Apologies de la langue française. Jules Simon, Une séance du Dictionnaire, 6 octobre 1901.

L’ACADÉMIE met ordinairement vingt ans à faire une édition de son Dictionnaire. Ce n’est pas beaucoup. La langue, en vingt ans, ne se modifie que très peu. Généralement, on abandonne l’Académie à elle-même pendant qu’elle fait son travail. Il me semble qu’un peu de collaboration venant de dehors lui serait fort utile. Elle vient, dans sa dernière séance, de repousser le mot actuaire, que les économistes lui proposaient. J’ai tremblé un moment pour le mot adduction, qu’on accusait d’être trop technique. La Compagnie approche du mot altruisme. Je désire beaucoup qu’il ne soit pas admis. Les philosophes paraissent le trouver nécessaire. Ne pourrait-on pas, avant la discussion, en causer tout tranquillement en public ?

Altruisme ! Vous vous demandez à quelle langue ce mot appartient. C’est justement la question ; il s’agit de savoir s’il appartiendra, oui ou non, à la langue française.

Il faut d’abord vous dire que les mots ont, comme les hommes, leurs amis et leurs ennemis.

Royer-Collard avait en horreur le mot base, employé dans le sens de fonder :

— Un raisonnement basé sur une erreur…

C’était un puriste. On en avait fait un professeur sur le tard ; mais il avait été un lettré toute sa vie. Un jour que M. Cousin et M. Patin discutaient longuement, à l’Académie, sur le texte d’un vers latin, M. Royer Collard accoucha de deux vers français, les seuls qu’il ait faits de sa vie. Il écoutait depuis une demi-heure les deux belligérants, le menton appuyé sut sa canne, quand il se redressa tout à coup et prononça ces deux vers en faisant tournoyer sa canne entre ses doigts:

Monsieur Cousin, monsieur Patin

Sont deux qui savent le latin…

Ces deux vers ne sont pas de premier ordre ; mais je n’étonnerai aucun humaniste en disant que celui qui les a faits savait évidemment le latin. Ce latiniste de Royer-Collard ne voulut jamais permettre que ce mot base fît partie de la langue française.

Léon Say nous a confié, à la tribune du Sénat, qu’il ne peut pas souffrir le mot éminent. Le mot est français ; mais on en fait un abus insupportable. Si vous voulez agacer profondément M. Léon Say, appelez-le un économiste éminent, un homme d’état éminent.

Buffet en veut avec raison au mot agissement, qui n’est ni français, ni utile, ni agréable.

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Après ces exemples illustres, je peux bien avouer que j’ai le mot altruisme en aversion. Il n’est pas français ; mais ce sont des Français, évidemment mauvais citoyens, qui l’emploient. Ils font ce qu’ils peuvent pour dénaturer et déshonorer la langue nationale.

Vous me direz que le mot est. bien peu connu, bien peu répandu. J’en conviens. II n’est employé, jusqu’ici, que par les philosophes. S’ils le mettaient seulement dans leurs ouvrages de métaphysique, je m’en consolerais peut-être. Et d’abord, je n’en saurais rien, ni vous non plus. Mais ils le mettent dans leurs articles, qui sont plus lus par les gens du monde, et dans leurs manuels, qui sont appris par cœur par les jeunes candidats à la dignité de bachelier. Qui vous dit qu’un candidat ne se servira jamais du mot d’altruisme après avoir été examiné sur l’altruisme en pleine Sorbonne ? Il ne faut pas s’endormir dans une situation pareille.

On entend, par altruisme, la disposition d’un homme qui veut du bien à ses semblables, et se sent ou se croit capable de préférer leurs intérêts aux siens propres. C’est l’antipode et la contrepartie du mot égoïsme, qui est détestable, et dont nous jouissons depuis longtemps. égoïsme, altruisme : amour de soi, amour des autres. Les inventeurs de l’altruisme ont cru rendre service à la langue par la création d’un mot symétrique. Il n’est pas tout à fait symétrique, car, par altruisme, ils entendent une qualité, et non pas un défaut opposé au défaut de l’égoïsme.

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D’ailleurs, la symétrie ne me touche guère. Sans être fou des jardins anglais, je les préfère aux jardins français, avec leurs allées au cordeau et leurs ifs taillés en pyramide. Et puis, altruisme, voyez donc quelle harmonie ! Cela déchire l’oreille. Je ne sais pas si la formation est exacte, et si altruisme vient légitimement d’alter. Égoïsme, au moins, n’est pas contestable ; c’est quelque chose.

Mais ce qui condamne irrévocablement l’altruisme et tous ceux qui emploient ce mot barbare, c’est qu’il a été créé et imaginé sans aucune nécessité et aucune utilité. La chose qu’il prétend exprimer existait avant lui ; elle ‘était connue, étudiée, décrite avant lui. C’est le sentiment le plus respectable de la nature humaine. Descartes et Bossuet l’appelaient bienveillance, à la satisfaction universelle. On l’appelait aussi quelquefois la charité, et c’était un très beau mot, qui rappelait l’amour divin et les grâces, tout en s’appliquant tout particulièrement à l’amour des hommes pour leurs semblables. Il avait un avantage important : celui d’être connu et employé depuis l’origine de la langue.

La langue française est comme une société choisie, ayant ses mœurs, ses habitudes, ses relations, dans laquelle on n’est admis qu’après une longue candidature, et en montrant patte blanche. Il faut, pour y pénétrer, être consacré par l’Académie et inséré dans le Dictionnaire. Beaucoup de mots ont mis un siècle à se faire accepter et classer. Ils ont d’abord été dans la bouche des gens de peu : pure les lettrés, en belle humeur, en ont tiré de jolis effets. Je citerai, par exemple, le passage des Misérables où Gavroche, après avoir péché un morceau de pain détrempé dans le bassin du Luxembourg, le donne à son petit frère en disant avec tendresse :

— Colle-toi ça dans le fusil.

C’est charmant ; mais il aurait fallu voir la colère de Victor Hugo si on lui avait proposé d’introduire fusil dans le Dictionnaire avec cette signification.

Le mot passe donc, à titre de singularité, à titre de plaisanterie, dans la langue des gavroches. Une fois là, il fait insensiblement des progrès ; on le dit sérieusement, simplement, couramment, et, un beau jour, quelque membre de la Commission du Dictionnaire, voulant se montrer ami du progrès et dégagé de tout préjugé, propose de le faire recevoir dans la langue de Corneille et de Molière. Le mot, s’il pouvait parler, ne trouverait pas qu’il a payé trop cher une telle gloire par un stage de cent ans.

J’aime à croire que, dans cent ans d’ici, le mot altruisme et les mots de cette catégorie, au lieu de faire des progrès, auront disparu, même du souvenir, et qu’on en parlera comme d’une invasion de barbarisme, qui a sévi dans les dernières années du dix-neuvième siècle. Ce qui justifie mon espérance, c’est que Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, qui ont ouvert de nouvelles voies à la poésie, se sont contentés de la langue du seizième, du dix-septième, du dix-huitième siècles ; c’est que les pensées les plus audacieuses sont exprimées tous les jours par les plus grands écrivains dans le style le plus correct.

Préservez-nous, mon Dieu, de l’altruisme, du réalisme, du positivisme, du collectivisme, du prosaïsme et de tous les mots en isme, à l’exception de deux mots qui sont sacrés : le spiritualisme et le patriotisme !