors que la violence a toujours été présente dans les rapports entre les individus… Il faut que les Français soient informés honnêtement et sans complaisance des réalités de la violence dans le pays. Il serait illusoire de vouloir tenter de les rassurer par quelques déclarations lénifiantes qui perdraient vite leur crédibilité devant certaines réalités de la délinquance et de la criminalité. Mais il serait encore plus dangereux de chercher à les alarmer en exploitant artificiellement, au nom d’inavouables desseins, le sentiment d’insécurité qu’ils peuvent éprouver. Sur la violence comme sur les autres sujets, il faut savoir dire la vérité aux Français. »

L’idée d’un bloc des gauches pensant uniformément la même chose en matière de sécurité avant le colloque de Villepinte n’est pas moins réductrice si l’on pense aux « ajournements successifs » de l’abrogation par la gauche de la loi dite « Sécurité et Liberté » du 2 février 1981[2], à l’opposition résolue de Gaston Defferre en 1982, à l’abrogation des contrôles d’identité de police administrative[3], ainsi qu’à sa proposition, datée elle aussi de 1982, d’une modification législative qui permette aux policiers de pouvoir faire usage de leurs armes à feu dans les mêmes conditions que les gendarmes[4]. Au demeurant, même en admettant que les interventions du premier ministre Lionel Jospin et du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement au colloque de Villepinte n’étaient pas travaillées par le « paradigme du sentiment d’insécurité »[5], et que Lionel Jospin avait alors fait valoir que « la sécurité est une valeur de gauche », il n’est pas moins vrai que le Premier ministre avait alors parlé du « droit à la sûreté » plutôt que du « droit à la sécurité ». Or la littérature disponible sur le colloque de Villepinte ne permet pas de savoir si ce choix lexical avait été fait en connaissance de cause, autrement dit sachant que le « droit à la sûreté » est une catégorie constitutionnelle et conventionnelle[6] qui désigne l’interdiction des détentions arbitraires et que le « droit à la sécurité » était pour sa part une autre catégorie du droit français[7].

A regarder formellement les choses, le moment fondateur du débat français sur la sécurité est la loi du 2 février 1981 dite « Loi sécurité et liberté »[8] :

« Notre société souffre de la violence, dont les manifestations choquent et inquiètent les français (…). Certes, les statistiques font apparaître que l’accroissement réel de la violence est plus marqué dans le domaine de la petite et moyenne délinquance, que dans celui de la criminalité de sang. Le sentiment d’insécurité qui s’est répandu n’en traduit pas moins une réaction profonde de nos concitoyens ; ils refusent une situation qui, objectivement, s’est aggravée au cours de la présente décennie et qui, subjectivement, n’est pas tolérable dans un Etat de droit. »

L’articulation faite par cet exposé des motifs entre « sécurité » et « sentiment d’insécurité » est au fond le ressort le plus durable du débat des 40 dernières années.

S’agissant du sentiment d’insécurité, son statut politique a changé entre les années 1970 et aujourd’hui. Tout au long des années 1980, cette notion a continué de se prêter à une approche critique qui, peu ou prou, l’assimilait à une construction rhétorique et idéologique de « la droite » contre les libertés, mais une construction sans consistance sociale véritable. C’est cette critique que l’ancien ministre de l’Intérieur Pierre Joxe formulait dans ces termes en 1989 :

« Etre en sécurité, c’est être à l’abri et le savoir ou le croire. C’est être rassuré. C’est donc très subjectif : qui peut se dire ou se croire à l’abri de la mort ? La sécurité, c’est ce que les enfants attendent de leurs parents. Dans les pays riches, l’opinion publique l’attend de l’Etat : défense nationale, sécurité sociale, sécurité de l’emploi… Dans les pays pauvres, tout le monde le sait, la sécurité est réservée aux riches. Autant dire que la plus grande partie de l’humanité vit dans la plus grande insécurité. Les pays policés, c’est-à-dire les démocraties, connaissent la plus faible insécurité.[9] »

C’est cette appréhension de la notion de sentiment d’insécurité dont le colloque précité de Villepinte est réputé avoir été la critique dans le champ politique[10].

Loin d’avoir disparu, la contestation de la notion de sentiment d’insécurité s’est simplement décentrée pour ne plus être mobilisée que sur des points particuliers des politiques juridiques ou matérielles de sécurité. Tel semble être le cas lorsque les réponses juridiques des pouvoirs publics (autrement dit de nouveaux textes législatifs ou réglementaires) à des phénomènes tels que les bandes organisées, les violences dites urbaines ou collectives, le terrorisme, sont analysées comme une « instrumentalisation de la peur » des citoyens. Ce discours critique se donne à voir spontanément comme un discours moral. En réalité, il soulève de vraies questions. Des questions d’anthropologie politique, sur le fait de savoir si la peur n’est pas une émotion « inhérente » au lien politique. Des questions de philosophie politique : sur le fait, par exemple, de savoir s’il y a corruption ou accomplissement de la démocratie lorsque les citoyens, mus par une « peur sécuritaire », sanctionnent électoralement un Gouvernement ; sur le fait de savoir s’il n’est pas vain d’abstraire la « peur sécuritaire » de la compréhension de l’économie générale des sensibilités qui fonde la « société assurantielle »[11]. Peut-être faudrait-il interroger également cette autre figure classique du débat sur la sécurité qu’est la critique régulièrement faite aux pouvoirs publics de produire des « textes de circonstance » et/ou des « textes électoralistes ». Même s’il est vrai qu’elle est mobilisable et mobilisée sur d’autres enjeux, et qu’elle n’est peut-être qu’une facilité rhétorique pour celui qui la forme de contester la substance même d’un texte, cette critique a contre elle de ne pas analyser la législation sous le prisme ‒ imposé par le fait démocratique ‒ des interactions entre gouvernants et gouvernés.

Il reste à envisager[12] pour elle-même l’occurrence contemporaine à la sécurité. On s’arrêtera moins au fait qu’elle participe d’un « réseau de significations »[13], qu’au fait que sa centralité dans le discours juridique des pouvoirs publics procède d’un changement de « paradigme »[14], du moins pour qui sait que le droit public français fait traditionnellement de la « sécurité » une dépendance de l’ordre public alors que dans le lexique contemporain, c’est l’ordre public qui devient une dépendance, une « composante », de la sécurité. Cette inversion a au moins deux ressorts intellectuels. En premier lieu, elle tire la conséquence que ce que, dans la tradition française, « quand on emploie ce mot [ordre public], on pense d’abord à l’ordre dans la rue » (M. Hauriou). Or un certain nombre d’enjeux subsumés sous la notion de « sécurité » n’ont pas nécessairement la rue pour territoire. D’autre part, et surtout, cette inversion tire la conséquence de cette idée que l’économie contemporaine des menaces et des risques[15] n’est pas tout à fait figurable dans la notion d’ordre public.

La prospérité des dispositifs sécuritaires[16] a pour interface la question : Les libertés sacrifiées au nom de la sécurité ?[17] Plusieurs éléments caractérisent ce questionnement dans la littérature contemporaine. Il y a d’abord le fait que ce questionnement se déploie dans des discours aux statuts très différents, depuis des approches militantes jusqu’à des approches revendiquant un caractère authentiquement analytique, voire une certaine « neutralité axiologique ». D’autre part, cette interrogation est systématiquement assortie d’une référence critique à l’exception qui pose problème car non seulement cette référence est travaillée par une vision fixiste et naturaliste du droit, mais en plus elle légitime implicitement et a contrario des législations « ordinaires » ou une « normalité juridique » qui ne sont peut-être pas moins contestables. Sans compter que « [sa] visée critique [est] tantôt dissoute à force d’imprécision, tantôt radicalisée à outrance dans la dénonciation d’un état d’exception généralisé, prélude à la dictature »[18].

Ces considérations semblent devoir être prises en compte lorsque, par exemple, on se demande pourquoi l’efficacité des discours critiques des dispositifs sécuritaires est marginale. Autrement dit pourquoi ces discours n’ont finalement qu’une faible résonance juridique et judiciaire, les alternances politiques par exemple (aussi bien en France qu’à l’étranger) étant moins suivies du « démantèlement » des dispositifs existants que de leur « correction » (lorsque celle-ci a lieu). Les réponses à cette question de la stabilité des dispositifs juridiques de sécurité sont souvent structuralistes : la stabilité des dispositifs de sécurité comme « effet de structure » de ces dispositifs eux-mêmes ou comme conséquence des « logiques » gouvernant les institutions policières. Mais ces réponses n’aident guère les juristes (législateurs, juges, juristes-universitaires) à répondre à la grande question qui les intéresse spécialement : Que faire (au-delà d’une simple énonciation de « principes directeurs »[19]) ? Du moins si l’on considère que tel risque, telle menace ou telle urgence rapporté(e) par ceux qui en ont l’expertise existe bien et n’est pas seulement un « appareil idéologique ».

L’expertise des risques et des menaces (qu’il s’agisse de terrorisme ou d’enjeux environnementaux) pose en effet aux sociétés démocratiques et aux Etats de droit un problème dont les juristes mêmes ne sauraient faire abstraction dans leur conception ou dans leurs évaluations des dispositifs publics de sécurité. Dans certains cas, cette expertise qui décidera de dispositifs publics de sécurité, lorsqu’elle n’est pas contestée par d’autres expertises, a quasi-constitutivement une part aléatoire qui, selon les cas, relève de « l’incertitude » ou de « l’incertaineté »[20]. Les risques environnementaux ou technologiques en sont un exemple. Dans d’autres cas, l’expertise qui détermine les dispositifs publics de sécurité est en tout ou partie ignorée des citoyens, pour n’être connue que des décideurs eux-mêmes. Le terrorisme en est un exemple : le capital informationnel des pouvoirs publics en la matière est très largement « classifié »[21]. Or cette expertise à la disposition des pouvoirs publics mais inconnue de l’opinion, voire des institutions de contrôle[22], peut être biaisée. Autrement dit, les institutions de sécurité, ou bien peuvent se tromper sur les menaces et les risques ou bien peuvent les surévaluer, ce qui justifie d’autant leur propre utilité ou celle des dispositifs de sécurité qu’ils promeuvent[23]. La Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise] a bien montré que ces méprises peuvent tenir au fait que les informations des institutions de sécurité sont, pour une part, des « données solides » et, pour une autre part, des renseignements spéculatifs :

« Les données « solides », informations purement factuelles, ne suffisent pas pour une agence de sécurité ou pour toute organisation de police axée sur la sécurité. Il leur faut également réunir des renseignements spéculatifs afin de déterminer quelles sont les personnes qui menacent, risquent ou sont susceptibles de menacer la sécurité nationale. Ces informations sont obtenues de diverses manières. Une bonne part des renseignements de sécurité intérieure en provenance de sources non ouvertes provient d’informateurs. À l’instar des informations factuelles, ces renseignements « doux » peuvent, et doivent si l’agence fait correctement son travail, être collationnés pour donner naissance au profil de personnalité d’un individu ou à une analyse d’activité suspecte. (…) Fondamentalement toutefois, les agents de sécurité émettent un jugement de valeur sur la base des informations disponibles pour déterminer si un individu donné présente une menace pour la sécurité, et dans l’affirmative, ce qu’il prépare. Il s’agit en fait d’une évaluation du risque, ce qui implique nécessairement une forte dose de subjectivité l’évidence, il faut longtemps à un organe de surveillance extérieur pour pénétrer le monde mystérieux du renseignement, comprendre ce qu’est une évaluation « fiable » des informations et pourquoi il en est ainsi. À moins d’être en situation de mener une « seconde évaluation » raisonnablement bien informée, un organe de surveillance n’est pas un véritable garde-fou.[24] »

En l’état, les Sunset clause(s) sont la principale institution juridique libérale qui soit constitutivement liée à ce nœud gordien de l’incertitude, de l’incertaineté et de l’asymétrie informationnelle entre les gouvernants et les gouvernés. Elles sont néanmoins un objet plutôt sous-évalué de la littérature juridique française en général et de la littérature relative à la sécurité en particulier. Peut-être parce qu’elles participent moins de la culture juridique française (ou d’autres cultures juridiques en Europe) que de la culture juridique de sociétés politiques moins intéressées à faire des « systèmes » ou à envisager le droit comme un « art ». Autrement dit des pays qui envisagent la législation comme un bricolage, au sens que la théorie institutionnelle donne à l’expression « bricolage ».

——————————

[1] Les actes en ont été publiés par la Documentation française.

[2] Cette abrogation n’intervint qu’en 1983 et fut seulement partielle.

[3] P. Mbongo, La Gauche au pouvoir et les libertés publiques. 1981-1995, L’Harmattan, 1999,  p. 240-245.

[4] Ibid., p. 244. Il est vrai que, depuis, cette proposition a régulièrement été faite à travers des propositions de loi déposées par des parlementaires de droite. C’est une autre manière d’envisager cette même question qu’a suivi Nicolas Sarkozy en proposant ‒ pendant la campagne présidentielle de 2012 et après une mise en examen pour homicide volontaire d’un policier  ‒ la création d’une « présomption de légitime défense » en faveur des gendarmes et des policiers.

[5] On y revient plus loin.

[6] Article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

[7] L’article 1er de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité disposait déjà : « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives. L’Etat a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens ». Cet énoncé a traversé les alternances politiques jusqu’à se retrouver, sous une forme plus longue, au fronton du Code de la sécurité intérieure (article L111-1).

[8] Et de ce que le projet de loi « renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes » a été déposée au Parlement en … 1979, il faut inférer que le débat sur la sécurité remonte en France aux années 1970 et non dans les années 1980 ni dans les années 1990 comme on peut me lire ici ou là.

[9] Entretien à la revue Autrement, février 1989, cité par Heilmann E., Parlons sécurité en 30 questions, La documentation française, 2012, p. 9.

[10] Une domestication universitaire et libérale de cette notion avait entre-temps été proposée par Sébastian  Roché dans Le sentiment d’insécurité (PUF, 1993) et dans Insécurité et libertés (éd. du Seuil, 1994).

[11] F. Ewald, L’État providence, Grasset, 1986 ‒ F. Ewald, “Two Infinities of Risk”, in Brian Massumi (dir.), The politics of Everyday Fear, University of Minnesota Press, 1993, pp. 221-228.

[12] Certaines autres figures de référence du débat sur la sécurité doivent simplement être mentionnées. C’est le cas de la sollicitation (par les acteurs politiques et par les médias) de l’insécurité (ou du « sentiment d’insécurité ») comme grille explicative de certains résultats électoraux. C’est également le cas de la mise en cause des « médias » dans l’alimentation du « sentiment d’insécurité ». En fait de « médias », il ne s’agit jamais que de la télévision. On peut ne pas être convaincu de la manière dont les professionnels de la télévision se défendent de ces accusations, soit cette idée (ou cette mythologie professionnelle, l’expression n’a ici aucune portée critique, puisque toutes les professions ont leurs mythologies) selon laquelle « ils ne font que montrer » « une » ou « la » réalité. On peut ne pas être convaincu non plus par la manière dont certains acteurs politiques et journalistes peuvent mécaniquement inférer une « influence », par définition néfaste, des « médias » à partir de la simple constatation de l’augmentation à la télévision de « sujets » liés à la sécurité. Cette vision mécaniste perpétue dans le champ politique et médiatique un paradigme ‒ celui qui rapporte l’influence médiatique à l’action d’une « seringue hypodermique » ‒ qui n’a plus cours dans les études relatives à la « réception » des médias par les individus. On se permettra de renvoyer ici à nos textes « Les standards, creuset d’une théorie juridique de la réception médiatique » et « Qu’est-ce qu’une « information » au sens du « droit à l’information » ? », in La régulation des médias et ses standards juridiques, P. Mbongo (dir.), Mare et Martin, 2011.

[13] E. Heilmann, op. cit., p. 8.

[14] La doctrine juridique universitaire française n’a peut-être pas encore pris la mesure de cet aggiornamento. Des travaux pionniers existent néanmoins, ceux d’Olivier Gohin, l’ouvrage de Marc-Antoine Granger (Constitution et sécurité intérieure. Essai de modélisation, LGDJ, 2011) ou celui de Jérôme Millet (Autorités de police et sécurité locale, Mare et Martin, 2012). Dans une certaine mesure, ce retard du « droit public de la sécurité » à trouver une inscription universitaire doit à une division du champ juridique français qui fait que la focale des pénalistes est composée du droit pénal et de la procédure pénale ‒ sans égards par exemple pour l’important droit administratif de la police et de la gendarmerie ‒ lorsque la focale des spécialistes de droit administratif est principalement constituée du droit de la police administrative, dont la catégorie cardinale, l’ordre public, est réputée comprendre déjà la notion de sécurité. Il reste que, de la même manière que le rapprochement de la criminologie et des études policières a été fécond dans les sciences sociales de la sécurité (Voir dans ce sens l’important Traité de sécurité intérieure co-dirigé par Maurice Cusson, Benoît Dupont et Frédéric Lemieux, Ed. Hurtubise, 2007 – Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008), une plus grande figuration du droit public de la sécurité, en vis-à-vis du droit répressif, apporterait sans doute aux sciences juridiques de la sécurité.

[15] La réflexion sur la société du risque est très anciennement articulée autour des travaux d’Ulrich Bech et notamment de son ouvrage La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (Flammarion, 2008 – Edition anglaise : 1992). Voir également P. Peretti-Watel., La société du risque, La découverte, 2010.

[16] Michel Foucault a une acception générique de la notion de dispositif et y intègre aussi bien les institutions que les discours, les textes de lois, les décisions administratives ou judiciaires, les données scientifiques, etc.

[17] D. Bigo, in Au nom du 11 septembre. Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme (sous la direction de D. Bigo, L. Bonelli et T. Deltombe), La Découverte, 2008, p. 5.

[18] S. Hayat et L. Tanguy, « Exceptions », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 20, 2011, p. 6.

[19] Voir par exemple en annexe au présent volume les conclusions de la Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007. Le caractère général de ces conclusions de la Commission de Venise n’enlève rien au fait que son rapport est l’un des textes les plus avisés sur les agences de sécurité chargées de conjurer des menaces telles que le terrorisme.

[20] Voir à ce propos, dans le contexte d’une critique philosophique du « principe de précaution », J. P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002 : « Toute prévision d’un état des choses qui dépend d’un savoir futur est impossible, pour la simple raison qu’anticiper ce savoir serait le rendre présent et le délogerait de sa place dans l’avenir. » (p. 133) ‒ « Les cas ne sont pas rares où la communauté scientifique est certaine à tort de l’inexistence d’un danger alors que celui-ci est objectivement incertain. » (p. 137).

[21] Il est souvent dit que la « définition formelle » (France) des secrets étatiques est moins libérale qu’une « définition matérielle » (Etats-Unis) qui consiste en une énumération des informations protégées. Or cette conclusion fait peu de cas de ce que dans les « définitions matérielles », les informations protégées sont elles-mêmes définies par des standards aussi vagues et généraux que « informations relatives à la sécurité nationale ». Sans compter que, dans le cas des Etats-Unis, le Freedom of Information Act (FOIA) ne s’applique pas, par exemple, à la Maison-Blanche, qu’il peut être nuancé par des textes propres à telle ou telle administration sensible, et que le FBI, la NSA ou la CIA ont même la faculté reconnue par les tribunaux de se retrancher derrière une Glomar response  (elle consiste à ne pas confirmer ni infirmer la détention d’une information par l’une de ces administrations). Voir à ce propos :

Pascal Mbongo, E Pluribus Unum, Du creuset américain, Lextenso, 2017.

[22] Certains détails opérationnels de certaines agences publiques de sécurité peuvent ne pas être communiqués aux institutions de contrôle (c’est nécessairement le cas pour les opérations à venir ou en cours) et ces institutions elles-mêmes peuvent juger préférable de ne pas porter à la connaissance du public les détails dont elles ont connaissance (Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007).

[23] Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007.

[24] Commission européenne pour la démocratie par le droit [Commission de Venise], Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, Venise, 1er-2 juin 2007.

Source : Sécurité, libertés et légistique. Autour du Code de la sécurité intérieureté intérieure, 2012.

« Originalism is the rage, but Constitution’s authors had something else in mind »

WIKICOMMONS
Howard Chandler Christy’s painting of the signing of the United States Constitution is displayed in the east grand stairway of the House wing of the US Capitol.

AMERICANS OFTEN FIXATE on the origins of their Constitution. Indeed, before the confirmation hearings for the high court’s newest Justice Brett Kavanaugh took an unexpected turn, we found ourselves preoccupied with its birth yet again.

Kavanaugh, after all, like so many recent Republican nominees to the Supreme Court, embraces constitutional originalism — the theory that the Constitution must be interpreted today in accordance with the meaning it had at its inception.

Originalism continues to surge in popularity, winning converts across the federal judiciary, law school faculties, and the political ranks, while the Supreme Court often decides cases based ostensibly on what the Constitution meant to those who conceived it — most prominently of late in the 2008 Second Amendment case District of Columbia v. Heller. As the Kavanaugh hearings reminded us, Americans’ preoccupation with our Constitution’s birth fuels relentless struggles over the Founders’ intent, the Constitution’s original meaning, and the nation’s foundational values.

Despite this outsized attention, crucial features of the Constitution’s creation remain obscure. It is often assumed that the Constitution was fully created in 1787 and 1788 when it was written and ratified. But when it initially appeared, it was shrouded in uncertainty. Not only was the Constitution’s meaning unclear but, far more significantly, it was unclear what the Constitution itself actually was.

Lire la suite

Populisme et démocratie. Et si le populisme était constitutif de l’hypermodernité ?

L’on n’a jamais autant parlé de populisme qu’aujourd’hui : à propos de l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public ; à propos des propositions d’augmentation des salaires ou de nationalisation des banques dans le contexte de la crise économique ; à propos du « grand débat national sur l’identité nationale » lancé en 2009 par le gouvernement… Et cette qualification n’est pas circonscrite à la France puisqu’elle a pu être appliquée à des faits politiques ou à des résultats électoraux en Italie, aux Pays-Bas, en Suède, au Danemark, aux États-Unis, en Suisse, en Pologne, en Hongrie, etc.

S’il est entendu que les acteurs et les discours politiques auxquels cette qualification est rapportée ne revendiquent pas, au moins sur un plan méthodologique, le principe libéral de la modération, l’on ne saurait pourtant parler de populisme sans garder à l’esprit que, comme presque toutes les catégories du lexique politique – et spécialement celles précisément auxquelles se rapportent le label populisme – ce mot est piégé. De fait, dans presque tous les contextes politiques et tous les champs sémantiques dans lesquels cette catégorie est mobilisée, la référence au populisme brasse des représentations négatives. En France en particulier, il s’agit pour une large part d’un jugement politico-moral disqualifiant qui s’est développé à mesure de la prospérité ou de l’enracinement du Front national dans l’espace politique français.

Plus généralement, ce label tend désormais à désigner tout acteur politique dont la stratégie et/ou le discours mobilise(nt) plusieurs données réputées « objectives » par les adversaires du populisme. La première donnée dont il est convenu de dire qu’elle caractérise le populisme consiste dans l’imputation par les « populistes » à différentes puissances ou à différents détenteurs de pouvoirs sociaux (le « pouvoir médiatique », les « puissances d’argent », « les élites ») d’une volonté d’aliéner les volontés populaires. À travers cet argument, l’accusation de populisme exprime une défiance à l’égard d’une vision holiste des groupes sociaux et à l’égard d’une réduction de la politique à des « complots » (en l’occurrence le complot de certains détenteurs de pouvoirs sociaux). La deuxième donnée dont il est convenu de dire qu’elle caractérise le populisme consiste dans le caractère « démagogique » des analyses et de l’offre politiques des acteurs concernés. C’est à travers ce second critère que la qualification de populisme contient un jugement moral. Cette qualification sert à reprocher à celui ou à ceux que l’on qualifie de « populiste » de corrompre moralement le « peuple » en lui vantant des propositions de politiques publiques (en matière fiscale, en matière de politique d’immigration, en matière de politique économique, en matière de construction européenne, etc.) dont le « populiste » est supposé savoir qu’elles (ses propositions) sont « déraisonnables » ou « inapplicables ».

A ces deux critères, certains ajoutent le critère du charisme du chef. Ce critère est ambigu dans la mesure où si le charisme suppose en général que le « leader populiste » a des qualités personnelles spécifiques (des qualités esthétiques, des qualités rhétoriques), ces qualités spécifiques ne sont pas unanimement prêtées à tous les leaders « populistes », ni par les observateurs, ni même par leurs supporters. Ici on est un peu devant l’histoire de l’œuf et de la poule (le charisme précède-t-il l’offre politique ou est-ce l’offre politique qui rend charismatique ?) et la psychologie sociale ne tranche pas définitivement en faveur de l’une des deux hypothèses.

Il reste que des deux « critères » du populisme qui viennent d’être exposés, c’est, malgré les apparences, le second critère qui est la faiblesse structurelle de l’opprobre que l’on entend jeter sur les « populistes ». Pour dire les choses autrement, si la qualification de « populiste » ne dérange pas vraiment ceux qui sont ainsi désignés, ni les citoyens qui leur accordent leurs suffrages (même si bien sûr il peut y avoir des formes de « culpabilité » ou de honte, comme celles qui ont pu conduire durablement des électeurs du Front national à ne pas rapporter leurs préférences aux instituts de sondages), c’est parce que, fondamentalement, cette qualification est perçue comme étant anti-démocratique par ceux qu’elle désigne. Ce qui a pour conséquence d’anesthésier relativement les électeurs dont les critiques du populisme voudraient espérer un sursaut démocratique. Pour ainsi dire, peu ou prou, l’électeur captif d’idées réputées populistes se sent comme injurié, comme méprisé. Et, à tort ou à raison, il en infère – cette critique est évidemment aussi vieille que la démocratie représentative elle-même – que la démocratie n’est pas ce qu’elle prétend être.

Principe démocratique et principe représentatif

De fait, en tant qu’elle est d’abord un système de croyances et de représentations avant d’être un système de normes juridico-politiques, la démocratie (égalité du suffrage, faculté de chaque citoyen d’être tour à tour gouvernant et gouverné) postule et suggère tout à la fois – comme sa petite fille que sont les sondages d’opinion – que la capacité à produire une opinion est à la portée de tout le monde et que toutes les opinions se valent (l’opinion et le vote d’un « boutiquier » valent l’opinion et le vote d’un philosophe, pour reprendre une opposition développée par Platon à l’appui de son refus de la démocratie pure). Or, l’accusation de populisme postule pour sa part nécessairement que la capacité à produire une opinion n’est pas à la portée de tout le monde, que toutes les opinions ne se valent pas (l’opinion d’un expert du « réchauffement climatique » vaut davantage que celle de M. et Mme tout le monde), que certains objets ou certaines questions sont ou doivent être en dehors du champ du relativisme démocratique. Du même coup, ce que la qualification de populisme révèle – peut-être malgré elle – au citoyen bien disposé à l’égard des discours jugés populistes, c’est une contradiction structurelle de la démocratie représentative entre le principe démocratique d’une part et le principe représentatif d’autre part.

En effet, si d’un côté l’idéal démocratique repose sur les deux postulats qui viennent d’être rapportés, la représentation pour sa part présente une fonction de re-médiatisation du système politique qui, dans la meilleure des hypothèses, doit préserver les gouvernants des pressions populaires dangereuses ou tyranniques. La critique contemporaine du populisme ré-explicite donc l’idée que la représentation ne découle pas seulement d’une impossibilité matérielle pour de grands États de pratiquer au quotidien la démocratie directe mais plus fondamentalement de l’idée que la masse des individus n’est pas en mesure de (bien) gérer les affaires publiques, faute d’expertise ou faute de pouvoir renoncer à leur quête du bonheur privé. Ce qu’il faut essayer de comprendre, c’est pourquoi cette ré-explicitation est souvent faite honteusement par la critique contemporaine du populisme, celle-ci préférant insister sur l’idée que ce dernier n’est qu’une inconséquence (ponctuelle) de certains problèmes sociaux (la pauvreté, la crise de l’État-providence, les migrations internationales, etc.) dont nul ne sait pourtant si et dans quel délai ils pourront être dépassés, ni s’ils ne seront pas suivis par d’autres problèmes sociaux non moins aigus et complexes. On fera volontiers l’hypothèse que si l’anti-populisme n’ose pas revendiquer la part élitiste, aristocratique ou professionnaliste de la démocratie représentative, c’est pour savoir que, sociologiquement et psychologiquement, la messe est dite. L’hypermodernité démocratique – et la revendication subséquente par le sujet démocratique d’une expertise universelle, puisqu’il est « expert de sa propre vie » et que tout intéresse sa « propre vie » – s’accommode modérément des légitimités et des instances en surplomb, des « paroles autorisées », des « experts » et des « intellectuels ». De fait, l’argument tiré de « l’incompétence » des gouvernants ou des journalistes n’a jamais autant été éprouvé dans l’histoire démocratique qu’aujourd’hui ; et les productions des « travailleurs du savoir », dans l’ordre de la connaissance humaine et sociale notamment, n’ont jamais été aussi assimilées qu’aujourd’hui à de  » simples  » productions littéraires. À cette précision près que ce n’est plus seulement le « peuple », celui que se représentent les « brèves de comptoir » ou les émissions « populaires » de la télévision, qui a le monopole de la disqualification comminatoire (« Ce sont des conneries ! ») de la parole des gouvernants, des experts ou des journalistes. Les classes « cultivées » ne sont plus les dernières à la pratiquer à l’égard des discours relevant ou non de leurs compétences professionnelles spécifiques, au point que tout le monde est désormais en situation de se formaliser du populisme d’autrui et… de se voir reprocher à l’occasion son propre populisme.

Pour aller plus loin sur le « populisme de gauche »