A-t-on le droit d’offenser ?

« Offenser », « caricaturer », « blasphémer » sont autant de mots qui servent à désigner des violences du langage (discours ou images). Toutefois, dans les débats lointains ou contemporains sur la « liberté d’offenser », le « droit à la caricature », le « droit au blasphème », il est rarement question de toutes les violences du langage. La diffamation par exemple n’est de nos jours universellement sanctionnée ‒ par le droit pénal ou par le droit civil, selon les états ‒ que pour autant qu’une allégation, non seulement est fausse, mais en plus porte atteinte à l’honneur ou à la considération du diffamé, autrement dit de … l’offensé. En sens inverse, les débats sur la « liberté d’offenser » s’intéressent aux discours et aux images obscènes  alors que ces derniers n’ont pas la dimension vexatoire vis-à-vis d’une personne ou d’un groupe de personnes qui est supposée caractériser littéralement une offense. C’est donc de manière souvent implicite mais néanmoins stipulative que la question « a-t-on le droit d’offenser » est rapportée aux discours et aux images stigmatisants, méprisants, avilissants ou incitant à la haine de certaines personnes à raison de leur croyance religieuse ou à raison de leur appartenance ethno-raciale, de leur nationalité, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur handicap.

En théorie, l’on devrait pouvoir répartir les Etats entre deux catégories selon que leur droit postule ou non que la « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Par hypothèse, ce postulat interdit toute police légale des discours ou des images « offensants ». Tel est le cas aux Etats-Unis suivant l’interprétation donnée du Premier Amendement de la Constitution par la Cour suprême : en substance, une immixtion des pouvoirs publics dans le contenu d’un discours n’est admissible que si ce discours est performatif (par exemple une « incitation imminente à la commission d’une action illégale ») ou est exprimé dans des conditions de nature à troubler la paix publique (une manifestation avec des hauts parleurs à minuit). La conception américaine garantit donc formellement le droit de brûler le drapeau américain, le droit de proférer des discours racistes ou antisémites, le droit de manifester en tant que Ku Klux Klan, le droit de brûler des exemplaires du Coran, le droit d’éditer une vidéo hostile à l’Islam (Innocence of Muslims), etc. La réponse américaine a « philosophiquement » ceci de particulier qu’elle s’est significativement émancipée de la pensée de John Stuart Mill pour développer une justification renouvelée de la liberté d’expression par la recherche de la vérité, la recherche du progrès, la garantie de la démocratie, trois idéaux qui seraient compromis si l’état pouvait décider d’abstraire certaines idées ou opinions du jugement de chacun.

La réponse formelle de l’ordre juridique américain n’est cependant pas incompatible avec la possibilité pour le corps social de condamner moralement, voire d’inhiber des images ou des discours « offensants ». Cette condamnation morale peut même prendre des formes juridiques avec la rupture de relations contractuelles avec l’auteur(e) d’un discours ou d’une image jugé(e) offensant(e), qu’il s’agisse d’un contrat privé comme dans le cas d’un partenaire d’affaires ou d’un salarié licencié, ou d’un « contrat de fonction publique » dans le cas d’un fonctionnaire. La question judiciaire n’est alors pas ici la liberté d’expression mais le fait de savoir si la rupture repose sur un motif contractuel explicite ou implicite.

La réponse américaine ne s’oppose pas pour autant à une réponse concurrente qui regrouperait le reste du monde, puisque quelque chose doit bien distinguer sur cette question des démocraties libérales telles que les démocraties européennes d’autres régimes politiques (les régimes autoritaires, les états théocratiques). D’une certaine manière, c’est afin de rendre compte de cette dernière différence plutôt que de celle qui sépare les Européens des Américains que la Cour européenne des droits de l’Homme dit elle aussi, bien après les juridictions américaines, que « liberté d’expression protège y compris les opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent ». Or telle qu’elle a été codifiée par la même Cour, la réponse européenne consiste en deux exclusions de principe du bénéfice de la liberté d’expression de certains discours et images : d’une part les discours et les images racistes, antisémites, sexistes, homophobes, négationnistes de la Shoah ; d’autre part les discours et les images incompatibles avec le « droit au respect des convictions religieuses » des croyants.

La première exclusion n’est pas complètement transposée dans les droits des Etats membres du Conseil de l’Europe puisque certains d’entre eux ne sanctionnent toujours pas le sexisme, l’homophobie ou la négation de la Shoah. Quant à la deuxième exclusion, elle a une signification précise : elle ne protège pas la religion en tant que telle (comme dans le blasphème historique) mais l’exercice de la liberté de religion. L’idée est que des discours ou des images dirigé(e)s contre une conviction religieuse peuvent avoir un effet réfrigérant sur l’exercice de la liberté de religion par les croyants concernés. Il s’agit donc d’une exclusion de caractère « laïque », à la manière de la loi pénale française relative à l’injure, à la diffamation ou à l’incitation à la haine religieuse. Cette exclusion sécularise donc bon gré mal gré la référence au « blasphème » qui peut survivre dans certains droits des états européens (par exemple en Alsace-Moselle) et relativise les oppositions pouvant exister entre états européens (ceux à religion(s) officielle(s) et ceux sans religion(s) officielle(s), ceux à forte pratique religieuse et ceux à faible pratique religieuse).

La question de savoir si l’on a le droit « d’offenser » n’est donc pas traitée en tant que telle par le droit européen qui s’en remet aux juges pour décider, au cas par cas, si un discours ou une image entre ou non dans le champ des deux exclusions du bénéfice de la liberté d’expression qu’il prévoit. Or si cet exercice de qualification judiciaire est simple dans certains cas, il l’est moins dans de très nombreux autres cas où il faut aux juges dégager la signification « objectivement offensante » du discours ou de l’image litigieux, pour ne punir que les cas où de « mauvais penchants » sont à l’œuvre, y compris derrière des formulations sibyllines ou interrogatives, derrière la caricature, derrière l’humour. Autrement dit, le juge doit faire le départ entre ce qui serait une contribution à un « débat d’intérêt public » ou un questionnement historique, philosophique, sociologique, économique et ce qui serait un mauvais penchant. L’affaire des « caricatures de Mahomet » témoigne de la difficulté de cet exercice à un double titre. En premier lieu, suivant la logique « laïque » du droit européen, le tribunal de grande instance de Paris (2007) a refusé de prendre en considération le fait que la représentation du Prophète est interdite dans l’Islam, sachant néanmoins que cet interdit n’est pas « négociable » pour beaucoup de croyants à travers le monde. D’autre part, si le tribunal a relaxé Charlie Hebdo, c’est sans rallier à sa décision tous ceux qui étaient convaincus de ce que la publication de ces caricatures reposait sur de mauvais penchants, sur une « islamophobie ».