Le « journaliste professionnel », une catégorie légale très française

Une historiographie courante des médias en France tend à ramener l’histoire juridico-politique du journalisme à l’histoire juridico-politique de la presse[1] et donc à considérer les grands moments de la réglementation de la presse, que ces moments aillent dans le sens du libéralisme ou qu’ils aient consisté en un refus du libéralisme, comme autant de moments de réglementation du journalisme. Cette assimilation a pour elle la définition usuelle du journaliste comme étant « celui qui fait, publie un journal » – définition au regard de laquelle il apparaît que « Th. Renaudot fut le premier journaliste français » – ou toute « personne qui collabore à la rédaction d’un journal » (Petit Robert).

Cette assimilation se heurte néanmoins en droit à un fait : pour avoir toujours été très présente dans le débat politique, la notion de journaliste n’est pas vraiment une catégorie légale en France avant le vingtième siècle, c’est-à-dire avant la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes (« loi Brachard ») ; d’où son absence des tables des recueils de législation et de jurisprudence du XVIIIème siècle et du XIXème siècle (en l’occurrence le Recueil Duvergier), d’où son absence de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse[2].

C’est donc dans le contexte d’une réflexion et d’une action intéressant les conditions de travail et de vie des journalistes, autrement dit par le prisme de la question sociale[3], qu’intervient la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes. La question d’une définition légale du journalisme se pose ainsi dans un contexte de renouvellement des supports et de professionnalisation des pratiques : s’agissant des supports, si la presse écrite existe alors depuis près de trois siècles, la radio pour sa part est en plein essor, et la télévision en est à ses débuts ; quant à la professionnalisation des pratiques, elle est témoignée par une forte intégration bureaucratique des entreprises (hiérarchisation des fonctions et spécialisation des tâches), par l’apparition des premières organisations professionnelles et syndicales (la naissance du Syndicat national des journalistes date de 1918), par la promotion des premiers codes de déontologie (la première « charte des devoirs professionnels des journalistes français » date de 1918), des premières écoles professionnelles (l’École de Journalisme de Dick May date de 1899).

La loi Brachard consacre donc explicitement et formellement le « journaliste » ou, plus exactement, le « journaliste professionnel »[4] en ces termes :

« Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France, ou dans une agence française d’informations, et qui en tire le principal des ressources nécessaires à son existence.

Le correspondant, qu’il travaille sur le territoire français ou à l’étranger, est un journaliste professionnel, s’il reçoit des appointements fixes et remplit les conditions prévues au paragraphe précédent.

Sont assimilés aux journalistes professionnels, les collaborateurs directs de la rédaction : rédacteurs-traducteurs, sténographes-rédacteurs, rédacteurs-réviseurs, reporters-dessinateurs, reporters-photographes, à l’exclusion des agents de publicité, et de tous ceux qui n’apportent, à un titre quelconque, qu’une collaboration occasionnelle. »

Définissant ainsi le journalisme pour la première fois, le législateur crée en même temps la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), chargée de délivrer la « carte de presse » aux « journalistes professionnels » tels que définis par la loi. Par suite de la loi, les relations entre journalistes et employeurs furent codifiées en 1937 par l’adoption de la Convention collective nationale des journalistes[5].

L’invention législative de 1935 est remarquable par sa stabilité. Si elle a été amendée par les lois du 13 décembre 1956, du 2 janvier 1973 ainsi que par la loi du 4 juillet 1974 (« loi Cressard ») qui a fait bénéficier aux « pigistes » les droits accordés aux « journalistes professionnels », les éléments-clés de labellisation du « journaliste professionnel » qu’elle a posée n’ont jamais été remis en cause : une pratique du journalisme en tant que savoir-faire spécifique ; l’exercice pour le compte d’une structure entrepreunariale (éditeur d’une publication, agence de presse, etc.) ; une pratique gratifiée d’une rétribution significative (critère des ressources procurée). Au demeurant, les dispositions afférentes de l’ancien code du travail ont été reprises à l’identique dans le nouveau code du travail, la définition du « journaliste professionnel » en particulier basculant telle quelle de l’article 761-2 de l’ancien code aux articles L. 7111-3 à L. 7111-5 du nouveau code du travail[6].

Cette stabilité est d’autant plus remarquable que le système de la loi Brachard, d’une part, dédouble la compétence juridictionnelle en matière de labellisation journalistique et, d’autre part, induit une herméneutique délicate du critère reconnaissance des « journalistes professionnels » tenant à la pratique d’un savoir-faire spécifique.

I. Le dualisme juridictionnel en matière de labellisation journalistique

La multiplication récente d’occurrences de la notion de « journaliste » dans le droit français prête souvent à un contresens dans les articles de presse ou dans la doctrine juridique lorsqu’il est dit qu’il s’agit d’autant de « définitions » des journalistes ou que telle loi a « réglé » le problème de la définition du journaliste en droit français. Ce contresens découle de la confusion entre les contextes normatifs et procéduraux labellisants du « journaliste professionnel » de ceux qui ne le sont pas.

A. La répartition du contentieux de la reconnaissance entre la juridiction administration et la juridiction judiciaire

La définition légale du « journaliste professionnel » se prête à deux types de contentieux : le contentieux devant les juridictions judiciaires de la violation par l’employeur des droits sociaux attachés à la qualité de « journaliste professionnel » ; le contentieux devant le Conseil d’État des décisions de la Commission de la Carte d’identité des journalistes professionnels[7], autrement dit le contentieux des décisions négatives de l’autorité administrative[8] et compétente depuis pour délivrer la « carte de presse » – la carte professionnelle du « journaliste professionnel »[9].

Ce « dualisme juridictionnel » ne pose pas de problèmes pour deux raisons : d’une part la possession ou la non-possession de la « carte de presse » délivrée par la Commission compétente est indifférente aux juridictions judiciaires (en leurs formations sociales) lorsqu’elles statuent sur les droits sociaux des « journalistes professionnels » au sens de la loi[10] ou, plus exactement, la circonstance que l’on ne soit pas titulaire de la « carte de presse » ne fait pas nécessairement conclure les juridictions judiciaires à l’inapplicabilité des droits sociaux dévolus aux « journalistes professionnels » par le code du travail ; d’autre part, dans l’exercice de leurs compétences respectives, le Conseil d’État et les juridictions judiciaires ont des interprétations assez concordantes des critères légaux.

De fait le contentieux de la « carte de presse » devant le Conseil d’État est particulièrement faible (à peine une vingtaine d’arrêts du Conseil d’État répertoriés depuis le début des années 1980) rapporté à la progression significative des demandes[11]. Certains professionnels voudront considérer que l’explication de la faiblesse de ce contentieux est liée au libéralisme de la Commission[12]. Plus sûrement, cette faiblesse doit à la subsomption durable dans le champ d’application de la loi des collaborateurs directs de la rédaction, des rédacteurs-traducteurs, des sténographes-rédacteurs, des rédacteurs-réviseurs, des reporters-dessinateurs, des reporters-photographes. Et l’incorporation des « pigistes » en 1974 dans le champ d’application de la définition légale n’a pas moins fait disparaître une source traditionnelle de contentieux. Il en va de même de l’incorporation dans le champ d’application de la loi de journalistes salariés des entreprises de communication audiovisuelle au sens de la loi du 29 juillet 1982, celle des « entreprises de production » – soit les « entreprises audiovisuelles ayant pour activité la création d’œuvres audiovisuelles destinées à être diffusées dans le public même lorsque les entreprises en question ne diffusent pas directement les œuvres qu’elles produisent »[13] – celle encore des « journalistes exerçant leur profession dans une ou plusieurs entreprises de communication au public par voie électronique »[14].

Une autre explication rationnelle de la faiblesse de ce contentieux tient à l’existence d’un certain nombre d’incompatibilités légales avec la qualité de « journaliste professionnel », soit l’incompatibilité qui frappe les publicitaires, les chargés de relations publiques et les attachés de presse[15], les agents publics (fonctionnaires ou contractuels)[16]. Enfin, le maillage du territoire par de nombreuses écoles professionnelles « dispensant un cursus de formation reconnu par la Convention Collective Nationale des Journalistes » (une quinzaine aujourd’hui), en installant une sorte de présomption d’aptitude en faveur de nombre d’entrants dans la profession (en tout cas parmi les plus jeunes générations de journalistes), a lui aussi facilité le travail d’adoubement de la Commission.

B. Les contextes procéduraux non-labellisants

Ce sont deux occurrences récentes de la notion de « journaliste » dans le droit français – le droit de la propriété intellectuelle et le contentieux de l’exploitation des œuvres des journalistes d’une part, la procédure pénale et la protection de sources des journalistes d’autre part – dont il faut dire pourquoi elles sont « accessoires » par rapport au point fixe définitionnel que représentent les dispositions de la loi Brachard.

1. Le contentieux de l’exploitation des œuvres des journalistes

L’article 20 de la loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet (« loi Hadopi ») introduit en effet dans le code de la propriété intellectuelle une section 6 relative au « droit d’exploitation des œuvres des journalistes » (articles L. 132-35 à L. 132-45 du code la propriété intellectuelle) qui s’est proposée de résoudre un conflit durable entre les journalistes salariés pour l’essentiel [lesquels, lorsque leurs articles ont les propriétés d’une « œuvre originale » prétendant à la protection du droit d’auteur, voudraient voir rémunérées leurs réutilisations] et leurs employeurs [lesquels, en tant qu’ils sont propriétaires ou gérants d’une « œuvre collective » au sens du code de la propriété intellectuelle qu’est une publication, voulaient aller au-delà des dérogations que cette qualité d’« œuvre collective » autorisait déjà pour l’étendre aux réutilisations des articles de leurs journalistes].

C’est donc nécessairement à des « journalistes professionnels » au sens du code du travail que la loi du 12 juin 2009 s’intéresse (d’où la référence qu’elle fait au code du travail) mais pas à tous « les journalistes professionnels » puisque, précisément, c’est en fonction de la nature du lien contractuel entre le « journaliste professionnel » et l’employeur, de la nature même de l’employeur (éditeurs de presse et de services de communication en ligne), de l’importance économique que représente pour le « journaliste professionnel » ses productions, de la nature des réutilisations du travail journalistique, qu’est définie par la loi la rémunération spécifique sous forme de droits d’auteur ou de salaires de ces réutilisations[17].

2. Le contentieux du secret des sources

Il n’y a pas davantage de confusion ou de substitution dans la définition légale du « journaliste professionnel » du fait de la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes[18]. C’est un contre-sens juridique que de prétendre que cette loi ferait désormais coexister en France plusieurs catégories de journalistes. La loi du 4 janvier 2010 est moins intéressée à définir le « journalisme » ou le « journaliste » qu’à caractériser (au-delà des journalistes professionnels » au sens du code du travail) le champ d’application des protections qu’elle organise : les « journalistes professionnels » proprement dits ; les directeurs de la publication ; toute personne qui concourt directement au recueil d’informations et à leur diffusion au public, et ce quelques soient les ressources qu’elle en tire et qu’il s’agisse ou non de son activité principale[19]. Ici aussi, la définition légale du « journaliste professionnel » reste un invariant à partir duquel le législateur part pour concevoir une garantie effective de la liberté journalistique qui tienne compte par ailleurs du caractère d’« œuvre collective » de l’offre éditoriale d’une entreprise de presse, d’une entreprise de communication audiovisuelle[20] ou d’une entreprise de communication au public par voie électronique[21].

II. Le journalisme comme savoir faire intellectuel spécifique

Sans prétendre vouloir donner à son énoncé les caractères d’une théorie générale, le Conseil d’État a pu soutenir que « peut seule être regardée comme un journaliste, au sens et pour l’application des articles 761-1 et suivants du code du travail et, en particulier, pour la délivrance de la carte d’identité professionnelle instituée par l’article L. 761-15, la personne qui, soit par la rédaction d’articles d’actualité générale ou sur des sujets spécialisés et, notamment, professionnels, soit par la conception, la réalisation ou la présentation d’émissions d’information, apporte une contribution intellectuelle ou de création à l’entreprise à laquelle elle apporte son concours »[22]. Plus fondamentalement, le juge dit pouvoir autonomiser un savoir-faire journalistique et substantialiser « l’actualité » dont les journalistes sont supposés rendre compte.

A. La doctrine juridique du savoir-faire journalistique

Le savoir-faire auquel les organes juridiques (la Commission, le Conseil d’État, les juridictions judiciaires) d’application de la « loi Brachard » se réfèrent est (évidemment) extérieur à toute considération déontologique ou éthique ou de police des discours journalistiques (injures, diffamations, offenses, atteinte à la vie privée, atteinte à la présomption d’innocence). Ce savoir-faire renvoie plutôt à une tentative de substantialisation et d’objectivation de l’exercice journalistique.

Dans un cas où il s’était agi de dire si les contributions d’historiens professionnels à une publication de presse leur permettaient de prétendre au label de « journaliste professionnel », le Conseil d’État a répondu qu’il fallait tenir compte de la manière dont les thèmes abordés par ces historiens sont « traités dans les publications en cause »[23]. Le Conseil d’État suggère ainsi qu’il existe des méthodes spécifiques du journalisme distinctes, par exemple de celles des historiens, autrement dit un savoir-faire proprement journalistique. Si cette distinction faite par le juge dit quelque chose du développement d’écoles de journalisme vouées à la transmission de techniques professionnelles[24], la portée générale que lui donne le Conseil d’État – la distinction du « journalisme » au sein des « travailleurs du savoir » utilisant la plume (ou le verbe) – est néanmoins discutable pour des raisons qui tiennent : pour une part aux champs réputés voisins du journalisme parmi les professions intellectuelles qui ont en commun avec lui de pratiquer l’écriture (les sciences humaines et sociales en général et l’Histoire en particulier, les écrivains) ; pour une autre part au champ journalistique lui-même.

D’un côté, cette distinction fait abstraction de ce qu’il existe des pratiques discursives dans les sciences humaines et sociales (spécialement parmi les sociologues et parmi les historiens en particulier) que certains autres spécialistes de ces savoirs considèrent pour leur part comme relevant du « journalisme », soit parce que les objets au centre de ces pratiques discursives sont considérés par eux comme n’étant pas des objets pertinents[25], soit parce que ces pratiques ne satisferaient pas aux « canons » ou à certaines exigences méthodologiques[26]. A quoi il faut d’ailleurs ajouter la réduction pure et simple de la connaissance historique à un genre littéraire et narratif parmi d’autres (une réduction pratiquée notamment par les tenants du Linguistic Turn en histoire). Quant à la distinction suggérée par le Conseil d’État entre un savoir faire journalistique et un savoir faire littéraire, elle peut être hypothéquée par : l’existence de productions journalistiques parvenues à la dignité littéraire[27] ; l’existence – plus fréquente il est vrai – de productions en matière de roman ou de récit dont le label littéraire est contesté au profit d’un label journalistique ; l’originalité statutaire au sein du journalisme du journalisme économique, et plus encore, du journalisme scientifique[28] ; l’antériorité dans le journalisme du Storytelling[29] et la prospérité du New Journalism, du Literary Journalism ou du Narrative Journalism.

D’un autre côté, l’appréhension holiste du savoir-faire des journalistes qui est derrière la distinction entre ce savoir-faire et celui de certains autres « travailleurs du savoir » fait abstraction de l’extrême diversification et division des tâches à l’intérieur de la profession[30] et de ce qu’il existe des pratiques discursives en matière de journalisme (que celles-ci soient le fait de journalistes diplômés d’écoles professionnelles ou non) que certains journalistes pour leur part peuvent considérer comme ne relevant pas « vraiment » du « journalisme » (l’éditorial, la tribune, le journalisme « people », et même le Gonzo Journalism[31]).

B. L’« actualité » comme standard qualifiant

Être « journaliste professionnel » au sens de la loi française suppose donc également d’avoir comme matériau « l’actualité ». C’est ainsi, par exemple, qu’un dessinateur illustrant de manière pertinente un « fait d’actualité » pourra être qualifié de journaliste au sens de la loi, mais pas l’illustrateur en bandes dessinées d’œuvres de fiction[32].

En 1996, le Conseil d’État a par ailleurs conclu à la légalité du refus de la « carte de presse » à un demandeur qui excipait de ses fonctions de responsable de la rédaction dans une publication périodique éditée par une société exploitant une chaîne de télévision et destinée d’une part à faire connaître à la presse les programmes de cette chaîne, d’autre part à être diffusée à l’intérieur des services de la société[33]. En substance le Conseil d’État aura considéré qu’un travail rédactionnel de type promotionnel ne peut prétendre au label d’activité de « journaliste professionnel » au sens de la loi[34]. L’arrêt Mme Eyraud de 1997 ne mérite pas moins d’être cité puisque le Conseil d’État y a fait valoir qu’une personne employée en qualité d’illustrateur par une revue pouvait se voir reconnaître la qualité de reporter-dessinateur et donc de « journaliste professionnel » au sens de la loi si les illustrations qui lui sont confiées présentent « un caractère suffisant de rapport avec l’actualité »[35].

Cette mobilisation du concept « d’actualité » ou de « fait d’actualité » est remarquable par son décalage avec la référence anglo-américaine aux « news » ; elle suggère au fond un évitement de la notion d’« information » bien que celle-ci soit plus convenue dans les textes juridiques portant définition de la liberté de la presse, des privilèges statutaires et des immunités afférentes. Cette préférence des organes juridiques pour le critère tiré de « l’actualité » plutôt que celui tiré de « l’information » n’est pas innocente puisque dans le premier cas l’on est en présence d’une notion relativement neutre renvoyant à tout fait ayant un caractère d’immédiateté, (que son objet soit politique, économique, sportif, sociétal, culturel, religieux, un fait divers et qu’il puisse prétendre ou non à la qualification d’« événement ») alors que dans le second l’on est en présence d’une notion ayant une forte charge axiologique et symbolique parce que renvoyant à la recherche de la vérité, à la recherche du progrès humain, à l’éthique de la démocratie. De fait, le critère tiré du traitement de « l’actualité » permet d’inclure dans le « journalisme professionnel », par exemple, le traitement de la vie privée des célébrités et autres personnes publiques (« presse people », « presse mondaine », « presse à scandale », « presse de caniveau ») sans formaliser ou expliciter juridiquement le privilège symbolique et/ou moral attaché en France comme ailleurs à certains objets journalistiques et spécialement à la « politique ».

*

Tout porte ainsi à penser que la définition légale du « journaliste professionnel » posée en France depuis 1935 a encore de beaux jours devant elle, ce pour deux raisons au moins. D’un côté, cette définition a pour elle sa force d’absorption dans l’État social de tous les « auteurs » des médias traitant de « l’actualité », soumis à un lien de subordination par rapport à un employeur et vivant plus ou moins de leur écriture[36], ce qui est tout sauf le cas, par exemple, des blogueurs ou de ceux des journalistes qui choisissent le statut d’« auto-entrepreneur » [37]. De l’autre côté, cette définition n’est pas incommodante : ni pour les entreprises légales de définition de facilités financières, administratives ou fiscales (aides publiques à la presse et aux services d’information en ligne) ; ni pour les entreprises légales de définition de privilèges ou d’immunités (secret des sources[38]) ; ni pour les polices légales du discours, puisqu’il n’y a pas en droit français (ni ailleurs) d’exception journalistique ou d’excuse journalistique à l’intérieur des sanctions des abus de la liberté d’expression[39].

La définition légale du « journaliste professionnel » codifiée au code du travail n’est pas non plus incommodante pour une éventuelle entreprise de définition d’une police professionnelle. La véritable difficulté juridique inhérente à la création d’un « code de déontologie »[40] et d’un organe d’autorégulation n’est pas tant de concevoir leur champ d’application ou de compétence ratione personae, soit une question qui a exagérément occupé le débat français en raison d’une comparaison avec la situation de ceux des ordres professionnels attachés aux professions dont l’accès est absolument conditionné par la détention d’un diplôme spécifique (architectes, avocats, médecins, experts-comptables). Or ce rapprochement est tout sauf utile : d’abord parce qu’une instance d’autorégulation peut exister en dehors des professions dont l’accès est conditionné par la détention d’un titre spécifique[41]; surtout parce que si, comme prévu, l’on adosse le code de déontologie des journalistes à une convention collective des journalistes qui elle-même renvoie à la définition du « journaliste professionnel » donnée par le code du travail, la question du champ d’application ratione personae de ce nouveau texte serait nécessairement, mais implicitement, tranchée. Le véritable défi juridique dans l’entreprise contemporaine de définition d’une police professionnelle est donc ailleurs. Il est plutôt dans la substantialisation de la faute déontologique et dans l’articulation entre le déontologique dévolu à la commission envisagée, le pouvoir disciplinaire propre à l’employeur du « journaliste professionnel » (pouvoir exercé sous le contrôle du juge du travail), le pouvoir répressif dévolu au juge civil et au juge pénal en cas de disfonctionnements sanctionnés par la loi civile et/ou pénale[42].

[1] Voy. notamment : Pierre Albert, La presse française, Paris, La documentation française, coll. « Les études », 2008 ; Ch. Delporte, Les journalistes en France, 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1999 ; Géraldine Muhlmann, Une histoire politique du journalisme (XIXème-XXème siècle), Paris, PUF, 2004 (réédition : Points, 2007) ; Michel Mathien, Les journalistes. Histoire, pratique et enjeux, Paris, Ellipses, 2007.

[2] Cette inexistence légale (formelle), le rapporteur de la proposition de loi relative au statut professionnel des journalistes dont est née la loi du 29 mars 1935 en convenait d’ailleurs. Voy. le Rapport fait au nom de la commission du travail chargée d’examiner la proposition de loi de M. Henri Guernut et plusieurs de ses collègues relative au statut professionnel des journalistes, par M. Brachard, député : document parlementaire n° 4516, Chambre des députés, quinzième législature, session de 1935, Annexe au procès-verbal de la séance du 22 janvier 1935.

[3] Voy. à ce propos : Christian Delporte, op. cit. ; Patrick Éveno, Histoire de la protection sociale de la presse, Paris, Jacob-Duvernets Éditions, 2009. Il est d’ailleurs remarquable qu’à la Chambre des députés, ce soit la commission du travail qui ait été chargée d’examiner le texte dont est issu la loi du 29 mars 1935.

[4] Les dispositions de la loi Brachard avaient substantialisé une section spéciale III intitulée « Des journalistes professionnels » que ledit texte a ajouté au chapitre 2 du livre Ier (titre II) du Code du travail de l’époque.

[5] Convention adoptée le 23 novembre 1937. En l’état c’est la convention collective nationale des journalistes datée du 1er novembre 1976, refondue le 27 octobre 1987 et étendue par arrêté ministériel le 2 février 1988 qui est applicable.

[6] La circonstance que la convention collective nationale des journalistes se contente de renvoyer à la loi s’agissant de son propre champ d’application n’a guère d’importance en droit puisque cette convention ne peut pas, en tout état de cause, être en deça de la loi.

[7] Créée par la loi du 29 mars 1935, la Commission de la Carte d’identité des journalistes professionnels  statue d’abord en « Commission de première instance » puis en « Commission supérieure ».

[8] On notera que le Conseil d’État a jugé que la Commission supérieure, lorsqu’elle statue sur les refus de carte d’identité de journaliste professionnel, ne prend pas de décision de caractère juridictionnel (Conseil d’État, 10 juin 1994, Duriez-Costes, tables, p. 1094). La Commission est donc une autorité administrative qui n’est cependant guère citée dans les répertoires des « autorités administratives indépendantes ».

[9] On lira avec intérêt l’article en ligne de Denis Ruellan, « Expansion ou dilution du journalisme » ? (Source : http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2005/Ruellan/index.php).

[10] Cour de cassation, chambre sociale, 1er avril 1992, Bull. civ. V, n° 221 ; D. 1992. IR. 157 ; CSB 1992. 137, A 25. Il convient néanmoins de noter que l’article 6 de la convention collective des journalistes fait de la « carte de presse » un élément de la sécurité juridique des « journalistes professionnels » en disposant qu’« aucune entreprise visée par la présente convention ne pourra employer pendant plus de trois mois des journalistes professionnels et assimilés qui ne seraient pas titulaires de la carte professionnelle de l’année en cours ou pour lesquels cette carte n’aurait pas été demandée ». C’est la même exigence de sécurité juridique qui fait par exemple démarrer à la première délivrance de la carte le délai d’ancienneté nécessaire au calcul de certaines primes (articles 23 et 24 de la Convention collective). La « carte de presse » emporte également d’autres avantages et facilités (réductions fiscales, gratuité de certains lieux et manifestations culturels, etc.).

[11] http://www.ccijp.net/article-33-cartes-attribuees.html

[12] Il est vrai que des polémiques, assez circonscrites au demeurant, ont pu agrémenter telle ou telle dévolution de la carte à une personnalité non diplômée d’une École de journalisme.

[13] Conseil d’État, 5 avril 2002, RJS 2002. 683, n° 909.

[14] Article L. 7111-5 du code du travail. Cette précision législative annihile un malentendu. En effet, de ce que le Conseil d’État avait validé une décision de refus de la carte de la presse par la CCIJP à des rédacteurs sur Internet, on a pu se poser la question : « les rédacteurs de sites internet peuvent-ils bénéficier de la carte de presse ? » (Frédéric Rolin, note sous Conseil d’État, 6ème et première sections réunies, 26 juillet 2007, M A, Légipresse, 1er janvier 2008, n° 248, p. 14 -16. Or le problème n’était pas qu’il s’agisse de rédacteurs de sites internet mais d’un site internet créé par un établissement public, la Cité des sciences et de l’industrie, en vue de la valorisation de ses expositions. C’est donc le fait que le rôle et l’activité du site en question « se confondent avec ceux de l’établissement public », qui a été déterminant et non la circonstance qu’il s’agisse « en soi », si l’on ose dire, d’un site internet.

[15] Article 3 de l’arrêté du 23 octobre 1964 portant définition des professions de conseiller en relations publiques et d’attaché de presse (Journal officiel, 1e novembre 1964, p. 9801).

[16] Conseil d’État, 30 mai 1986, Mme Moglia, p. 155. Le Conseil d’État a jugé qu’un agent public contractuel de la ville de Lyon, affecté à temps plein à des tâches de journaliste au sein de publications municipales, n’a pas pour autant la qualité de « journaliste professionnel » au sens de la loi.

[17] Sur les prescriptions de ce texte, voy. spécialement d’Emmanuel Derieux et d’Agnès Granchet, Lutte contre le téléchargement illégal. Lois DADVSI et HADOPI, Paris, Lamy, 2010, p. 154-165.

[18] Sur ce texte, voy. notre contribution au présent ouvrage : « Secret des sources des journalistiques, légistique et appréciation souveraine des juges ».

[19] Article 2, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi n°2010-1 du 4 janvier 2010, relative à la protection du secret des sources des journalistes.

[20] Article 93 de la loi du 29 juillet 1982.

[21] Article L7111-5 du Code du travail.

[22] Conseil d’État, 20 avril 2005, Saborit, Tables, p. 1007 (Voy. également : Cour d’appel de Paris, 7 avril 1960, JCP, 1960, II, n°11600). Le Conseil a inféré de sa proposition que le label légal ne s’appliquait donc pas à une personne « qui n’apporte, notamment dans un reportage audiovisuel, qu’une contribution technique, alors même que celle-ci comporte, pour la bonne exécution du travail, certains choix et ne se borne pas à une pure exécution ».

[23] Conseil d’État, Bludzien, 22 mai 1992, n° 99402, tables, p. 1188.

[24] Des techniques dont l’existence – s’agissant en particulier des techniques d’écriture – est témoignée notamment par l’existence d’une offre de manuels et guides. Voy. notamment : Yves agnès, manuel du journalisme. Écrire pour le journal, paris, la découverte, coll. « repères », 2002 ; Jean-François Bège, Manuel de la rédaction : les techniques journalistiques de base, Paris, CFPJ Éditions 2007 ; Jean-Luc martin-lagardette, Le guide de l’écriture journalistique, Paris, Éditions La découverte, 7ème édition, 2009 ; Jacques mouriquand, L’écriture journalistique, PUF, coll. « que sais-je » ?, 3ème édition, 2005.

[25] Voy. par exemple à ce propos la controverse historiographique sur la question de savoir si l’« Histoire du temps présent » était bien de l’Histoire ou plutôt du journalisme. Voy. de la même manière les controverses suscitées par la « sociologie de l’intimité ». Voy. plus généralement : Vincent Goulet et Philippe Ponet, « Journalistes et sociologues. Retour sur des luttes pour « écrire le social » », Questions de communication, 2009, n° 16, p. 7-26.

[26] Voy. par exemple en France les relations « distantes » entre les historiens universitaires et les historiens « grand public » (Jacques Bainville ou André Maurois hier, Max Gallo aujourd’hui), que les premiers analysent plutôt comme étant, au mieux des « essayistes », au pire des journalistes.

[27] Entre autres figures de référence de cette « traversée des frontières », l’on peut citer Albert Londres, Joseph Kessel, les précurseurs de la Beat Generation (William Burroughs, Allen Ginsberg et Jack Kerouac), Colette ou, plus récemment, Ryszard Kapuscinski.

[28] Sur cette originalité, voy. notamment : Françoise Tristani-Potteaux, Les journalistes scientifiques. Médiateurs des savoirs, Paris, Économica, coll. « Médias Poche », 1997.

[29] Sur le storytelling comme « vieille méthode journalistique » et sur les limites de l’ouvrage (Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2008) qui a popularisé cette expression en France en en faisant un paradigme d’interprétation de la politique contemporaine, voy. A. Weinberg, « Le storytelling, une arme de distraction massive », Sciences humaines, n° 209, novembre 2009, p. 34.

[30] Voy. notamment : Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2004 ; Collectif, Les Journalistes français à l’aube de l’an 2000, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2001.

[31] Sur le Gonzo journalism, on lira notamment la biographie de l’une de ses plus grandes figures, Hunter S. thompson : William Mckeen, Hunter S. Thompson. Journaliste et hors-la-loi (traduction française), Paris, Éditions Tristram, 2010.

[32] Cour de cassation, chambre sociale, 4 juin 1987, Domenech, n°83-41138.

[33] Conseil d’État, 21 octobre 1996, Mme Fouillaud, tables 1064.

[34] Dans le même sens, voy. Conseil d’État, 22 juin 2001, Lahache, Tables p. 1076 ; voy. Conseil d’État, 24 octobre 2001, Mme Chenot-Jeandot, Rec. 490 : le fait d’illustrer la présentation des programmes figurant dans les magazines adressées aux abonnés de Canal + et de Canal Satellite ne présente pas le caractère d’une activité de journaliste professionnel car l’objet en est d’assurer la promotion des programmes de ces chaînes.

[35] Conseil d’État, 24 octobre 1997, Mme Eyraud, Rec. 373.

[36] Voy. supra l’articulation autour de cette définition des dispositions de la loi Hadopi I relatives au droit d’exploitation des œuvres des journalistes. C’est une autre question que de savoir si les droits de rétribution accordés par les dispositions introduites dans le code de la propriété intellectuelle sont satisfaisants ou non.

[37] Cette notion désigne en réalité le statut de « l’entrepreneur individuel » qui a été créé par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 portant modernisation de l’économie et qui est entré en application le 1er janvier 2009. Voy. Xavier Ternisien, « Les jeunes journalistes sont contraints de s’adapter dans une presse en pleine crise », Le Monde, 26 mai 2010.

[38] Voy. supra l’articulation autour de cette définition des dispositions de la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes.

[39] En matière de diffamation par exemple, l’« excuse de bonne foi » ou l’« exception de vérité des faits allégués » n’est pas circonscrite aux seules allégations litigieuses des journalistes. De la même manière le critère exonératoire de responsabilité pénale ou civile tiré par la Cour européenne des droits de l’homme de la contribution au « débat d’intérêt général » d’allégations litigieuses sur le terrain de l’injure, de la diffamation, de l’atteinte au droit à la vie privée, n’est pas circonscrit aux seules allégations avancées par des journalistes.

[40] Dans le prolongement des États généraux de la presse (2008-2009), un « comité des sages » présidé par Bruno Frappat (la « commission Frappat ») a été réuni par les pouvoirs publics afin de rédiger un « code de déontologie » ayant vocation à être introduit dans la convention collective des journalistes. Le « Projet de code de déontologie des journalistes » de la Commission Frappat a été présenté le 20 octobre 2009 et proposé à la négociation des partenaires sociaux.

[41] Voy. plus loin les chapitres sur l’autorégulation au Royaume-Uni ou au Québec.

[42] Sur les possibilités de concurrence et de complémentarité des énonciations déontologiques et des exigences légalo-judiciaires au Canada, voy. plus loin de Marc-François Bernier : « L’appropriation par les tribunaux civils canadiens des règles déontologiques dans les procès en diffamation dirigés contre les journalistes ».

Le sacerdoce des serviteurs de l’Etat : le fonctionnaire et l’intérêt général

Lorsque la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 a fait de la vertu une qualité exigible des candidats aux « dignités, places et emplois publics », elle a par la même occasion voulu en faire une valeur exigible dans l’exercice des fonctions publiques.

L’Ancien Régime ne disposait d’ailleurs pas moins d’un droit de la moralité des agents publics, des incriminations pénales ou des récriminations simplement « éthiques » de la « déviance publique ». L’on gardera néanmoins à l’esprit que l’historiographie de l’état en France entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle insiste sur le fait que l’on n’est pas alors dans le cadre d’un fonctionnement bureaucratique, ni même pré-bureaucratique. Maryvonne Génaux résume à cet égard asse bien les travaux de Robert Descimon, Jean-Frédéric Schaub et Bernard Vincent lorsqu’elle écrit : « La logique du pouvoir y était domaniale. Le roi était seigneur justicier. Ses administrateurs, essentiellement des officiers dont il était le seigneur direct ou des commissaires immédiatement liés à sa personne politique, géraient le bien commun, dont l’entretien justifiait la puissance royale. Loin de préfigurer le fonctionnaire, ces hommes étaient des serviteurs publics dans la mesure où ils participaient à la mission divine confiée au prince »[1]. Pour autant, l’Ancien Régime ne s’accommodait déjà pas du « péculat », de la « prévarication », de la « malversation », de la « concussion », de la « collusion », de la « forfaiture », de la « corruption » et elle exaltait déjà la « probité », l’« intégrité », le « devoir », la « droiture ».

Avec la Révolution naît le serviteur de l’Etat tel qu’il est entendu de nos jours, une sorte d’auxiliaire de la « volonté générale » exprimée par la loi. Matrice du principe d’égal accès des citoyens des emplois publics[2] et du principe de séparation de l’Administration et du Politique[3], cette nouvelle conception justifie autrement les infractions pénales ou politico-administratives attachées à la manière de servir des agents publics.

Il n’est d’ailleurs plus question de « déviance publique » mais des « atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique », celles-ci étant une liste d’infractions définies par le Code pénal[4] : les « abus d’autorité dirigés contre l’administration » ; les « abus d’autorité commis contre les particuliers » tels que l’atteinte à la liberté individuelle commise par une personne exerçant une fonction publique, la discrimination commise par une personne exerçant une fonction publique ; l’atteinte à l’inviolabilité du domicile commise par une personne exerçant une fonction publique, l’atteinte au secret des correspondance commise par une personne exerçant une fonction publique ; ‒ les manquements au devoir de probité tels que la concussion, la corruption passive et du trafic d’influence commis par des personnes exerçant une fonction publique, la prise illégale d’intérêts ; les atteintes à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public ; la soustraction et le détournement de biens.

Ces infractions sont l’interface pénal des principes déontologiques de probité, de correction, de dignité et de préservation du crédit et du renom de l’institution dont les textes contemporains ne proposent pas de définition et qui sont mobilisés isolément ou cumulativement dans des procédures disciplinaires visant, par exemple, le fait de se prévaloir de sa qualité pour en tirer un avantage personnel, le fait d’utiliser à des fins étrangères à sa mission des informations dont l’agent a connaissance dans le cadre de ses fonctions, le fait d’accepter un avantage ou un présent directement ou indirectement lié à ses fonctions ou dont on peut imaginer qu’il est justifié par une décision prise ou par la perspective d’une décision à prendre, le fait d’accorder quelque avantage pour des raisons d’ordre privé, ou le conflit d’intérêts, ce dernier étant « une situation d’interférence entre une mission de service public et l’intérêt privé d’une personne qui concourt à l’exercice de cette mission, lorsque cet intérêt, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions »[5].

Aujourd’hui comme hier, le dévouement des serviteurs de l’état à la volonté générale et/ou à l’intérêt général comprend un certain nombre de points de tension entre les principes idéaux de la citoyenneté démocratique et républicaine d’une part, les droits et les libertés dont les agents publics sont titulaires en tant qu’ils sont eux-mêmes citoyens d’autre part.

I. Loyalisme constitutionnel des agents publics

Une institution juridique rend compte de l’importance prise à partir de 1789 par la question du loyalisme des serviteurs de l’état au régime et aux institutions : le serment.

Sous la Révolution, le serment de loyalisme constitutionnel ne concernait pas uniquement les agents publics, comme le montrent le tout premier serment civique créé par la Révolution, celui des évêques et curés à la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790), le serment civique du 14 juillet 1790, celui de la Constitution du 3 septembre 1791 :

« Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution du royaume, décrétée par l’Assemblée nationale constituante aux années 1789, 1790 et 1791. »

D’autres constitutions retiendront des formulations plus exigeantes pour le citoyen :

« Je jure haine à la royauté et à l’anarchie, attachement et fidélité à la République et à la Constitution de l’an III. » (serment républicain du 12 janvier 1797)

« Je jure haine à la royauté, attachement et fidélité à la République et à la Constitution de l’an III. » (serment républicain du 10 mars 1796).

La définition des serments de loyalisme constitutionnel exigés des serviteurs de l’état (élus, magistrats, fonctionnaires) a spécialement fait l’objet de nombreuses dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires sous différents régimes après la Révolution, spécialement sous le Consulat, l’Empire et le Second Empire : serment des agents diplomatiques, différents serment des militaires (serment des amiraux, serment des capitaines de vaisseaux, serment des colonels, serment des colonels généraux, serment des maréchaux), serment des Grands dignitaires de l’Empire, serment des inspecteurs généraux de l’Empire, serment des conseillers d’état, serment des députés, serment des sénateurs, serment des Représentants, serment des ministres, serment de l’Empereur, serment du président de la République et du vice-président en 1848. Mais aussi le serment des fonctionnaires civils[6] et celui des magistrats[7].

Le serment de loyalisme constitutionnel a généralement une double fonction pour un régime politique. Il lui permet d’empêcher l’accès aux « dignités, places et emplois publics » de personnes revendiquant non pas seulement une hostilité au principe même du régime mais plus généralement une idéologie jugée incompatible avec les valeurs politiques économiques ou sociales du régime. Le serment de loyalisme constitutionnel permet encore de pratiquer des épurations des institutions publiques avec les apparences de la légalité constitutionnelle. Ces deux dimensions de l’histoire politique et administrative ne sont guère documentées, en dehors des épurations judiciaires[8] et de l’épuration administrative et judiciaire pratiquée par le régime de Vichy et à la Libération[9].

Différents documents datés de la fin du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle suggèrent que des épurations administratives et judiciaires ont pu avoir lieu durant cette période. Les Archives publiques comptent ainsi des comptes rendus d’épurations administratives adressés à Paris par des représentants du pouvoir central. Dans une proclamation adjointe à son arrêté d’épuration pris le 14 floréal an II, Maignet, « Représentant du peuple » envoyé dans les départements des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse, écrit ainsi : « La marche du gouvernement révolutionnaire était partout entravée. (…) Tout languissait ; un affreux modérantisme paralysait les mesures les plus révolutionnaires. L’on ne se doutait pas dans cette commune que l’heure dernière de l’aristocratie eût sonné. Poursuivie de toutes les parties de la République, elle avait trouvé ici un asile d’autant plus paisible qu’il lui était plus hautement garanti. De tous les moyens que nous avons pris pour faire cesser une situation aussi déplorable, le plus salutaire sans doute est celui du changement d’une grande partie des fonctionnaires publics. ».

Un pamphlet du monarchiste Pierre de Witt publié en 1887, L’épuration sous la Troisième République d’après le « Journal officiel » et l’« Almanach national »[10], rapporte l’existence d’une épuration administrative sous la nouvelle République, celle des préfets, celle des fonctionnaires des finances, celle des directeurs des postes, celle des agents diplomatiques, celle encore des instituteurs catholiques. Le livre de Pierre de Witt souffre des limites du genre puisqu’il range indistinctement dans la catégorie « épuration » la pratique des dépouilles, les véritables radiations des cadres ou exclusions d’emplois publics, les refus d’admission à concourir à des emplois publics, notamment ceux opposés aux prêtres pour l’exercice dans l’enseignement public et que le Conseil d’état a validés dans un célèbre arrêt « laïque » de 1912, abbé Bouteyre[11].

La question du statut à accorder rétrospectivement au loyalisme constitutionnel des fonctionnaires de Vichy[12] fut sous-jacente de l’arrêt Papon du Conseil d’état de 2002, soit une décision qui ne peut avoir un caractère de principe que si la répétition du pire était certaine. Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde de juin 1942 à août 1944 avait été condamné le 2 avril 1998 par la cour d’assises de la Gironde à la peine de dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l’humanité assortie d’une interdiction pendant dix ans des droits civiques, civils et de famille. Les faits reprochés à Maurice Papon consistaient en son « concours actif à l’arrestation et à l’internement de plusieurs dizaines de personnes d’origine juive, dont de nombreux enfants, qui, le plus souvent après un regroupement au camp de Mérignac, ont été acheminées au cours des mois de juillet, août et octobre 1942 et janvier 1944 en quatre convois de Bordeaux à Drancy avant d’être déportées au camp d’Auschwitz où elles ont trouvé la mort ». La Cour d’assises de la Gironde ayant condamné l’ancien haut fonctionnaire à payer aux parties civiles les dommages et intérêts demandés, il se tourna en vain vers son ministère de tutelle, le ministère de l’Intérieur, pour lui faire prendre à sa charge les sommes décidées par la Cour d’assises.

Dans son recours contre le ministère de l’Intérieur, Maurice Papon fit valoir qu’il n’avait jamais fait qu’obéir à des ordres reçus de ses supérieurs hiérarchiques ou n’avait jamais agi que sous la contrainte des forces d’occupation allemandes, qu’ainsi une « faute personnelle » au sens du droit administratif ne pouvait lui être reprochée qui justifie qu’il doive lui-même prendre en charge les dommages et intérêts décidés par le tribunal. Autrement dit, Maurice Papon se retranchait derrière le devoir d’obéissance hiérarchique du fonctionnaire dont le Conseil d’état ne dispensait alors les agents publics que lorsque l’ordre reçu avait « de toute évidence un caractère illégal » et « compromettait gravement le fonctionnement du service public »[13]. Le Conseil d’Etat rejeta cette argumentation en se tenant à distance de la question du loyalisme constitutionnel.

Loin de conclure de manière générale que le devoir d’obéissance hiérarchique n’était invocable par un agent public que dans la mesure où le régime qu’il a servi était légitime, le Conseil d’Etat s’en tint exclusivement au zèle particulier dont Maurice Papon avait fait preuve dans l’exercice de ses fonctions :

« [Il] résulte de l’instruction que M. X… a accepté, en premier lieu, que soit placé sous son autorité directe le service des questions juives de la préfecture de la Gironde alors que ce rattachement ne découlait pas de la nature des fonctions occupées par le secrétaire général ; qu’il a veillé, en deuxième lieu, de sa propre initiative et en devançant les instructions venues de ses supérieurs, à mettre en œuvre avec le maximum d’efficacité et de rapidité les opérations nécessaires à la recherche, à l’arrestation et à l’internement des personnes en cause ; qu’il s’est enfin attaché personnellement à donner l’ampleur la plus grande possible aux quatre convois qui ont été retenus à sa charge par la cour d’assises de la Gironde, sur les 11 qui sont partis de ce département entre juillet 1942 et juin 1944, en faisant notamment en sorte que les enfants placés dans des familles d’accueil à la suite de la déportation de leurs parents ne puissent en être exclus ; qu’un tel comportement, qui ne peut s’expliquer par la seule pression exercée sur l’intéressé par l’occupant allemand, revêt, eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et de leurs conséquences, un caractère inexcusable et constitue par là-même une faute personnelle détachable de l’exercice des fonctions ; que la circonstance, invoquée par M. X…, que les faits reprochés ont été commis dans le cadre du service ou ne sont pas dépourvus de tout lien avec le service est sans influence sur leur caractère de faute personnelle pour l’application des dispositions précitées de l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983. »[14]

Ce refus du Conseil d’Etat de rapporter les actes de Maurice Papon à la question de la légitimité ou de l’illégitimité de Vichy lui était en quelque sorte imposé par la solution à laquelle il voulait aboutir : l’admission d’une responsabilité de l’Etat dans la persécution et la déportation des Juifs ‒ et par suite l’obligation pour l’Etat de prendre en charge la moitié des indemnités dues par Papon à ses victimes ‒  une responsabilité qu’il a voulu concurrente de la « responsabilité personnelle » imputée spécialement à Maurice Papon à la suite de la Cour d’assises de la Gironde. Or jusqu’au début des années 2000, le Conseil d’état se refusait à imputer à l’état une « faute de service » dans ces persécutions et ces déportations, à partir de la fiction gaullienne selon laquelle le régime de Vichy n’incarnait pas la continuité étatique française. Le Conseil d’état avait fait de l’article 3 de l’ordonnance du 9 août 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine, lequel posait la nullité absolue de tous les actes du Gouvernement de Vichy ayant créé des discriminations fondées sur la qualité de Juif, l’une des expressions juridiques de cette fiction. La porte entrouverte en 2001 lorsque le Conseil d’état a validé le décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation en faveur des orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites[15] a ainsi pu être complètement ouverte dans l’arrêt Papon.

II. Impartialité et neutralité des agents publics

Le principe éthique et juridique d’impartialité des agents publics a une part relativement subjective, soit l’obligation d’accorder la même attention et le même respect à toute personne. L’impartialité a également une part relativement objective lorsqu’elle interdit à l’agent public de commettre dans ses actes ou ses paroles toute distinction de nature à constituer l’une des discriminations énoncées à l’article 225-1 du code pénal ou lorsqu’elle interdit à l’agent public, notamment dans le cadre de jurys de concours ou d’examens ou de commissions d’avancement, de contrarier ou de pouvoir contrarier les chances d’un candidat.

La valeur éthique et juridique de neutralité des agents publics correspond pour sa part à ce que les juges sont convenus d’appeler l’« obligation de réserve » ou le « devoir de réserve ». Cette obligation est issue de la pratique administrative. L’Administration avait cru pouvoir prendre des sanctions disciplinaires contre certains de ses agents après que ceux-ci avaient professé leurs opinions personnelles, notamment à caractère politique, dans le service ou en dehors du service. Le Conseil d’Etat admit le principe de telles sanctions tout en développant une jurisprudence faite de nuances diverses. Le principe est donc que les agents publics fonctionnaires et contractuels ne sont pas exclus du bénéfice de la liberté d’expression mais que cette liberté peut se prêter à des limitations liées à leur appartenance au service public. Ces limitations qui caractérisent l’obligation de réserve s’imposent aux agents publics fonctionnaires et contractuels des administrations publiques, des établissements publics administratifs et des assemblées parlementaires, même dans le silence de la loi en général, du statut général des fonctionnaires et des statuts particuliers propres aux corps de fonctionnaires.

L’« obligation de réserve » ou le « devoir de réserve » est généralement définie comme le devoir pour les agents publics fonctionnaires ou contractuels de n’exprimer qu’avec retenue leurs opinions, sous peine de sanctions disciplinaires. Cette définition n’est cependant pas satisfaisante. Ou plutôt, l’obligation de réserve n’est pas aisément réductible à une définition pour plusieurs raisons.

En premier lieu, elle ne dispose pas d’une justification univoque. Elle est tout à la fois le corollaire de la neutralité idéologique et politique que le service public doit à ses usagers, le corollaire du principe constitutionnel de séparation de l’administration et du pouvoir politique ‒ ce dernier seul ayant la légitimité découlant de l’élection pour définir les politiques que doivent mettre les agents publics fonctionnaires et contractuels, et elle participe de la garantie du crédit, voire du prestige des administrations et corrélativement, de la préservation de l’autorité des agents publics.

D’autre part, cette triple justification a elle-même cette conséquence que l’obligation de réserve est opposable aussi bien à des discours (à des paroles ou à des écrits) qu’à des actes, à des agissements, à des comportements (par exemple le refus d’exécuter des actes législatifs ou administratifs pour des motifs idéologiques et non parce qu’ils seraient « manifestement illégaux »[16].

En troisième lieu, l’obligation de réserve est opposable aussi bien à des discours et des actes professés ou commis pendant le service qu’à des discours et des actes professés ou commis en dehors du service.

Et, lorsqu’elle est opposée à des discours, cette obligation est opposable disciplinairement sans considération de l’application par les juridictions pénales et civiles des sanctions prévues par la législation en vigueur et qui s’appliquent en toute hypothèse devant les juridictions pénales et civiles (les incriminations de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ainsi que par le Code pénal et d’autres textes pénaux, les polices civiles prévues par le Code civil).

En cinquième lieu, selon une jurisprudence constante du Conseil d’État, lorsqu’elle est rapportée à des discours, l’obligation de réserve doit être conciliée par l’Administration avec la « liberté d’opinion » garantie par le statut général des fonctionnaires. La rédaction maladroite de la loi sur ce point a été « corrigée » par le Conseil d’État qui comprend cette « liberté d’opinion » comme désignant en réalité la liberté d’expression. Cela emporte cette conséquence que le seul fait d’exprimer une opinion ne suffit jamais à lui seul à caractériser une violation de l’obligation de réserve.

Enfin, cette obligation est évaluée par les juridictions administratives à l’aune de nombreux critères tels que : ‒ la nature des fonctions (magistrats, policiers et militaires sont plus rigoureusement soumis à l’obligation de réserve) ; ‒ le rang de l’intéressé dans la hiérarchie administrative, un critère qui a cette conséquence que les fonctionnaires d’autorité sont soumis plus rigoureusement soumis à l’obligation de réserve que les fonctionnaires d’exécution[17] ; ‒ les circonstances et le contexte des discours ou des actes litigieux, étant admis que les discours proférés par les agents publics fonctionnaires ou contractuels pendant les campagnes électorales politiques bénéficient d’une protection renforcée par rapport à l’obligation de réserve.

Certaines catégories d’agents publics fonctionnaires ou contractuels ne sont susceptibles de se voir opposer l’obligation de réserve que pour des discours ou des actes ayant des caractéristiques particulières d’extravagance. Ce sont ceux des agents publics fonctionnaires ou contractuels qui exercent des charges syndicales[18] ou des mandats politiques. Il s’agit également des enseignants-chercheurs, en vertu du « principe fondamental reconnu par les lois de la République » de l’indépendance des enseignants-chercheurs. Ce principe a été consacré en 1984 par le Conseil constitutionnel en tant que principe d’« indépendance des professeurs d’université »[19]. Ce principe n’accorde pas, en effet, une immunité totale aux enseignants-chercheurs, comme le montrent les termes de l’article L. 952-2 du Code de l’éducation : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. »

[1] Maryvonne Génaux, « Les mots de la corruption : la déviance publique dans les dictionnaires d’Ancien Régime », Histoire, économie et société, 2002, volume 21, n° 4, p. 514.

[2] Alexis Zarca, L’égalité dans la fonction publique, Bruxelles, Bruylant, 2014.

[3] Pascal Mbongo, « Etat administratif et responsabilité politique », in La séparation entre Administration et Politique en droits français et étrangers, Paris, Berger-Levrault, 2014.

[4] Art. 432-1 à 432-17.

[5] Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, Paris, La Documentation française, 2011, p. 19.

[6] Senatus consulte organique du 28 floréal an XII, art. 36 ; Constitution de 1852, art. 14 ; Senatus consulte du 23 décembre 1852, art. 16 ; Senatus consulte du 21 mai 1870, art. 21.

[7] Senatus consulte organique du 28 floréal an XII, art. 40, 56 ; Constitution de 1852, art. 14 ; Senatus consulte du 23 décembre 1852, art. 16 ; Senatus consulte du 21 mai 1870, art. 21.

[8] Association française pour l’histoire de la justice, L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, Paris, Éditions Loysel, 1994.

[9] Péter Novick, L’épuration française. 1944-1949, Paris, Balland, 1985, rééd. Paris, Seuil, « Points », 1991.

[10] Paris, Société anonyme de publications périodiques, 1887.

[11] CE, 10 mai 1912, Abbé Bouteyre, Lebon, p. 561.

[12] Sur ce loyalisme, voir Marc Olivier Baruch, Servir l’État français : l’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997.

[13] CE, 10 novembre 1944, Sieur Langneur, Lebon, p. 248. La jurisprudence administrative a redéfini depuis cette dispense pour ne l’admettre que si « l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ».

[14] CE, Ass. pl., 12 avril 2002, Papon, Lebon, p. 139.

[15] CE Ass., 6 avril 2001, Pelletier et autres, Lebon, p. 173.

[16] CE, 27 mai 1955, Kowaleswki, Lebon, p. 297.

[17] CE, Ass., 13 mars 1953, Teissier, Lebon, p.133.

[18] CE, 18 mai 1956, Boddaert, Lebon p. 213.

[19] Cons. const., n° 83-165 DC, 20 janvier 1984, Loi relative à l’enseignement supérieur.

A-t-on le droit d’offenser ?

« Offenser », « caricaturer », « blasphémer » sont autant de mots qui servent à désigner des violences du langage (discours ou images). Toutefois, dans les débats lointains ou contemporains sur la « liberté d’offenser », le « droit à la caricature », le « droit au blasphème », il est rarement question de toutes les violences du langage. La diffamation par exemple n’est de nos jours universellement sanctionnée ‒ par le droit pénal ou par le droit civil, selon les états ‒ que pour autant qu’une allégation, non seulement est fausse, mais en plus porte atteinte à l’honneur ou à la considération du diffamé, autrement dit de … l’offensé. En sens inverse, les débats sur la « liberté d’offenser » s’intéressent aux discours et aux images obscènes  alors que ces derniers n’ont pas la dimension vexatoire vis-à-vis d’une personne ou d’un groupe de personnes qui est supposée caractériser littéralement une offense. C’est donc de manière souvent implicite mais néanmoins stipulative que la question « a-t-on le droit d’offenser » est rapportée aux discours et aux images stigmatisants, méprisants, avilissants ou incitant à la haine de certaines personnes à raison de leur croyance religieuse ou à raison de leur appartenance ethno-raciale, de leur nationalité, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur handicap.

En théorie, l’on devrait pouvoir répartir les Etats entre deux catégories selon que leur droit postule ou non que la « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Par hypothèse, ce postulat interdit toute police légale des discours ou des images « offensants ». Tel est le cas aux Etats-Unis suivant l’interprétation donnée du Premier Amendement de la Constitution par la Cour suprême : en substance, une immixtion des pouvoirs publics dans le contenu d’un discours n’est admissible que si ce discours est performatif (par exemple une « incitation imminente à la commission d’une action illégale ») ou est exprimé dans des conditions de nature à troubler la paix publique (une manifestation avec des hauts parleurs à minuit). La conception américaine garantit donc formellement le droit de brûler le drapeau américain, le droit de proférer des discours racistes ou antisémites, le droit de manifester en tant que Ku Klux Klan, le droit de brûler des exemplaires du Coran, le droit d’éditer une vidéo hostile à l’Islam (Innocence of Muslims), etc. La réponse américaine a « philosophiquement » ceci de particulier qu’elle s’est significativement émancipée de la pensée de John Stuart Mill pour développer une justification renouvelée de la liberté d’expression par la recherche de la vérité, la recherche du progrès, la garantie de la démocratie, trois idéaux qui seraient compromis si l’état pouvait décider d’abstraire certaines idées ou opinions du jugement de chacun.

La réponse formelle de l’ordre juridique américain n’est cependant pas incompatible avec la possibilité pour le corps social de condamner moralement, voire d’inhiber des images ou des discours « offensants ». Cette condamnation morale peut même prendre des formes juridiques avec la rupture de relations contractuelles avec l’auteur(e) d’un discours ou d’une image jugé(e) offensant(e), qu’il s’agisse d’un contrat privé comme dans le cas d’un partenaire d’affaires ou d’un salarié licencié, ou d’un « contrat de fonction publique » dans le cas d’un fonctionnaire. La question judiciaire n’est alors pas ici la liberté d’expression mais le fait de savoir si la rupture repose sur un motif contractuel explicite ou implicite.

La réponse américaine ne s’oppose pas pour autant à une réponse concurrente qui regrouperait le reste du monde, puisque quelque chose doit bien distinguer sur cette question des démocraties libérales telles que les démocraties européennes d’autres régimes politiques (les régimes autoritaires, les états théocratiques). D’une certaine manière, c’est afin de rendre compte de cette dernière différence plutôt que de celle qui sépare les Européens des Américains que la Cour européenne des droits de l’Homme dit elle aussi, bien après les juridictions américaines, que « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Or telle qu’elle a été codifiée par la même Cour, la réponse européenne consiste en deux exclusions de principe du bénéfice de la liberté d’expression de certains discours et images : d’une part les discours et les images racistes, antisémites, sexistes, homophobes, négationnistes de la Shoah ; d’autre part les discours et les images incompatibles avec le « droit au respect des convictions religieuses » des croyants.

La première exclusion n’est pas complètement transposée dans les droits des Etats membres du Conseil de l’Europe puisque certains d’entre eux ne sanctionnent toujours pas le sexisme, l’homophobie ou la négation de la Shoah. Quant à la deuxième exclusion, elle a une signification précise : elle ne protège pas la religion en tant que telle (comme dans le blasphème historique) mais l’exercice de la liberté de religion. L’idée est que des discours ou des images dirigé(e)s contre une conviction religieuse peuvent avoir un effet réfrigérant sur l’exercice de la liberté de religion par les croyants concernés. Il s’agit donc d’une exclusion de caractère « laïque », à la manière de la loi pénale française relative à l’injure, à la diffamation ou à l’incitation à la haine religieuse. Cette exclusion sécularise donc bon gré mal gré la référence au « blasphème » qui peut survivre dans certains droits des états européens (par exemple en Alsace-Moselle) et relativise les oppositions pouvant exister entre états européens (ceux à religion(s) officielle(s) et ceux sans religion(s) officielle(s), ceux à forte pratique religieuse et ceux à faible pratique religieuse).

La question de savoir si l’on a le droit « d’offenser » n’est donc pas traitée en tant que telle par le droit européen qui s’en remet aux juges pour décider, au cas par cas, si un discours ou une image entre ou non dans le champ des deux exclusions du bénéfice de la liberté d’expression qu’il prévoit. Or si cet exercice de qualification judiciaire est simple dans certains cas, il l’est moins dans de très nombreux autres cas où il faut aux juges dégager la signification « objectivement offensante » du discours ou de l’image litigieux, pour ne punir que les cas où de « mauvais penchants » sont à l’œuvre, y compris derrière des formulations sibyllines ou interrogatives, derrière la caricature, derrière l’humour. Autrement dit, le juge doit faire le départ entre ce qui serait une contribution à un « débat d’intérêt public » ou un questionnement historique, philosophique, sociologique, économique et ce qui serait un mauvais penchant. L’affaire des « caricatures de Mahomet » témoigne de la difficulté de cet exercice à un double titre. En premier lieu, suivant la logique « laïque » du droit européen, le tribunal de grande instance de Paris (2007) a refusé de prendre en considération le fait que la représentation du Prophète est interdite dans l’Islam, sachant néanmoins que cet interdit n’est pas « négociable » pour beaucoup de croyants à travers le monde. D’autre part, si le tribunal a relaxé Charlie Hebdo, c’est sans rallier à sa décision tous ceux qui étaient convaincus de ce que la publication de ces caricatures reposait sur de mauvais penchants, sur une « islamophobie ».

 

Qu’est-ce qu’une « information » au sens du « droit à l’information » ?

Et si la catégorie la plus prestigieuse du droit des médias – la notion d’information – était elle-même un standard ? L’on est tenté de répondre par l’affirmative par le fait qu’il n’en existe aucune définition, ni légale, ni jurisprudentielle, lors même que les occurrences juridico-légales[1] en sont nombreuses, qu’il s’agisse des textes relatifs à l’Agence France-Presse[2], des textes régissant les subventions, les aides fiscales ou postales accordées aux « publications périodiques » ou aux sites Internet[3] ou des textes régissant les entreprises de communication audiovisuelle[4]. Quant à la doctrine juridique[5], si elle traite constamment de la « liberté d’information », du « droit à l’information » ou du « droit de l’information », c’est toujours sans envisager la question de savoir ce qu’est une information[6]. Cette question est d’autant plus difficile qu’elle engage hypothétiquement à de nombreuses distinctions langagières ou parmi les classes de discours et d’images dont les médias sont le support : la distinction entre « l’information » et « l’information des lecteurs (des téléspectateurs ou des internautes) »[7] ; la distinction entre « l’information » et la « communication »[8] ; la distinction entre l’« information », l’« opinion » et l’« idée »[9] ; la distinction entre « l’information », le « divertissement », la « variété »[10]. C’est dire si, au moins dans le contexte du droit des médias, une définition réelle de la notion d’information est proprement impossible. L’on doit donc se satisfaire d’une définition nominale, qui consiste à considérer qu’une information est une donnée ou une allégation éditée par un service de presse ou de communication et n’ayant pas été disqualifiée par une autorité de régulation ou par un juge en tant qu’elle serait légalement fausse[11] ou indicible[12].

Cette définition demande à être précisée. En premier lieu, si elle est indifférente à la division du champ médiatique entre des « professionnels de la communication », des « animateurs », des « rédacteurs amateurs » et des « journalistes », c’est pour cette raison que d’un point de vue légal ce n’est précisément pas « l’information » qui caractérise l’originalité statutaire du journaliste (ou du « journaliste professionnel » au sens du droit français), mais le traitement de l’« actualité » ou des « nouvelles » (news) – autrement dit un type d’informations – et même, plus exactement, certaines manières de traiter de celles des informations qui substantialisent l’« actualité » ou les « nouvelles ». Ce fait est vérifiable dans la rédaction de nombreux textes juridiques : les textes et la jurisprudence administrative relatifs à la dévolution de la carte de presse aux « journalistes »[13]; la définition du « service de presse en ligne » par l’article 1er de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse[14] ; les textes, la doctrine de la Commission paritaire des publications et agences de presse et la jurisprudence administrative relatifs à l’éligibilité aux aides publiques à la presse. S’agissant de ce dernier point en particulier, on notera que si traditionnellement, le fait pour une publication périodique d’avoir un contenu présentant « un caractère d’information politique et générale » était l’une des conditions d’éligibilité à ces aides publiques, les termes de cette condition d’éligibilité ont été redéfinis de manière remarquable par le décret n° 2007-734 du 7 mai 2007 modifiant les articles 72 et 73 de l’annexe III au code général des impôts et le décret n° 2007-787 du 9 mai 2007 modifiant certaines dispositions du code des postes et des communications électroniques. Il est plutôt désormais question des « journaux et écrits périodiques présentant un lien direct avec l’actualité, apprécié au regard de l’objet de la publication et présentant un apport éditorial significatif (…) », et remplissant par ailleurs d’autres conditions, dont celle d’avoir « un caractère d’intérêt général quant à la diffusion de la pensée : instruction, éducation, information, récréation du public »[15].

La définition de l’information qui vient d’être proposée, en retenant comme critère l’existence d’une donnée ou d’une allégation, pose par ailleurs la question de savoir s’il peut y avoir de l’information dans des images[16], plus exactement dans des images qui ne sont pas porteuses en elles-mêmes d’une ou de plusieurs allégations[17] – ce qui est le cas de la quasi-intégralité des images contemporaines. Pour ainsi dire, et en dehors de tout débat entre iconophilie et iconophobie : est-ce l’assassinat de John Kennedy à Dallas qui « fait » information ou bien cette qualité est-elle imputable à telle ou telle image de cet assassinat ? Est-ce l’assassinat du préfet Érignac en Corse qui « fait » information ou bien cette qualité est-elle imputable à telle image du préfet gisant ensanglantée sur une rue ? Sont-ce les attentats du 11 septembre qui « font » information ou bien cette qualité est-elle imputable à tout ou partie des milliers d’images disponibles sur ledit événement ? Si l’on répond par la négative à la question de savoir si une simple image peut, non pas seulement « vouloir dire quelque chose » ou « parler »[18] mais contenir une allégation, il faut alors au juriste analyser juridiquement[19] la subsomption des images dans la « liberté de l’information » ou dans le « droit à l’information ». Sous bénéfice d’inventaire, on suggèrera que cette subsomption cesse peut-être d’être juridiquement paradoxale si l’on accepte l’idée qu’il s’agit d’une fiction juridique et que, loin de ne connaître que des standards juridiques, le droit des médias éprouve précisément aussi… des fictions juridiques.

[1] Voir l’entrée « Information » du Dictionnaire de droit des médias d’Emmanuel Derieux (Éditions Victoires, 2004, p. 192-193).

[2] L’AFP a ainsi pour objet : « 1° De rechercher, tant en France et dans l’ensemble de l’Union française qu’à l’étranger, les éléments d’une information complète et objective ;  2° De mettre contre payement cette information à la disposition des usagers » (article 1er de la loi n° 57-32 du 10 janvier 1957 portant statut de l’agence France-Presse).

[3] Voir les articles D. 18 du code des postes et communications électroniques et 72 de l’annexe III au code général des impôts.

[4] La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication compte de très nombreuses occurrences de la notion, à propos notamment des sujétions en matière de pluralisme, de « programmes d’information », de publicité ou de parrainage, de limitation des concentrations.

[5] Voir par exemple : E. Dreyer, Droit de l’information. Responsabilité pénale des médias, Litec, 2002 ; A. Guedj, Liberté et responsabilité du journaliste dans l’ordre juridique européen et international, Bruylant, 2003 ; D. de Bellescize, L. Franceschini, Droit de la communication, PUF, 2005 ; B. Beignier, B. de Lamy, E. Dreyer (dir.), Traité de droit de la presse et des médias, Litec, 2009 ; E. Derieux et A. Granchet, Le droit des médias, Dalloz, 2010.

[6] L’étude que la Cour de cassation a consacrée en 2010 au Droit de savoir (cette étude, qui porte en quelque sorte sur la transparence en droit privé français, ne s’approprie donc pas le droit des médias en tant que tel), s’articule autour de la notion d’information mais sans qu’elle n’e propose non plus initialement une définition (Cour de cassation, Rapport 2010, La documentation française, 2011). Une place à part est à faire à l’« Ébauche d’une théorie juridique de l’information » publiée en 1984 par Pierre Catala (Recueil Dalloz, 1984, p. 97-104), même si sa réponse à la question qu’il s’est posée « Qu’est-ce donc que l’information ? » est ou bien lexicologique, ou bien, comme il reconnaît lui-même, d’une « grande généralité sémantique » (« l’information est un message quelconque ») (p. 98). Et que la réflexion de P. Catala est principalement déterminée par le développement de l’informatique.

[7] Dans le premier cas, les propriétés de « l’information » sont, pour ainsi dire, intrinsèques ; dans l’autre elles sont relationnelles.

[8] Cette distinction est structurante des représentations professionnelles qui traversent la partie du champ journalistique qui voit dans la « communication » des individus et des institutions ou des organisations (publiques ou privées) le repoussoir absolu. Cette distinction est également constitutive des « sciences de l’information et de la communication » sans que la « communication » n’y soit nécessairement assortie d’une représentation négative. Voir par exemple l’ambition développée par D. Wolton de « renverser le stéréotype dominant et [de] montrer pourquoi le vrai défi [contemporain] concerne davantage la communication que l’information » (D. Wolton, Informer n’est pas communiquer, CNRS Éditions, 2009, p. 11).

[9] La distinction entre « informations » et « idées » est faite par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

[10] Cette distinction est structurante de la régulation de la communication audiovisuelle (radios, télévision). On s’est interrogé par ailleurs sur le fait de savoir si non seulement cette distinction n’était pas en elle-même un arbitraire légal et si elle était toujours exigible empiriquement, compte tenu de la porosité contemporaine entre les différentes catégories de programmes audiovisuels (exception faite peut-être de la diffusion des films) dont rend par exemple compte le concept d’infotainment et la substitution progressive dans les textes de référence et les conventions signées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel avec les chaînes du concept d’« honnêteté des programmes » au concept de l’« honnêteté de l’information » (voir P. Mbongo, La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, Mare et Martin, 2011).

[11] L’on pense ici à la répression administrative, civile ou pénale des « fausses nouvelles », des « diffamations », des publicités « fausses » ou « de nature à induire en erreur » (etc.), sachant par ailleurs que la « vérité légale » a ses propres critères de certification.

[12] L’on pense ici aux polices juridiques des injures, des outrages, des offenses, des atteintes à la vie privée, des atteintes à la présomption d’innocence, des atteintes aux secrets étatiques, des incitations et des provocations à certains agissements, etc.

[13] Nous nous permettons de renvoyer ici à notre étude : « Une catégorie impériale du droit français : la notion de journaliste professionnel », in La liberté d’expression en France. Entre nouvelles questions et nouveaux débats, op. cit., p. 25-41.

[14] Dans sa rédaction issue de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 (art. 27), cet article dispose notamment : « (…) On entend par service de presse en ligne tout service de communication au public en ligne édité à titre professionnel par une personne physique ou morale qui a la maîtrise éditoriale de son contenu, consistant en la production et la mise à disposition du public d’un contenu original, d’intérêt général, renouvelé régulièrement, composé d’informations présentant un lien avec l’actualité et ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique, qui ne constitue pas un outil de promotion ou un accessoire d’une activité industrielle ou commerciale.

Un décret précise les conditions dans lesquelles un service de presse en ligne peut être reconnu, en vue notamment de bénéficier des avantages qui s’y attachent. Pour les services de presse en ligne présentant un caractère d’information politique et générale, cette reconnaissance implique l’emploi, à titre régulier, d’au moins un journaliste professionnel au sens de l’article L. 7111-3 du code du travail ».

[15]  Articles D. 18 du code des postes et communications électroniques et 72 de l’annexe III au code général des impôts.

[16] La notion d’image est moins aisée à définir que ne le suggère son usage généralisé. « Une définition restreinte et classique », écrit Nicolas Journet, « nous invite à exiger que l’image manifeste un degré minimum de deux propriétés : celle de représenter quelque chose d’autre qu’elle-même (un vrai chandelier n’est pas une image de chandelier) et celle de présenter un minimum de similitude ou de relation indicielle avec l’objet ou l’idée désignés, l’une n’excluant pas l’autre. Mais (…) l’image est aussi symbolique. De manière plus large, n’importe quel espace renfermant des signes plastiques interprétables est une image. Inversement, toute icône peut présenter des propriétés plastiques signifiantes » (N. Journet, « Comment définir l’image ? », Sciences humaines, hors série n° 43, décembre 2003/janvier-février 2004, p. 23).

[17] Ce qui est le cas d’une image contenant un message codé.

[18] Autrement dit avoir un ou plusieurs sens.

[19]  C’est-à-dire au-delà de l’évidence sociologique du « règne » contemporain des images.

Source : in La régulation des médias et ses standards juridiques, Mare et Martin, 2011, p. 181-186.

« Love », « La vie d’Adèle » : pourquoi l’analyse filmique est un genre juridique

Le ministre de la Culture et de la Communication a confié au président de la Commission de classification des films du Centre national du cinéma et de l’image animée une mission de réflexion sur la classification des œuvres cinématographiques. Cette mission intervient dans un contexte dans lequel les juridictions administratives ont déjugé la ministre de la Culture en lui reprochant d’avoir sous-classifié Love ou La vie d’Adèle. Notre débat public sur la classification des œuvres cinématographiques est paradoxal : la classification est un enjeu juridique (puisque la classification consiste en des actes juridiques) pour lequel l’on ne veut surtout pas de considérations juridiques (au nom de la « liberté artistique » et en raison d’un certain antijuridisme français). C’est au fond ce paradoxe qu’a compris l’association Promouvoir en choisissant pour sa part de mobiliser cette ressource de l’état de droit qu’est… le droit.

Mutabilité répétitive du système de classification et polémiques répétitives

Il n’y a jamais eu en France de définition des règles de classification des films par les pouvoirs publics qui ait empêché des polémiques à la suite de telle ou telle classification ou de telle ou telle décision de justice. La réglementation en vigueur de la classification n’est jamais que le résultat de plusieurs modifications (1992, 2001, 2003, 2008, 2010) d’un texte (le décret du 23 février 1990) qui avait lui-même été présenté comme devant mettre « définitivement fin » aux polémiques sur la classification. La ressemblance est ainsi quasi-parfaite entre les polémiques contemporaines autour de Love, SAW 3D Chapitre final, La vie d’Adèle ou Love et, par exemple, la polémique de 1995-1996 à propos de Hustler White de Bruce LaBruce et Rick Castro. Cette scénographie de la polémique sur la classification est si immuable qu’elle est constamment traversée par l’erreur consistant pour les médias à imputer à la commission de classification une décision qui relève plutôt du ministre de la Culture. Au demeurant, l’on ne sait jamais à la lecture de la presse si le (la) ministre de la Culture a visionné le film litigieux avant la délivrance du visa. Et, alors que la lecture des journaux  après telle « victoire de l’association ultra conservatrice » Promouvoir suggère que cette association gagne constamment ses actions, cette suggestion est démentie par les statistiques des décisions de justice. Quant à l’argument tiré de la « progression de la censure » contre les films, il n’est guère circonstancié au nombre de films « transgressifs » produits et non frappés d’une interdiction aux moins de 18 ans ou aux moins de 16 ans.

Classification du cinéma et police administrative

Le Code du cinéma et de l’image animée (article L. 211-1), en prévoyant un visa ministériel d’exploitation cinématographique, institue donc ce qu’il est convenu d’appeler en droit français une « police administrative spéciale », cette expression désignant les pouvoirs d’une autorité administrative habilitée à réglementer une forme d’activité sociale (cinéma, commerce, débits et boissons, chemins de fer, colportage, etc.) ou une catégorie de personnes (entrée et séjour des étrangers). Or il convient de garder à l’esprit que la disparition de la police administrative spéciale des films ne priverait pas les pouvoirs publics de la faculté de s’immiscer dans l’exploitation cinématographique au titre de la « police administrative générale », qui désigne pour sa part les pouvoirs d’une autorité administrative habilitée à réglementer l’ensemble des activités des administrés en vue du maintien de l’ordre public. Or la jurisprudence administrative admet depuis longtemps que le Premier ministre, pour l’ensemble du territoire, le préfet pour le département, le maire pour la commune, peuvent faire usage de leurs pouvoirs généraux de police administrative, y compris à l’encontre de la liberté de la presse, de la liberté d’expression, de la liberté cinématographique ou de la liberté des spectacles. Cette intervention de la police générale doit, sous peine d’annulation par le juge administratif, être justifiée par des « circonstances locales particulières » et être « proportionnée au but poursuivi ».

Pour ainsi dire, si par hypothèse l’article L. 211-1 du Code du cinéma et de l’image animée devait être abrogé (au profit d’une « autorégulation professionnelle »), il resterait encore au législateur à dire s’il exclut par ailleurs toute possibilité d’utilisation de la « police générale » en matière d’exploitation cinématographique. Cela est possible s’agissant des maires et des préfets. Il n’est pas certain en revanche que le Conseil constitutionnel accepte cette idée s’agissant du Premier ministre puisque celui-ci tient son pouvoir de police administrative générale de la Constitution (art. 20 et 21).

L’autorégulation de la CARA : un exceptionnalisme américain

S’il était possible de trouver un système de classification des films qui convienne à tout le monde (c’est-à-dire à toutes les sensibilités politiques, éthiques, morales, esthétiques) et qui tienne spécialement compte des propriétés et des spécificités économiques et socio-culturelles de l’édition cinématographique en France, vraisemblablement aurait-il déjà été adopté depuis 1990. Aucune des idées réformistes disponible depuis le décret de 1990 ne semble pouvoir offrir la « solution définitive ».

On n’insistera pas sur la proposition cocasse de ceux qui voudraient voir créer en matière de classification des films une exception en faveur des « œuvres de l’esprit » : au sens du Code de la propriété intellectuelle, une « œuvre de l’esprit » se définit sans considération de sa valeur artistique, culturelle ou littéraire. Les films Dorcel ou les films nazis archivés par le CNC ne sont pas moins des « œuvres de l’esprit ».

L’idée de créer une autorégulation professionnelle soulève quant à elle certaines questions. S’il s’agit de faire en sorte que la Commission de classification ne soit composée que de « professionnels » (du cinéma, de la télévision, voire de l’Internet), trois variantes existent : ou bien le visa ministériel d’exploitation serait-il maintenu par ailleurs, auquel cas « autorégulation » serait inapproprié puisque la Commission continuerait d’être ce qu’elle est, une commission administrative consultative ; ou bien le visa ministériel d’exploitation serait-il supprimé, la classification des films incombant entièrement à l’organisme de classification, alors serait-on en présence d’une nouvelle autorité administrative indépendante dont les décisions seraient de toutes les façons justiciables des tribunaux administratifs ; ou bien s’agirait-il de supprimer purement et simplement la police administrative spéciale représentée par le visa ministériel au profit d’un organisme privé telle que la Classification and Rating Administration aux états-Unis (CARA)[3] ou l’Autorité de régulation de la publicité professionnelle (ARPP)[4], auquel cas faudrait-il trancher par ailleurs la question de l’applicabilité de la police administrative générale aux œuvres cinématographiques. Sachant que le visa ministériel d’exploitation a un avantage particulier : il inhibe la tentation des maires de s’immiscer dans la diffusion dans leur commune d’un film « transgressif » ou « dérangeant ».

Quelle que soit la forme d’une « autorégulation professionnelle », il resterait néanmoins à décider de la permanence ou non de la classification concurrente du Conseil supérieur de l’audiovisuel pour la télévision et les Smad. S’il est vrai que la Commission de classification et le visa d’exploitation coexistent déjà avec la classification propre au CSA, il ne reste pas moins que le CSA est associé au travail de la Commission et a conclu un accord de partenariat et de convergence avec elle, tout en continuant de défendre l’idée d’une singularité de la télévision et des Smad qui puisse justifier une classification différente.

L’imitation pure et simple de la CARA américaine est proprement impossible en France. Parce que l’autorégulation américaine est très intimement liée à certaines caractéristiques politiques et juridiques des Etats-Unis : la liberté d’expression telle qu’elle est garantie par les juges fédéraux et la Cour suprême dans la période contemporaine (la CARA participe de cette contemporanéité) ; le statut constitutionnel des discours « obscènes » ; le fédéralisme, qui interdit à certains états d’imposer à d’autres états leurs valeurs, quitte à en appeler au Congrès pour qu’il légifère en vertu de sa compétence en matière de commerce entre les états. Cette question du « fédéralisme des valeurs », qui fut déjà l’un des enjeux du fameux Code Hays, est sous-estimée en France dans les références très englobantes à un « puritanisme américain » pourtant difficile à raccorder, par exemple, à l’industrie pornographique californienne ou au droit à la nudité en public à New York.

L’inopérance de la « magie du droit »

Tout système de classification des films suppose donc des critères de classification. L’article R. 211-12 du Code du cinéma et de l’image animée en prévoit actuellement cinq : autorisation de la représentation pour tous publics ;  interdiction de la représentation aux mineurs de douze ans ;  interdiction de la représentation aux mineurs de seize ans ;  interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans sans inscription sur la liste prévue à l’article L. 311-2, lorsque l’œuvre ou le document comporte des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence mais qui, par la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité, ne justifient pas une telle inscription ;  interdiction de la représentation aux mineurs de dix-huit ans avec inscription de l’œuvre ou du document sur la liste prévue à l’article L. 311-2 (films classés X).

La question des critères de classification a d’autant plus d’importance que toute classification doit être motivée dans un état de droit, cette motivation étant susceptible d’être contestée devant les instances compétentes (les tribunaux en France, l’instance d’appel de la CARA aux états-Unis). Or il est remarquable, à l’échelle des grandes démocraties, que la France ne dispose de critères que pour un seul niveau de classification (le niveau 4, soit l’interdiction aux moins de dix-huit ans). Aussi, la part de « bricolage » est nécessairement accrue pour les classifications inférieures au niveau 4. D’ailleurs, alors que l’interdiction aux moins de dix-huit ans a été le point de fixation des pouvoirs publics et des professionnels dans la rédaction des dispositions juridiques actuelles, les polémiques ne prospèrent pas moins sur des interdictions aux mineurs de seize ans.

En faisant préciser par les textes qu’une interdiction aux moins de dix-huit ans devait tenir compte de « la manière dont les scènes sont filmées et de la nature du thème traité », les pouvoirs publics ont cédé à une vision magique du droit. En effet, cette exigence sémiologique était d’autant plus installée dans la jurisprudence administrative qu’elle est commune à toutes les autorités de classification des états démocratiques, des états dans lesquels elle vaut d’ailleurs pour… tout niveau de classification.

Somme toute, la spécificité française des polémiques sur la classification des films n’est pas vraiment juridique à l’échelle des grands Etats démocratiques. Elle est sociopolitique : sacralité proprement française de la création artistique et littéraire, double puissance tutélaire de l’état administratif et de l’état culturel, anti-juridisme tendanciel et faible considération pour les juges et les autorités de régulation.

La critique littéraire comme genre judiciaire. L’affaire « United States v. One Book Called “Ulysses” »

L’on ne peut pas vouloir seulement un quart, ou une moitié du Premier Amendement de la Constitution américaine (en ce qu’il se rapporte à la liberté d’expression) car s’il n’y a pas aux Etats-Unis (c’est souvent vers eux qu’on se tourne dans ce débat) une police juridictionnelle de la littérature comme il en existe dans tous les pays européens (et même dans le monde entier) c’est parce que le Premier Amendement s’oppose à la plupart des polices de discours (ou ne les accepte que dans des limites très étroites : diffamation, atteinte à la vie privée) qui sont le creuset des affaires dont les juges sont saisis en France (en particulier). Or comme le montre l’affaire de l’admission douanière d’Ulysse de James Joyce, lorsque les juges fédéraux américains sont saisis de la police de l’obscénité (celle-ci n’est pas protégée par le Premier Amendement), ils font eux aussi un travail « de critique littéraire et artistique », autrement dit un travail sémiologique, comme les juges français. Aussi, même en admettant que c’est une « linguistique sauvage » ou une « esthétique sauvage » que les juges pratiquent dans ce contexte, cela ne fait pas moins une grande différence avec le procureur Pinard face à Flaubert : ce travail sémiologique est une contrainte argumentative qui pèse sur eux (le procureur Pinard et les juges du XIXe siècle n’en avaient pratiquement aucune) dès lors qu’ils sont saisis d’affaires rentrant dans le champ de leur compétence… en vertu de la loi.

I. Cadrage général

Dès lors que l’on a un ordre juridique – comme c’est le cas en France et partout en Europe – qui prévoit des polices de discours visant les atteintes à la vie privée, les atteintes à la présomption d’innocence, les injures et les diffamations, les injures et les diffamations sexistes, racistes, homophobes ou handiphobes, les provocations ou les incitations à la commission de crimes, les apologies de crimes, la négation des crimes contre l’humanité jugés à Nuremberg, etc. l’alternative qui vous est offerte s’agissant des œuvres littéraires est la suivante :

1. Premier choix possible du législateur (le droit positif). Décider, comme le fait le droit en vigueur, de ne pas accorder de statut particulier, d’immunité particulière aux « œuvres littéraires » ou aux « œuvres de fiction » au sein des nombreuses polices des discours prévues par le droit français (sur ces polices, que l’on réduit à tort à quelques articles du code pénal, du code civil et de la loi de 1881, voir le chapitre “Echographie des abus de la liberté d’expression en droit français” dans notre ouvrage La liberté d’expression en France. Nouvelles questions, nouveaux débats, 2012).

Ici la loi fait l’hypothèse qu’un ouvrage labellisé roman, nouvelle ou fiction peut très bien faire le lit de « mauvais penchants » ; que, pour ainsi dire, on peut être écrivain (et même un « authentique écrivain ») et ne pas être « progressiste », et être haineux, voire … génocidaire, y compris dans son oeuvre.

La loi s’en remet donc aux juges pour apprécier, somme toute, les intentions de l’auteur (puisque nous sommes dans le cadre de délits intentionnels), non pas à la faveur d’une introspection dans le cerveau de l’auteur, mais sur la base d’une sorte d’analyse sémiologique du texte litigieux. Dans notre ouvrage précité sur La liberté d’expression en France nous avons rendu compte de ce que prises dans leur ensemble, et sur la période allant de l’année 2000, les décisions des juges sont :

– plus « libérales » que répressives ; s’il y a plus de procès, ce n’est pas la faute des juges et ce qui compte au bout du compte c’est ce qu’ils décident.
L’erreur intellectuelle qui traverse la presse sur ce point (la thèse d’une « augmentation des condamnations » y prédomine) consiste à ne pas rapporter (en bonne rigueur statistique) les jugements sur une période donnée au nombre d’actions initiées devant les juges et à comparer par rapport à des périodes de référence. Au demeurant, l’argumentation tirée de l’« augmentation des condamnations » fait peu de cas de ce que le Conseil d’Etat n’est plus guère sollicité puisque l’article 14 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est pratiquement en sommeil (cf. La liberté d’expressionop. cit., p. 64-66, p. 217-227 ; « La révision de la loi du 16 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse », Légipresse, juillet-août 2011, p. 436-439). Enfin, une évaluation pertinente de ce que décident les juges demande encore à tenir compte du nombre considérable d’oeuvres auto-fictionnelles désormais éditées annuellement et à les rapporter au nombre d’actions formées devant les juges et à la nature des décisions rendues par les tribunaux.

– plus « compréhensives » lorsqu’il s’agit d’écrivains installés ou reconnus dans le champ littéraire (ex. : Camille Laurens) que d’écrivains dont les juges peuvent soupçonner (à tort ou à raison) que le défaut de notoriété peut les avoir porté à commettre des textes « provocateurs » ou particulièrement « transgressifs » (ex. : Pogrom) ;

– plus élaborées dans leur argumentation lorsque l’affaire est jugée à Paris ou à Versailles (autrement dit par des juges socialisés à ce type de contentieux) qu’en province ;

– plus « honnêtes » dans leur traitement sémiologique des ouvrages litigieux que ne le suggèrent les critiques dont elles font généralement l’objet.  « Honnêtes » s’entend ici de cette idée que le juge n’étant pas supposé faire oeuvre de théorie littéraire ou esthétique – pas plus d’ailleurs que ne le font les avocats des parties (pour dire la vérité, les figures d’autorité littéraire ou sémiologique souvent convoquées dans les écritures des plaideurs sont presque toujours les mêmes) – le travail analytique qu’il fait en application de la loi ne se caractérise généralement pas par des absurdités folles. On y trouve certes des contradictions, des paralogismes, des anachronismes – nous en avons chroniqué quelques-uns dans notre ouvrage ainsi que dans les deux commentaires que nous avons commis au Dalloz (Recueil Dalloz, 7 mars 2013, p. 569 & Dalloz Actualité du 4 avril 2013) sur Belle et Bête de Marcela Iacub – comme on en trouve dans les écritures soumises aux juges par les parties.

2. Deuxième choix possible du législateur. Décider que les « oeuvres littéraires » (ou les « oeuvres de création » ou les « oeuvres de fiction ») échappent aux polices des discours prévues par le droit français.

C’est séduisant mais vain (et même « dangereux » du point de vue de la conception européenne des abus de la liberté d’expression) : quel sera le critère juridique de reconnaissance d’une « oeuvre littéraire » ou d’une « oeuvre de création », voire d’une « oeuvre de fiction » ? C’est avec ironie que l’on a lu plus d’un commentaire – d’écrivain(s) ou de critique(s) littéraire(s), de journalistes, de juristes, etc. – décidant souverainement de ce que Belle et Bête de Marcela Iacub n’était pas une « oeuvre littéraire », une « oeuvre de fiction », etc.

Cette solution ne ferait donc pas moins intervenir les juges que la solution actuelle, surtout si venaient à proliférer des essais déguisés en « romans », parce que recouverts en couverture de la mention « roman » afin de les faire échapper aux incriminations prévues par les textes. Puisse le lecteur de ces lignes qui voudra suggérer une définition « objective » du « roman » ou d’une « oeuvre de fiction » avoir la modestie de considérer qu’aucun définition disponible sur le marché des idées ne fait consensus et que chaque auteur (ou presque) en a une (cf. Assises du roman organisées par Le Monde et la Villa Gillet, Roman et réalité, Christian Bourgois éditeur, 2007 : on y prêtera spécialement attention au texte de Christine Angot, p. 333-342, dont Les Petits a été condamné pour atteinte à la vie privée).

II. L’affaire United States v. One Book Called “Ulysses” (extrait de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, 2012).

(…) C’est (…) dans le cadre de cette discussion juridique américaine sur l’obscénité – en ce qu’elle touche à la liberté d’expression en général et à la liberté d’expression littéraire et artistique en particulier – qu’il convient de situer l’affaire United States v. One Book Called « Ulysses » puisqu’il fallait au juge dire si Ulysse de James Joyce était justiciable des dispositions du Tariff Act de 1930 prohibant l’importation aux Etats-Unis de publications obscènes. (…).

Dans ses mémoires, Sylvia Beach, l’éditrice parisienne de Joyce a plaisamment raconté sa rencontre avec l’écrivain, l’adoption de celui-ci par beaucoup de figures du monde parisien des Arts et des Lettres, le « bouclage » parisien d’Ulysse et même l’économie domestique de Joyce . Sylvia Beach fait également prendre la mesure des risques juridiques et financiers qui conduisirent Miss Harriet Weaver à interrompre sa publication de Joyce en Angleterre dans la revue dont elle était éditrice (The Egoist), ainsi d’ailleurs que les saisies récurrentes dont The Little Review – éditée quant à elle à New York par Margaret Anderson et Jane Heap et où eut lieu la primo-publication américaine d’Ulysse sous forme feuilletonesque – a fait l’objet à l’initiative de John S. Sumner de la « Société pour la Répression du Vice ». C’est donc à l’aide notamment de souscriptions formées par les acteurs du milieu culturel parisien – les pages consacrées par Sylvia Beach à la justification par George Bernard Shaw de son refus de souscription sont parmi les plus savoureuses – qu’Ulysse fut définitivement édité en 1922 par Shakespeare and Company, la librairie tenue à l’Odéon par Sylvia Beach. La nouvelle vie américaine d’Ulysse ne fut cependant pas moins épique jusqu’à l’interception en 1932 par la douane américaine d’un exemplaire adressé à son éditeur Outre-Atlantique, Random House. Cette interception fut au demeurant provoquée par l’éditeur américain lui-même, qui voulait ainsi provoquer un précédent judiciaire libéral. L’ordre douanier de bannissement d’Ulysse du territoire américain fut donc porté devant une Cour fédérale du District New York-Sud composée en l’occurrence du seul juge James Woolsey, puisque les parties au litige ont préféré l’office d’un juge à la réunion d’un Jury, ce dont le juge Woolsey ne manqua d’ailleurs pas de se féliciter eu égard à la longueur et à la complexité de l’œuvre de Joyce.

Comme le juge Woolsey s’appropriait la doctrine selon laquelle les publications obscènes n’étaient pas protégées par le premier amendement, il ne lui restait plus qu’à dire si Ulysse était obscène ou non. C’est à cet exercice que s’attache sa décision United States v. One Book Called « Ulysses » du 6 décembre 1933, une décision qui compte parmi les « grandes décisions » du droit des Etats-Unis et dont la qualité argumentative vaut à son auteur d’être inscrit dans la même lignée qu’Oliver Wendell Holmes. Le travail analytique du juge Woolsey a d’autant plus été remarqué que les juges d’appel (par deux voix contre une) ont confirmé sa décision en faveur de Random House (et donc de Joyce) en se fondant sur une argumentation moins élaborée (Cour d’appel fédérale pour le 2e Circuit, United States v. One Book Entitled « Ulysses », 1934). Or si l’on y prête vraiment attention, la décision rendue par le juge Woolsey est ambivalente. Son libéralisme procède en effet de deux opérations intellectuelles : d’une part une évaluation esthétique de l’ouvrage de Joyce, ce faisant le juge s’arroge une compétence spécifique de critique littéraire ; d’autre part une imputation à l’ouvrage de propriétés d’avant-gardisme, ce qui est une manière pour le juge lui-même de s’inscrire dans l’avant-garde, ainsi d’ailleurs que les amis dont il a sollicité l’avis en postulant qu’ils sont cet homme sensuel moyen dont la sensibilité est déterminante pour éprouver l’obscénité.

C’est précisément parce que la conclusion libérale du juge Woolsey s’est appuyée sur un jugement esthétique que son libéralisme est réversible, du moins si l’on accepte l’idée que tout jugement esthétique est lui-même réversible. On peut le dire autrement, le protocole argumentatif du juge Woolsey pour Ulysse et du procureur Pinard pour Madame Bovary est au fond le même ; ce qui distingue les deux magistrats c’est que l’un (le juge Woolsey) était un avant-gardiste (ou voulait apparaître comme tel) tandis que l’autre (le Procureur Pinard) semblait ne pas concevoir qu’il puisse y avoir des « révolutions » esthétiques et/ou formelles.

(…)


III. L’opinion (jugement) du juge James Woolsey dans United States v. One Book Called “Ulysses” (1933), extrait de La liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, 2012, p. 327-330).

« I. (…)

II. J’ai lu Ulysse d’abord dans sa totalité puis j’ai lu les passages contre lesquels l’État a, à plusieurs reprises, formé des récriminations. En fait, pendant plusieurs semaines, mon temps libre a été dévolu à réfléchir à la décision que m’impose la présente affaire.

Ulysse n’est pas un livre facile à lire ou à comprendre. Mais on a beaucoup écrit à son sujet, et afin d’en approcher correctement la substance il est souhaitable de lire un certain nombre d’autres ouvrages qui sont désormais ses satellites. L’analyse d’Ulysse est, dans cette mesure, une tâche ardue.

III. Toutefois, le prestige d’Ulysse dans le monde des lettres justifie que j’aie pris un temps suffisamment important, aussi bien pour satisfaire ma curiosité que pour comprendre l’intention qui a animé l’écriture du livre, puisque, en effet, dans toute affaire dans laquelle un livre est dénoncé en tant qu’il est obscène, l’on doit d’abord établir si l’intention dans laquelle le livre a été écrit était, selon l’expression convenue, pornographique – c’est-à-dire écrit avec la volonté manifeste d’exploiter l’obscénité.

Si l’on arrive à cette conclusion que le livre est pornographique, l’enquête prend fin et la saisie/confiscation ne peut pas ne pas suivre. Malgré la franchise inhabituelle caractéristique d’Ulysse, je n’y ai cependant pas trouvé l’expression d’une concupiscence du sensualiste. Dans cette mesure je soutiens que le livre n’est pas pornographique.

IV. En écrivant Ulysse, Joyce cherchait à faire une tentative sérieuse de création, sinon d’un genre littéraire nouveau, du moins d’un genre romanesque complètement inédit. Ses personnages sont des personnes issues des couches inférieures de la classe moyenne et vivant à Dublin, et il cherche à dépeindre non seulement leurs actions en un certain jour de juin 1904 – alors que ces personnes vont en ville vaquer à leurs occupations habituelles – mais également leurs pensées. Joyce a essayé – il me semble, avec un succès sidérant – de montrer comment l’écran de la conscience, avec ses perpétuelles et instables impressions kaléidoscopiques, charrie, comme si elles étaient sur un palimpseste en plastique, non seulement ce sur quoi se porte l’observation qu’a chaque homme des choses courantes qui le concernent, mais également, dans une zone obscure, des résidus d’impressions passées, dont certaines sont récentes et dont d’autres émergent d’associations venues du subconscient. Joyce montre comment chacune de ces impressions affecte la vie et les comportements du personnage qu’il est en train de décrire.

Ce qu’il cherche à obtenir n’est pas si différent du résultat d’une double ou, si la chose est possible, d’une multiple exposition sur une pellicule de cinéma qui donnerait un premier plan limpide avec un arrière plan visible mais quelque peu flou à des degrés divers. Cette volonté de produire par les mots un effet qui, de toute évidence, ressort davantage du graphisme est pour beaucoup, me semble-t-il, dans l’obscurité à laquelle se heurte le lecteur d’Ulyssse. Et cela explique aussi un autre aspect du livre, que je dois davantage considérer, à savoir la sincérité de Joyce et son effort honnête de montrer exactement comment les esprits de ses personnages opèrent.

Si Joyce n’avait pas cherché à être honnête en développant la technique qu’il a adoptée dans Ulysse le résultat en aurait été psychologiquement biaisé et n’eût pas été fidèle à la technique qu’il avait choisie. Pareille attitude eût été artistiquement inexcusable.

C’est parce que Joyce a été loyal envers sa technique et n’a pas eu peur de ses implications nécessaires mais a honnêtement essayé de raconter parfaitement [précisément] ce que ses personnages pensent, qu’il a été l’objet de tant d’attaques et que son propos a si souvent été mal compris et mal interprété. Sa tentative sincère et honnête d’atteindre son objectif a exigé de lui l’usage de certains mots qui sont certes généralement considérés comme étant des mots orduriers et fait que beaucoup considèrent qu’il y a une prégnance trop forte du sexe dans l’esprit de ses personnages.

Les mots considérés comme grossiers sont des mots de l’ancien saxon connus de la plupart des hommes, et je suppose, de beaucoup de femmes, et ce sont des mots qui seraient utilisés naturellement et habituellement, je crois, par le genre de personnes dont Joyce cherche à décrire la vie, physique et mentale. Pour ce qui est de la récurrence du thème du sexe dans les pensées des personnages, l’on ne doit pas perdre de vue que le lieu dont il s’agit est celte et que la saison dont il s’agit est le printemps.

La question de savoir si l’on aime ou pas la technique éprouvée par Joyce est une question de goût pour laquelle il est vain d’exprimer un désagrément ou de débattre, autant qu’il est absurde de vouloir soumettre la technique de Joyce à des standards relevant de techniques qui ne sont pas les siennes. Par conséquent, je tiens pour acquis qu’Ulysse est un livre sincère et honnête et que les critiques à son encontre méconnaissent complètement son projet.

V. Au demeurant, Ulysse est un incroyable tour de force lorsqu’on prend en compte la réussite qu’il représente au regard de l’objectif si difficile que Joyce s’était lui-même imposé. Comme je l’ai dit, Ulysse n’est pas un livre facile à lire. Il est tour à tour brillant et insipide, intelligible et inaccessible. Différents passages me semblent répugnants, mais malgré son contenu, comme je l’ai dit plus haut, ses nombreux mots habituellement considérés comme orduriers, je n’ai rien trouvé qui puisse être perçu comme étant grossier pour l’amour du grossier. Chacun des mots du livre contribue, telle une mosaïque, au détail d’une image que Joyce cherche à construire pour ses lecteurs.

C’est un choix personnel que de ne pas vouloir être assimilé aux personnes décrites par Joyce. Et afin d’éviter tout contact indirect avec ce type de personnes, certains peuvent souhaiter ne pas lire Ulysse ; ce qui est tout à fait compréhensible. Mais lorsqu’un véritable esthète des mots, ce que Joyce est indubitablement, cherche à dépeindre une image véridique de la classe moyenne inférieure d’une ville d’Europe, devrait-il être impossible au public américain de voir légalement cette image ? Afin de répondre à cette question, il n’est pas suffisant de considérer simplement, comme j’ai pu l’établir précédemment, que Joyce n’a pas écrit Ulysse avec ce qui est communément appelé une intention pornographique. Je dois m’efforcer d’appliquer à ce livre un standard plus objectif afin de déterminer son effet, sans considération de l’intention avec laquelle il a été écrit.

VI. Le texte sur le fondement duquel des récriminations sont adressées au livre, en ce qui nous concerne ici, s’oppose seulement à l’importation aux Etats-Unis de tout « livre obscène » en provenance de quelque pays étranger que ce soit. Section 305 du Tariff Act de 1930, titre 19 du code des États-Unis, Section 1305. Ce texte n’oppose pas à l’encontre des livres le spectre des adjectifs infamants communément éprouvés dans les lois concernant les affaires de ce genre. Aussi ne me faut-il dire que si Ulysse est obscène en m’en tenant à la définition légale de ce terme. Tel qu’il est légalement défini par les tribunaux, l’obscène est ce qui tend à déchaîner les pulsions sexuelles ou à conduire à d’impures et luxuriantes pensées sexuelles (…).

Le fait de savoir si tel ou tel livre peut encourager de telles pulsions ou pensées doit être éprouvé par la cour au regard des effets du livre sur une personne ayant des instincts sexuels ordinaires – ce que les français appelleraient l’homme moyen sensuel ; des instincts sexuels ordinaires dont le statut dans ce type d’affaires est comparable à celui de « l’homme raisonnable » en droit civil et à celui de « l’homme éclairé » en propriété intellectuelle.

Le risque qu’implique l’utilisation d’un tel standard résulte de la tendance naturelle de celui qui est chargé d’apprécier les faits, aussi juste qu’il veuille être, à soumettre excessivement son jugement à ses propres idiosyncrasies. J’ai essayé ici d’éviter cela et, dans la mesure du possible, de rendre mon référent en ceci plus objectif qu’il n’aurait pu l’être autrement, en adoptant la démarche suivante :

Après que j’ai établi ma décision en considérant l’aspect d’Ulysse, j’ai vérifié mes impressions avec deux de mes amis qui, à mes yeux, correspondent au profil exigé par mon modèle.

Ces assesseurs littéraires – c’est ainsi qu’à proprement parler je devrais les nommer – furent sollicités séparément et ne surent jamais que je les consultais chacun pour sa part. Ce sont des hommes dont j’estime au plus haut point les vues sur la littérature et sur la vie. Ils avaient tous deux lu Ulysse et, évidemment, étaient totalement étrangers à la présente affaire. Sans leur laisser connaître, ni à l’un ni l’autre, ma propre opinion sur la décision que je devrais rendre, je leur ai soumis la définition légale du mot obscène et leur ai demandé à chacun si, selon son opinion, Ulysse entre dans le cadre de cette définition.

Il est remarquable que chacun des deux ait eu la même opinion que moi : Ulysse dans sa totalité, doit être lu comme une œuvre expérimentale qui ne manifeste aucune tendance à provoquer des pulsions sexuelles ou des pensées luxurieuses, l’effet certain qu’il eut sur eux fut seulement celui d’une sorte de tragique et puissant commentaire sur la vie intime des hommes et des femmes.

C’est uniquement au regard d’une personne ordinaire qu’il faut rapporter la prescription de la loi. Un test comme celui que je viens de décrire est le seul test approprié pour mesurer l’obscénité éventuelle d’un livre comme Ulysse, lequel est une tentative sincère et sérieuse de concevoir une nouvelle méthode littéraire d’observation et de description de l’humanité. Je suis tout à fait conscient de ce que certaines de ses scènes font d’Ulysse un courant qu’il est impossible à des âmes sensibles, quoique normales, d’emprunter. Mais tout bien considéré, et après longue réflexion, mon opinion est que, bien que par nombre de ses développements l’effet d’Ulysse sur le lecteur soit indubitablement et pour le moins émétique, nulle part en revanche il ne cherche à être aphrodisiaque. Ulysse devrait donc être admis aux Etats Unis. »

Traduit de l’anglais américain par Pascal Mbongo/Tous droits réservés/Les traductions sont protégées par le code de la propriété intellectuelle

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